Publifarum n° 11 - Autour de la définition

Le non-glossaire de ''Trois jours d'engatse'': la définition au sein de la fiction, du ludique et de l'interaction

Carlotta Cini


Le mot « définition » est généralement associé à l'idée de technicité, de précision, d'information; cela vaut aussi pour les glossaires. Le fait qu'un glossaire soit inséré comme paratexte dans une oeuvre de fiction narrative a tout de suite suscité notre intérêt; d'où la décision d'analyser le glossaire de Trois jours d'engatse (Méditorial, Ajaccio, 1994; Fleuve Noir, Paris, 1995), le premier roman de l'écrivain marseillais Philippe Carrese.

La présence d'un glossaire à la fin de ce roman policier est formellement justifiée par la présence de mots qui relèvent du parler marseillais, de l'argot ou du langage des cités, et qui ne sont pas compréhensibles ni familiers pour tous les lecteurs.

Mais le glossaire à la fin du roman de Philippe Carrese n'a rien à voir avec les glossaires ordinaires. Loin d’avoir une fonction définitoire et explicative, il a plutôt un rôle ludique, qui perpétue la fiction narrative et le but récréatif du roman et qui établit une sorte de dialogue entre le lecteur et le narrateur. Les éléments qui concourent à ce résultat, et que nous verrons au cours de notre analyse, sont nombreux: entre autres, la ressemblance avec le ton et le style du roman, les continuelles interventions du narrateur, la présence d'éléments linguistiques et de démarches discursives typiques de l'oral. L'explication même des mots marseillais – raison d'être du glossaire en question – finit par représenter une continuation de l’ironie vis-à-vis de l’opposition entre « marseillais » et « non-marseillais », qui est l'un des thèmes fondamentaux du roman.

La définition semble ainsi avoir une fonction pragmatique dans le jeu interactif entre le narrateur et le lecteur et à l'intérieur de la fiction elle-même.

Le but de cet article est l'analyse du lien entre définition et fiction narrative à l'intérieur du glossaire en question. À travers une série d'exemples, nous essayerons de déterminer en quoi la définition se prête-t-elle aux buts de la fiction narrative, quels sont les domaines qu’elle concerne (l'aspect ludique, parodique et discursif en particulier) et quel rôle joue dans tout cela la parodie des définitions issues du dictionnaire et des glossaires standard et l'opposition avec le style qui les caractérise.

I.Le roman

Avant d'analyser le glossaire, qui constitue l'objet de notre étude, il est important d'ouvrir une brève parenthèse sur l'originalité du roman de Carrese, par rapport au genre dans lequel il s'inscrit, surtout du point de vue de l'aspect burlesque et de l'interaction avec le lecteur.

Trois jours d'engatse est l'histoire de Bernard Rossi, un jeune ouvrier marseillais, qui est entrainé malgré lui dans une aventure tragi-comique engendrée par trois évènements dramatiques apparemment indépendants, qui s'avèrent liés par une intrigue politique et mafieuse. En trois jours sa vie est complètement bouleversée par une série de vicissitudes qui révèlent sa personnalité drôle, naïve, enfantine mais aussi la force d'une classe sociale qui en a assez d'être soumise au pouvoir des plus forts.

Ce roman présente une forte dimension burlesque et parodique réalisée au niveau du contenu (à travers les aventures du protagoniste et la caractérisation des personnages) et du style (surtout à travers le langage employé).

Les aventures racontées sont en même temps dramatiques (homicides, suicides, affaires de drogue accidents, etc.) et rocambolesques, ridicules, à cause de leur flagrant irréalisme, ce qui les rend tout à fait tragi-comiques. En particulier, ce qui rend comique le récit est la combinaison d'une série d'éléments: la naïveté désarmante du protagoniste, son auto-ironie, la fait que, malgré son inaptitude vis-à-vis des évènements extérieurs et des bêtises qu'il fait, il arrive toujours à s'en sortir, la vitesse irréaliste de l'action (tout se déroule en trois jours seulement) qui donne au lecteur l'impression d'assister à un sketch de « Benny Hill ».

Pour ce qui concerne le protagoniste, on remarque qu'il est un anti-héros sous tous les aspects. D'un point de vue physique (il est gros, maladroit); du point de vue de son caractère, car il est calme, gentil, naïf, peureux, paresseux (les protagonistes des romans policiers sont au contraire nerveux, brusques, rudes, rusés, courageux, actifs); et d'un point de vue intellectuel. Or, dans les romans policiers/noir, le héros n'est pas, évidemment, un héros classique; souvent alcoolisé, fumeur, à la santé corrompue par une vie de vices et au passé sombre et nuageux, le protagoniste du policier est un personnage héroïque à la façon contemporaine. Mais il est loin d'être l'« enfant grandi » du roman de Carrese, qui ressemble plutôt, par exemple, au protagoniste du policier humoristique de Juan Marsé « El embrujo de Shanghai »1.

D'un point de vue linguistique, à travers la présence massive du dialecte et du langage familier et des cités, l'auteur crée un style diastratiquement bas qui s’oppose au style qui caractérise généralement un ouvrage littéraire. La présence d'un langage bas, fait de gros mots et de vulgarités, est un élément typique du polar et surtout du noir, qui s'adapte bien à l'atmosphère métropolitaine, dégradée, voire damnée que ce genre veut récréer. Dans le roman de Carrese, pourtant, l'élément linguistique dépasse cet usage répandu; ici, le choix du langage sert à:

- créer un effet grotesque et grossier;

- établir une série d'oppositions: entre Marseille et le reste de la France (surtout Paris), entre la Marseille des cités et la Marseille bourgeoise, parmi les différentes classes sociales;

- créer un rapprochement avec le lecteur, qui ressent ce langage comme plus familier, plus proche de l'usage quotidien.

Mais ce sont aussi les commentaires du narrateur et le fait qu'il dialogue sans arrêt avec le lecteur qui accroissent le ton ludique du roman, car ils interrompent l'action et enlèvent du sérieux à l'histoire. C'est surtout à travers cette démarche que le narrateur établit un lien de complicité avec le lecteur: ils partagent un point de vue externe aux faits racontés, qui leur permet d'en rire ensemble.

La parodie du genre « policier » réside donc non seulement dans la caractérisation du protagoniste, dans l'irréalisme des faits racontés et dans le langage, mais aussi dans le jeu d'interaction que le narrateur met en scène avec le lecteur, comme s'il s'agissait d'un échange communicatif.

II. Un glossaire sui generis

C'est dans cette dimension que s'inscrit le glossaire de Trois jours d'engatse.

En principe, un glossaire est un recueil de gloses (termes étrangers ou rares) associés à leurs définitions et centrés sur un domaine dont il détaille les termes techniques spécifiques; il désignait anciennement un dictionnaire expliquant certains mots obscurs d'une langue par d'autres termes de la même langue. Aujourd’hui, il désigne le lexique d'un dialecte, d'un patois, des mots propres à un domaine scientifique ou technique, du vocabulaire propre à un auteur. Il restreint donc à un domaine particulier ce que le lexique est pour l’ensemble des mots d’une langue.

Il est étrange, d'abord, de trouver un glossaire dans un ouvrage de littérature, et surtout dans un genre, le roman policier, qui est généralement considéré comme accessible à un public assez vaste. Il existe des glossaires concernant le langage propre à un écrivain, mais il s'agit d'instruments rédigés par des experts dans un but analytique, ou didactique. Dans le cas présent, on s'aperçoit tout de suite de la liaison étroite entre le roman et son glossaire grâce à la présence de la note explicative du mot « engatse » (tirée du glossaire) sur la couverture de la première édition (Méditorial):

Engatse: embrouille grave, très grave.

Le glossaire de Trois jours d'engatse montre sa particularité par rapport aux glossaires traditionnels déjà à partir de la présentation que l'auteur en fait:

Si vous n'avez pas tout comprique, pas de panique, voilà le lexique2
(p. 179).

D'abord, il s'adresse directement aux lecteurs; en outre, on remarque la présence de la rime forcée « lexique/panique/*comprique », qui place la phrase dans le domaine du ludique.

La présentation du glossaire est strictement liée à la préface du roman, où il est inséré dans le contexte d'opposition socio-linguistique entre le marseillais et le français standard:

L'histoire que vous allez lire est totalement fictive. Elle se déroule dans une ville imaginaire située à vingt kilomètres à l'ouest d'Aubagne et à près de huit cents kilomètres au sud de Paris, c'est-à-dire quasiment aux antipodes, dans les territoires vierges e exotiques propices aux aventures les plus dépaysantes.

Cependant, pour plus de commodité, nous appellerons cette cité « Marseille » pour qu'il y ait pas d'engatse de comprenette pour dégun.

Si vous êtes un vrai Marseillais, vous ne devriez pas avoir trop de problèmes pour capter, les termes utilisés étant ceux de tous les jours.

Si vous êtes un vrai Parisien, c'est-à-dire, si vous habitez plus au nord que Gardanne, vous trouverez un lexique sommaire à la fin du récit pour pouvoir tout comprendre (et si tu es un fiòli, un jambon ou une estrasse mondaine de Saint-Giniez, arrête de faire ta précieuse et laisse tomber l'accent pointu.. ça donne l'air ensuqué, et de toute façon, un jour ou l'autre, ça t'échappe malgré toi et toi et tu redeviens ce que tu as toujours été: un vrai Marseillais..) (CARRESE 1994: 9).

Le narrateur prend le point de vue des marseillais et s'adresse aux non-marseillais avec un air de supériorité; en même temps, tout en se moquant d'eux, il critique et se moque de l'esprit de clocher des marseillais.

Le glossaire de Carrese est original même du point de vue de sa construction. Dans un glossaire ordinaire, les mots sont rangés par ordre alphabétique; ici, au contraire, ils sont regroupés par argument. Chaque groupe est introduit par une brève phrase de présentation, à partir de:

Commençons, si vous le voulez bien, par les injures.. (Quand tu apprends une langue étrangère tu commences toujours par apprendre les gros mots...). (CARRESE 1994 : 179).

Commencer par les injures signifie inscrire le glossaire dans un domaine qui est généralement et conventionnellement aperçu comme « non sérieux »; en outre, le narrateur s'adresse directement au lecteur (« si vous le voulez bien ») pour lui demander sa permission; enfin, le commentaire entre parenthèses, au ton encore moins formel, transforme le mot « injures » en « gros mots» et fait appel à une expérience universellement partagée (« tu commences par apprendre les gros mots »), ce qui crée un lien intime entre l'auteur et le lecteur. Cela continue avec les autres phrases qui présentent les différentes groupes de mots; entre autres:

Quelques injures pas trop méchantes (p. 179),

Quelques injures sexistes (p. 179),

Quelques injures de classes (sociales) (p. 180).

Souvent des commentaires sont insérés entre les différents articles.

Et tant qu'on est chez nos amis les bêtes, (p. 181),

Et un petit dernier pour la route... (p. 182),

Et je vous ai gardé les deux meilleurs pour le dessert (p. 185).

À travers ces éléments de liaison la structure aride, impersonnelle et plate des glossaires ordinaires devient plus mouvementée, moins répétitive. Ce type de construction montre non seulement l'intention de rendre le glossaire plus facile à suivre, plus amusant et entraînant pour le lecteur, mais elle donne aussi l'impression d'une véritable conversation établie entre le narrateur et le lecteur, exactement comme dans le roman.

III. Les énoncés définitoires

Les définitions du glossaire de Carrese sont tout à fait en accord avec les caractéristiques du paratexte décrites jusqu'ici.

Généralement, les définitions d'un glossaire ne sont pas forcément les mêmes que dans un dictionnaire: dans un glossaire on donne la définition du mot dans le contexte où il est employé, ou le domaine auquel il se réfère. Avec un glossaire, on a accès à toutes les définitions nécessaires pour comprendre les termes techniques d’un sujet; il est donc important qu’il soit le plus complet possible, et qu’on y trouve notamment le jargon utilisé dans chaque domaine spécifique.

Selon Riegel:

La forme ordinaire des énoncés définitoires est une phrase générique énonçant littéralement une équivalence référentielle. Cette construction est, en fait, le vecteur de leur lecture proprement définitoire, qui exploite la propriété de réflexivité des signes linguistiques (RIEGEL1990: 109).

Les énoncés définitoires de Trois jours d'engatse présentent une série de caractéristiques qui les éloignent des définitions que l'on trouve dans les glossaires standard.

III. a.Une approche lexico-pragmatique

Il nous semble qu'une approche purement sémantique ne pourrait pas rendre compte de façon exhaustive de ce qui se passe dans le glossaire en question; elle ne serait pas suffisante non plus à l'étude, que nous nous proposons, du rapport entre définition et fiction au sein du roman de Carrese. Un point de vue qui tienne compte de la dimension interractionnelle de la définition nous semble à ce propos plus adapté; d'où le choix d'adopter l'approche lexico-pragmatique de Riegel, selon lequel la définition peut être considérée comme un acte langagier:

les énoncés définitoires ordinaires (désormais abrégés en EDO) [...], s'ils s'interprètent effectivement comme une instruction sur l'usage conventionnel des mots, n'en empruntent pas moins leur forme lexico-syntaxique au discours sur les choses, jusqu'à se confondre avec lui. (RIEGEL 1990 : 98)

Les énoncés définitoires doivent, selon Riegel, être rapportés aux conditions de leur production; c'est-à-dire qu'il faut les analyser comme des énoncés qui servent à réaliser un type bien déterminé d'acte langagier. Cela est remarquable, par exemple, dans des phrases copulative à interprétation générique comme la suivante:

Une voiture, c'est une source de dépenses qui grèvent sur le budget familial.

(RIEGEL 1990 : 98),

qui prend la forme d'un EDO mais qui ne s'interprète pas comme tel, et dont on retrouve des exemples dans Trois jours d'engatse:

Ex. 1 (p. 182)

Kuhlman: Usine Kuhlman, site d'usines chimiques de l'Estaque, grand pollueur de poumonsdevant l'Estaque.

Ex. 2 (p. 182)

L'Abbé Pierre (ou Emmaüs):débarras de caves célèbre pour ses accumulations d'estrasses (voir plus haut).

Riegel appelle ce type de EDO énoncés définitoires copulatifs (EDC), qui s'opposent aux énoncés définitoires explicitement métalinguistiques. Comme le montre Auger,

les énoncés définitoires métalinguistiques mettent en cause des verbes métalinguistiques et le terme à définir [N0] y est toujours en usage autonymique. Les EDC, pour leur part, n'affichent pas ouvertement leur caractère métalinguistique et le terme à définir [N0] y est toujours en usage référentiel, jamais autonymique. [...] Ce n'est donc qu'implicitement, par réflexivité des signes linguistiques, que les EDC permettent une lecture définitoire, contrairement aux énoncés définitoires métalinguistiques qui comportent toujours des verbes métalinguistiques. (AUGER 1983 : 35).

Les EDO du glossaire de Trois jours d'engatse, comme on le verra, ne servent pas vraiment à expliquer les mots auxquels elles se réfèrent; dans la plupart des cas, elles sont presque totalement non-informatives (BEAUGRANDE-DRESSLER : 1981), ce qui est, au contraire, le principe du concept de définition. Elles mettent en cause un univers de « croyances imaginaires »(AUGER:1983) et un bagage d'opinions et de connaissances partagées, la « charge culturelle partagée » (GALISSON : 1987), chère à Galisson.

Dans sa classification des modalités d'explicitation des énoncés définitoires, Martin (1983) sépare les énoncés proprement définitoires des énoncés « à intérêt définitoire ». La modalité formulative-non phrastique (les définitions lexicographiques, proprement définitoires) fait partie du premier groupe, alors que la modalité énonciative-phrastique (qui contient les énoncés définitoires au vocabulaire spécifique et les énoncés sémiques, au vocabulaire non spécifique) fait partie du deuxième. Tout en étant insérées dans d'une structure, le glossaire, qui appartient en principe au premier groupe, les définitions de Trois jours d'engatse, sont à placer – à cause de l'absence du vocabulaire spécifique, de la dimension discursive et du manque d'informativité qui les caractérisent – dans le deuxième groupe, parmi les énoncés à intérêt définitoire, au vocabulaire non spécifique et à modalité énonciative.

Elles cessent ainsi d'être simplement des énoncés définitoires et constituent tout à fait des actes de langage entre le narrateur et le lecteur. Il s'établit entre eux une sorte d'échange interactionnel, où le narrateur peut être vu comme le locuteur (et on l'appellera donc ici narrateur-locuteur) et le lecteur comme le récepteur (que l'on va appeler lecteur-récepteur).

III. b. L'analyse

L'aspect sur lequel notre analyse porte est donc la dimension discursive des définitions en question et en particulier les procédés à travers lesquels est réalisée l'implication du lecteur.

On remarque d'abord l'insertion de certains procédés typiques du discours oral:

- la transposition du langage oral à l'écrit (comme il arrive souvent dans le roman):

Ex. 3 (p. 182)

Quilé, ah!: [...].

Cette démarche est aussi censée déclencher de l'humour grâce à l'opposition entre la prononciation des mots dans la langue orale courante et leur forme écrite.

- La présence de marqueurs phatiques:

Ex. 4 (p .184)

Imbitable: qu'on ne peut biter, du nom bite,vous savez, l'appendice sexuel...

- L'utilisation des termes d'adresse (pronoms, dans le cas suivant):

Ex. 5 (p. 180)

Jambon: [...] les autres (les gens comme toi et moi) mettent l'accent sur le O du milieu. C'est tout simple mais c'est imparable.

- L'emploi d'assertions de véridicité qui portent sur le contenu de l'énoncé produit par le locuteur et qui expriment son auto-implication:

Ex. 6 (p. 181)

[...] et les gabians sont des sortes de mouettes qui crient souvent avec l'accent marseillais (aow! Aow! Je te jure que c'est vrai!).

- La présence d'actes illocutoires:

Ex. 7 (p. 185)

La maison Poulaga, Les condés, L'Evêché: La Police (d'ailleurs, ce que fait la Police,je vous le demande..).

Ici, le narrateur fait semblant de ne pas savoir ce que fait la Police et le lecteur est stimulé à prendre partie à ce qui devient tout à fait un échange verbal, à travers une requête explicite d'aide, de participation. Il s'agit, c'est vrai, d'une question rhétorique, qui ne présuppose pas de réponse, l'assertion sous-entendue étant « la police ne fait rien »; mais cela n'efface pas le procédé d'implication du lecteur-récepteur, au contraire, les questions rhétoriques de ce type étant très fréquentes dans les interactions quotidiennes.

- Souvent, les définitions en question ne sont pas achevées et se terminent par des points de suspension ou par des conclusions personnelles du narrateur:

Ex. 8 (p. 183)

S'embroncher: se prendre les pieds dans...

Ex. 9 (p. 180)

Tromblon: au départ, c'est un fusil qui tire mal et dans tous les coins; à l'arrivée, quand on te traite de tromblon c'est que… Enfin, moi, ça me plairait pas qu'on me traite de tromblon.

Ex. 10 (p. 185)

Un wagon: un tas... un paquet de…en général, il y en a beaucoup.

Dans ce cas aussi on remarque clairement la dimension discursive de ce glossaire: d'abord, le fait de ne pas achever un énoncé est typique des interactions orales, où le sens peut être complété par le contexte, ou par des signes paraverbaux, non verbaux, etc., et dont les hésitations, les répétitions, les reformulations constituent une partie fondamentale.

Par ailleurs, le fait de laisser au récepteur (au lecteur en ce cas-ci) la tâche d'interpréter l'énoncé inachevé et d'imaginer la suite constitue une démarche qui vise à engager le lecteur dans une structure linguistique discursive. L'implication du lecteur-récepteur est stimulée aussi par l'auto-implication du narrateur-locuteur, exprimée dans le commentaire « Enfin, moi, ça me plairait pas qu'on me traite de tromblon ». Le lecteur joue ainsi un rôle actif dans la construction du sens.

La présence des structures typiques de la langue orale comporte l'abandon de la dimension littéraire, entendue au sens traditionnel, c’est-à-dire considérée généralement comme « sérieuse ».

Souvent les définitions sont créées par opposition ou par similitude avec une autre forme plus ancienne, ce qui réduit la possibilité d'accès à l'information donnée de la part du public:

Ex. 11 (p. 181)

Oh fan!: sommairement, on peut dire que quand les anciens disent « Bou diou !», les jeunes disent « Oh fan! ».

Le fait de faire référence à l'expression « Bou diou» présuppose logiquement que le lecteur en connaisse le sens. Or, puisqu'il s'agit d'une expression provençale, seulement le public marseillais pourra la comprendre: l'accès à l'information est limité à un groupe de lecteurs, alors que dans les glossaires ordinaires l'explication devrait être accessible pour tout le monde. Par ailleurs, le public marseillais (sauf les gens âgés) comprend probablement aussi «oh fan», qui fait partie de son langage quotidien. Il en résulte que l'information est donnée seulement à la partie du public qui n'en a pas besoin.

Ce manque de « démocratie » concourt à donner l'impression de l'établissement d'un dialogue avec certains interlocuteurs, les marseillais; comme on l'a vu dans la préface, cela fait partie du jeu mis en acte par le narrateur, qui ne cesse de faire des distinctions parmi ses lecteurs entre marseillais et non marseillais, ce qui augmente la dimension discursive du glossaire. Cette démarche est réitérée dans l'article suivant, où l'expression « chedeu » (transposition à l'écrit de la prononciation orale de « (fa)tche de ») est expliquée à partir de « Oh fan »:

Ex. 12 (p.181)

Cheudeu: c'est comme quand on dit « Oh fan! »

Dans l'exemple qui suit, au contraire, le public cible est étendu: il s'agit de tous les français:

Ex. 13 (p. 182)

C'est mac!: dans les années 60, on aurait dit en français « c'est super » ou « c'est formidable ». Depuis les années 60, on dit plutôt « c'est mac » voilà, c'est mac!

Ce qui est intéressant aussi, dans ces deux cas, c'est que la définition porte sur le signe lui-même et non sur l'objet désigné. Selon Recanati:

[un signe] ne s'efface pas devant l'objet qu'il désigne (RECANATI 1979: 41).

Ce qui fait que l'on ajoute à un signe en usage des commentaires non seulement sur l'entité de référence mais aussi sur le signe-même. Encore une fois, le but des définitions du glossaire en question n'est pas la transmission d'informations ni d'explications.

Le refus du but explicatif est rendu manifeste dans l'exemple qui suit:

Ex. 14 (p. 182)

'quilé ah!: qui n'est autre qu'une contraction audacieuse des deux mots « enculé va! ».Et ça, je n'expliquerai pas ce que c'est, tout le monde connait.

Il faut remarquer aussi la particularité syntaxique de cet énoncé définitoire, qui consiste en le « qui » initial: une définition standard ne commence jamais par un pronom relatif. Ici, le « qui » se réfère à la phrase qui précède l'article (« et un petit dernier pour la route... »), ce qui concourt à créer une dimension dialogique entre le narrateur et le lecteur.

La présence de commentaires de ce type est une autre caractéristique des définitions du glossaire de Trois jours d'engatse qui les différencie des définitions traditionnelles et qui les assimile à l'interaction orale:

Ex. 15 (p. 184)

Le Haid: fête arabe où l'on égorge des moutons, de préférence dans la baignoire, parce qu'au moins là, ça salit pas trop.

Ex. 16 (p. 184)

Les commissions: les courses (celles qui servent à se restaurer, du genre: 3 kg de tomates, 1 litre de lait).

Ex. 17 (p. 184)

Le zef: le vent, plutôt violent (mais ici, tout est violent, pas de demi-mesures).

Dans le cas qui suit le commentaire est fortement sarcastique:

Ex. 18 (p. 184)

Destroy: complètement cassé (mais c'est peut-être pas tout à fait d'origine méditerranéenne).

« Destroy » est clairement un mot anglais; c'est justement le fait de s'interroger sur une chose aussi évidente qui produit le sarcasme.

Le deuxième facteur qui confère aux définitions en question l'aspect d'une interaction entre le narrateur et le lecteur est la dimension ludique, réalisé à travers de nombreuses solutions. D'abord, entre les définitions le narrateur crée une sorte de réseau, qui produit l'effet d'une chasse au trésor, comme on le voit dans les exemples qui suivent:

Ex. 19 (p. 182)

Chabrand: c'est comme Vuitton, mais de province, très prisé chez les jambons (voir plus haut).

Ex. 20 (p. 180)

Favouille: petit crabe qui marche de biscanti (ça, je l'explique après) [...]

Cette démarche est souvent réalisée à travers des répétitions, ce qui crée des effets comiques:

Ex. 21 (p.180)

Fiòli: Fils de riche et qui le montre.

Jambon:nouveau richeet qui le montre aussi. Pour reconnaitre un fiòli ou un jambon, c'est pas compliqué... Quand ils mangent l'aïoli, les fiòlis (ou jambons) mettent l'accent sur la dernière syllabe d'aïoli. Les autres (les gens comme toi et moi) mettent l'accent sur le O du milieu. C'est tout simple mais c'est imparable.

On remarque ici la répétition de la deuxième partie de l'EDO « et qui le montre »; en outre, dans la définition de « jambon » le mot « fiòli » est repris et expliqué, à travers un exemple. On assiste à une sorte de débordement d'un article dans l'autre.

Ex. 22 (p.181)

Zou!:en avant, ... c'est du provençal, à la base.

Zou maï!:en avant une fois de plus... (« maï » c'est « plus » en provençal).

Ex. 23 (p. 185)

Un souk: un bordel en plus exotique.

Un barouf: un bordel sonore.

Ex. 24 (p. 179)

Fada: imbécile

Ravi: imbécile heureux

Djedji:imbécile prétentieux

Ensuqué: abruti (heureux ou pas)

Dans les trois premiers articles (« Fada », « Ravi » et « Djedji ») le narrateur joue sur la répétition du mot « imbécile », auquel des variantes sont ajoutées; dans le dernier article la définition est changée en « abruti » et l'effet comique est réalisé par l'ajout entre parenthèses, qui présente comme importante une spécification complètement inutile. Le détail « heureux ou pas », en effet, qui reprend les deux adjectifs des articles précédents, n'apporte rien de nouveau à la définition donné.

« Imbécile heureux », d'ailleurs, est une figure idiomatique, ce qui concourt à augmenter la dimension ludique; le recours à ce type d'expressions est assez fréquent; il suffit de penser, par exemple, au commentaire « un petit dernier pour la route ».

Ex. 25 (p. 183)

Carbone: bandit célèbre des années 40.

Spirito:collègue du précédent.

Alain Prieur: Cascadeur célèbre des années 80 (il s'est loupé dans les années 90).

Il ne s'agit pas ici de vraies définitions mais presque de « notes en bas de page »; c'est l'explication d'une entité précise liée à une réalité circonscrite, qui ne fait pas partie du bagage culturel de tous les lecteurs.

Le mot “collègue” fait que l'on considère les bandits comme une catégorie de travailleurs, ce qui crée un effet de distanciation par rapport à la définition standard et généralement acceptée de « bandit ». L'effet comique est augmenté par la liaison entre les trois définitions: les deux premières sont liées par l'expression « collègue du précédent »; la dernière définition reprend, comme dans une comptine, la structure de la première définition (seulement le substantif change). Le commentaire entre parenthèse est doublement intéressant: d'abord, l'information donnée (le fait que Alain Prieur s'est tué) n'est pas pertinente aux buts de la définition en question, et sert seulement à donner des indications supplémentaires sur le personnage; en outre, la phrase « Cascadeur célèbre des années 80 » est tout à fait dans la ligne de la définition classique alors que ce qui suit est de l’ordre du discours quotidien, avec le mot familier « louper ».

L'effet comique est créé aussi à travers des renvois qui rendent les définitions tautologiques, comme dans l'exemple suivant:

Ex. 26 (p. 179)

Pétasse:poufiasse maigre

Poufiasse: pétasse grosse

Radasse: pétasse allongée (ou s'allongeant facilement).

Chaque article est expliqué à travers un mot qui apparait dans l'un des autres articles, mais aucun des mots qui constituent les définitions n'est expliqué. Les EDO perdent donc toute valeur informative; c'est justement cette absence d'informativité dans un type de texte, le glossaire, qui est fait exprès pour donner des informations et des explications qui rend ces articles comiques.

On remarque aussi la présence d'onomatopées, rares ou inexistantes dans les glossaires ordinaires:

Ex. 27 (p. 183)

Néguer: noyer (glou, glou, glou...)

Le narrateur-locuteur se moque ici du lecteur, qu'il fait semblant de prendre pour un enfant.

Un autre élément qui concourt à créer une dimension comique dans le glossaire est le choix des exemples. Comme dans l'exemple 20, où l'on explique que l'on peut reconnaitre un fiòli ou un jambon d'après leur différente prononciation du mot « aïoli ».

Voyons maintenant l'extrait suivant:

Ex. 28 (p. 185)

Un moulon: c'est presque un wagon mais avec une nuance quantitative. Par exemple, on dira « un wagon d'emmerdes » mais on dira « un wagon de cadavres ». C'est une question de nuances.

L'effet comique est créé par le contraste entre le mot « nuance » et le choix des exemples, qui présentent des mots assez crus (cadavres) et vulgaires (emmerdes): il est un peu cynique de dire que c'est une question de nuances lorsqu'on parle de cadavres et d'emmerdes!

Dans le cas suivant, l'aspect ludique est obtenu à travers un procédé de déstructuration du sens du mot:

Ex. 29 (p. 184)

Le pàti: le bordel, sans les filles, mais avec la panique.

On prend en considération deux éléments qui font partie des traits distinctifs du mot « bordel »: « filles » et « panique » et on les utilise pour montrer la différence avec le mot « pàti ». Ce qui crée l'effet comique est le fait que l'on fait référence au sens physique du mot bordel au lieu de faire référence à son sens métaphorique. En outre, l'élément négatif (l'absence des filles), est compensé par la présence de l'élément « panique », qui est proposé ici sarcastiquement comme positif mais qui est en réalité négatif.

Enfin, pour terminer cette brève analyse avec un article parfaitement en accord avec le ton du roman, voyons un exemple où l'effet comique est créé à travers le contraste entre la vulgarité du gros mot et la précision technique de sa définition:

Ex. 30 (p. 183)

Caguer: émettre des excréments.

Conclusions

L'analyse montre que toutes ces démarches – le langage employé, l'absence de clarté définitoire, leur non-informativité, l'absence du recours à un vocabulaire spécifique, à des schémas syntaxiques et à des indices typographiques, l'auto-implication du narrateur-locuteur et du lecteur-récepteur, la dimension du jeu – concourent à éloigner le glossaire en question des glossaires standard et qu'elles ont pour résultat la transformation du glossaire en un instrument ludique censé établir un véritable dialogue avec le lecteur.

Il s'agit d'une opération pragmatique qui permet d'un côté de raccourcir la distance avec le lecteur et de l'entretenir, de l'autre de compléter la dimension parodique commencée dans le roman. La liaison entre le récit (le texte) et le glossaire (le paratexte) est très étroite: le glossaire constitue une parodie des glossaires traditionnels de la même façon dont le roman est une parodie du genre policier; le deuxième constitue un prolongement et une partie intégrante du premier.

Il n'appartient complètement à aucune d'elles mais il emprunte des caractéristiques à toutes les trois. Il se propose comme un glossaire, et se situe par conséquent dans le domaine de la définition, dont il a (en partie) la forme et le but; pourtant, il emprunte à la fiction l'aspect ludique, créatif, et à l'interaction la tendance au dialogue avec le lecteur, la présence de la langue orale, l'implication du narrateur et du lecteur.

L'approche lexico-pragmatique, qui voit la définition comme la réalisation possible d'un échange discursif, rend parfaitement compte de cette opération et ouvre des voies intéressantes à l'emploi de la définition pour des buts non-standard, en particulier – dans le cas examiné ici – au sein de la fiction narrative.

Une fois établie la relation étroite entre définition, fiction et interaction, il serait intéressant de définir plus dans les détails quels sont les rôles réciproques de ces trois éléments: est-ce que la définition se prête à la réalisation de la dimension interactionnelle du roman ou est-ce que la dimension interactionnelle est employée pour rendre le roman et le glossaire (nécessaire à cause des mots en dialecte) plus entraînants? L'analyse d'éventuelles occurrences de glossaires de ce type dans d'autres œuvres de fiction se rend à ce propos nécessaire, afin d'envisager le lien entre définition, interaction et fiction narrative à un niveau en même temps plus général et plus profond.

Bibliographie

P. CARRESE, Trois jours d'engatse, Ajaccio, Méditorial, 1994.

A. AUGER, Repérage des énoncés d'intérêt définitoire dans les bases de données textuelles, Université de Neuchatel, 1997.
AA.VV., La définition, Larousse, Paris, 1998.
J.-M. ADAM, Le texte narratif, Paris, Nathan, 1994.
J.-M. ADAM, Les textes: types et prototypes - Récit, description, argumentation,explication et dialogue, Paris, Armand Colin, 2005.
M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975.
R. DE BEAUGRANDE, & W. DRESSLER, Introduction to Text Linguistics, London-New York, Longman, 1981.
O. DUCROT, Les mots du discours, Paris, Minuit, 1980.
R. GALISSON « Accéder à la culture partagée par l’entremise des mots à CCP », in Études de Linguistique Appliquée, n°67, 1987.
R. GALISSON, De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE international, 1991.
R. JAKOBSON, Questions de poétique, Paris, Seuil.
R. MARTIN, Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983.
H. MESCHONNIC, Des mots et des mondes, Paris, Hatier, 1991.
M. MEYER, Langage et littérature. Paris, PUF, 1992.
H. MITTERAND, Les mots français, Paris, PUF, 1963.
F. RECANATI, La transparence et l'énonciation, Paris, Seuil, 1979.
M. RIEGEL, “La définition, acte du langage ordinaire – de la forme aux interprétations”, in AAVV, La définition, actes du colloque La définition, Paris, Larousse, 1990.
S. STATI, Cinque miti della parola, Bologna, Patròn, 1986.


Note

↑ 1 J. MARSE', El embrujo de Shanghai, Plaza & Janés, Barcelone, 1993.

↑ 2Dans l'usage courant, le mot “lexique” a pris aussi le sens de glossaire; nous utiliserons pourtant le terme « glossaire » dans cet article pour ne pas confondre le sens courant du mot « lexique » avec son sens linguistique.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482