« Le patriotisme populaire euh c’est fier d’être français » : le détournement de la définition dans les interviews politiques
Indice
Le corpus et l’intérêt de l’analyse
Dénomination, désignation, définition
Nicolas Sarkozy : La France … c’est le pays qui a fait la synthèse entre l’Ancien Régime et la Révolution.
Ségolène Royal : La France n’est pas la synthèse impossible de l’Ancien régime et de la Révolution.
Voix off : Qu’est-ce que la France ? Désormais UMP et PS se disputent la définition.
(Le temps de choisir, 00 : 01 : 20)
Si la définition est « l’énoncé qui est (ou se veut) synonyme de l’entrée et qui peut être considéré comme informant sur son contenu » (REY-DEBOVE, 1970 : 19), cette étiquette peut s’appliquer à un certain nombre de syntagmes explicatifs qui se trouvent dans les interviews politiques. Reste à savoir si ces périphrases sont effectivement des définitions et dans quelle mesure elles s’éloignent ou se rapprochent du prototype définitionnel. Le discours politique médiatique se fonde sur une certaine vision du monde qui a besoin de concepts clairs et bien définis, mais aussi et surtout de formules frappantes et de dénominations qui simplifient souvent une réalité complexe et difficile à appréhender pour le public de médias tels que la radio ou la télévision. Dans les interviews politiques, on assiste aussi parfois à une sorte de négociation des dénominations (plus souvent) ou des définitions, au cours de laquelle le sens est porté au premier plan et analysé par les interlocuteurs, souvent de manière très superficielle, car la loi de l’audience impose une rapidité extrême dans l’alternance des sujets abordés, qui rend impossible tout approfondissement véritable. Ces unités de langue sont des « objets de discours » qui attirent l’attention des interlocuteurs, ainsi que du public, à savoir, des « products of different texts and discourses […] which emerge in the discursive process of the construction of meaning » (JOHANSSON, 2006 : 219). Ces objets de discours s’appuient sur une mémoire interdiscursive (voir en particulier pour le discours médiatique MOIRAND in CABASINO, 1998, et MOIRAND, 2004) ou prédiscursive (PAVEAU, 2006), et se cristallisent dans l’interaction autour de paradigmes désignationnels ou définitionnels (MORTUREUX, 2001), parfois introduits par des opérateurs métadéfinitionnels et métadésignationnels.
Quelles sont les formes que prennent ces « périphrases explicatives » ? En quoi sont-elles ou non de véritables définitions ? En quoi divergent-elles des définitions canoniques au sens aristotélicien, construites sur le système binaire « incluant + traits différentiels » ? Ces périphrases se rapprochent-elles davantage des définitions spontanées ? Comment sont elles introduites et reliées au definiendum ? Quelles sont les particularités de leur fonctionnement, vu qu’elles agissent plutôt au niveau discursif qu’à celui des unités lexicales, sur l’axe syntagmatique plutôt que paradigmatique, ou mieux, qu’elles projettent le second sur le premier ? C’est ce que nous allons essayer de montrer à l’aide d’un corpus de transcriptions d’émissions radiophoniques et télévisées.
Le corpus et l’intérêt de l’analyse
Notre corpus est constitué des transcriptions de deux émissions télévisées et radiophoniques dans lesquelles un ou plusieurs journalistes interviewent Philippe de Villiers (Mouvement pour la France) : Le franc parler (France Inter et iTélé, 24 mars 2006) et Le temps de choisir (Chaîne parlementaire, 25 mai 2007)1. Nous avons dépouillé les transcriptions à la recherche de périphrases ayant des caractéristiques proches de celles de la définition, c’est-à-dire que nous avons analysé les cotextes syntagmatiques de l’introducteur « c’est », de « c’est-à-dire », « ça veut dire », jusqu’à la simple juxtaposition de definiendum et périphrase explicative.
La présence de ces paraphrases nous est apparue d’autant plus significative que le discours politique semble avoir son fondement même dans l’interprétation de certaines notions renvoyant à des « valeurs » qui sont évidemment exprimées par des unités langagières, « parole sul cui contenuto di fatto non c’è accordo – parole di fronte alle quali la comunità linguistica è più una comunità di discussione, se non di conflitto, che di condivisione » (PRANDI, 2004 : 39). L’activité d’interprétation des signes se double dans un contexte médiatique d’une certaine visée persuasive souvent occultée derrière une prétendue intention pédagogique : l’homme ou la femme politique est là pour expliquer au public son interprétation de la réalité et pour proposer ses solutions2.
C’est pour cette raison, par exemple, qu’au cours de l’émission Le temps de choisir, un reportage est ouvertement centré sur la question de la « définition de la France » :
Nicolas Sarkozy : La France … c’est le pays qui a fait la synthèse entre l’Ancien Régime et la Révolution.
Ségolène Royal : La France n’est pas la synthèse impossible de l’Ancien régime et de la Révolution.
Voix off : Qu’est-ce que la France ? Désormais UMP et PS se disputent la définition.
(Le temps de choisir, 00 : 01 : 20)
Bien que les propos de Sarkozy et Royal soient extraits de deux discours et donc ne relèvent pas de l’oral semi-spontané des interviews, cet exemple prouve que la question de la définition est bien au cœur des enjeux du discours politique.
L’activité définitoire est d’ailleurs une constante du discours politique médiatisé : les journalistes sont censés interroger les hommes politiques sur la vision qu’ils ont de la sociétés, des formes de gouvernement, des questions qui traversent l’espace social, ou encore sur leur positionnement par rapport aux autres acteurs. C’est ainsi que, à travers la mise en mots de tout cela, les personnalités politiques sont souvent invitées par les journalistes à une « activité définitoire », ainsi que le fait ici Emilie Aubry dans Le temps de choisir :
Emilie Aubry : Aller au-delà des clivages sans les refuser : est-ce que vous vous reconnaissez dans cette définition du candidat idéal, Philippe de Villiers ?
(Le temps de choisir, 00 : 24 : 53)
Dénomination, désignation, définition
Alors que la dénomination fonctionne sur la base d’un « lien référentiel particulier » ayant été instauré « entre l’objet x, quel qu’il soit, et le signe X » (KLEIBER, 1984 : 79), et donc est le résultat d’un baptême stabilisé par les habitudes langagières d’une communauté (voir MOIRAND, 2003), la désignation serait une reformulation occasionnelle et non mémorisée, « transitoire et contingente » (KLEIBER, 2001 : 25). Si la frontière entre dénomination et désignation est claire, on se demande toutefois où tracer la limite entre cette dernière et la définition.
En effet, le critère du caractère instable ou occasionnel de la désignation, par exemple, ne peut pas vraiment être employé pour établir une différence nette : il est facile de vérifier que cette instabilité caractérise également, quoique dans des proportions moins importantes, la définition telle qu’elle existe dans les dictionnaires, à cause, notamment, de la différence entre les publics-cible des différents ouvrages. Il est vrai que, si l’on pense à une analyse de la définition plutôt axée sur une vision prototypique, on peut constater que certaines désignations s’en écartent de façon remarquable, surtout dans le discours politique, qui fonctionne souvent par slogans synthétiques, accrocheurs et symboliques. Au contraire, la définition traditionnelle se fonde sur la sélection d’un ensemble de traits identifiés comme prototypiques et qui devraient être repris par toute bonne définition. D’autre part, le caractère souvent elliptique des périphrases de notre corpus contredit la supposée analyticité de la définition aristotélicienne, fondée sur le binôme « incluant + traits différentiels ». En fait, ces périphrases qui nous intéressent fonctionnent souvent, du point de vue sémantique, sur la mise en exergue de certains sèmes particulièrement significatifs et symboliques. Il s’agit donc de périphrases reformulatives qui, tout en ayant une visée définitionnelle, s’éloignent de la définition dictionnairique par l’originalité des traits sémantiques retenus, s’approchant parfois plutôt de l’aphorisme par leur effet de surprise. On a la sensation que ces définitions sont censées surprendre le destinataire, lui montrer une notion sous un jour nouveau, plutôt que véritablement lui expliquer la nature du definiendum.
Quant au critère de la substituabilité, signalé par Rey-Debove (« la périphrase synonymique substituable fonctionne comme le mot remplacé », 1970 : 20), il n’est guère pertinent dans notre cas, le definiendum et le definiens étant présents tous les deux sur l’axe syntagmatique.
Nos périphrases se rapprochent par ailleurs des définitions spontanées, c’est-à-dire celles qui sont produites par les locuteurs de façon naturelle, dans leur activité langagière quotidienne. Plus précisément, on pourrait les qualifier de semi-spontanées, car, si d’une part elles relèvent de la spontanéité de l’oral interactif, elles sont souvent puisées dans les réservoirs fournis par l’interdiscours ou la mémoire discursive, voire la « langue de bois ». Il s’agit presque de blocs discursifs préconstruits qui sont récupérés tels quels par l’énonciateur et introduits dans le discours.
Pour ce qui est des définitions spontanées ou naturelles, nous partageons l’avis de Rossi (à paraître) qui résume ainsi le passage d’une phase dictionnairique des études sur la définition à une phase plus centrée sur le discours et les pratiques langagières courantes :
La définition naturelle devient donc objet d’études en tant qu’activité épilinguistique commune, quotidienne, besoin discursif universel, le schéma demander-fournir une définition étant considéré comme un des universels du langage (RIEGEL : 1990, MARTIN: 1990). C’est dans cette nouvelle vague d’analyses que l’on commence à s’intéresser aux structures qui constituent la définition en langue naturelle, aux traits considérés comme pertinents aux fins de la définition spontanée, aux stratégies mises en œuvre par les locuteurs moyens afin de s’expliquer la langue, et par la langue le monde (c’est dans cette lignée que s’inscrivent par exemple les études de WIERSBIZKA). Car il ne faut pas oublier que ce qui change radicalement, c’est la vision de la définition comme porteuse d’une description sémantique différentielle, axée sur une conception rigoureusement « intra-linguistique » du sens lexical ; l’analyse des définitions spontanées révèle l’émergence d’une sémantique positive, substantielle, axée sur les structures lexicales et toutefois ouverte sur le lexique en tant qu’expression linguistique d’une réalité cognitive et sociale partagée (ROSSI, à paraître).
C’est précisément sur cette réalité sociale partagée que s’appuient les périphrases du discours politique, en utilisant également de nombreux outils rhétoriques : l’hyperbole, l’analogie, la paronomase, etc., dans des formules qui se rapprochent beaucoup des slogans publicitaires.
Philippe de Villiers est un véritable maître des formules frappantes, ainsi que de leur répétition. Qu’il suffise d’écouter la présentation qui est faite de l’homme politique au début de l’émission Le franc parler : un véritable feu d’artifice de périphrases explicatives fournies par de Villiers au cours de sa carrière :
De Villiers c’est un peu le Bedos de la droite française : moqueur, gouailleur, toujours le nez au vent, un œil sur l’actualité pour attraper la formule qui fait mouche et le bon mot. Des bon mots, il en rate pas un : « Bolkenstein, c’est Frankestein », l’Europe : « une pieuvre », les parlementaires français : « des retraités occupés à jouer au bridge sur le pont du Titanic », Chirac : « un grand mamamouchi qui ne sait plus quelle turquerie inventer ».
(Le franc parler, 00 : 00 : 07)3
Il s’agit, bien évidemment, d’établir une équivalence « frauduleuse » entre deux concepts, équivalence qui passe par un raccourci très proche des procédés caractéristiques des slogans publicitaires. Ici, c’est surtout la métaphore qui employée, métaphore parfois très synthétique, parfois filée, qui s’appuie sur le sens figuré du definiens (la pieuvre), un imaginaire populaire cinématographique (Frankenstein, le Titanic) ou littéraire (mamamouchi, turquerie, références au Bourgeois gentilhomme de Molière).
Pour une ébauche de typologie
Du point de vue formel, les périphrases explicatives que nous avons prises en compte sont toutes des formules qui se trouvent dans le cotexte syntagmatique du definiendum, mais qui présentent des liens avec celui-ci pouvant aller de la simple juxtaposition (ex. a et b), à l’emploi d’introducteurs comme « c’est » (ou une autre forme du verbe être) ou « c’est-à-dire » :
a) Philippe de Villiers : et je pense qu’il est heureux de constater par exemple que dans les meetings du PS on chantera désormais la marseillaise plutôt que l’internationale, c’était le cas du temps de François Mitterand, l’internationale 100 millions de morts
(Le temps de choisir, 00 : 04 : 28)
b) Philippe de Villiers: LeCAC40, 84 milliards d’euros de bénéfices à Paris à la bourse et le travail qui part en Chine.
(Le franc parler, 00 : 02 : 57)
c) Philippe de Villiers: Le CPE c’est une mesurette c’est un commencement de début de de de réforme c’est une petite porte d’entrée dans la vie active euh je vois pas comment on peut être contre
(Le franc parler, 00 : 06 : 45)
d) Philippe de Villiers: le socialisme, c’est-à-dire ce mensonge qui consiste à faire croire que la dépense publique créé la richesse, on voit où ça nous a menés, et le mondialisme, cette idée fausse, cette illusion selon laquelle la mondialisation va nous rendre heureux : elle va nous rendre chômeur et on perdra petit à petit notre pouvoir d’achat.
(Le franc parler, 00 : 21 : 21)
Si, dans les exemples ci-dessus, les périphrases explicatives établissent un relation d’identité entre deux choses, parfois, le rapport entre definiendum et definiens relève plutôt de la relation signe → chose, c’est-à-dire d’une relation de désignation (d’après la célèbre distinction de REY-DEBOVE, 1969) :
e) Laurent Bazin : D’une certaine manière quand vous parliez tout à l’heure de francisation, ça veut dire blanc.. catholique …
(Le franc parler, 00 : 32 : 56)
Nous allons maintenant nous pencher rapidement sur les procédés définitoires qui sont utilisés, et qu’il est possible de classer de la manière suivante, en croisant les typologies élaborées pour les définitions dictionnairiques (par exemple REY-DEBOVE, 1966 et 1967, LEHMANN/MARTIN-BERTHET, 1998) avec celles utilisées pour les définitions naturelles (ROSSI, à paraître) :
définition par inclusion : la périphrase fonctionne apparemment comme une définition dictionnairique sur la base de la structure « hyperonyme + traits différentiels ». Toutefois, si on y regarde de plus près, il s’agit très souvent d’un faux hyperonyme :
f) Philippe de Villiers: le socialisme, c’est-à-dire ce mensonge qui consiste à faire croire que la dépense publique créé la richesse, on voit où ça nous a menés, et le mondialisme, cette idée fausse, cette illusion selon laquelle la mondialisation va nous rendre heureux : elle va nous rendre chômeur et on perdra petit à petit notre pouvoir d’achat.
(Le franc parler, 00 : 21 : 21)
Ce qui prouve bien que, pour reprendre les termes de Fuchs (1994 : 37) : « […] la prédication d’identité peut jouer entre des énoncés qui ne sont pas reliés par une équivalence sémantique ». Nous reviendrons sur cet exemple plus loin.
définition par assimilation (souvent produite par de jeunes enfants, voir ROSSI, à paraître) : c’est le procédé par lequel le sens du definiendum est expliqué en utilisant une notion qui est censée lui ressembler, avec ajout des différences spécifiques. On emploie donc à la place de l’hyperonyme, un co-hyponyme, qui est modifié par la deuxième partie de la définition. Ce procédé est utilisé dans notre corpus notamment pour mettre un « label » sur les personnalités politiques :
g) Journaliste (à Manuel Valls) : on dit de vous que vous êtes le Sarko de gauche et je voudrais bien savoir si vous acceptez cette dénomination
(A vous de juger, 02 : 21 : 43)4
h) Journaliste: de Villiers c’est Le Pen jeune… le Pen bon chic bon genre … le Pen catho intégriste … le Pen issu du système de la cinquième
(Le temps de choisir, 00 : 12 : 14)
Ce procédé définitoire permet d’opérer des simplifications extrêmes par acceptation en bloc des sèmes caractérisant l’élément en tête de la définition et puis modification successive de certains des traits qui le caractérisent par action des syntagmes (de gauche) ou des adjectifs (jeune). Le tout, évidemment, dans un but de provocation.
définition par (faux) synonyme :
i) Philippe de Villiers: la crédibilité, c’est la … vous venez de prononcer le mot c’est la cohérence
(Le temps de choisir, 00 : 05 : 38)
Cet exemple n’a en fait que l’apparence de la définition par synonyme, car il se fonde en réalité sur une métonymie : c’est la cohérence qui engendre la crédibilité (rapport de cause à effet).
définition slogan : nous avons identifié dans le corpus des périphrases définitionnelles qui violent ouvertement la règle de la définition qui impose de définir un mot par un autre appartenant à la même catégorie grammaticale. Ce phénomène se produit quand Philippe de Villiers emploie ses formules à effet qu’il utilise, sans aucune modification syntaxique, comme définitions en produisant des formules elliptiques :
j) Philippe de Villiers: le patriotisme populaire euh c’est fier d’être français, voilà je suis fier d’être français
(Le franc parler, 00 : 37 : 12)
On pourrait reformuler cet énoncé par : « le patriotisme populaire est l’idéologie qui invite les Français à se sentir fiers d’être français ». Mais le résultat de l’ellipse est qu’un nom est défini ici par un syntagme adjectival.
Encore quelques réflexions sur les définitions
Même si, par rapport aux règles aristotéliciennes, les définitions analysées sont souvent hypospécifiques voire incorrectes du point de vue logique, parfois même fondées sur un paradoxe :
k) Philippe de Villiers: la nation est la figure historique qui s’accorde le mieux avec un monde mondialisé..
(Le temps de choisir, 00 : 08 : 12)
elles nous surprennent parfois par leur reprise des principes de base de la sémantique lexicale. Voici un exemple de définition qui porte sur l’extension du signe, c’est-à-dire son ampleur référentielle, car à la question « Qu’est-ce que le patriotisme », Philippe de Villiers répond :
l) Philippe de Villiers: y a deux sortes de patriotisme : y a le patriotisme de conviction et le patriotisme de campagne
(Le temps de choisir, 00 : 06 : 45)
Notre corpus présente néanmoins de nombreuses particularités formelles mais surtout sémantico-discursives, dont nous allons brièvement illustrer quelques exemples.
Nous avons déjà montré l’emploi de nombreuses figures de style, telles que la métaphore, la paronomase, etc. L’accumulation est aussi fréquemment employée, procédé qui permet à l’énonciateur de renchérir à volonté sur un concept (Philippe de Villiers est, nous l’avons dit, le roi de la répétition), d’acquérir une certaine liberté dans la construction de ses phrases qui procèdent par ajouts de blocs successifs, ainsi que de faire parvenir au destinataire un message aussi clair que possible :
m) Philippe de Villiers: la France c’est une langue, on l’a dit tout à l’heure, c’est un mode de vie, c’est une conception euh de, une tradition, une civilisation
(Le franc parler, 00 : 34 : 02)
n) Philippe de Villiers: Le CPE c’est une mesurette c’est un commencement de début de de de réforme c’est une petite porte d’entrée dans la vie active euh
(Le franc parler, 00 : 37 : 16)
D’autre part, les prédiscours inscrits dans la mémoire collective sont renforcés par des déictiques qui pointent l’absolue évidence de certaines définitions :
o) Philippe de Villiers: le socialisme, c’est-à-dire ce mensonge qui consiste à faire croire que la dépense publique créé la richesse, on voit où ça nous a menés, et le mondialisme, cette idée fausse, cette illusion selon laquelle la mondialisation va nous rendre heureux : elle va nous rendre chômeur et on perdra petit à petit notre pouvoir d’achat.
(Le franc parler, 00 : 21 : 24)
Ici, le démonstratif (ce, cette) contribue à objectiver l’isotopie du mensonge (faire croire, idée fausse, illusion), à rendre celui-ci un objet que l’on peut désigner. Le tout saupoudré d’expansions qui interprètent l’expérience concrète du public par un positionnement énonciatif bien précis (on voit où ça nous a menés) et des propos catastrophistes (elle va nous rendre chômeur et on perdra petit à petit notre pouvoir d’achat).
Les phénomènes liés à la négociation
Nous avons abordé ailleurs (GIAUFRET 2008), la question de la co-construction des objets de discours et l’analyse des paradigmes désignationnels et définitionnels au sens de Mortureux (2001). Nous allons ici reprendre brièvement l’analyse de la deuxième catégorie, afin d’en approfondir quelques aspects plus strictement liés au problématiques de la définition.
Au sein des paradigmes définitionnels de notre corpus, il s’en trouve certains où la construction de l’objet se fait à plusieurs voix, non seulement dialogales, mais dialogiques, car les propos des absents sont aussi convoqués. C’est le cas par exemple, dans Le franc parler, pour le geste de Chirac - qui a quitté le Parlement Européen en signe de protestation contre le choix d’un orateur français de parler en anglais -, ainsi que pour la langue anglaise5 elle-même :
definiendum
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introducteur
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Pilippe de Villiers
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Journalistes
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discours rapporté
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[Chirac quitte le Parlement Européen en signe de protestation]
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c’était c’est
c’est
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un geste symbolique
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un geste un peu théâtral et un peu désuet
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un geste d’une grande dignité (un autre souverainiste)
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l’anglais
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c’est c’est ce n’est pas ( ?)6
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la langue de l’entreprise de Monsieur Seillières la langue du CAC40, de ces mastodontes qui ignorent les hommes et les patries et qui dissocient le profit du travail. Le CAC40, 84 milliards d’euros de bénéfices à Paris à la bourse et le travail qui part en Chine.
|
la langue européenne
|
la langue de l’entreprise (Seillières)
|
Alors que le paradigme relatif au geste de Chirac – sur lequel Philippe de Villiers a le dernier mot - relève plutôt de la fonction évaluative (la question de la journaliste était d’ailleurs « Que pensez-vous du geste de Chirac ? »), le paradigme « langue anglaise », tout en reprenant le même schéma tripartite du précédent (citation suivie des contre-propositions de Philippe de Villiers et des journalistes) se compose non seulement des trois définitions :
- la langue de l’entreprise (Seillières) ;
- la langue de l’entreprise de Monsieur Seillières, la langue du CAC40 (Philippe de Villiers) ;
- la langue européenne (journalistes)
mais aussi d’une définition, greffée sur celle de la langue de Philippe de Villiers, du CAC40 : « ces mastodontes qui ignorent les hommes et les patries et qui dissocient le profit du travail. Le CAC40, 84 milliards d’euros de bénéfices à Paris à la bourse et le travail qui part en Chine ». La définition du CAC40 est fonctionnelle à la stigmatisation de l’anglais comme langue d’entités gigantesques et effrayantes pourvue de caractéristiques inhumaines et avides. Cette négociation sur le sens de « langue anglaise » ne se poursuivra pas car Philippe de Villiers va bien vite enchainer sur le thème du patriotisme économique.
Cas encore plus intéressant : celui du conflit prolongé qui surgit entre Philippe de Villiers (qui cite polémiquement les propos de Sarkozy) et Laurent Bazin, au sujet de quelques notions-clés telles que la « société multiculturelle », les « minorités visibles », pour aboutir à une définition de la « France ».
definiendum
|
introducteur
|
Philippe de Villiers
|
Journalistes
|
discours rapporté
|
[minorités visibles]
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je cite son terme, c’est-à-dire de [ce ne sont pas]
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musulmans
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des musulmans
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minorités visibles (Sarkozy)
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[discrimination positive]
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c’est ça consiste à
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la préférence ethnique donner à des étrangers plus de droits qu’aux citoyens français eux-mêmes
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discrimination positive (Sarkozy)
|
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[bénéficiaires de la discrimination positive]
|
ils sont
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étrangers beaucoup sont d’origine étrangère
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français
|
|
francisation
|
ça consiste
ça veut dire
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non seulement à stopper l’islamisation rampante de la société française mais à imposer un changement du code de la nationalité
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blanc catholique
|
|
société multiculturelle
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devient rapidement
|
société multiconflictuelle voire multiraciste
|
tolérance respect de la différence
|
|
[société définie par tolérance et respect de la différence]
|
ce n’est plus
|
la France
|
En effet, Philippe de Villiers procède ici à une série d’équations (d’ailleurs qualifié par Laurent Bazin, le modérateur, d’ « amalgames étranges ») entre, d’abord, « minorités visibles » et « musulmans », puis entre « bénéficiaires de la discrimination positive » et « étrangers », et enfin entre « société multiculturelle » et « source de racisme », pour aboutir à l’affirmation « ah . alors ça si on si on va sur ce terrain là tolérance respect de la différence alors c’est plus la France ». La double lecture possible de cette dernière définition négative est inquiétante : Philippe de Villiers veut-il signifier que si la France se montre trop tolérante son identité va se diluer dans une société multiculturelle, ou bien que la France ne doit pas se montrer tolérante ? Les deux interprétations sont-elle au fond bien différentes l’une de l’autre ?
Il est intéressant de confronter ce « macro-paradigme » (ensemble de paradigmes se référant à un même champ thématique) à un autre moment où l’identité de Philippe de Villiers lui-même est mise en question : alors qu’il pratique l’équation « minorités visibles » = « musulmans », il refuse que cette même pratique soit mise en œuvre à son égard.
L’enjeu identitaire
Dans Le temps de choisir, Philippe de Villiers réagit avec beaucoup d’agressivité lorsque la journaliste affirme que son vrai nom serait « Vicomte Philippe Le Jolis de Villiers de Saintignon ». Cette réaction s’insurge aussi rétrospectivement contre la qualification de « gauche catholique » qui avait été employée précédemment par une autre journaliste au cours de la même émission.
Voyons comment Philippe de Villiers explique son énervement et en quoi consiste sa réaction, qui s’échelonne sur plusieurs minutes :
p) Philippe de Villiers: vous n’avez pas l’droit de me faire porter un signe distinctif, je suis citoyen français […] vous n’avez pas l’droit de me qualifier à partir de caractéristiques périphériques qui n’ont strictement rien à voir […]
(Le temps de choisir, 00 : 06 : 26)
q) Philippe de Villiers: je suis citoyen français, homme politique, candidat à l’élection présidentielle vous devez me poser des questions sur ma personnalité et non pas sur des quolibets extérieurs qui sont dans le Canard enchainé
(Le temps de choisir, 00 : 07 :42)
r) Philippe de Villiers: je ne suis plus Philippe de Villiers citoyen français, mais catholique virgule ceci etcetera à ce moment là c’est le communautarisme
(Le temps de choisir, 00 : 14 : 40)
La question porte essentiellement sur le choix des « signes », des traits sémantiques qui contribueraient à construire le « personnage Philippe de Villiers»7 : il y aurait erreur sur la nature des signes choisis, qui seraient « périphériques » et non pas « essentiels ». Or, pour Philippe de Villiers, l’essence de sa nature serait d’être citoyen français, homme politique, candidat à l’élection présidentielle et non pas catholique ou appartenant à la noblesse vendéenne. Derrière la stratégie électorale, se dessine tout le problème de la définition prototypique. Philippe de Villiers, sémanticien malgré lui ?
Conclusions
Entre une définition lexicographique et les définition de notre corpus
[o]n retrouve […] la distinction classiquement opérée par les linguistes entre « paraphrase linguistique » et paraphrase non linguistique (souvent qualifiée de « paraphrase pragmatique »). Alors que la parenté sémantique qui sous-tend la relation dite de paraphrase linguistique apparaît comme une relation stable prédictible en langue, la relation de paraphrase pragmatique est vue comme instable et non prédictible à partir des propriétés sémantiques des formulations. D’où un nombre théoriquement infini de paraphrases pragmatiques possibles pour une formulation source […] (FUCHS 1994 : 37, gras dans le texte).
Il existe en effet, entre la paraphrase linguistique et la paraphrase pragmatique une différence dans le degré de parenté sémantique entre definiendum et definiens : dans la paraphrase pragmatique, qui nous intéresse ici, la parenté est construite par la co-occurrence des deux éléments, reliés par un introducteur de reformulation ou juxtaposés, ainsi que par un horizon idéologique qui contribue de façon essentielle à orienter les inférences interprétatives du récepteur qui va être poussé à reconstruire une cohérence.
Dès lors, le concept de « seuil de distorsion acceptable » (FUCHS 1994 : 37), selon lequel « [e]ffectuer une reformulation paraphrastique, c’est estimer que la transformation de C en C’ ne déforme pas C au-delà du seuil de distorsion acceptable – que ces « contenus » soient construits au plan du sémantisme linguistique ou à un autre plan » (FUCHS 1994 : 38) devient particulièrement intéressant, car la question se pose non seulement en termes d’émetteur, ainsi que le pose Fuchs, mais en termes de récepteur : le seuil se situe au point au-delà duquel le destinataire du message n’est plus capable d’en reconstituer la cohérence8.
C’est pour cette raison que les définitions du discours politique médiatisé semblent se calquer sur les définitions lexicographiques par leur structure mais s’en détachent par les mécanismes sémantiques qui les régissent : la recherche de l’originalité (contraire aux principes de la définition lexicographique) tend la cohérence sémantique jusqu’aux limites de la rupture. C’est en cela que nos périphrases définitionnelles peuvent être rapprochées de la métaphore projective grâce à leur capacité de montrer le definiendum sous un jour nouveau : « des métaphores dont la réussite repose, plutôt que sur la capacité de l’interprète de reconnaître une analogie, sur sa disposition à la produire » (PRANDI 1992 : 240). Mais, s’agissant d’un discours ayant aussi une visée pragmatique (les exemples de notre corpus pré-électoral visent essentiellement à orienter le vote des électeurs), la portée novatrice de ce fonctionnement projectif est en quelque sorte estompée par l’effet de répétition : du nouveau familiarisé.
Finalement, il est possible de définir les périphrases de notre corpus comme des énoncés offerts au destinataire comme des définitions, ayant la fonction d’éclairer l’auditeur, de lui fournir une grille d’interprétation de la réalité – frappée paradoxalement à la fois du sceau de l’intuition novatrice et de l’évidence - et qui exploitent dans ce but des procédés rhétoriques, notamment métaphoriques.
Références bibliographiques
ARISTOTE, Métaphysique, Paris, Flammarion, 2008.
M. BURGER, G. MARTEL (sous la dir. de), Argumentation et communication dans les médias, Montréal, Editions Nota Bene, 2005.
P. CHARAUDEAU, Le discours politique, Paris, Vuibert, 2005.
P. CHILTON, Analysing Political Discourse. Theory and Practice, London/New York, Routledge, 2004.
C. FUCHS, Paraphrase et énonciation, Paris, Ophrys, 1994.
A. GIAUFRET, « Le franc-parler ou la coopération conflictuelle », in G. MAIELLO (a cura di), Il dialogo come tecnica linguistica e struttura letteraria, Napoli, Edizioni scientifiche, 2008, pp. 299-319.
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J.L. VAXELAIRE, Les noms propres. Une analyse lexicologique et historique, Paris, Champion, 2005.
Note
↑ 1 Le protocole de transcription utilise délibérément les signes de ponctuation et d’autres caractéristiques de l’écrit, afin de faciliter la lecture des exemples cités.
↑ 2 Sur le discours politique et son fonctionnement, voir M. BURGER, G. MARTEL (sous la dir. de), Argumentation et communication dans les médias, Montréal, Editions Nota Bene, 2005 ; P. CHARAUDEAU, Le discours politique, Paris, Vuibert, 2005 ; P. CHILTON, Analysing Political Discourse. Theory and Practice, London/New York, Routledge, 2004.
↑ 3 Nous soulignons dans le texte les éléments qui nous intéressent.
↑ 4 Emission du 14 février 2008. Nous remercions notre étudiante Marianna Cosma qui nous a fourni cet exemple de son corpus.
↑ 5 La défense de la langue française, définie par Philippe de Villiers, comme « ma mère » est un point central du programme. Les propos de Philippe de Villiers sont riches en commentaires métalinguistiques qui signalent une intention puriste.
↑ 6 Il s’agit ici d’une question interro-négative.
↑ 7 Nous n’allons pas aborder ici la question du sens des noms propres ; pour un panorama complet voir J.L. VAXELAIRE, Les noms propres. Une analyse lexicologique et historique, Paris, Champion, 2005.
↑ 8 Pour une analyse des phénomènes d’incohérence sémantique voir PRANDI 1987.