Publifarum n° 11 - Autour de la définition

Les définitions naturelles des enfants : nature complexe du lexique et perspective interculturelle

Micaela ROSSI



1. Cadre théorique et objectifs de la recherche

Les études concernant la définition naturelle ou définition ordinaire1 (Riegel : 2000, Martin : 2000) représentent l’un des domaines de recherche les plus récents à l’intérieur du vaste panorama de la métalexicographie, notamment à la frontière avec les sciences cognitives. Née comme réponse aux limites mises en évidence par le modèle structuraliste de la sémantique componentielle en traits, l’approche visant la description des EDO (au sens d’énoncé définitoire naturel, Riegel : 2000) cherche à récupérer la composante psychologique et psycholinguistique intimement liée à l’acte de langage universel de demander/formuler une définition. La définition est ainsi considérée comme une activité épilinguistique naturelle (voir à ce propos Julia : 2001), un acte de langage universellement reconnu, qui partage avec les autres activités quotidiennes et ordinaires son essence de pratique non formalisée, spontanée, régie par des normes moins strictement codées.

Dans cette vague d’études, qui découlent notamment des recherches en sémantique du prototype et du dépassement de la sémantique en traits, les définitions spontanées commencent alors à constituer un objet d’études, qu’il s’agisse des folk definitions recueillies par Anna Wierzbicka dans le cadre de sa théorie de la « sémantique naturelle », ou encore des énoncés définitoires ordinaires analysés par Martin Riegel (2000) ou enfin des énoncés définitoires enfantins tels que les décrit Frédéric François (1981, 1985). Ces études remettent en discussion les contraintes du modèle d’énoncé définitoire traditionnellement établi par la pratique lexicographique (voir à ce propos Chaurand-Mazière : 1990), où l’acte de définition est perçu avant tout comme un acte de délimitation de la frontière sémantique parmi les unités appartenant au même paradigme, dans une optique strictement différentielle. Avec l’avènement des études sur les définitions spontanées, le modèle de description sémantique change sensiblement : ce qui prime n’est plus le trait différentiel, mais plutôt la description positive, substantielle, du concept auquel le mot renvoie. Le noyau de la définition sera donc constitué par les traits saillants du défini, qui dérivent de l’expérience personnelle du locuteur, de son appartenance culturelle, de son découpage mental de la réalité. Ces traits saillants (qui sont pour la plupart des traits perceptifs, sensibles) constituent ce que Gérard Vigner (1993) appelle l’inventairesémantique du défini. Le pouvoir d’évocation de ces définitions spontanées est souvent bien plus puissant que celui des définitions lexicographiques codées, et c’est justement en vertu de ce pouvoir évocateur que les locuteurs moyens arrivent à se communiquer avec succès leur vision du monde dans la vie quotidienne.

Cette efficacité se manifeste avec une évidence toute particulière dans le cas des enfants. Les définitions d’enfants ont déjà fait l’objet de nombreuses études, aussi bien dans le domaine francophone (voir à ce propos Martin-Berthet : 1993, François : 1985) qu’italophone (Arcaini : 1981 ; Brandi, Cordin : 1986; Boschi, Aprile, Scibetta : 1992). Les psycholinguistes et les linguistes reconnaissent désormais à la définition enfantine un statut d’acte linguistique d’apprentissage à part entière. Loin de stigmatiser les emplois de définitions encore imparfaites et lacunaires, ils considèrent ces formes définitoires comme un tremplin que les enfants utilisent pour s’approprier le monde et le dénommer par le biais de la langue. Martin-Berthet (1993 : 115) affirme : « ces définitions ne sont fautives que dans leur expression ; on doit les accepter comme justes, quitte à en améliorer la forme ». Bien souvent, l’efficacité de ces formes est surprenante dans les contextes d’interaction entre pairs : la définition d’un mot passe immédiatement par un trait saillant qui évoque pour l’enfant de façon presque automatique et instantanée le concept en question (l’exemple cité par Martin-Berthet : 1993 est significatif - tortue : animal lent).

Ce qui nous semble particulièrement intéressant, c’est que ce trait saillant est souvent typique de la conceptualisation du monde propre à l’âge enfantin ; les enfants ont en effet la tendance à découper la réalité sur la base de leurs expériences, de leur vécu. Pour eux, encore plus que pour les locuteurs adultes, « la référence est un phénomène pragmatique » (Mazzoleni : 1999) : l’analyse de ces traits saillants pourrait donc révéler en quelque sorte une interlangue sémantique commune aux enfants d’une même tranche d’âge (au-delà des différences linguistiques – voir à ce propos Rossi : 2006), qui tend à disparaître dans le passage à l’âge adulte et qui n’est plus présente dans le modèle de description sémantique fourni par les dictionnaires (y compris dans la plupart des cas les dictionnaires scolaires).

Sur la base de ces considérations, notre recherche se propose de vérifier deux hypothèses principales :

2. Constitution du corpus et méthodologie de l'analyse

Notre corpus est constitué d’une série de fiches lexicologiques recueillies dans des établissements scolaires italiens et français, et plus précisément dans deux établissements scolaires italiens et dans deux établissements scolaires français.2

L’âge de référence des enfants qui ont participé au projet est de 8 à 10 ans (la majorité des enfants appartiennent au CM). La période de collecte des données est comprise entre février et juin 2007.

Pour la collecte des données, nous avons décidé d'utiliser une fiche, qui a été distribuée aux enfants en classe sous la surveillance des enseignants. Dans la fiche, la tâche attribuée aux enfants était justement la formulation de plusieurs définitions3, par le biais de la consigne suivante: Un enfant d'un autre pays veut apprendre votre langue. Quels sont les cinq premiers mots qu'il/elle doit savoir? Pourriez-vous fournir une définition pour chacun de ces mots?

Les enfants étaient donc censés formuler les mots fondamentaux – à leur avis – de leur langue, en les définissant pour les faire comprendre à un enfant du même âge.

3. Résultats de l'analyse et considérations

3.1. Analyse du contexte

Pour ce qui est du corpus français, les fiches recueillies ont été 136. Les enfants, outre le français (qui est pour la plupart d'entre eux la langue maternelle), parlent chez eux d'autres langues ou variétés régionales de français, comme il ressort du tableau suivant :

Tabella1
anglais
164

espagnol
10
italien
10
arabe
8
allemand
3
breton
1
chinois
1
corse
1
créole
1
finlandais
1
hébreu
1
indien
1
ivoirien
1
kabyle
1
norvégien
1
suédois
1
tunisien
1
vietnamien
1

Le corpus italien est constitué par 157 fiches; mis à part l'italien, d'autres langues ou dialectes sont connus et parlés par les enfants, à savoir:

Tabella2
génois
40
dialecte de la Calabre
6
espagnol
5
chinois
2
sicilien
2
arabe
1
cambodgien
1
dialecte de Carloforte
1
dialecte de Trente
1
égyptien
1
français
1
indien
1
napolitain
1
sarde
1

3.2. Mots choisis et comparaison interculturelle

Il a été très intéressant de comparer les mots spontanément choisis par les enfants français et italiens: nous nous attendions en effet à des divergences même sensibles dans les deux corpus, ainsi qu'à une diversification des mots à l'intérieur de chaque corpus. En outre, nous nous attendions à un grand nombre de mots concrets, nos recherches précédentes sur les définitions spontanées (Biorci, Ferlino, Rossi, 2006) ayant déjà mis en évidence la majorité de termes concrets dans des corpus spontanés.

Notre attente a été doublement déçue : comme en témoignent les tableaux ci-dessous, les termes choisis comme « nécessaires » sont les mêmes ou presque dans les deux langues; en outre, il s'agit le plus souvent de mots qui ne renvoient pas à des référents concrets, dans le monde sensible, mais il s'agit plutôt de « mots-outils » dans le sens pragmatique du terme, mots qui sont nécessaires pour établir des relations interpersonnelles :

Tabella3
Corpus français
Corpus italien
Mot
Fréquence
Mot
Fréquence
bonjour
122
ciao
71
au revoir
95
fame/mangiare
47
merci
70
grazie
37
non
51
mamma
32
oui
47
amico/izia
30
s'appeler/nom
34
aiuto
29
s'il vous plaît
23
papà
29
maman
15
giocare
23
papa
15
sete/bere
19
manger
13
mi chiamo/nome
14
bonsoir
9
per favore
14
pardon
9
casa
13
ça va
8
prego
13
école
8
rispetto
12
je
7
acqua
11
âge
5
cibo
11
France/français
5
amore
10
avoir
4
buongiorno
9
être
4
no
7
salut
4
salve
7
dormir
3

7
garçon
3
ballare
6
jouer
3
albero
5
maison
3
educazione
5
vie
3
saltare
5
bonne nuit
2
scrivere
5
demain
2
scusa
5
elle
2
bello
4
enfant
2
gioia
4
excusez-moi
2
leggere
4
fille
2
male
4
il
2
regola
4
maîtresse
2
sonno
4
adieu
1
arrivederci
3
aider
1
famiglia
3
ami
1
lavagna
3
animal
1
lingua
3
après-midi
1
moneta
3
attention
1
nonna
3
aujourd'hui
1
attento
2
avec
1
bene
2
beau
1
carne
2
bien
1
curare
2
boire
1
dormire
2
cheveux
1
età
2
copain
1
felice/ità
2
d'accord
1
Italia
2
de rien
1
libro
2
deux
1
orologio
2
habiter
1
salutare
2
hier
1
studiare
2
matin
1
volare
2
midi
1
accudito
1
nombres
1
alieno
1
nourriture
1
ambulanza
1
nouveau
1
andare
1
objet
1
antipatico
1

1
armadio
1
parents
1
astuccio
1
Paris
1
avere
1
plaire
1
benvenuto
1
pourquoi
1
bisognini
1
promener
1
bravo
1
rien
1
brutto
1
soleil
1
camminare
1
table
1
campeggio
1
travailler
1
cane
1
tu
1
cantare
1
un
1
cavallo
1
végétal
1
cervo
1
ville
1
come
1
yeux
1
compleanno
1
comprare
1
computer
1
comunicazione
1
cosa
1
descrizione
1
dialetto
1
disegnare
1
dizionario
1
dolcezza
1
dove
1
euro
1
fiume
1
gatto
1
gemello
1
generosità
1
Genova
1
giudizio
1
giusto
1
igiene
1
imparare
1
insegnante
1
legno
1
meschino
1
nonno
1
pace
1
parenti
1
penna
1
per favore
1
pericolo
1
pesce
1
piacevole
1
polizia
1
pompieri
1
porta
1
porta
1
quando
1
quello
1
sbagliato
1
scuola
1
simpatico
1
soffice
1
sogni
1
stanco
1
studio
1
terra
1
veicolo
1
via
1
vigili
1
visita
1

Aussi bien en italien qu'en français (en français surtout) les enfants ont opté pour des mots nécessaires à la communication : bonjour en français en première position, suivi d'au revoir, merci, non, oui; ciao en italien suivi de fame/mangiare, grazie, mamma, amico. Les mots du niveau de survie semblent donc être pour les enfants ceux qui permettent d'établir un contact: la fonction phatique prime sur la fonction référentielle, les mots à référent concret n'intervenant que dans un deuxième moment. Un autre élément surprenant nous semble la présence dans les premières positions de mots abstraits, qui renvoient à des sentiments: dans le corpus italien, rispetto, amore, educazione se trouvent dans les premières positions, alors que les termes concrets sont rares dans les deux corpus. Ces constantes indiquent que, à part les différences de langue/culture, c'est probablement à l'âge du CM que les enfants commencent à percevoir et à conceptualiser le pouvoir de la langue comme instrument de communication, et qu'ils abandonnent l'idée de lexique comme ensemble d'étiquettes à coller sur les objets (voir aussi à ce propos Boschi, Aprile, Scibetta : 1992).

Le seul trait d'appartenance exclusive est à repérer dans la mention de France/français/Paris(6 occurrences en français) et d'Italia/Genova (3 occurrences en italien).

3.3. Stratégies définitoires et constantes

Après avoir analysé la totalité des fiches pour ce qui est de mots « incontournables », nous avons ensuite décidé de privilégier l'analyse de la typologie des stratégies définitoires au niveau du CM 1, car il s'agit d'un tournant psycholinguistique important. Nous savons en effet que les enfants commencent très tôt à définir les mots (voir David : 2000), mais les définitions avant 9 ans sont bien souvent lacunaires, alors que à l'âge du CM les enfants commencent à faire référence à des catégories de pensée. Ces catégories, conçues selon des schémas prototypiques, permettent aux enfants de formuler leurs premières définition par genre prochain et marques spécifiques, les marques spécifiques étant souvent, comme nous le verrons par la suite, propres à l'univers enfantin (Rossi : à paraître).

Pour analyser les définitions, nous allons adopter une typologie que nous avons déjà utilisée dans d'autres études (Rossi : à paraître, Rossi : 2007) et que nous synthétiserons dans le tableau suivant, en distinguant entre définitions propres à l'univers des enfants et définitions plus élaborées, propres à l'âge adulte, ainsi qu'au modèle lexicographique :

Tabella4
Définitions formalisées
Définitions d'enfants

- définition logique : c'est la forme de définition aristotélicienne, par genre prochain et marques spécifiques, ex.. tigre: felin carnassier à la robe rayée; dans le cas des enfants, nous la trouvons souvent sous forme de modèle surgénéralisation : cette forme marque d’habitude la parution des premières organisations catégorielles au niveau cognitif ; ex. aigle: "c'est un animal, un oiseau", définissant le mot à travers son inclusion dans une catégorie mais sans expliciter ses traits distinctifs.

- définition par synonyme/contraire;

- définition morphosémantique : le mot est défini par renvoi à d'autres mots de la même famille dérivationnelle, ex. dolcezza : qualcosa di dolce;

- définition métalinguistique : le défini est reconnu uniquement en vertu de sa catégorie grammaticale, ex. dormir : verbe.

- modèle assimilation : l’enfant a la tendance à expliquer le mot à définir par un autre mot dont le référent ressemble au definiendum, ex. le planétarium est « un cinéma où on va voir les étoiles », ou « profession : c'est l'école de mon papa », voire des exemples paradoxaux tels que chat : « Un chat c'est un chien qui ne nous colle pas et en plus qui est très joueur »

- modèle conséquence : l’enfant définit le mot à travers la conséquence possible ex. peur : pleurer

- modèle exemple : l’enfant donne un exemple particulier de la classe de référents à laquelle le definiendum réfère ex. livre : c’est Cendrillon.

- modèle expansion : l’enfant ajoute à sa première définition de base un ou plusieurs commentaires, qui ne contribuent aucunement à la description sémantique, mais qui peuvent véhiculer d’autre « idées reçues » sur le concept évoqué; ex. araignée : « une araignée c'est une bêbête poilue à 8 pattes que quand on la voit on fait aaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhh surtout quand on est une madame » ou encore cigarette : « Une cigarette c'est un truc long d'environ 4 centimètres, qui ruine la santé et qui est rempli de tabac. On l'aspire par une des extrémités et ça remplit les poumons de goudron. Ignoble ». C’est à travers les expansions que se révèle la charge culturelle (sous forme bien souvent de stéréotypes) liée au lexique en tant qu’expression d’une réalité référentielle culturellement connotée.

- modèle fonctionnel : l’enfant explique le mot à définir par sa fonction, son utilisation, explicitée dans des syntagmes du type sert à..., c’est pour... ; ex. chemise : « c'est pour mettre les papas dedans »

- modèle locatif : le mot est défini par sa position dans l’espace ; ex. chameau : « ça se promène dans le pays des Arabes »

- modèle situation : aussi définition par script (au sens de Shank et Abelson : 1977), exploité en premier lieu pour la définition de concepts relationnels complexes (comme les verbes et les adjectifs), consiste dans la définition du concept évoqué par le mot par le biais d’une sorte de « dessin animé », composé par les actions stéréotypées normalement évoquées par le concept en question. Introduit par « c’est quand... » ; ex. anniversaire : « on invite un ami, on fait un gâteau, on met des bougies dessus et on les souffle, on donne des cadeaux, on chante et on danse »; le choix de la « situation typique » peut parfois présenter des exemples amusants, tels que dans cet exemple : urgence : quand on est mort, il faut aller à l'hôpital d'urgence (...)

- modèle tautologie : l’enfant explique le mot par le mot comme dans le cas : « une agrafe c'est dans une agrafeuse pour agrafer »

Le corpus français est constitué de trois classes de CM1 (59 fiches lexicologiques); de même, le corpus italien est constitué de trois classes de IV elementare (68 fiches lexicologiques).

L'analyse détaillée des corpus italien et français (niveau CM1) révèle des constantes intéressantes, comme il ressort déjà des données brutes :

Tabella5
Type définition
Occurrences ITA
% ITA
Occurrences FR
% FR
logique
108
32,23%
34
14,59%
synonyme
42
12,53%
21
9,01%
contraire
1
0,29%
5
2,14%
morphosémantique
1
0,29%
0
0%
assimilation
1
0,29%
0
0%
cause/conséquence
16
4,77%
5
2,13%
exemple
3
0,89%
8
3,43%
expansion
15
4,47%
0
0%
fonctionnel
82
24,47%
100
42,91%
locatif
0
0%
0
0%
situation/script
50
14,92
49
21,02%
tautologie
14
4,17%
11
4,72%

La collecte des données confirme l'émergence de plus en plus évidente de définitions de type logique, faisant référence à des catégories mentales, organisées sous forme d'ensembles prototypiques : dans le corpus italien, c'est ce modèle qui prévaut, bien souvent limité à la forme dite de surgénéralisation, à savoir l'insertion du défini dans une catégorie sans faire mention des traits spécifiques, comme dans les exemples ci dessous :

un loup : c'est un animal sauvage (José, 9 ans)
amore : è un sentimento (Chiara, 9 ans)
cavallo : è un animale (Maria, 9 ans)

D'autres définitions en revanche présentent déjà une forme accomplie et raffinée, c'est le cas de Paolo (9 ans et demi), qui définit les mots suivants :

cane : animale che abbaia
gatto : animale che miagola e fa le fusa
mamma : persona che fa nascere i bambini
stella : astro che si vede di notte

Ou encore, les traits spécifiques choisis reflètent l'univers mental des enfants :

maman : c'est celle qui nous a fait naître papa, c'est celui qui fait la cuisine(Charlotte, 9 ans)
école : établissement où on apprend à parler (Murielle, 9 ans)

à comparer avec

scuola : locale dove si imparano le cose(Giacomo, 9 ans)
zia : una persona che ti porta in giro per farti conoscere il mondo (Anna, 9 ans et 6 mois)

Un autre modèle dominant est le modèle fonctionnel, du genre sert à... est pour... comme dans les exemples suivants :

un pont : c'est pour que les gens passent de l'autre coté (José, 9 ans)
une voiture : sert à aller dans une autre ville (José, 9 ans)
papà : aiuto per fare un robot finto ma con pile (Stefano, 9 ans)
mamma : per fare da mangiare e per aiutare magari quando devi pulire la tua stanza (Stefano, 9 ans)

Ce modèle, qui se situe dans les premières positions en italien aussi bien qu'en français, est en effet le plus adéquat pour expliquer les mots à forte charge phatique :

ciao : è una parola per salutare (Anna, 9 ans)
scusa : parola educata per dire che ti dispiace (Francesca, 9 ans)

Enfin, c'est la définition par situation qui représente le modèle enfantin encore le mieux ancré dans la pratique des locuteurs : les concepts relationnels complexes (verbes et adjectifs surtout) sont le plus souvent définis à l'aide de périphrases décrivant une situation typique, comme dans les exemples suivants :

pardon : c'est quand tu fais mal à quelqu'un (Gérald, 9 ans)
dolcezza : è quando sei gentile, educato e molto gioioso con le persone (Giulia, 9 ans)

Une grande partie des définitions recueillies manifestent pour terminer une forte présence de formes métalinguistiques (mot qui sert/parola che serve... mot poli/parola educata...; on dit/si dice...) qui témoignent de la conscience métalexicale accrue des enfants du CM :

bonjour : quand deux personnes ou plusieurs se rencontrent ils disent bonjour pour se saluer (Auguste, 9 ans)
pardon : quand on bouscule quelqu'un on lui dit pardon (Charlotte, 9 ans)
ciao : è una parola che si usa quando saluti (Anna, 9 ans)
ciao : saluto confidenziale (Stefano, 9 ans)
scusa : parola educata che dice che ti dispiace (Chiara, 9 ans)

3.4. Définition et comparaison : deux études de cas

Comme nous l'avons vu, l'analyse des données confirme dans le cas de notre corpus une homogénéité de pratiques qui dépassent les frontières linguistiques et géographiques; autrement dit, les constantes définitoires des enfants du CM1 semblent caractérisées par les mêmes traits en italien et en français par rapport aux définitions adultes et encore davantage par rapport aux définitions lexicographiques; c'est en vertu de cette homogénéité de pratiques enfantines que nous avons ailleurs (Rossi : 2007) postulé la présence d'une forme d'interlangue sémantique propre aux enfants de l'école primaire (et du CM surtout), indépendamment des différences linguistiques.

Pour mettre encore une fois à l'épreuve cette hypothèse, nous allons analyser dans le détail deux mots parmi les plus fréquents dans nos corpus; il s'agit du mot bonjour et de son correspondant ciao en italien, et du mot maman et de son correspondant italien mamma. Nous allons analyser les définitions fournies pour ce deux lexèmes afin de:

3.4.1. Le couple bonjour/ciao

Ces mots représentent les termes à plus haute fréquence dans les deux corpus; il s'agit des mots considérés comme indispensables par les enfants interviewés. En particulier, il s'agit de deux formules de salutation, donc de deux mots qui n'ont pas un référent concret, mais plutôt une forte charge phatique.

Parmi les enfants du CM1, les définitions de bonjour reproduisent essentiellement les modèles suivants :

Tabella6

Modèle situation : quand on voit une personne que l'on connaît on dit bonjour (Mathilde, 9 ans)

ce modèle peut avoir différentes réalisations plus ou moins détaillées (quand on rencontre quelqu'un; quand on voit une personne...)

L'un des traits saillants dans ces définitions semble être le fait de connaître la personne à laquelle le bonjour est adressé (ce trait nous semble propre à l'enfance, vu les recommandations des parents)

Pourcentage des occurrences : 25,64%

Modèle synonyme : plusieurs synonymes sont cités:

- bonne journée;

- coucou;
- ça va

Pourcentage des occurrences : 25,64%

Modèle fonctionnel : la définition prend la forme suivante, “c'est pour être poli”ou similaires, mais aussi “c'est pour saluer”, ou “c'est pour souhaiter une bonne journée”. La politesse semble être pour les enfants un trait fondamental dans le définition de ce mot (présente dans 23,07% des occurrences globales).

Pourcentage des occurrences : 48,72%

Parfois, plusieurs modèles apparaissent dans la même définition : « c'est un mot poli que l'on dit le jour en croisant une personne que l'on connaît ». Cet énoncé présente toutes les caractéristiques des définitions analysées, à savoir :

Pour ce qui concerne en revanche l'italien ciao, les modèles fondamentaux sont les suivants :

Tabella7

Modèle synonyme : qui prend différentes formes comme le verbe “salutare” ou l'hyperonyme “saluto”

Pourcentage des occurrences : 46,67%

Modèle fonctionnel : il s'agit alors d'un “saluto per essere cortese/gentile”, “saluto per i familiari/amici”

Pourcentage des occurrences : 48,88%

Modèle situation : moins présent pour ce terme par rapport au corpus français, il se présente sous la forme “quando saluti”

Pourcentage des occurrences : 4,45%

Les enfants italiens privilégient l'aspect métalinguistique (emploi des adverbes cortesemente, gentilmente) ainsi que les expansions à visée pédagogique : « devi imparare a salutare e per salutare dici ciao »; dans cet énoncé aussi, on perçoit les échos du discours des parents sur la nécessité de saluer...

Nous soumettrons les définitions de notre corpus à l'épreuve d'une comparaison avec trois dictionnaires scolaires5
qui définissent ainsi le mot bonjour :

Mot de salutation adressé à une personne que l'on rencontre (HJ)
Mot que l'on dit pour saluer quelqu'un que l'on rencontre pour la première fois de la journée (RJ)
Quand je rencontre quelqu'un dans la journée, je lui dis bonjour (LMD)

Les stratégies adoptées par les lexicographes varient (on passe de la définition fonctionnelle de RJ à l'exemple situationnel dans LMD), mais aucun des dictionnaires ne cite les deux traits qui semblent en revanche saillants aux yeux des enfants: la politesse du mot bonjour et la nécessité de connaître la personne à laquelle la salutation s'adresse. Le premier trait notamment pourrait être utilement intégré à la définition lexicographique.

3.4.2. Le couple maman/mamma

Les occurrences du mot maman le corpus du CM1 français sont peu nombreuses, les définitions sont toutes par inclusion catégorielle :

« celle qui t'a fait naître et qui t'aime »;
« femme très belle »;
« celle qui nous a fait naître »

les traits fondamentaux sont :

Nous remarquerons aussi la présence des pronoms personnels te (IIe personne impersonnelle) et nous qui renvoient encore à l'expérience directe des enfants.

En italien, le mots mamma présente davantage d'occurrences, ainsi qu'un éventail de modèles définitoires plus variés :

Tabella8

Modèle logique : par inclusion dans la catégorie personne ou femme, souvent accompagné d'expansions :

persona essenziale che ti ama, ti accudisce fino a quando non sarai in grado di cavartela da solo”;

persona a cui devi amore e affetto”;

prima persona vista che ci ha dato la vita”;

persona a cui voglio tanto bene” (2 occurrences);

persona che mi ha fatto nascere”;

persona che ti ha creato e che ti ama” (7 occurrences);

una delle due persone che ti ha dato la vita e che ti ha curato e che continua a farlo”;

une mention particulière pour cette définition “de la part des garçons” : “la mamma è quella che sposa il papà”

Pourcentage des occurrences : 88,23 %

Modèle fonctionnel : la mamma sert bien à quelque chose, par exemple :

mamma : per fare da mangiare e per aiutarti quando magari devi pulire la tua stanza”

mais aussi le mot a une fonction : “lo dici per stare in compagnia di tua madre”

Pourcentage des occurrences : 11,77%

Les traits saillants dans ce cas sont les mêmes que ceux que l’on a mis en évidence par les enfants français, à savoir :

En particulier, le trait de l'amour semble fondamental pour les enfants, alors qu'il n'est nullement cité dans les dictionnaires à l'entrée maman :

« nom affectueux que les enfants donnent à leur mère » (HJ) mère : « femme qui a un ou plusieurs enfants. »
« nom affectueux qu'on donne à sa mère » (RJ) « mère : femme qui a un ou plusieurs enfants. »
« nom affectueux qu'on donne à sa mère » (LMD) mère : « Gilles aime beaucoup sa mère, celle qui l'a mis au monde. »

Encore une fois, le trait de l'amour pourrait être intégré aux définitions formulées pour un public scolaire, étant donné qu'il s'agit, dans les deux langues, d'un trait saillant du défini pour l'âge pris en considération.

4. En guise de conclusion

Au début de cette analyse, nous avions formulé deux objectifs principaux sous forme de questions, auxquelles nous tenterons maintenant de répondre :

Notre analyse met en évidence une homogénéité substantielle des pratiques d'appropriation lexicale et sémantique au cours du CM; en particulier, les mots considérés comme fondamentaux sont essentiellement les mêmes dans les deux langues, s'agissant surtout de mots à forte charge pragmatique et phatique. Les stratégies définitoires, également, présentent de surprenants parallélismes, les enfants du CM manifestant dans les deux langues une forte tendance aux premières formes de catégorisation définitoire, ainsi que la présence de traits saillants propres à leur âge (l'amour des mamans, leur beauté...), indépendamment des frontières géographiques. Nous nous proposons de soumettre ces premiers résultats à l'épreuve de corpus de plus en plus vastes géographiquement.

La nature multiforme et complexe du lexique n'est pas sans influence sur les pratiques de définition spontanée des enfants de notre corpus : les mots outils à forte charge communicative sont la plupart des fois définis par leur fonction, ce qui explique le pourcentage très élevé de définitions fonctionnelles dans les corpus analysés; de même, les verbes et adjectifs sont le plus souvent défini par le biais de formes de définition situationnelle ou par script, reproduisant la séquence d'actions et d'événements qui forment le noyau conceptuel relationnel. Enfin, les mots à référent concret surtout (mais pas seulement) commencent à être définis par inclusion dans des catégories cognitives, le plus souvent organisées autour d'un prototype, accompagnée par des traits spécifiques encore propres au vécu des enfants, traits spécifiques qui pourraient être, à notre avis, utilement intégrés dans les pratiques définitoires des dictionnaires destinés aux enfants, vu leur diffusion et leur efficacité dans les échanges entre pairs.

Références bibliographiques

ARCAINI, E. 1981. "Definizione lessicale e procedimenti esplicativi nei bambini" in Osterreich-Italienisches linguistentreffen 2 (Atti del II Convegno Italo-Austriaco). Roma.
BIORCI, G., FERLINO, L., ROSSI, M. 2003. Imparare dai bambini. Dizionario spontaneo e guida all’uso delle parole. Genova : Compagnia dei Librai.
BIORCI, G., FERLINO, L., ROSSI, M. 2006. “Imparare dai bambini”: riflessioni a margine di un’esperienza, atti del XIII Convegno Nazionale GISCEL, Il linguaggio dall'infanzia all'adolescenza: tra italiano, dialetto e italiano L2, Lecce, 22-25 aprile 2004, in I. Tempesta e M. Maggio (a cura di), Linguaggio, mente, parole. Dall'infanzia all'adolescenza, Milano, F. Angeli, 2006.
BONNET, C., TAMINE-GARDES, J. 1981. Quand l’enfant parle du langage. Bruxelles : Mardaga.
BOSCHI, F., APRILE, L., SCIBETTA, I. 1992. Le parole e la mente, Giunti, Firenze.
BRANDI, L., CORDIN, P. 1986. La definizione lessicale nei bambini della scuola elementare. Università di Trento.
BUZON, C. 1983. "Au sujet de quelques dictionnaires monolingues français à l’école élémentaire: réflexions critiques et éléments de proposition". Etudes de Linguistique Appliquée 49, pp.147-173.
CHAURAND, J., MAZIERE, F. 1990. La définition. Centre d’études du lexique. Paris : Larousse p.285.
CRAVATTE, A. 1977. "Comment les enfants expliquent-ils les mots?" Langages 59, pp.87-96.
DAVID, J. 2000. “Le lexique et son acquisition: aspects cognitifs et linguistiques”, Le Français aujourd’hui, 131, pp.31-41.
François, F. 1981. "Exemples de maniement “complexe” du langage: définir-résumer" in APREF, J’cause français, non?. Paris : La découverte, Maspero.
FRANCOIS, F. 1985. "Qu’est-ce qu’un ange? Ou définition et paraphrase chez l’enfant", in C. Fuchs (ed.) Aspects de l’ambiguité et de la paraphrase dans les langues naturelles. Berne : P. Lang.
JULIA, C. 2001. Fixer le sens? La sémantique spontanée des gloses de spécification du sens, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.
LEHMANN, A. 1993. "L’exemple et la définition dans les dictionnaires pour enfants". Repères n.s. 8, pp. 63-78.
LEHMANN, A. 2000. "Les dictionnaires pour enfants : diversité, diversification, uniformisation". Le Français aujourd’hui 131.
MACRON, R. 1999. "L’école et le dictionnaire". Etudes de Linguistique Appliquée 116, pp. 441-452.
MARTIN, R. 1990. " La définition "naturelle", dans Chaurand, J., Mazière, F. 1990. La définition. Centre d’études du lexique. Paris : Larousse, pp.86-95.
MARTIN-BERTHET, F. 1993. "Définitions d’enfants : étude de cas", Repères n.s. 8, pp. 113-128.
MAZZOLENI, M. 1999. Il prototipo “cognitivo” ed il prototipo “linguistico”: equivalenti o inconciliabili?, “Lingua e stile” 1, pp. 51-66.
PETIT, G. 2000. “Didactique du lexique: état d’une confusion”, Le Français aujourd’hui n.131, pp. 53-62.
POITOU J., DUBOIS, D., 1999. Catégories sémantiques et cognitives, “Cahiers de lexicologie” 74, pp.5-27.
PRANDI, M. 2004. The Building Blocks of Meaning. Ideas for a Philosophical Grammar, Amsterdam, Philadelphia: John Benjamins (Human Cognitive Processing, 13)
RASTIER, F. 1991. Sémantique et recherches cognitives. Paris : PUF.
PRUVOST, J. 1999. "Les dictionnaires d’apprentissage du français langue maternelle: deux siècles de maturation et quelques paramètres distinctifs". Etudes de Linguistique Appliquée 116, pp.435-440.
REY-DEBOVE, J. 1989. "Dictionnaires d’apprentissage: que dire aux enfants?". Le français dans le monde numéro spécial Lexiques, pp. 18-23.
REY-DEBOVE, J. 1993. "Le contournement du métalangage dans les dictionnaires pour enfants: translation, monstration, neutralisation". Repères n.s. 8, pp. 79-92.
RIEGEL, M. 1990. " La définition, acte du langage ordinaire. De la forme aux interprétations ", dans Chaurand, J., Mazière, F. 1990. La définition. Centre d’études du lexique. Paris : Larousse, p. 97-110
ROSSI, M. 2006. "Dictionnaires pour enfants et apprentissage du lexique. Les enjeux de la définition", actes du Colloque Le dictionnaire maître de langue, IIemes journées internationales de lexicographie, Klingenberg, 7-9 juillet 2006 (à paraître).
ROSSI, M. 2007. Définir les mots et s’approprier le monde. Stratégies d’appropriation cognitive dans les définitions d’enfants, Actes du Colloque International “DIDCOG 2007”, Toulouse, 19-21 septembre 2007, Université de Toulouse-le-Mirail.
VIGNER, G. 1993. "Le monde, les mots et l’école. Eléments d’une didactique du vocabulaire à l’école élémentaire", Repères n.s. 8, pp.191-210.




Note

↑ 1Ce paragraphe reprend l'article Déc(rire) le monde : formes de comique involontaire dans les définitions spontanées des enfants, Bouquets pour Hélène, Publifarum, n. 6, url: http://publifarum.farum.it/ezine_articles.php?id=30

↑ 2Il s'agit en particulier de deux écoles primaires dans la province de Gênes (H. C. Andersen et Montesignano), d'une école primaire de la ville de Nice et d'une école primaire de la ville de Sceaux (S.te Jeanne d’Arc). Nous remercions Mme Cristina Sarigu et M. Yann Mercier qui nous ont permis de proposer l'activité dans leurs classes.

↑ 3 Notre étude se distingue donc d'autres expériences dans ce domaine, en ce qu'elle sollicite explicitement la formulation de véritables définitions de la part des enfants, plutôt que viser la paraphrase ou la reformulation à partir d'un texte déclencheur.

↑ 4Nous croyons toutefois que le chiffre de la langue anglaise est en quelque sorte faussé par l'étude de cette langue à l'école.

↑ 5 Le dictionnaire Hachette junior, Paris, Hachette, 2007; Le Robert Junior, Paris, Le Robert, 2007; Le Larousse Maxi Débutants, Paris, Larousse, 2005.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482