Publifarum n° 11 - Autour de la définition

Une phrase « c’est des mots pour l’écrire ». La conscience du mot et de la phrase chez des enfants de cours préparatoire

Rouba Hassan


Introduction
Dire ce qu’est un mot/une phrase n’est pas chose aisée. Une telle demande mettrait un adulte dans l’embarras. On peut alors imaginer la difficulté d’un telle tâche pour des enfants qui sont dans les premiers stades de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, peu habitués à la posture méta.
Aussi insensée que cette demande puisse paraître nous en avons fait usage lors d’entretiens métagraphiques (JAFFRE, 2003), effectués à la suite d’une tâche d’écriture de mots et de phrases soumise à des élèves de cours préparatoire âgés de 6;4 à 7;6, dans le cadre d’une recherche sur l’apprentissage de l’écriture chez les enfants (HASSAN 2002). Ces deux unités font partie de la structure segmentale sur laquelle repose notre représentation de la langue, à laquelle l’enseignement de l’écrit fait massivement appel. Amener les enfants à dire ce qu’est un mot ou une phrase peut donc nous renseigner sur leur «degré de conscience» de ces termes. C’est précisément ce que nous allons discuter dans cet article. Il s’agit alors d’étudier les liens qui existent entre la verbalisation de l’enfant et sa production.


1. Présentation de la tâche
Nous avons demandé aux enfants d’écrire librement trois mots et une phrase de leur choix sur une feuille que nous leur avons donnée et sur laquelle nous avions tracé deux lignes. Cette tâche était destinée à tester la conscience que les enfants avaient des termes «mots» et «phrases». C’est à dire à vérifier si les enfants avait une certaine représentation de la différence entre ces deux unités (le mot et la phrase) et la capacité à rendre visible cette différence dans leurs productions. Dans les entretiens individuels qui ont suivi cette tâche, il a été demandé aux enfants de porter un jugement d’adéquation entre leur production et la consigne qui leur avait été donnée (écrire trois mots/écrire une phrase), de dire la différence entre un mot et une phrase ou encore de définir les termes de «mot» et de «phrase». On traitera dans le cadre de cet article de ces deux dernières demandes. Ces demandes ont été d’autant plus insistantes lorsque la production de l’enfant n’était pas conforme, du point de vue de l’adulte, à la consigne.
Nous avons expliqué aux enfants que sur la première ligne ils devaient écrire les trois mots et sur la seconde la phrase. Voici ce qu’ils ont produit:

Tableau 1. Production de trois mots et d’une phrase

Tableau1

Enfants

Trois mots

Une phrase

Aa

loc cor vin
Alann papa et maman (suite non-interprétable, trois unités)

Ae

un chat- une chatte- un chaton-
maman ne Victor

As

ramat – ra – un-
une – chatte – un – chat – un chaton

Ao

je suis à l’école
lundi je suis à l’école

Ba

papa et maman Prune et Victor
maman et papa je suis Prune

Bi

maman chat chatte

papa et maman (suite non interprétable)

De

un chat – une fille- la maison
la chatte est dans la maison du chat

En

Prne et Vito une fille
la maman vat sa fille

Es

chatt la i
esther ve joeste sa maman
di je repa tu ji

Ev

u – s- i – T- f –v-l
maman ve Victor

Fa

hatrtmiellenurellelelrata maman
lapapahha - mei

Ha

rama – maman - tata
mama tata a il hawa

Om

un hat – mon - café

Omar je joue avec Jawad

Ra

le chatte une chat lui
le chat et ami de victor et Prune et je suis un rat

So

je suis avec maman papa
je suis dans à la je avec maman

2. Les mots produits

A première vue, ce tableau nous indique que la définition classique du terme «mot» comme une unité séparée d’une autre par un blanc graphique (MOUNIN 1993: 223) n’est pas acquise par les enfants. En effet, la majorité des enfants (11 sur 15) ont écrit plus que trois mots au sens de Mounin. Cinq enfants ont écrit des syntagmes nominaux (Ra, Om, De, Ae) où l’article est solidaire du nom. Ce qui, loin de montrer que ces enfants n’ont aucune conscience du mot, laisse entrevoir le statut problématique de ce dernier et notamment de certains types de mots comme les articles ou les conjonctions. Les productions des enfants, tout en révélant leur difficulté à conceptualiser le «mot» et la «phrase», révèlent les ambiguïtés de la langue elle-même et la porosité de telles notions. Si l’on considère la solidarité article + nom alors on pourrait dire que dix enfants ont réussi la tâche.

Il est intéressant de remarquer que six enfants ont eu recours aux tirets pour séparer les «mots» (c’est à dire les différentes unités) qu’ils ont produits, ce qui montre bien, et indépendamment de la définition canonique du mot, que les enfants ont bien voulu matérialiser la séparation entre des unités qu’ils traitent comme des entités autonomes. Il est également intéressant de noter que les enfants ont produit des noms communs en majorité: 12 noms différents. Viennent ensuite les noms propres: prénoms des enfants ou de leurs proches ou des héros du manuel de lecture: Prune et Victor. Fait étonnant, certains enfants (As, Es, Om et Ra) ont produit des mots grammaticaux: mon, lui, un et la. Ceci suppose un degré de conscience élevé de l’unité mot, effectivement, comme unité isolable graphiquement d’une autre alors que, d’une manière générale, les déterminants sont perçus comme faisant corps avec le nom. Mais comme le montrent les recherches sur le développement lexical et métalexical de l’enfant les liens entre ce que l’enfant produit et sa conceptualisation sont complexes. Les entretiens métagraphiques que nous avons menés avec les enfants pointent cette complexité à travers les décalages qui peuvent exister entre le dit et le fait, comme on le verra. Mais examinons à présent la production des phrases.

3. Les phrases

Si l’on regarde les «phrases» écrites par les enfants en se demandant si elles répondent (au moins) à l’exigence minimale un sujet + un prédicat, on constate que neuf d’entre elles la satisfont: lundi je suis à l’école, maman et papa je suis Prune, la chatte est dans la maison du chat, la maman vat sa fille, 2
esther ve joeste sa maman di je repa tu ji,3
maman ve Victor, je joue avec Jawad, le chat et ami de victor et Prune et je suis un rat, je suis dans à la je avec maman.4
On remarque même que toutes dépassent cette exigence minimale pour intégrer des compléments, notamment de lieu et, dans la majorité des cas, deux actants. Deux enfants n’ont pas répondu à la consigne: As qui a écrit des mots séparés par des tirets et Fa qui a écrit deux unités non-interprétables séparées par un tiret. Les autres enfants ont écrit des phrases qui ne répondent pas à l’exigence sujet + prédicat. Sans rentrer dans la question de savoir en quoi elles répondent tout de même à une certaine «définition» de la phrase, ce terme étant lui même sujet à plusieurs définitions, selon les auteurs, on peut noter qu’il existe chez ces enfants une opposition mots/phrases visible dans leurs productions.

4. Le mot, la phrase et leur différence: ce que disent les enfants

Si pour définir un concept il faut mobiliser ce morceau d’expérience «qu’il découpe pour nous dans la réalité» (ROSSI 2005: 176) alors définir un mot ou une phrase pour des enfants de 6/7 ans présente un obstacle non négligeable. En effet, en fonction de leur expérience sociale les enfants peuvent être très peu confrontés à ces concepts même s’ils peuvent les rencontrer matérialisés par leurs signifiants graphiques, dans les livres par exemple. Cette expérience peut être pour certains enfants rudimentaire et dans tous les cas difficilement verbalisable, ce qui explique le peu de définitions que nous avons récoltées. En effet, comme le montrent les travaux sur le développement métalinguistique de l’enfant (GOMBERT 1991, DOWNING et FIJALKOW 1984, BREDART et RONDAL 1982) la maîtrise du terme mot reste restreinte à l’âge préscolaire. Ce n’est qu’entre 6 ans et demie et 7 ans et demie, ce qui correspond à l’âge des enfants dont il est question ici, que les enfants sont capables de fournir une définition du mot en citant des exemples majoritairement. La compréhension hors contexte du terme «mot» est souvent présentée comme dépendante de l’instruction formelle (l’apprentissage de l’écrit à l’école). Les travaux de Downing (DOWNING et FIJALKOW 1984) montrent cependant que l’on évalue souvent les capacités métasémantiques des enfants entre 6 et 7 ans à travers leur capacité à comprendre ou définir un terme métalinguistique.
En réalité, on sous estime la capacité de représentation incorporée qui se révèle dans la pratique. Je reviendrai longuement sur ce point.
Huit définitions «mot» et «phrase» confondus ont été recueillies. Même si la plupart des enfants émettent un jugement correct sur la conformité de leur production par rapport à la consigne, beaucoup restent sans voix pour dire ce qu’est une phrase ou un mot même lorsque leur production est conforme, ce qui montre le hiatus qui peut exister entre faire et dire, problème qui nous occupera plus bas. Deux enfants disent savoir ce qu'est un mot, une phrase mais ne verbalisent pas. Un troisième enfant déclare avoir oublié.
Les définitions obtenues peuvent se diviser en trois catégories:
-L’exemplification avec trois définitions, deux pour le mot: «un mot c'est un l» (Aa) et «garçon, fille» (Ra) et une pour la phrase: «le chat joue avec Victor et Prune» (Ra).
-La monstration. Dans ce cas l’enfant ne verbalise pas mais montre le mot et la phrase qu’il a produits (Ev). Il s’agit de la définition ostensive dont parle Mounin (1993: 98).
-La mise en relation. Il s’agit de définir le mot et la phrase soit par les unités qui les composent, soit par les unités qui les englobent. Ainsi une phrase «c’est une histoire» (So) ou «c’est tout» (Aa) «c’est des mots pour l’écrire» (Fa). Pour le mot, on a «je dis les lettres» (Ev). Notons que dans cette dernière catégorie on trouve des définitions par assimilation où le mot est assimilé ou rapproché d’un autre plus familier (une phrase «c’est une histoire»), aussi bien que des définitions par script (ROSSI 2005) où le les concepts sont définis en référence à une action («je dis les lettres», «c’est des mots pour l’écrire»).
«Ce qui prime pour les locuteurs dans la description du sens d’un mot est avant tout son côté sensoriel, perceptif, référentiel». (ROSSI 2005: 179). Lorsque ce côté fait défaut aux enfants, on peut comprendre leur difficulté à verbaliser. Contrairement à des concepts abstraits comme l’amour ou la haine dont les enfants peuvent faire l’expérience très tôt dans leur chair, les mots dont ils est question ici relève du domaine métalexical dont ils ne peuvent faire l’expérience directe. Les enfants ne savent pas au départ que quand ils parlent ils alignent des mots agencés en phrases (FIJALKOW: 1996). Le peu de définition recueillies, indépendamment de leur qualité, renvoie au fait que les enfants observés se trouvent précisément dans la phase où émergent les comportements métalinguistiques. En effet, on ne peut s’intéresser à la manière dont les jeunes élèves appréhendent le mot ou la phrase sans mettre cela en relation avec le développement métalinguistique, notamment lorsque l’on s’intéresse à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Sans parler du fait que l’activité définitionnelle en elle-même est une activité frontalière, entre le langagier et le métalangagier d’autant plus si les termes à définir appartiennent au lexique technique de la description de la langue comme les termes «mot» et «phrase».

5. Le développement lexical de l’enfant et la capacite definitionnelle

«Découvrir le sens des mots suppose aussi de découper le monde environnant en unités et en catégories, et d’être capable de repérer les différences et les similitudes entre catégories». (FLORIN 1999: 40). C’est bien pour tester cette aptitude que nous avons demandé aux enfants de produire d’un côté des mots et de l’autre des phrases et que nous les avons ensuite interrogés sur leur production. Il s’avère, comme on l’a vu que ces derniers sont davantage capables de mettre en pratique ces concepts que les exprimer verbalement. En effet, les recherches sur le développement lexical de l’enfant montrent que ce dernier est différentiel. Les enfants comprennent plus de mots qu’ils n’en produisent ou utilisent (FLORIN 1999). Ce qui explique que les définitions de certains mots fournies par les enfants sont quelquefois en deçà de leurs réelles capacités de maniement de ces mêmes mots en contexte (FRANçOIS 2005).
Ces études ont également montré l’importance de l’expérience dans les acquisitions lexicales puisque cette dernière permet de construire un répertoire de conduites langagières intégrant les mots nouveaux. Cette raison peut expliquer les difficultés que rencontrent les enfants à définir des termes dont ils ne peuvent faire l’expérience directement dans leur vécu. Ainsi, plus l’occasion de rencontrer certains mots est rare ou tardive, comme les deux termes spécialisés qui nous intéressent ici, plus l’enfant va rencontrer des difficultés à les définir.
De ce point de vue, on peut se demander si les différentes définitions que nous avons recueillies témoignent d’un degré de développement métalexical différent chez les enfants. La réponse à cette question n’est pas aisée. Existe-il une «bonne» définition et une seule ? François (2005: 66) pose la question. La réponse qu’il donne est que du point de vue de la surnorme la bonne définition c’est celle qui procède par classement. Mais, il n’existe pas une logique naturelle de la définition. Il n’y aurait ainsi pas une définition plus logique qu’une autre ni une seule manière de la manifester. Dire une pomme c’est pour manger, est une manière de classer même si on ne dit pas: «pomme = aliment». C’est souvent l’attention à la forme qui prime dans le jugement porté sur les connaissances ou les définitions des mots produits par les enfants. En effet, on ne peut que considérer comme obsolètes les conclusions de Ehrlich, Bramaud du Boucheron et Florin dans leur étude de 1978, où elles jugeaient «approximatives» des définitions comme «pour manger», «où l’on met les aliments» ou «partie de la figure» pour le mot «bouche», ou encore «quelque chose qui n’est pas joli à voir» ou «quelque chose qui fait peur» pour «horrible», concluant ainsi à un faible développement lexical des enfants à l’école primaire. Ces conclusions paraissent aujourd’hui d’autant plus obsolètes qu’elles témoignent d’un phénomène de surnormativité et que «d’un modèle du lexique de type dictionnaire, c’est à dire comme simple liste préétablie de signes, on est passé à une organisation en système, sur le modèle d’un réseau complexe où les relations de toute sorte que les mots entretiennent entre eux sont aussi importantes que les mots en eux mêmes». (CHINI 2005: 108). Ce qui compte c’est donc la mobilisation des connaissances liées au lexique autant que la capacité définitionnelle. Avant de manipuler des signes, l’enfant a un savoir du type know how comme le rappelle encore Rossi (2005) à la suite de François: le monde prime sur les mots. Ainsi l’exemplification n’est pas une conduite inférieure par rapport à celle de catégorisation.


6.Développement métalexical, logique procédurale et logique déclarative
Il existe plusieurs manières de dire avec les mots ce que signifie un mot mais ces différentes manières n’ont pas les mêmes effets ou valeur du point de vue de l’évaluation des capacités métalinguistiques ou des savoirs langagiers (FRANçOIS 2005). Nous allons nous prêter à ce jeu de l’évaluation tout en essayant de montrer la complexité des rapports entre le dire et le faire. Rapports d'autant plus complexes que la séparation, dans le domaine métalinguistique, est difficile entre le déclaratif et le procédural même si dans la tradition psycholinguistique la verbalisation des connaissances est un indicateur puissant de maîtrise métalinguistique (GOMBERT 1991: 88). Pour nous, l’important n’est pas uniquement ce que l’enfant sait des mots mais ce qu’il sait en faire. A cet égard, la capacité des élèves observés de juger correctement de l’adéquation de leur production à la tâche demandée (écrire trois mots/écrire trois phrases) témoigne d’une certaine compréhension des termes de la consigne. La production des enfants présente des éléments qui permettent d’inférer des processus de gestion consciente, de réflexion ou de contrôle délibéré soit des objets langagiers soit de leur utilisation, comme par exemple la séparation des mots par des tirets.

L’enfant a une «certaine conscience» qu’on pourrait dire incorporée du mot avant qu’il ne puisse dire ce qu’est un mot. Il peut au cours de certaines activités substituer un mot par un autre, demander à ce qu’on lui répète un mot, etc. Mais il y a une différence entre production en contexte et manipulation délibérée. Pour reprendre les termes de Bates (GOMBERT 1991), les enfants «font» les mots mais ne les possèdent pas.

On s’interrogera alors dans cette partie sur les relations qui peuvent exister entre la production de l’enfant, ses connaissances métalexicales et la possibilité de les verbaliser. Si l’explicitation des savoirs ou la capacité à verbaliser certaines connaissances constitue un indicateur du niveau de conscience de l’enfant, l'absence de verbalisation ne peut signifier absence de conscience, comme le soulignent les auteurs cités. Nous avons vu que les enfants donnaient plusieurs types de réponses à la question de l’adulte visant à obtenir une définition ou une explicitation du sens de «mot» et de «phrase». Quelquefois l’enfant ne donne pas de définition directe et c’est à travers l’étayage de l’adulte (exemple 2 ci-dessous) qu’il trouve le chemin de dire par des voies détournées le sens des mots. Je vais commenter plus en détail quelques extraits d’entretiens pour savoir s’il l’on peut hiérarchiser ces définitions du point de vue des connaissances métalinguistiques qu’elles manifestent chez leurs auteurs. Ce travail me paraît d’autant plus important qu’on trouve rarement dans les travaux consacrés à la conscience métalinguistique, en psychologie notamment, des précisions sur la manière dont les définitions sont obtenues des enfants et sur la place de l’adulte dans le protocole de recueil de ces définitions.

Exemple 1

R 20: et tu sais c’est quoi la différence entre un mot et une phrase ? tu sais la différence entre les deux ? un mot et une phrase ++ un mot c’est quoi ?
Ra 21: garçon, fille,
R 21: et une phrase ?
Ra 22: chat, le rat joue avec Victor et Prune


Exemple 2
R 12: d’accord et là j’avais demandé d’écrire une phrase, qu’est ce que tu m’a écrit toi ?
As 10: des mots
(il a écrit une – chatte –un - chat – un – chaton)
R 13: des mots, c’est pas une phrase ce que tu as écrit, tu peux me dire une phrase maintenant + comme ça, sans l’écrire, dis moi une phrase, n’importe quelle phrase
(5 s.)
R 14: Alhoussény est malade, est-ce que c’est une phrase ?
As 11: oui
R 15: c’est quoi la différence entre une phrase et un mot ? puisque là tu m’as bien dit que t’as pas écrit des mots et pas une phrase
(6 s.)
As 12: j’ai oublié
R 16: table, est-ce que c’est un mot ou une phrase
As 13: un mot
R 17: et la table est ronde ?
As 14: une phrase


Exemple 3
R 19: c’est quoi une phrase ?
Aa 18: c’est tout
R 20: c’est tout, dis moi une phrase par exemple, maintenant
Aa 19: je / suis / allé / dans/ la / forêt
R 21: je suis allé dans la forêt, ça c’est une phrase, tu peux me donner un mot maintenant, seulement un mot ?
Aa 20: «j»
R 22: «j» c’est une lettre + un mot c’est quoi un mot ?
Aa 21: un mot ? un mot, un mot c’est un «l»
R 23: un «l» non, ça c’est un lettre, un mot c’est table, par exemple, table c’est un mot
(...)

Aa 24: c’est comme un poussin

Ce dernier exemple est intéressant parce qu'il tord le cou aux interprétations qui consistent à dire que lorsque l'enfant nomme un objet pour dire ce qu'est un mot il confond le mot et la chose. On note en effet, dans cet exemple, que c'est d'abord l'adulte qui adopte cette conduite en R 23. Mais pour revenir à ce qui nous occupe, est-il possible d'établir une hiérarchie entre ces différentes manières de dire ? Expriment-elles des degrés différents de «clarté cognitive» par rapport aux deux notions qui nous occupent ? On peut, de prime abord, être tenté de dire que dans l’exemple 1, l’enfant exprime une plus grande «clarté cognitive» par rapport à ces deux notions dans la mesure où elle fournit directement deux exemples illustrant ces notions sans que cela nécessite la médiation de l’adulte. Dans l’exemple 2, c’est à partir de l’étayage de l’adulte et dans la relation question-réponse que se manifeste la différence que fait l’enfant entre mot et phrase et, par là même, un certain savoir concernant ces notions. Une première lecture de l’exemple 3 nous indique qu’Aa confond la lettre et le mot (Aa 20 et Aa 21). Si on regarde ce qu’il a écrit, on constate qu’il a bien écrit trois unités bien individualisées lorsque l’adulte a demandé d’écrire trois mots. D’autre part, on sait que les enfants apprennent assez tôt que les mots sont composés de lettres. Ne peut-on pas interpréter les réponses de l’enfant en Aa 20 et 21, comme étant motivées par cette réalité ? Ceci n’est pas en contradiction avec ce que dit l’enfant en Aa 24, qui montre, à mon sens, qu’il veut confirmer à l’adulte qu’il a saisi son raisonnement. Par là même, cela sert à clarifier, je l’espère, un peu plus les choses dans son esprit. Les exemples 2 et 3 nous fournissent une illustration à la fois de l’écart entre productions, savoirs et l’explicitation verbale de ces derniers, et la difficulté, pour l’enfant, de mettre en mots ce qu’il sait mettre en pratique par ailleurs. Cette mise en mots dépend aussi de la «relation dialogique» particulière qui s’instaure entre l’adulte et l’enfant au cours de l’échange. Peut-on dire qu’Aa et As montrent un moindre degré de clarté cognitive par rapport à ce qu’ils font ? Peut-être, mais ce que nous montrent clairement les exemples 2 et 3, c’est le décalage qui peut exister entre ce que fait l’enfant et les savoirs qu’il peut exprimer, entre la manière de parler de certaines notions et la manière de les mettre en pratique. Doit-on accorder plus d’importance, une sorte de statut supérieur, à la capacité de verbaliser par rapport à la capacité de faire, pour attribuer des connaissances aux enfants ? L’écart entre production et discours est souvent interprété au désavantage du sujet. Il est vrai que notre culture privilégie le verbe par rapport au faire, le verbe étant l’instrument, par excellence, du savoir. La clarté cognitive ne peut-elle pas s’acquérir dans la pratique ou est-elle uniquement liée à la capacité d’explicitation verbale ?

Certains chercheurs considèrent que la dimension métalinguistique de l’activité du sujet, définie à la fois comme sa capacité à manipuler volontairement et à bon escient les signes de l’écriture et à réfléchir sur ses signes, (GOMBERT 1992), se manifeste à partir de l’explicitation verbale de ses connaissances. Dans cette perspective, une explicitation verbale peut être considérée comme un indice de savoir acquis ou du moins, en voie de stabilisation. Mais à partir de quand dirons-nous qu’il y a «explicitation» ? Pour revenir à nos exemples, est-ce que Ra a été plus explicite que As ? Quels critères peuvent servir à la formulation d'un tel jugement ? Les relations entre ce que fait un enfant à un moment donné, le savoir qu’il possède et son discours sont complexes, notamment parce que le faire et le dire se situent dans des temporalités différentes. On peut attribuer des savoirs aux enfants à partir de ce qu’ils font et de la manière dont ils le font. En revanche, on peut considérer que l’écart entre ce que fait l’enfant et ce qu’il dit peut être un indicateur de savoirs non encore stabilisés. Je cite un dernier extrait qui illustre la complexité de cette relation triangulaire que j’ai essayé d’élucider. Ha écrit rama-maman-tata, des noms séparés par des tirets pour répondre à la consigne «écrire trois mots». De l'autre côté, bien qu’elle ne produise pas une phrase, au sens grammatical, elle écrit mama tata a il hawa, mais, cette fois, sans séparer les mots avec des tirets. C’est-à-dire qu’elle conçoit une différence entre les mots isolés et les mots en tant que constituants d’une phrase, même si la phrase qu’elle a écrite ne correspond pas aux normes adultes. Cette remarque me permet de souligner, encore une fois, le lien complexe qui peut exister entre la trace que nous étudions et les savoirs qu’on peut attribuer à l’enfant ainsi que la possibilité pour l’enfant de les verbaliser.

7.La place de l'adulte

Le fait de verbaliser certaines connaissances n’est pas une activité accessible d’emblée à l’enfant, voire à l’adulte. Lequel d’entre nous n’a-t-il pas éprouvé la difficulté de définir le mot ou la phrase à un enfant ? Ainsi, l’écart qu’on peut constater entre le discours de l’enfant et sa production ne peut-il pas provenir du discours de l’adulte qui jette un regard particulier sur la production de l’enfant, creusant ainsi le fossé entre ses attentes et les efforts de l’enfant pour les satisfaire.

R 25: d’accord et là (rama mama tata) c’est une phrase ce que tu as écrit § ou bien § c’est des mots
H 22: §non§
R 26: c’est des mots
H 23: c’est pas des phrases
R 27: et ça (mama tata a il hawa) ?
H 24: j’ai écrit maman , tata, a , Hawa
R 28: et ça c’est une phrase ?
H 25: non
R 30: c’est quoi ?
H 26: c’est un mot
R 3 : c’est un mot ou plusieurs mots ?
H 27: plusieurs mots

On voit, dans cet exemple, que les contradictions apparentes entre H 27 et H 23 sont dues, en quelque sorte, aux questions de l’adulte. La nature de la question en R 28, qui jette le doute sur la production de l’enfant, justifie sa réponse en H 26. En même temps, sa réponse, un mot, montre qu’elle considère les mots qu’elle a écrits à la suite les uns des autres comme un tout, comme l’a joliment exprimé Aa. D’autre part, l’adulte n’a pas cherché à savoir ce que voulait exprimer l’enfant par cette phrase. La présence du «il» et du «a» peut laisser penser que sa phrase «répond» à un certain modèle (sujet + prédicat), même si l’agencement des éléments n’est pas habituel.
Comme le souligne Bruner (1996), parce qu’on a souvent considéré l’action, ou le faire, comme étant au premier niveau (entendu le plus bas) d’être dans le monde ou de le saisir, le plus élaboré étant le mode symbolique, on a eu tendance à considérer la capacité de verbaliser comme le seul signe de l’acquisition d’un savoir. Comme on l’a vu à travers les productions des enfants, un enfant peut avoir les capacités de saisir une idée sans qu’il ait encore assimilé la règle complexe qui permet de l’exprimer mais il peut le faire d’une manière indirecte. Un enfant peut avoir une conscience partielle de la phrase comme un ensemble de mots sans pouvoir exprimer ce qui définit leur rapport. La position défendue ici n’est pas pour autant celle de donner au dire une fonction moindre par rapport au faire, elle est celle de considérer leurs multiples rapports. D'autant plus que le faire est lui aussi partiel et ne reflète que des choix opérés sous certaines contraintes. Il n'est pas accomplissement total. Combien de fois produisons-nous sous ou sans contrainte sans être totalement satisfaits ? Le faire est élaboration, et dans ce sens il est susceptible d’un éclairage qui lui vient du langage. C’est dans ce sens que ce que dit un enfant, parce qu’il transforme son faire et le regard qu’il peut porter sur lui, est susceptible de le faire accéder au niveau méta.


8. Conclusion: apprendre par la parole
Je souhaite conclure cet article sur le rôle formateur de l’entretien métagraphique comme espace qui permet de travailler le lien entre les mots et les choses, les concepts et ceux à quoi ils renvoient, le monde et le langage. Derycke (2004) rappelle que «Contrairement aux idées reçues, elle [la parole] n’est pas une représentation du référent; elle en est une présentation. Il y a hiatus absolu entre la parole et l’objet: celle-là produit un double de celui-ci, double partiel, déformé, dont la conformité reste conjecturale, la position de secondarité de celle-là peut enclencher une tentatived’ajustement à celui-ci. La médiation de la parole à la chose est complexe. Elle passe par les défilés de la langue dans le discours, et par-là par toutes les possibilités associatives qu’ouvrent le système des signes et les strates mémorisées de choses dites, entendus, vus, faites: parlerde quelque chose fait simultanément voir, entendre et de là, penser à autre chose, voire à son contraire: la pensée est détournée du référent visé et, entraînée dans les méandres des chaînes de sens des discours qu’elle ne contrôle pas car ils se présentent immédiatement à elle et subvertissent l’attention. Le lapsus, le «coq à l’âne», mais aussi «l’expérience déclic» de Vygotski, sont issus de l’entrelacs où polyphémie, polyphonie et polysémie se croisent et se mêlent». (DERYCKE 2004: 14). Ce détournement est constitutif de l’apprentissage.Il ne s’agit donc pas de considérer le discours de l’enfant comme un «reflet» fidèle de ses représentations mais de considérer les relations entre le discours et l’activité comme espace d’apprentissage pour l’enfant des réalités de la langue. Un dernier exemple pour illustrer ceci. Comme phrase, Ae a écrit maman ne victor, je l’interroge:

R 1: et là qu’est ce que tu as écrit ?
Ae 1: maman (5 s.) ne Victor
R 2: c’est une phrase ça ?
Ae 2: non
R 3: pourquoi ?
Ae3: pace que ça va pas
R 4: qu’est ce qui va pas ?
Ae 4: parce qu’i faut enlever le, ça, faut enlever (ne)
R 5: il faut enlever
Ae 5: faut faire maman Victor et Prune

On peut se demander, qu’est ce qui compte le plus ici ? Ce qu’Ae a effectivement produit et la démarche qui l’y a mené ou cette méta/auto-cognition nouvelle qui le mène à réfléchir sur la phrase qu'il a produite ? L’entretien devient un espace réflexif. Il introduit une distance, et quelquefois une rupture, une hétérogénéité, ou même, une étrangeté entre le sujet et ses représentations. Ce qui est de nature à transformer, façonner ou refaçonner les liens du dire au faire et vice versa.

Bibliographie

S. BREDART, J.-A. RONDAL, L’analyse du langage chez l’enfant, Bruxelles, Mardaga, 1982.
J. BRUNER , L’Education, entrée dans la culture, Paris, Retz, 1996.
D. CHINI, «Entre savoir déclaratif et stratégies procédurales: le lexique dans l’enseignement apprentissage de l’anglais», in F. GROSSMANN, M.-A. PAVEAU, G. PETIT, Didactique du lexique: langue, cognition, discours, Grenoble, ELLUG Université Stendhal, 2005, p. 107-117.
M. DERYCKE, «La parole représente-t-elle le faire et ses objets ?», Colloque international, Faut-il parler pour apprendre ? Arras, 24-26 mars 2004, CD-ROM.
J. DOWNING, J. FIJALKOW, Lire et raisonner, Paris, Privat, 1984.
S. Ehrlich S., G. Bramaud du Boucheron, A. Florin, Le développement des connaissance lexicales à l’école primaire, Paris, PUF, 1978.
A. FLORIN, Le développement du langage, Paris, Dunod, 1999.
F. FRANçOIS, «Stratégies discursives chez les enfants. Un exemple: les définitions», in F. FRANçOIS, Interprétation et dialogue chez des enfants et quelques autres», Recueil d’articles 1988-1995, Paris, ENS éditions, 2005, p. 165-175.
J.-E., GOMBERT, «Développement métalinguistique et acquisition de la lecture», in J.-M. BESSE et ali (dir.), L’illettrisme en question, Lyon, PUL, p. 181-203, 1991.
J.-E. GOMBERT, Le développement métalinguistique, Paris, PUF, 1991.
R. HASSAN, Manier et apprendre l’écriture: réflexions sur l’entrée dans l’écrit de jeunes enfants, thèse de doctorat, Université Paris 5, René Descartes, 2002.
JAFFRE J.-P., 2003, «Les commentaires métagraphiques», in J.-P. Jaffré (dir), Faits de langue, Dynamiques de l’écriture: approches pluridisciplinaires, Paris, Ophrys, pp. 67-76.
J. FIJALKOW, L’entrée dans l’écrit, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1996.
G. MOUNIN, Dictionnaire de la linguistique, Paris, Quadrige, 1993.
M. ROSSI, «Du monde et des mots: pour une définition du sens lexical», in F. GROSSMANN, M.-A. PAVEAU, G. PETIT, Didactique du lexique: langue, cognition, discours, Grenoble, ELLUG Université Stendhal, 2005, p. 175-188.


Note

↑ 1 Le cours préparatoire correspond à la première année de l’école élémentaire en France.

↑ 2 «La maman veut sa fille».

↑ 3 «Esther veut jouer et sa maman dit je {xxxx}».

↑ 4 L’enfant voulait écrire, «Je suis à la maison avec maman».

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482