Reformulations définitoires spontanées chez des francophones et des italophones de 6, 8 et 10 ans - Première partie
1. Introduction*
L’étude que nous présentons s’insère dans le cadre d’un projet de recherche international sur les acquisitions tardives1 qui a pour objectif de décrire les procédures de reformulation que les enfants de 4, 6, 8 et 10 ans mettent en œuvre lorsqu’ils restituent une histoire qui vient de leur être lue2. La reformulation est définie comme «Tout processus de reprise d’un énoncé antérieur qui maintient, dans l’énoncé reformulé, une partie invariante à laquelle s’articule le reste de l’énoncé, partie variante par rapport à l’énoncé source» (MARTINOT, 1994)3. La recherche menée dans le projet Acquisition et Reformulation s’appuie sur une hypothèse acquisitionnelle nouvelle qui pose que les enfants acquièrent leur langue maternelle en appliquant certaines procédures de reformulation aux énoncés sources qu’ils ont perçus et retenus, et qu’ils transforment et/ou reformulent pour produire leurs propres énoncés. Selon cette hypothèse, «l’acquisition a lieu non pas parce que l’enfant sait imiter ce qu’il entend mais parce qu’il peut transformer ce qu’il entend. L’acquisition de la langue est donc conditionnée par l’aptitude que détient l’enfant à transformer le matériau linguistique qu’il perçoit pour se l’approprier» (MARTINOT, 2000: 94).
1.1. Mise au point théorique: Lexique-Grammaire et Grammaires de Construction
Cette hypothèse d’une acquisition par reformulation partage avec les théories issues des Grammaires de Construction (FILLMORE, 1968; GOLDBERG, 1995; TOMASELLO, 2003; LIEVEN, TOMASELLO, 2008) l’idée que, d’une part, les enfants acquièrent leur langue maternelle à partir des énoncés effectifs produits et entendus dans leur environnement: «Children learn language from their language experiences – there is no other way»4 (LIEVEN, TOMASELLO, 2008: 168), et que, d’autre part, le sens et la construction des énoncés sont indissociables. Cette dernière idée a été formulée par Maurice Gross (1968) et constitue jusqu’à aujourd’hui l’un des fondements théoriques essentiels du Lexique-Grammaire (M. GROSS, 1994).
Notre hypothèse se démarque des travaux issus des Grammaires de Construction en s’inscrivant justement dans le cadre théorique du Lexique-Grammaire dont l’un des postulats est l’existence de relations transformationnelles entre les phrases d’une langue, ce qui met la question des relations paraphrastiques au centre de la théorie. Mais le fait d’en montrer l’existence ne suffit malheureusement pas pour expliquer comment, dans leur pratique, les locuteurs produisent leurs énoncés les uns à partir des autres et en particulier comment les enfants transforment (au sens trivial du terme) les énoncés des adultes lorsqu’ils produisent à l’évidence un énoncé reformulé (ER), ni comment ces transformations et/ou reformulations les amènent progressivement à produire des énoncés de complexité semblable à ceux des adultes.
1.2. Comment les enfants acquièrent leur langue maternelle
En effet, le défi essentiel que doit relever toute théorie sur l’acquisition de la langue maternelle est d’expliquer comment les enfants passent des énoncés sources qu’ils entendent aux énoncés qu’ils produisent eux-mêmes, au niveau lexical, syntaxique, sémantique, etc.
Cette hypothèse de la reformulation n’a pas besoin de faire appel à un concept étranger à la langue, celui de l’abstraction évoqué par Tomasello (2003) ou Lieven et Tomasello (2008). En effet, nous pensons que le degré d’abstraction du langage, en tant que forme, n’augmente pas avec la maîtrise croissante de celui-ci par le locuteur: ce n’est que le contenu de ce qui est dit qui devient éventuellement abstrait, par exemple en comparant une idée à une autre. N’oublions pas que le référent de la plupart des mots, en particulier parmi les adjectifs, les adverbes et les verbes, est abstrait: violet, gentil, rapidement, courir, regarder, boire, pour ne prendre que des mots basiques et fréquents, mais c’est le cas aussi avec l’ensemble des classifieurs: de quelle couleur est ce crayon, il a vu un animal, le meuble est abîmé… et de l’ensemble des mots grammaticaux.
La complexité de la langue ne réside pas dans son degré de plus ou moins grande abstraction conceptuelle, mais dans son degré de condensation formelle (deux prédicats dans une proposition, par exemple) qui entraîne l’effacement d’un certain nombre de mots, dans le nombre des opérateurs qui s’appliquent les uns aux autres (Pierre sait que Luc a dit à Max de venir), pour ne citer que quelques-uns des phénomènes strictement linguistiques que les jeunes locuteurs ne maîtrisent qu’après de longues années de pratique langagière.
L’un des objectifs de l’analyse des procédures de reformulation produites par des enfants d’âge différent est de montrer comment les enfants utilisent et donc mettent en relation, selon des procédures descriptibles, les phrases, ou plus généralement les énoncés entendus, avec ceux qu’ils produisent. Ainsi par exemple, l’enfant ne se trouve pas au même stade d’acquisition selon qu’il est capable de produire à partir d’un énoncé source (ES) une paraphrase sémantique approximative (1) – à partir de 4 ans, d’après nos données, mais sans doute un peu avant déjà – ou bien une transformation par restructuration (2) – à partir de 8-9 ans, d’après les résultats obtenus dans plusieurs langues maternelles (MARTINOT, 2000, 2003; IBRAHIM et al., 2003; MARTINOT, GEROLIMICH, PAPROCKA-PIOTROWSKA, SOWA, 2008; MARTINOT, KUVAC-KRALJEVIC, BOSNJAK-BOTICA, CHUR, 2009):
(1) ES: Tom était fou de joie à l’idée d’avoir peut être une nouvelle amie
ER (enfant de 6 ans): Tom *disa: super je vais me faire une nouvelle copine
(2)ES: les enfants furent éblouis par la lumière qui inondait l’intérieur de l’arbre
ER (enfant de 10 ans): à l’intérieur c’est inondé de lumière
Dans les deux cas, la proximité sémantique entre ES et ER est évidente, bien que, dans le cas de la restructuration, elle conduise à une identité stricte des contenus, mais, du point de vue du lexique et de la syntaxe respectivement utilisés dans les deux paires, la relation entre ES et ER n’est pas du tout du même ordre et doit donc être décrite systématiquement.
Dans le projet mentionné plus haut, on distingue trois grands types de reformulations qui correspondent à trois postures d’acquisition différentes de l’enfant relativement à un énoncé qu’il reformule: soit l’enfant répète ou cherche à répéter, soit l’enfant modifie le sens de l’énoncé source tout en gardant par exemple la même construction, soit l’enfant produit une équivalence sémantique plus ou moins stricte de l’énoncé source. Parmi les différentes procédures d’équivalence, c’est-à-dire de reformulation paraphrastique, on distingue les paraphrases formelles ou transformations, rares à tous les âges, et jamais attestées avant 6 ans:
(3) ES: i bambini furono accecati dalla luce (les enfants furent aveuglés par la lumière)
ER (enfant de 8 ans): c’era una luce che li, così li accecava (il y avait une lumière qui les, comme ça les aveuglait)
les transformations par restructuration dont on a vu un exemple plus haut (2), et les paraphrases sémantiques (1), qui correspondent à des reformulations plus ou moins complexes et par conséquent attestées à tous les âges mais sous différentes formes. On les distingue des transformations et des restructurations en ce que les paraphrases sémantiques utilisent un lexique différent relativement à l’énoncé source correspondant.
1.3. Les reformulations définitoires
Dans cette étude, nous analyserons, parmi les procédures de reformulation par équivalence sémantique, le groupe des reformulations définitoires qui sont celles dans lesquelles un mot ou une expression (fou de joie, firent quelques pas) sont reformulés, à contexte plus ou moins constant, par un autre mot ou expression équivalent(e) dans le contexte de l’histoire et qui montrent que l’enfant a compris le sens du mot ou expression source:
(4) ES: L’arbre était en train de tourner sur lui-même
ER (enfant de10 ans): il pivote
ER (enfant de10 ans): l’arbre fait des tours sur lui-même
Les définitions dont il va être question dans notre analyse ne sont pas produites dans un contexte définitoire, c’est-à-dire en réponse à une question du type: «Dis-moi ce que c’est qu’une voisine», ou encore «Qu’est-ce que ça veut dire chuchoter?» Ces définitions sont produites dans le cadre d’une restitution d’histoire. Il n’est donc pas étonnant que les reformulations paraphrastiques5 soient très largement majoritaires, même chez les plus jeunes enfants.
On admettra comme reformulation définitoire les cas, les plus nombreux, dans lesquels les enfants reformulent un lexème sémantiquement complexe, c’est-à-dire dont le sens est décomposable – il s’agit le plus souvent d’un verbe – par un ou plusieurs lexèmes élémentaires. Par exemple, le verbe guetter dans Tom guettait l’arrivée de sa nouvelle petite voisine est complexe parce qu’il recouvre les sens de attendre et de regarder. Dans leurs reformulations, les enfants sélectionnent soit attendre soit voir que l’on considèrera comme plus ou moins équivalent à regarder dans le contexte de l’histoire. D’autres cas de reformulations définitoires seront discutés ci-dessous.
Nous analyserons en effet l’ensemble des reformulations définitoires attestées à partir de lexèmes équivalents français et italiens. Dans tous les cas, notre analyse sera faite en fonction d’une ou de deux définitions de référence qui correspondent à la valeur d’emploi du mot dans le texte source. Ces définitions de référence sont donc plus restrictives que les définitions lexicographiques qui doivent envisager toutes les valeurs d’emploi d’un mot. Par exemple, le verbe soulever n’a pas le même sens dans les phrases suivantes:
(5) Marie soulève le couvercle pour regarder la cuisson des carottes
Mario soulève le pied droit avant de prendre son élan
L’athlète vient de soulever 197 kilos
Dans l’énoncé Tom souleva le couvercle et découvrit…, la valeur d’emploi de soulever le couvercle est très proche de celle de ouvrir la boîte ou ouvrir le couvercle.
Les reformulations définitoires des enfants sont des définitions naturelles: «[…] la définition naturelle est, sans plus, celle des mots du langage ordinaire, c’est-à-dire la définition d’objets naturels […] la définition naturelle est ainsi plus ou moins juste. Son contenu évolue avec celui des objets qu’elle entend cerner (contrairement à la définition conventionnelle). Elle est descriptive et non pas stipulatoire […] une définition formulée par les locuteurs eux-mêmes» (MARTIN, 1990: 86-87). Elles ne sont pas intentionnelles mais relèvent cependant d’une aptitude métalinguistique. Les énoncés définitoires constituent une sorte de métalangue descriptive du fonctionnement lexical, syntaxique et donc sémantique de l’énoncé source qui contient un mot à définir (HARRIS, 1988).
Pour le lexicographe spécialiste des dictionnaires d’enfants, les reformulations définitoires que nous analysons peuvent lui apporter des informations concernant l’empan minimal des synonymes produits, donc vraisemblablement maîtrisés, par les enfants de 6, 8 et 10 ans, mais aussi concernant la représentation que l’enfant se fait de l’entité dénotée et par conséquent lui indiquant la disponibilité des propriétés à vocation stéréotypique (MARTIN, 1990) pour un groupe d’enfants donné.
2. Analyse des procédures définitoires en français et en italien
2.1. Méthode et démarche
La tâche de production spontanée proposée aux enfants consiste à faire entendre une seule fois une histoire, «Tom et Julie», d’environ 500 mots, à un enfant à la fois, et de lui demander de raconter immédiatement après la même histoire6. Pour ce travail sur la définition, nous avons analysé la production orale de 15 enfants de 6, de 8 et de 10 ans de langue maternelle respective française ou italienne, soit 45 enfants par langue. L’analyse des reformulations se fait à partir de l’appariement de chacune des 14 séquences (séq.) narratives du texte source (TS) avec les séquences correspondantes produites par les enfants. Ainsi chacune des séquences du TS (voir les textes sources français et italien en annexe) est comparée aux 15 restitutions (ou moins) des enfants de 6, de 8 et de 10 ans, dont le nombre nous sert de base pour calculer les pourcentages.
Nous partons du principe que l’enfant, pour s’approprier la langue, reprend ce qu’il a déjà entendu et le réélabore à sa façon, introduisant des changements à différents niveaux (lexical, morphologique, syntaxique…) tout en conservant un invariant qu’il emprunte à l’énoncé source. Pour acquérir de nouveaux lexèmes, et surtout découvrir des sens nouveaux, il est donc amené à faire des hypothèses, à utiliser les moyens linguistiques qu’il a à disposition pour faire sens.
Pour comprendre comment l’enfant joue avec la langue afin de développer son lexique, nous avons relevé les lexèmes de l’histoire qui étaient le plus souvent définis par les sujets de notre corpus, ceux qui faisaient l’objet d’une reformulation définitoire. Ajoutons que, pour pouvoir observer comment les enfants s’y prennent pour reformuler autrement et donc définir les mots qu’ils entendent, nous nous sommes limités à l’analyse de 18 lexèmes, composés ou non. Il s’agit plus exactement d’un nom, de quatre adjectifs et de treize verbes. Ces lexèmes sont quasiment tous prédicatifs. Nous avons écarté les adverbes, qui, de par leur complexité sémantique due au fait qu’ils sont souvent de nature relationnelle, mériteraient une étude dédiée toute entière à eux. Il est intéressant d’observer que, sur la cinquantaine de noms dans chaque texte source (TS), un seul a été l’objet de reformulations définitoires. Cela s’explique peut être par le fait que les noms sont généralement acquis de manière plus précoce que les verbes: «on sait que le lexique de désignation des procès (essentiellement constitué de verbes) est plus difficile à maîtriser – et plus tardivement maîtrisé – que celui des entités (personnes et objets – essentiellement des noms)» (BEDOU-JONDOH, NOYAU 2003: 359). Les lexèmes définis par nos sujets, qui ont retenu notre attention dans les deux langues, sont les suivants:
À partir de là nous avons analysé les différentes procédures de reformulation définitoires produites par les deux populations d’enfants et tenté de comprendre si l’on pouvait observer des tendances communes aux deux langues considérées et le même type de différence entre les 3 âges.
2.2. Types de reformulations définitoires
2.2.1. Observations générales
Signalons d’emblée la grande capacité de nos jeunes locuteurs à manier la langue, à trouver d’autres alternatives linguistiques aux énoncés qui se présentent à eux. Ainsi, divers enfants, aussi bien francophones qu’italophones, se montrent capables de reformuler toute une subordonnée au moyen d’un adjectif, ou d’un nom, ou encore une construction verbale complexe en un verbe:
(6) ES: Elle tenait par la main une petite fille que personne n’avait encore jamais vue.
ER: la maîtresse arrive avec une nouvelle élève. (Mar., 10 ans)
(7) ES: hai il diritto di chiedere al nostro re tutto quello che vuoi. (tu as le droit de demander à notre roi tout ce que tu veux).
ER: Giulia gli ha detto che che poteva esprimere dei desideri. (G. lui a dit qu’il pouvait exprimer des désirs/vœux). (Sam., 10 ans)
(8) ES: era all’appuntamento e Giulia l’aspettava già (il était au rendez-vous et G. l’attendait déjà).
ER: s’incontrarono là (ils se rencontrèrent là/là-bas). (Isi., 10 ans)
On peut donc affirmer à la suite de Ibrahim et Martinot (2003: 23) que cette compétence définitoire, d’ailleurs attestée chez de très jeunes enfants, est «nécessaire au processus d’appropriation du sens». Ils précisent d’ailleurs plus loin que «les tentatives de fournir un équivalent sémantique dans des situations d’énonciation données révèlent au moins deux choses. D’une part que les jeunes locuteurs recherchent dans le fonctionnement même de la langue un autre moyen de dire ce qu’ils veulent, d’autre part que la compétence définitoire, c’est-à-dire l’aptitude à donner au moins un équivalent sémantique à une unité de la langue, est le moyen privilégié de construction du sens» (ibid.: 24). Par ailleurs, assez tôt, ils se montrent conscients de la langue qu’ils emploient et sont capables de se servir de la métalangue; ainsi Alb. (10 ans) n’hésite pas à reformuler son énoncé, fournissant une explication métalinguistique:
(9) ER: ci vediamo alle, alle otto stasera al bosco, no alla foresta volevo dire. un sinonimo (nous nous voyons à, à huit heures ce soir au bois, non à la forêt, je voulais dire, un synonyme).
Avant de procéder à l’analyse des reformulations définitoires proprement dites, quelques précisions s’imposent:
1) rappelons avant tout que le texte à partir duquel les enfants produisent leur discours est un texte de type narratif, ce qui requiert de leur part une certaine capacité à construire un récit cohérent où les événements principaux, qui en constituent la trame, doivent être évoqués; les événements secondaires, constitutifs de l’arrière-plan, pouvant au contraire être délaissés. Cela se répercute nécessairement sur le taux des reformulations définitoires de certains lexèmes, peu cruciaux dans le déroulement de l’histoire comme le verbe sembrare (sembler) (séq. 12) très peu repris par les italophones et jamais défini par eux. Les verbes se diriger/dirigersi et aimer/amare sont également assez peu définis, étant peu essentiels au déroulement des événements. Le verbe inonder également apparaît peu repris, car, outre le fait qu’il appartient à l’arrière-plan de l’histoire, son aspect métaphorique a manifestement réservé des difficultés à nos sujets. C’est pour cette raison que le taux de reformulations définitoires par lexème analysé n’est pas vraiment significatif et que toute tentative de définition spontanée de la part de nos sujets, même isolée, est à prendre en considération.
2) À cela, il est important d’ajouter que les enfants des âges considérés pour cette étude tendent encore à lier leur discours à leur expérience personnelle. Ainsi plutôt que de parler de cour de récréation, certains parleront de préférence de jardin ou comme l’a fait un enfant de 10 ans ils choisiront de dire qu’il faut ranger les affaires sous la table plutôt que dessus, reflétant ainsi leurs habitudes scolaires. Cela aura nécessairement, nous le verrons, des conséquences au niveau de leurs reformulations définitoires.
Nous avons donc relevé les différentes occurrences de reformulations présentant une équivalence sémantique avec les lexèmes du TS retenus pour notre analyse. Nous verrons que pour nos locuteurs en herbe tous les moyens sont bons pour restituer le sens d’un mot qu’ils ont compris mais dont la forme n’est pas disponible au moment précis où ils en ont besoin, à moins que nos locuteurs préfèrent dire les choses autrement. Outre l’emploi traditionnel des synonymes, d’autres moyens sont employés comme la création de scénarios, la verbalisation d’états d’âme, mais aussi et surtout la décomposition du sens d’un lexème en plusieurs unités significatives ou encore la restructuration d’un mot en une suite de mots et inversement. Précisons cependant que le sens attribué à chacun des lexèmes que nous analysons est nécessairement le sens que chacun d’eux a dans le contexte de l’histoire. Dans le but de s’assurer que les reformulations relevées dans notre corpus sont véritablement définitoires, c’est-à-dire qu’elles reprennent bien le sens ou une partie du sens des mots observés, nous avons élaboré une définition de référence, la plus analytique possible, qui puisse ainsi tenir compte des différentes réalisations enfantines attestées. Les définitions de référence prennent la forme, autant que possible, des Matrices Analytiques Définitoires (MAD) élaborées par Ibrahim (2001) dans le but de rendre compte des constructions qui sont à la base des langues. Ainsi à titre d’exemple, la définition de référence de voisine sera: JULIE SERA (L’ENFANT + L’ELEVE) DE LA CLASSE QUI OCCUPERA PENDANT UN CERTAIN TEMPS LA CHAISE (= S’ASSEOIRA SUR LA CHAISE) QUI SE TROUVE A COTE DE CELLE DE TOM. C’est à partir de cette définition que nous pourrons accepter comme reformulations définitoires de voisine un énoncé tel que tu as une nouvelle camarade à côté de toi (J-A., 6 ans), ou encore un scénario comme la maîtresse mit Julie juste à côté de Tom (Rom., 10 ans). Globalement, nous avons relevé un taux de reformulations définitoires légèrement croissant dans les deux langues avec quelques différences de progression selon les catégories syntaxiques considérées:
Ces résultats7, comparés à l’observation que le taux de reformulations par répétition est moins élevé que le taux de reformulations définitoires (voir tableau 3) et qu’il tend à baisser avec l’âge dans les deux langues, nous amènent à suggérer que la reformulation définitoire est un moyen pour nos petits locuteurs de s’approprier la langue, d’apprendre à produire un discours en toute autonomie.
Ces mêmes résultats8 vont dans le sens des observations de Martinot et al. (2008: 224) à propos d’une autre étude: «Il est remarquable que le nombre de procédures différentes de reformulations pour un même énoncé augmente régulièrement entre 6, 8 et 10 ans». En outre, elles précisent «que les performances mémorielles des enfants s’accroissent considérablement entre 6 et 10 ans. Cette observation a été consignée dans Ibrahim et al. (2003) ainsi que dans Bedou-Jondoh et Noyau (2003). Dans certaines cultures, l’apprentissage oral est très valorisé et, dans ces cas, les enfants de 10 ans en particulier ont des performances mémorielles excellentes qui pourraient les dispenser de reformuler et donc de transformer une histoire à restituer. Mais même dans ces cas-là, les enfants privilégient massivement les procédures de reformulation à la répétition.»
Nous analyserons donc les différents types de reformulations définitoires rencontrées dans notre corpus. Nous les avons regroupées en quatre grandes catégories distinctes. Elles sont représentées ci-dessous par ordre de fréquence décroissant:
2.2.2. Reformulations définitoires analytiques (RDA)
Une des procédures pour produire des équivalents sémantiques consiste à reformuler le sens d’un mot en le décomposant en unités de sens plus élémentaires; par exemple la suite analytique: dire «je veux» serait un équivalent sémantique du verbe synthétique demander. «Ce mode définitoire de la construction du sens s’apparente aux matrices analytiques qui rendent compte de la construction de la grammaire et du sens des mots» (IBRAHIM, MARTINOT, 2003: 22). L’élaboration de matrices analytiques, qui sont par essence définitoires, permet de mettre en évidence, de façon autonymique, les mécanismes de la langue. Pour ce faire, il est nécessaire d’utiliser des descripteurs bien spécifiques, dont les principaux sont, ainsi que les décrivent Ibrahim et Martinot (2003: 21), des verbes supports (actualisateurs de groupes prédicatifs), des verbes opérateurs, des verbes distributionnels indécomposables (qui correspondent souvent au verbe prototypique d’une table du LADL9), des substituts génériques indéfinis et des noms classifieurs.
Toutefois, dans nos données nous trouvons différents types de reformulations définitoires analytiques où le sens est effectivement décomposé mais qui sont plus ou moins complètes et qui ne s’appuient pas toujours sur les descripteurs habituels des matrices. Par conséquent nous avons considéré comme des RDA tout énoncé qui décompose le sens, indépendamment des descripteurs utilisés. En outre dans ces RDA le sens n’y est pas toujours déplié10 complètement. Ce qu’il faut souligner néanmoins, c’est que ces reformulations analytiques, même partielles, sont la marque de l’existence d’une compétence définitoire chez l’enfant d’une part, et d’autre part que le sens du lexème à définir est compris (compétence en compréhension). L’enfant se montre donc capable de réutiliser d’autres moyens linguistiques, que ce soit une façon pour lui de tester la langue ou que le lexème du TS ne soit pas disponible à ce moment là.
Constructions de type matriciel
Les RDA complètes (RDAC) ne sont pas très nombreuses dans notre corpus et apparaissent sous des formes très variées. Nous trouvons en français uniquement trois cas de MAD, du type verbe support + nom prédicatif dérivé du verbe à définir:
(10) (il) avait un peu peur parce qu’il avait interdiction d’aller dans la forêt (Sol., 8 ans)
(11) …et l’arbre fait des tours sur lui-même (Max., 10 ans)
Ces deux reformulations décomposent de façon complète le sens respectif de il lui était interdit d’aller dans la forêt (séq. 7) et de L’arbre était en train de tourner sur lui-même (séq. 10).
(12) et ça et ça fait une petite entrée quand ils ont fait trois pas. (Ale., 6 ans)
Cet énoncé reformule le verbe entrer, verbe qui correspond au sens de ils firent quelques pas pris dans son contexte: Ils firent quelques pas et l’arbre se referma derrière eux (séq. 11). Notons de plus l’emploi de l’adjectif petite qui reformule la petite quantité exprimée dans quelques.
D’autres RDAC, construites à partir d’autres structures, sont présentes dans notre corpus. Il est singulier de noter une différence préférentielle pour les structures utilisées dans les deux langues. En français, la structure verbe support + nom prédicatif, non nécessairement matricielle, est opératoire, alors qu’en italien elle n’apparaît jamais. Par exemple, pour la reformulation de interdit/proibito dans il lui était interdit d’aller dans la forêt / gli era proibito andare nella foresta (séq. 7), il est surprenant de trouver de façon massive et uniquement chez les francophones l’emploi de la structure avoir Nég le droit de W11, ainsi qu’elle apparaît reformulée par un enfant de 8 ans (Lau.): Tom avait un peu peur car il n’avait pas le droit d’aller dans la forêt encore moins la nuit. L’enfant décompose le sens d’interdit en explicitant la négation et en donnant un antonyme d’interdiction: c’est-à-dire droit. Les italophones au contraire décomposent le sens de préférence avec un verbe opérateur synonyme – synonyme dans le contexte – de ne pas avoir le droit de, à savoir ne pas pouvoir, structure productive également en français, mais dans une moindre mesure.
On peut affirmer, ainsi que le dit Martinot (2003: 59), que «ce mode de reformulation analytique (verbe support + nom prédicatif) manifeste non seulement la maîtrise et la connaissance de classes d’équivalences dans la langue mais contribue à une explication grammaticale du sens par la forme définitoire des expressions analytiques».
Construction par décomposition du procès
Une autre construction apparaît dans nos exemples comme productive en français et pratiquement inexistante en italien: il s’agit de la décomposition du sens d’un procès de l’histoire en une suite de sous-procès12.
L’énoncé définitoire Tom *tenda le bras et euh Julie *prena la boîte (Gaë., 6 ans) illustre bien cette tendance à déplier le sens, présente chez nos jeunes locuteurs. Dans la première partie de l’énoncé, le locuteur a reformulé le syntagme verbal de (Tom) a tendu la boîte en le décrivant, en en envisageant tout d’abord sa première phase; il complète le prédicat verbal tendre avec l’argument bras au lieu de boîte, argument exigé par la langue et faisant partie de la définition analytique de référence qui lui correspond: (TOM) A TENDU LE BRAS DE FAÇON A LUI DONNER LA BOITE QU’IL AVAIT FABRIQUEE, restituant ainsi l’énoncé d’où est dérivé l’énoncé source. On a ici un clair exemple de reconstruction d’un élément effacé (le bras) et donc d’un verbe déplié. Dans la deuxième partie de l’énoncé reformulé, l’enfant a continué à déplier le sens du VS, en en envisageant les différentes phases qui correspondent à l’action de donner, explicitant de cette manière ce qui est sous-entendu dans le TS. Dans le TS, l’énoncé en question: (Tom) a tendu la boîte évoque la première phase du procès, laissant implicite le véritable sens du message, à savoir que Tom (donne + offre) (puisqu’il s’agit d’un cadeau) la boîte à Julie.
Dans notre corpus, nous trouvons plusieurs reformulations de ce type – description analytique des différentes phases d’un seul procès – pour l’énoncé ils firent quelques pas et l’arbre se referma derrière eux (séq. 11). Ainsi:
(13) et ça et ça fait une petite entrée quand ils ont fait trois pas (Ale., 6 ans)
(14) ils faisaient trois pas et ensuite ils sont arrivés dans le tronc (Sol., 8 ans)
(15) ils firent quelques pas ils entrèrent (Pau., 10 ans)
(16) ils sont entrés et quand ils ont marché jusqu’à dans le tronc et ben il s’est renfermé (Mar., 10 ans)
Dans chacun de ces énoncés, l’enfant a effectivement reformulé le sens de ils firent quelques pas / fecero qualche passo dans Ils firent quelques pas et l’arbre se referma derrière eux / Fecero qualche passo e l’albero si richiuse dietro di loro qui a comme définition de référence: ILS SE DEPLACERENT EN DIRECTION DE L’ARBRE POUR Y ENTRER EFFECTIVEMENT ou ILS ENTRERENT DANS L’ARBRE, en envisageant deux aspects distincts: le déroulement et la finalité.
Les italophones, quant à eux, procèdent à une décomposition similaire de ce même lexème, fecero qualque passo, mais au moyen d’une construction tout à fait distincte: verbe + adverbe, du type andare dentro (aller dedans). C’est une construction très productive en italien et beaucoup plus rare en français. Il s’agit de certains adverbes qui se combinent avec une classe de verbes spécifiques, ce qui explique la fréquence de cette combinaison (DE GIOIA 2001: 42-44). En voici quelques exemples:
(17) quando fecero tre passi dentro, l’albero si richiuse, come per magia (quand ils firent trois pas dedans, l’arbre se referma, comme par magie) (Mat., 6 ans)
(18) si aprì e loro andarono dentro (il s’ouvrit et eux ils allèrent dedans) (Cri., 10 ans)
D’autres constructions de ce type évoquent uniquement le déplacement et la direction, laissant implicite la finalité du déplacement:
(19) e poi faceva un passo avanti e si chiudeva alle loro spalle (et puis il faisait un pas en avant et il se fermait à leurs épaules) (Mar.3, 6 ans)
Nous considérons toutefois comme des RDA partielles les reformulations qui ont omis de suggérer l’entrée dans l’arbre:
(20) fecero due passi in avanti e si, si ritrovarono in un bellissimo giardino (ils firent deux pas en avant et se, se retrouvèrent dans un très beau jardin) (Enr., 8 ans)
Cette construction apparaît utilisée par nos italophones également pour la reformulation d’un autre lexème du TS. C’est le cas de la forme verbale si diresse (il se dirigea) (séq. 4), dont le sémème est décomposé en sèmes de déplacement et de direction:
(21) andò incontro e le diede la scatolina (il alla à sa rencontre et lui donna la petite boîte) (Mat., 6 ans)
(22) va incontro e gli dà la scatoletta (il va à sa rencontre et lui donne la petite boîte) (Leo., 6 ans)
(23) gli corse incontro, gliela diede (il courut à sa rencontre, il la lui donna) (Giu., 10 ans)
Il est intéressant d’observer que les francophones, pour reformuler de manière analytique le VS précédent (ils firent quelques pas), ont recours à d’autres stratégies; outre l’emploi de constructions à support, ou celui d’une suite de deux procès, évoqués plus haut, ils font suivre le verbe utilisé par un complément locatif prépositionnel. Ainsi nous trouvons deux cas de ce type:
(24) ils faisaient trois pas et ensuite ils sont arrivés dans le tronc (Sol., 8 ans)
(25) après ils sont entrés et quand ils ont marché *jusqu’à dans le tronc et ben il s’est renfermé (Mar., 10 ans)
Dans ce dernier exemple, grâce aux prépositions jusqu’à dans, l’enfant précise aussi bien la direction que la finalité du procès exprimé par le verbe marcher. Nous pouvons constater ici (25) que l’enfant exploite la fonction autonymique de la langue, puisqu’il reprend le procès entrer dans la subordonnée suivante en l’explicitant au moyen d’une reformulation définitoire analytique complète: ils ont marché jusqu’à dans le tronc, d’ailleurs assez complexe.
On retrouve encore un autre type de combinaison verbe + adverbe figé en italien13, absente du corpus français, alors qu’elle est tout autant possible. Il s’agit de la reformulation analytique de mormorò (chuchota) (séq. 6) qui correspond tout à fait à la définition de référence: JULIE DIT A VOIX CHUCHOTEE / A VOIX BASSE A TOM:
(26) Giulia di, diceva a Tommaso sotto voce di aprire la scatola (G. di, disait à T. à voix basse d’ouvrir la boîte) (Cla.3, 8 ans)
(27) e Giulia gli dice a bassa voce a Tommaso di, di aprire la scatola (et G. lui disait à voix basse à T. de, d’ouvrir la boîte) (Giu., 8 ans)
(28) Tommaso dice a bassa voce a Giulia (T. disait à voix basse à G.) (Ale., 6 ans)
Chez d’autres sujets, francophones et italophones confondus, le lexème ([elle] chuchota/mormorò) est réutilisé par le locuteur qui indique la façon dont le procès se réalise concrètement (Mar., Cam., Ind.):
(29) elle chuchota dans l’oreille de Tom (Mar., 8 ans)
(30) elle chuchota à l’oreille de Tom (Cam., 10 ans)
(31) gli mormorò sul, all’orecchio di aprire la scatola (elle lui murmura sur, à l’oreille d’ouvrir la boîte) (Ind., 10 ans)
Au moyen de cette dernière structure, à savoir chuchoter + Adv / mormorare + Avv, l’enfant analyse à sa manière le sens du lexème. S’il est vrai que à l’oreille ne fait pas partie de la définition de référence de [elle] chuchota/mormorò, puisqu’on peut chuchoter sans se pencher vers l’oreille, on ne peut nier que le mouvement de se pencher à l’oreille représente de façon stéréotypique l’action de chuchoter. Nous rejoignons ici aussi bien Martin (1990) que Rossi (2005), qui s’accordent pour affirmer qu’une définition ne peut être uniquement liée à sa composante substantielle mais qu’elle doit tenir compte des aspects exocentriques14 du mot à définir, à savoir des aspects qui touchent à «l’expérience concrète du monde» (ROSSI 2005: 176).
Signalons encore un autre type de reformulation définitoire analytique, utilisé pour le verbe aimer, par les francophones uniquement (1 occurrence (occ) chez les 6 et 8 ans, 2 chez les 10 ans); il s’agit de la suite trouver N Adj (attribut de l’objet), qui reformule parfaitement la définition de référence du VS: JULIE TROUVE CETTE BOITE TELLEMENT A SON GOUT QU’ELLE… (MAD) = CETTE BOITE PLAIT TELLEMENT A JULIE QU’ELLE…, dont voici un exemple: et elle la trouve très jolie (Chl., 6 ans). Les italophones ont préféré définir le verbe aimer, par ailleurs très peu repris tel quel, par l’emploi du verbe converse piacere (1 occ chez les 6 ans, 3 chez les 8 et 10 ans) plutôt qu’avec une définition analytique.
Reformulation analytique des adjectifs
Nous avons vu jusqu’à présent la façon dont nos sujets procédaient pour définir analytiquement surtout les verbes du TS, constatant que la reformulation s’opérait de préférence avec d’autres lexèmes verbaux. Si nous observons maintenant les reformulations définitoires analytiques des adjectifs du TS, nous constatons que ces derniers sont généralement définis par d’autres adjectifs. En effet les adjectifs fou de joie / pazzo di gioia (séq. 3) et merveilleux/meraviglioso (séq. 12), qui expriment tous l’intensité d’un état, sont toujours reformulés à l’aide de la structure intensif + Adj, et plus exactement par les syntagmes suivants: (très + tout) (content + heureux + excité) pour le français et (tanto + tutto + molto + così) (felice + contento + emozionato) ou encore felicissimo où l’intensif est combiné à l’adjectif grâce au suffixe -issimo pour l’italien. De même merveilleux/meraviglioso est repris par une structure tout à fait similaire bien qu’il soit important de noter que les sujets italophones privilégient la forme condensée bellissimo plutôt que la reformulation analytique très beau utilisée seulement par les francophones.
Seul l’adjectif savant/sapiente (séq. 14) est reformulé analytiquement par une autre catégorie grammaticale, à savoir par le prédicat verbal correspondant savoir/sapere suivi d’un argument, reproduisant ainsi la définition de référence: TOM EST DEVENU UN ENFANT QUI SAVAIT ENORMEMENT DE CHOSES [MAD] et cela dans les deux langues. Il est toutefois à observer qu’aucun sujet francophone de l’âge de 10 ans n’utilise cette ressource, préférant employer le substantif correspondant savant (4 occ sur 6 reformulations définitoires), qui n’apparaît d’ailleurs pas chez les 6 ans. Serait-ce à supposer ici le signe d’une évolution acquisitionnelle au niveau de la capacité à changer de catégorie grammaticale? Les données de notre étude, insuffisantes cependant pour confirmer cette observation, vont dans ce sens puisque nous trouvons comme uniques cas de translation, la transformation des verbes éblouir/accecare avec les adjectifs éblouissante/accecante, seulement chez les 10 ans.15 Un seul sujet italophone de 10 ans utilise la catégorie du nom, mais tout en maintenant l’adjectif, rendant ainsi l’énoncé redondant: allora da lì Tommaso diventò un sapiente, molto sapiente (alors à partir de là, T. devint un savant, très savant) (Alb., 10 ans).
Reformulations définitoires analytiques partielles et lacunaires
Nous avons considéré comme des reformulations définitoires analytiques partielles (RDAP) les reformulations qui ne sélectionnent qu’une seule partie de la définition de référence, tout en maintenant le sens de l’énoncé source. Nous avons donc inclus dans cette catégorie les cas où le mot défini est répété et complété par un autre lexème ou énoncé faisant partie de sa définition même; nous trouvons ce type de reformulation en particulier pour les cas où les procès en question se caractérisent par la modalité. Ainsi pour le VS il chuchota/mormorò, nous trouvons aussi bien en français qu’en italien cette décomposition où seul le verbe dire est sélectionné alors que la modalité du dire est exprimée à travers le VS qui est repris: Julie *disa à à Tom en chuchotant (Léo, 10 ans) / un giorno mormorando Giulia disse a Tommaso (un jour en murmurant G. dit à T.) (Ser., 6 ans). On peut parler ici de redondance dans la mesure où dire en chuchotant peut être décomposé comme suit: dire en disant à voix chuchotée. On retrouve d’ailleurs cette redondance à plusieurs reprises: dans deux autres cas concernant ce même VS, mais aussi dans le cas du VS ils furent éblouis / furono accecati où une description "quasi pléonastique" de la source de l’éblouissement, comme luce lucente (lumière brillante) (voir l’exemple ci-dessous), permet à l’enfant d’expliquer cet éblouissement. On remarque la même redondance que précédemment, redondance qui est à la base de la reconstruction des énoncés matriciels, générateurs des énoncés en langue naturelle: «il est toujours possible de générer des redondances qui déplient, paraphrasent, reformulent en les développant, des séquences d’énoncés de la langue qui sont le produit d’un abrègement dû à la grammaticalisation» (IBRAHIM, 2001: 93-94): c’è una luce lucente che li acceca (il y a une lumière brillante qui les aveugle) (Ste.2, 8 ans), Giulia e Tommaso vennero accecati dalla luce abbagliante (G. et T. furent aveuglés par la lumière éblouissante) (Enr., 8 ans), erano rimasti accecati perché la luce era così bianca (ils étaient restés (aveuglés + éblouis) parce que la lumière était si blanche) (Gio., 6 ans). Il est étonnant que seuls les italophones, relativement nombreux à avoir essayé de définir ce VS (30% vs. 10% de francophones),16 aient procédé de cette manière. En revanche on trouve chez les deux populations une tentative presque complète d’analyser ce procès: ils voient une mer éblouissante (Océ., 10 ans), i bambini vedevano una grande luce (les enfants voyaient une grande lumière) (Tan., 10 ans). La définition est analytique parce que l’enfant extrait voir/vedere de éblouir/accecare d’après la définition de référence (ILS FURENT EBLOUIS : LES ENFANTS FURENT L’OBJET D’UN EBLOUISSEMENT TEL QU’ILS NE POUVAIENT PLUS RIEN VOIR ou LES ENFANTS NE VOYAIENT PLUS RIEN A CAUSE D’UNE LUMIERE EBLOUISSANTE) et parce qu’il y a quelque chose (comme la grande luce (la grande lumière)) qui éblouit et donc d’éblouissant. Mais on considère cette définition comme partielle parce que les enfants continuent malgré tout à voir quelque chose (l’éblouissement est par conséquent beaucoup moins intense que dans le TS).
Au contraire, dans l’énoncé reformulé: non riuscivano a vedere quella luce (ils n’arrivaient pas à voir cette lumière) (Fab., 6 ans) l’enfant n’a sélectionné que le résultat du procès, rendant ainsi la définition d’être éblouis incomplète au niveau de la cause et donc lacunaire. En effet, nous considérons qu’il y a reformulation analytique lacunaire (RDAL) quand une partie du sens de l’énoncé en contexte n’est pas restituée. Ainsi l’emploi du seul verbe dire pour reformuler (elle) chuchota/mormorò est considéré comme lacunaire du point de vue de la définition de référence du mot, même si du point de vue de la cohérence des événements narratifs cette reformulation, hautement majoritaire chez nos sujets, ne pose aucun problème. Dans les reformulations suivantes: il marcha trois pas et puis l’arbre se referma (G., 6 ans) ou i bambini si *spostò [= si spostarono] e l’albero si *richiudò [= si richiuse] (les enfants se déplacèrent et l’arbre se referma) (Fed., 6 ans) qui tentent de reproduire le sens de ils firent quelques pas et l’arbre se referma derrière eux, chacun des deux enfants n’a sélectionné que le sème de déplacement, délaissant la direction et la finalité du procès, indispensables pour comprendre que les protagonistes de l’histoire entrent dans l’arbre.
Enfin, pour la reformulation de fou de joie / pazzo di gioia, nous avons considéré comme lacunaires et donc pas totalement définitoires toutes les reformulations où le sème de l’intensité n’est pas maintenu, ainsi que la plupart des italophones de 10 ans (5 occ sur 9 définitions) l’ont fait en employant uniquement l’adjectif: Tommaso era felice perché pensava di trovare una nuova amica (Tom était heureux parce qu’il pensait avoir trouvé une nouvelle amie) (Sam., 10 ans).
Nous reportons dans le tableau ci-dessous les différents types de RDA, complètes, partielles et lacunaires:
Les reformulations complètes sont toujours un peu plus nombreuses que les partielles ou lacunaires chez les francophones, alors que chez les italophones le taux d’emploi est presque toujours équivalent. L’écart observé entre ces deux types de reformulations chez les francophones est de près de 4 points chez les 6 et 10 ans et de 2 points chez les 8 ans.
Reformulations définitoires par l’emploi de mots basiques
Le remplacement des lexèmes du TS par des mots basiques apparaît comme le moyen le plus fréquemment employé par nos deux populations d’enfants. Nous entendons par mots basiques des lexèmes qui sont à la fois très fréquents et susceptibles de nombreuses acceptions, puisqu’ils sont peu contraints du point de vue syntaxique et peuvent donc se combiner avec un grand nombre de mots. Très peu sémantisés quand ils sont seuls, ils prennent leur sens au sein d’une phrase où ils sont actualisés.
Observons par exemple l’emploi de l’adjectif basique grande qui est utilisé dans deux énoncés phrastiques distincts avec deux acceptions différentes: chez Tan., dans i bambini vedevano una grande luce (les enfants voyaient une grande lumière), il est employé pour exprimer l’intensité de la lumière contenue dans furono accecati dalla luce (ils furent aveuglés par la lumière); en revanche, dans c’era una grande luce dentro17 (il y avait une grande lumière dedans) (Sim., 10 ans), l’adjectif grande actualise l’idée d’abondance présente dans l’ES: la lumière qui inondait l’intérieur de l’arbre. Toutefois, nous n’avons pas retenu les reformulations, pourtant nombreuses, de cet adjectif quand il ne nous était pas possible de trancher. Nous avons considéré comme définitoires uniquement les cas où le sens donné à grande était aisément interprétable, ce qui n’est pas toujours possible, vu la grande malléabilité de ces mots de type basique.
Dans notre corpus, de nombreux verbes élémentaires sont employés pour reformuler les verbes sources, apparaissant pour certains comme les indices de la matrice analytique servant à leur description. Ainsi nous trouvons majoritairement dans les deux langues les mêmes verbes élémentaires18:
Voir la deuxième partie de l'article
Note
* Cet article est le résultat d'une étroite collaboration ainsi que de nombreuses discussions théoriques entre les auteurs. Nous pouvons cependant préciser que les données françaises ont été analysées essentiellement par Claire Martinot et les données italiennes par Sonia Gerolimich et Michele De Gioia, qui a garanti les discussions sur la grammaticalité des exemples italiens. L'introduction et la partie théorique ont été rédigées par Martinot, Gerolimich s'est occupée de la synthèse des résultats et de la conclusion et De Gioia s'est chargé de réviser les diverses versions du travail.↑ 1Ce projet s’intitule Acquisition et Reformulation, il est coordonné par Claire Martinot de l’Université Paris Descartes et regroupe des chercheurs travaillant sur les langues maternelles suivantes: français, italien, roumain, croate, polonais, allemand, arabe yéménite.
↑ 2Cette histoire a été écrite en français puis a été fidèlement traduite dans toutes les langues du projet. Le texte original et le texte italien se trouvent en annexe.
↑ 3La reformulation, telle que nous l’avons définie à partir de l’analyse d’un très grand nombre de productions d’adultes et d’enfants, permet de considérer comme des reformulations tout à la fois les répétitions strictes et les énoncés reformulés qui ont un sens différent de celui de l’énoncé source, tout en ayant un invariant structurel ou même lexical, et bien entendu les énoncés sémantiquement équivalents.
↑ 4Les enfants acquièrent/apprennent la langue à partir de leurs expériences langagières – il n’y a pas d’autre moyen.
↑ 5Nous rappelons (cf. note 3) que les reformulations qui ne sont pas paraphrastiques sont celles au cours desquelles l’enfant répète à l’identique, ou presque, l’énoncé du texte source et celles qui conduisent à un changement de sens. Pour un exposé détaillé des procédures de reformulation, cf. MARTINOT 2007, MARTINOT et al. 2008.
↑ 6La consigne qui est donnée à l’enfant est la suivante: «Tu racontes la même histoire, tu as le droit de changer les mots, tu peux employer tes mots à toi, mais essaye de ne rien oublier».
↑ 7Les séquences reformulées prises en compte pour le calcul du taux sont uniquement celles où figure le lexème étudié.
↑ 8Le taux est, à partir de ce tableau, toujours calculé par rapport à l’ensemble des séquences reformulées de notre corpus.
↑ 9L’équipe du LADL (Laboratoire d’Automatique Documentaire et Linguistique) fondée et dirigée par Maurice Gross jusqu’à sa mort prématurée en décembre 2001, est aujourd’hui intégrée à l’Équipe Informatique Linguistique (Institut d’électronique et d’informatique Gaspard-Monge, Université Paris-Est, C.N.R.S.) dirigée par Éric Laporte. Pour les tables syntaxiques des constructions complétives, cf. M. Gross (1975); pour les tables syntaxiques des constructions intransitives, cf. Boons, Guillet, Leclère 1976; pour les tables syntaxiques des constructions transitives locatives, cf. Guillet, Leclère 1992.
↑ 10Terme employé par Ibrahim (2001).
↑ 11Notations du LADL.
↑ 12Un seul sujet l’utilise: fecero tre passi e entrarono dentro (Giu., 8 ans).
↑ 13Pour les adverbes figés de l’italien, cf. surtout De Gioia (2001, 2008).
↑ 14Il s’agit d’un terme employé par Prandi (2004), cité par Rossi (2005: 176).
↑ 15À part un sujet italien de 8 ans, qui emploie abbagliante (éblouissante), tiré du verbe abbagliare (éblouir), synonyme de accecare (aveugler). Signalons également en français à 8 ans la tentative d’emploi d’un nom: éclairement, translaté du verbe éclairer.
↑ 16Il est probable ici que le verbe éblouir ait posé plus de difficulté de compréhension aux petits francophones que le verbe italien accecare (aveugler), qu’il est possible de rattacher à cieco (aveugle), d’emploi habituel. En effet seulement 1 francophone de 8 ans et 2 de 10 ans ont tenté de le définir.
↑ 17Reformulation analytique que nous considérons comme complète.
↑ 18Le taux est calculé par rapport au nombre de reformulations définitoires et non par rapport au nombre de séquences reformulées comme pour les autres tableaux; cela permet de mieux rendre compte du nombre élevé de verbes élémentaires par rapport à l’ensemble des reformulations définitoires.