La trace dans la littérature caribéenne: du topos à la réflexion métalittéraire
Indice
1. La trace comme instrument d’analyse
2. La trace dans les narrations autobiographiques de Chamoiseau
La trace est un élément culturel caribéen qui est devenu un topos littéraire dans le domaine francophone. Nous nous proposons de montrer ici à quel point la lecture des œuvres de certains auteurs contemporains à travers la «pensée de la trace» peut se révéler fructueuse sur le plan critique. Nous nous concentrerons principalement sur l’œuvre de Patrick Chamoiseau, car ce dernier a proposé dans ses romans une notion de trace personnelle et réfléchie. Ensuite, nous transposerons nos observations sur le plan critique et, pour en vérifier l’application, nous interrogerons la notion de trace chez Laferrière, un écrivain dont les œuvres se prêtent à l’illustration de nos hypothèses. Cette illustration sera d’autant plus significative que Laferrière et Chamoiseau ont deux poétiques tout à fait indépendantes l’une de l’autre.
1. La trace comme instrument d’analyse
L’acte colonial est une appropriation et une affirmation de soi sur le plan physique et imaginaire. La réaction postcoloniale la plus immédiate à cet acte violent est la recherche de la trace de ce qui a été nié par la colonisation. Rien qu’au niveau de l’occupation physique de l’espace, les exemples qui illustrent cette réaction sont innombrables. Il est vrai que la ville coloniale a toujours représenté l’ordre et le pouvoir colonial, mais, comme les autres articles présentés dans ce recueil le rappellent, longtemps avant l’abolition de l’esclavage, aux Antilles francophones, une récupération des espaces a commencé à avoir lieu. Les esclaves affranchis fuyant les plantations créaient des bidonvilles ou s’appropriaient des espaces abandonnés, comme en attestent, par exemple, les quelques ruines qui sont restes après l’explosion de la montagne Pelée. Dans d’autres contextes, comme en Haïti ou à Cuba, la tentative de réappropriation de ce qui avait été nié par la colonisation s’est faite pour des raisons plus ouvertement politiques. Inutile de spécifier que cette recherche est souvent aléatoire ou vaine. Les traces locales de ce que la colonisation avait nié étaient généralement absentes et, même si elles avaient existé, la traite, l’immigration et l’extermination des peuples caraïbes au début de la colonisation n’auraient pas permis un retour aux origines. Ces traces auraient donc dû être cherchées ailleurs. En tout cas, ces stratégies de réappropriation physique ont toujours eu un impact sur l’imaginaire. Ainsi, les sentiers tortueux que les esclaves avaient créés en alternative aux routes coloniales (aussi droites que les montagnes et que les mornes caribéens le permettaient) s’appellent, aux Antilles, les traces. Ces traces relient souvent les mêmes points que les routes coloniales en soulignant ainsi que la trace est une prise de position plus qu’une alternative nécessaire. En Martinique il y a encore aujourd’hui une route de la trace très tortueuse, et les traces au sens de «sentiers» sont citées dans d’innombrables œuvres littéraires. Ces exemples nous montrent que la diffusion, j’allais dire la banalisation, de la recherche de la trace en tant que réaction à l’acte colonisant ainsi que la réappropriation au sens postcolonial ne consiste pas en la re-proposition des mécanismes coloniaux dans le sens inverse.
Le domaine littéraire nous offre une plus grande complexité concernant les rapports entre appropriation coloniale, réappropriation et trace. En fait, d’un côté, les signes de la recherche d’une méthode alternative de réappropriation de la réalité et, plus particulièrement de l’imaginaire, peuvent se retrouver dans les œuvres de plusieurs auteurs caribéens qui ont publié au cours du dernier siècle. De l’autre, la littérature elle-même, étant une représentation de la réalité, est aussi une modalité de réappropriation de celle-ci, une «colonisation du réel». Comment relever ces deux défis? Comment trouver une expression qui soit caribéenne et en tant que telle non colonisatrice? La complexité du rapport entre littérature et pensée colonisatrice, et entre littérature et trace, est à la base de la définition de l’intellectuel1 aux Caraïbes. Cette complexité peut aussi illustrer une partie du rapport entre les postures d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant. Au-delà de la différence entre Négritude et Antillanité, de la dette de Glissant envers Césaire et de leur commune recherche d’une rupture, se pose une question de méthode que nous proposons d’envisager au travers de la thématique de la trace.
Césaire a été un indispensable fondateur de la littérature postcoloniale contemporaine dans le sens de la grandeur. Tout en évoquant le «Nègre debout» dans ses œuvres, il proposait aussi une figure d’intellectuel tous azimuts, d’un humaniste faisant partie des institutions. Glissant a certainement accueilli cette suggestion, mais en la plaçant sous le signe de l’ambiguïté. Il est vrai que, dans son cas aussi, l’engagement politique s’est fondu avec l’activité d’écriture. Chez Glissant, l’essayiste a eu le dessus sur l’écrivain en devenant un phare dans le domaine de la théorie postcoloniale. Or, contrairement à son prédécesseur, Glissant se soustrait à toute systématisation et n’hésite pas à renier ses imitateurs à chaque fois que son œuvre donne naissance à un mouvement ou à un courant. Ce changement de direction, presque imperceptible mais constant, peut sans doute s’expliquer par la logique du marché; nous préférons toutefois l’interpréter comme une expression de la pensée de la trace. Cette interprétation – bien qu’il s’agisse, d’une énième définition affublée à l’écrivain Glissant – a l’avantage d’être ouverte et d’admettre la contradiction et le doute. Les principaux écrivains caribéens francophones témoignent par ailleurs d’un engagement qui est peu perçu en Europe, et qui, quand il se manifeste dans les œuvres, est souvent interprété par l’académie comme métaphorique. Par exemple, dans le cas d’un écrivain comme Patrick Chamoiseau, on sous-évalue généralement sa collaboration avec la revue Antilla, dans laquelle il a tenu une rubrique pendant des années, et ses déclarations correspondant à une précise ligne politique locale qui retentissent aussi dans ses œuvres. L’engagement des écrivains postcoloniaux est lié à la réappropriation, et le fait qu’il est souvent sous-évalué par la critique internationale suggère, encore une fois, la pensée de la trace. Il apparaît clairement que les écrivains et les intellectuels sont à la recherche d’un engagement alternatif, moins compromis avec les institutions, moins absolu, moins «colonisant».
Ainsi les écrivains et les intellectuels qui prennent la situation des îles de la Caraïbe comme point de repère intellectuel sont-ils obligés de développer un imaginaire nouveau. Nous suivrons l’hypothèse que cet imaginaire exprime la pensée de la trace, en considérant deux thématiques souvent traitées au sein du corpus littéraire caribéen contemporain: les narrations urbaines et les narrations autobiographiques2.
2. La trace dans les narrations autobiographiques de Chamoiseau
Par souci d’uniformité nous nous concentrerons tout d’abord sur la trilogie que Chamoiseau a consacré à l’enfance (CHAMOISEAU 1990, 1994 et 2005)3. Dans les trois tomes de cette œuvre, l’auteur met en acte des processus de distanciation qui consistent en la narration à la troisième personne, en la juxtaposition de fragments narratifs et de fragments poétiques, et surtout en une hétérogénéité textuelle qui souligne comment les expériences de l’adulte jettent leur ombre sur le récit d’enfance au point d’en faire partie à tous les effets. Dans la première page d’Antan d’enfance, on peut lire: «Mémoire ho, cette quête est pour toi» (CHAMOISEAU 1990: 21). La quête qui se déploie dans l’ensemble de l’œuvre semble donc consacrée à cette notion. Dès les lignes qui suivent, la mémoire acquiert un caractère ambigu, parce qu’elle accorde la «richesse [de l’enfance] sans pour autant l’offrir» (CHAMOISEAU 1990: 22). C’est précisément cette ambiguïté qui suscite dès les premières lignes la curiosité du lecteur et qui justifie l’hypothèse selon laquelle la quête dont il s’agit est aussi celle d’une définition du concept de mémoire, d’autant plus que, loin de constituer l’invocation préliminaire à une nouvelle Mnémosyne pour s’assurer sa bienveillance au cours de la rédaction, l’apostrophe à la mémoire se multiplie et s’approfondit au fil des pages de ce volume.
De fait, les caractéristiques fondamentales de la mémoire que le narrateur emploie pour retrouver l’enfance du protagoniste, le «négrillon», sont essentielles pour en comprendre le rôle dans la poétique de Patrick Chamoiseau. Un des premiers adjectifs associés au mot «mémoire» est «sélective» (CHAMOISEAU 1990: 62). Bien qu’il s’agisse d’un adjectif courant, son acception ici est très précise, et signale une implication de l’imagination dans le processus de remémoration. Le négrillon en est encore à ses premières expériences à l’intérieur de la maison quand, au cours de la découverte progressive de ce qui l’entoure, il tombe sur un vieux rat qu’il veut emprisonner et tuer. Tout au long des tentatives d’emprisonnement qui n’aboutissent jamais, l’enfant finit inévitablement par se prendre d’affection pour ce rat. C’est pour cela que le narrateur attribue au caractère sélectif de la mémoire son oubli des circonstances de disparition de l’animal. Après quelques hypothèses sur la mort de celui-ci, on peut lire ces phrases: «Il s’est peut-être campé entre deux rêves, et il reste là, momifié dans une insomnie devenue éternelle. Mémoire, c’est là ma décision» (CHAMOISEAU 1990: 62). La trouvaille surréelle qui constitue la première phrase ne doit pas faire croire au caractère anodin de celle qui suit. Le narrateur avoue clairement jouer un rôle actif dans le processus de remémoration. Ce qui intéresse surtout ici, c’est la nécessité du recours à l’imagination pour accéder au passé. En effet, dans une situation où l’imaginaire est faussé par la domination, comment faire fonctionner la mémoire? La complexité de la relation entre mémoire et imagination est évoquée aussi en d’autres occasions: «Mémoire, je vois ton jeu: tu prends racine et te structures dans l’imagination, et cette dernière ne fleurit qu’avec toi» (CHAMOISEAU 1990: 71). Le mécanisme qui permet au narrateur d’accéder à ses souvenirs n’est pas seulement sélectif, mais il se fond (de manière rhizomatique) avec le processus de création.
Antan d’enfance foisonne de ce type de constatations et en reflète le principe, ne serait-ce qu’à cause de l’ambiguïté de son objet: est-ce un produit de l’imaginaire ou l’autobiographie de son auteur? On peut faire l’hypothèse que la fonction principale de ces interrogations sur la mémoire est moins de préparer «le lecteur à la possibilité de l’inexactitude [du] récit», ou d’établir «l’autorité [du narrateur] sur le sens qu’il veut donner à [tel] épisode» (CROSTA 1998: 125 et 126), que de constituer une nouvelle notion de mémoire4. Le narrateur de ce roman veut retrouver dans l’écheveau embrouillé de son enfance le fil rouge de la survie à la domination. Peu importe si ce fil rouge a réellement existé dans l’enfance «historique» de l’auteur. On peut supposer au contraire que l’activité littéraire consiste dans l’inventio (le repérage, mais aussi l’invention) de ce fil. L’identité non dominée se situe en effet à l’intersection entre mémoire et imaginaire, qui doivent à leur tour se renouveler pour se soustraire à l’emprise de la domination. Bien qu’elle constitue sans doute une possibilité parmi d’autres de lecture du texte, la notion d’inexactitude elle-même n’a pas de grande opérativité critique dans une étude de la mémoire, parce que dans un contexte où le passé a été soustrait, effacé, nié et où, successivement, l’imaginaire a été substitué par un autre avant de se former complètement, la narration d’une «enfance créole» est, par définition, hors norme, «inexacte». La structure de l’œuvre semble reposer sur une notion «variable» de la mémoire, les épisodes biographiques et les expériences authentiques ne constituant que la charpente de l’imagination tout en se nourrissant d’elle. «Il n’y a pas de mémoire, mais une ossature de l’esprit, sédimentée comme un corail, sans boussole ni compas» (CHAMOISEAU 1990: 179) et ce sont la mémoire et l’esprit, ensemble, qui peuvent constituer un terrain fertile pour la naissance d’une identité non dominée. Bien qu’il s’agisse d’un récit autobiographique, on donne des versions alternatives des souvenirs du protagoniste et le récit est constitué d’innombrables variations. L’existence d’une «ossature de l’esprit» ainsi que l’interaction entre mémoire et imagination permettent des variations, comme par exemple celles sur la mort du rat, qu’on peut maintenant citer plus précisément:
O mémoire sélective. Tu ne te souviens plus de sa disparition. Dans quels combles as-tu rangé sa mort? L’as-tu vu flottant ventre en l’air dans le bassin de la cour, ou gardes-tu trace de son corps recroquevillé sur une marche d’escalier? As-tu rappel de lui surgissant en plein jour, le cerveau naufragé sans boussole, ahuri sous le balai des manmans? Il est sans doute possible qu’il ne mourut jamais, qu’il changea de maison au gré d’une aventure. Je ne le vois pas crevé, dérivant au fil crasseux d’un canal. (CHAMOISEAU 1990: 72)
Peu importe la façon dont le rat est mort réellement. Ce qui est essentiel est qu’il a été, pour le négrillon, un des premiers exemples de survie. Il n’est pas essentiel non plus que cette anecdote soit véridique (comme le montre sa conclusion surréelle), parce que l’équilibre entre imagination et mémoire consiste en ceci: qu’il y ait une vérité poétique qui dépasse la véridicité. Loin d’être un simple instrument de création artistique, la mémoire est donc une des étapes d’une quête ontologique dont les variations sont une composante importante. Dans la préface à l’édition de poche d’Antan d’enfance, écrite six ans après sa première publication et deux ans après la publication de Chemin d’école (le deuxième tome), l’auteur (ou s’agit-il déjà du narrateur?) évoque la maison où il a passé son enfance et qui a inspiré les deux volumes parce qu’un incendie l’a détruite. Chamoiseau exprime alors le rapport entre la maison et l’œuvre en question en ces termes:
Antan d’enfance et Chemin d’école: ces textes s’achèvent donc par un raide incendie. Ils disent de mon enfance, la magie, le regard libre, le regard autre, les effets qui ont structuré mon imaginaire, modelé ma sensibilité, et qui grouillent aujourd’hui dans mes ruses d’écriture. Le feu les a figés désormais. La présence de la vieille maison les autorisait à bouger, à couler, à vieillir, à se voir transformés par de nouveaux détails. […] La présence de la vieille maison fonctionnait donc de la même manière que la mémoire: elle constituait le support matériel aux souples évolutions de l’imaginaire. Après l’incendie tout s’est raidi au grand jamais. Raidi et déraidi. Je ne pourrai plus y ajouter une ligne qui ne soit nostalgie de regret profond… - donc, qui ne soit étrangère à mon enfance créole (CHAMOISEAU 1994: 12-13).
Ainsi, le fait que quelques lignes avant le passage cité, l’auteur déclare n’avoir pas «remis les pieds» (CHAMOISEAU 1994: 12) dans la maison après que sa mère l’avait quittée, n’est pas contradictoire: le support à l’imaginaire peut être minime – un simple dasein – pour que celui-ci acquière une valeur cognitive. Néanmoins, la présence d’un support est nécessaire dans le processus de remémoration-création littéraire et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, comme semble le suggérer la dernière citation, l’imaginaire perdrait en souplesse sans un point d’appui, tel un gymnaste privé de ses parallèles. Des variations privées d’un original n’ont aucune raison d’être, alors que des justifications alternatives à la subsistance d’un phénomène ou d’un objet sont nécessaires. En outre, ce qui est plus important, le matériel est garantie de vérité, à ne pas confondre avec la réalité ou la véridicité. La simple existence d’un objet auquel ne correspond aucune représentation dans l’imaginaire est un trou dans le filet de la domination, un chemin possible vers une identité relationnelle. Ainsi, si les fruits qui sont évoqués dans les courts passages lyriques vers la fin d’Antan d’enfance5 sont l’évidence de l’aliénation parce que, éléments quotidiens de la vie du négrillon, ils n’existent pas dans l’imaginaire collectif; ce n’est que par leur remémoration qu’on peut accéder à des passés alternatifs (et y bâtir d’autres imaginaires). Il est important de remarquer que le passé auquel la mémoire permet d’accéder n’est pas unique, car l’objet (littéraire ou réel) qui a résisté au temps est rarement cohérent avec une représentation aliénante de la réalité. Il symbolise une résistance: il existe, mais non d’un point de vue représentatif. Le matériel constitue la permanence dont l’écriture crée les variations. Parce que l’objet a un rapport flexible au passé, il est «mémoires», au pluriel, et parce qu’une contradiction patente l’oppose, dans sa matérialité, au réel qui a été imposé par la domination, il s’agit d’une «trace» qu’il faut suivre pour retrouver une identité. C’est justement par rapport à la pensée de la trace qu’il conviendra d’interpréter les variations et les versions alternatives proposées dans les récits d’enfance. La narration se fait, au fil de celles-ci, «officieuse» et élastique, car elle rompt le pacte de confiance avec le lecteur. Qu’est-ce donc cette « race» dont il s’agit depuis le début de cet article? C’est quelque chose d’inaccompli, fuyant, ambigu, volontairement asystématique, imprévisible.
3. La trace dans les narrations urbaines de Chamoiseau
En ce qui concerne les narrations urbaines, qui constitue notre deuxième piste de lecture des œuvres de Chamoiseau, se pose d’abord le problème de l’authenticité. Même après le début de la décolonisation, la ville est perçue comme une émanation du pouvoir colonial. Patrick Chamoiseau est le premier à avoir répondu à la présence dans l’imaginaire du modèle de la ville coloniale fonctionnelle qui représente l’ordre et le pouvoir. À travers son projet de narration de la ville, il a en narrant des espaces urbains marginaux par rapport à la ville coloniale6, créé un topos dont il fait un usage spécifique.
Le lieu a avant tout pour Chamoiseau des connotations temporelles parce qu’à travers des éléments concrets et locaux il reconstruit dans ses œuvres le passé que la colonisation a nié. Dans les pages d’Antan d’enfance la mémoire se cristallise parfois en figures, en symboles, ou encore en ce que l’auteur a défini, dans ses travaux non-narratifs et dans ses interviews, comme des traces-mémoires. Pour bien comprendre ce concept-clé, il faut s’appuyer sur la notion de temps dont l’auteur s’est servi pour construire ce récit. Parmi les métaphores de l’écoulement du temps qui reviennent souvent dans Antan d’enfance, nous pouvons rappeler celle du matelas:
…Man Ninotte ne jetait rien. Les vieux linges demeuraient sous le matelas et devenaient des hardes-cabanes utiles aux macaqueries de carnaval, aux rapiéçages. Parfois, ils reprenaient du service chez d’impensables nécessiteux que Man Ninotte visitait à l’arrière des ravines. Lors des grands nettoyages, l’on gonflait les matelas et leurs linges. Chacun se retrouvait alors dans ce qui était devenu les couches archéologiques de la famille: d’antiques culottes, des shorts sans âge, une chemise de nuit minuscule qui réduisait d’un coup les postures impériales de la Baronne (malgré ses beaux airs, elle était entré dans ça!...) (CHAMOISEAU 1990: 110-111)
À l’instar de ce qui arrive aux vieux linges de la famille du négrillon, tout s’entasse, en couches archéologiques, et les éléments particuliers qu’on avait oubliés et qui sortent de ce tas peuvent véhiculer un message inattendu. Les traces-mémoires fonctionnent de la même manière.
Qu’est ce qu’une Trace-mémoires?
C’est un espace oublié par l’Histoire et par la mémoire-une, car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées, et tend à les préserver.
[…]
La Trace-mémoires peut être matérielle comme la roche d’où les Caraïbes se sont jetés en masse pour échapper à l’esclavage. Elle peut être symbolique comme le morne où se réfugiaient les esclaves marrons ou comme l’arbre-fromager. Elle peut être fonctionnelle comme un temple kouli ou une case de vieux nègres, ou un tambour gros-ka. (CHAMOISEAU 1994: 16-17)
Tout objet dont la fonction a disparu au moment de l’énonciation peut en devenir une, mais les traces-mémoires ne peuvent que renvoyer à une pluralité de passés. En effet, à cause de l’effacement dû à la domination, il est impossible d’atteindre le message que les traces-mémoires portent en elles: «Qui venait là ? À quoi cela servait-il? Quel lieu d’horreur? Quel lieu d’apaisement? On ne sait plus rien. On ne comprend plus grand-chose. On ne peut plus que percevoir ces présences aux sens éclatés» (CHAMOISEAU 1994: 35). Les traces du passé ne sont donc ni des preuves ni des témoignages. Elles sont un point de départ pour saisir le passé dominé sans pour autant le comprendre7. En fait, comme le souligne souvent Glissant, la compréhension est un acte d’appropriation, c’est un acte colonisateur. Les narrateurs de Chamoiseau vont alors accomplir des actes créatifs asystématiques, ils vont saisir le passé en partant d’une trace, ils vont s’interroger sans cesse sur la méthode.
Si on aborde chronologiquement l’œuvre de Patrick Chamoiseau, on se rendra compte que son parcours porte vers une abstraction de plus en plus grande. Son travail formel compénètre l’aspect narratif et en détermine les développements. Dans le Livret des villes du deuxième monde le narrateur décrit d’innombrables villes imaginaires qui structurent le deuxième monde, un monde parallèle dont les aspects urbains font partie d’un réseau. Dépouillée de toute détermination locale précise, la ville narrée devient l’essence de toute ville. L’imaginaire peut prendre une forme urbaine pour mieux s’adapter aux différences du monde. S’agit-il d’une adaptation à la structure de la pensée humaine, désormais urbanisée, ou bien de la forme la plus convenable pour exprimer un imaginaire que chacun peut partager? Toujours est-il que la ville telle qu’elle est narrée dans le Livret semble attirer toutes les formes de communication, des tags à Internet, et que la synchronie semble constituer un élément essentiel pour que l’imaginaire du monde y déploie toutes ses potentialités. Cette ville démesurée est le lieu de tout temps et de toute vie, une espèce de méta-ville, la sublimation de la trace. Au fil de l’abstraction des villes qu’il décrit, l’écrivain s’interroge de manière de plus en plus évidente sur ses moyens d’expression, et quelques-unes des caractéristiques de la méta-cité nous permettent de supposer qu’elle représente la littérature telle qu’elle est interprétée par l’auteur. C’est par cette métaphore qu’il conviendra de lire les aspects méta-littéraires caractérisant l’œuvre de Chamoiseau, dont la cohérence surprenante emprunte bien des traits à la ville imaginaire. On peut lire également l’œuvre d’autres écrivains que Chamoiseau à travers la déclination «urbaine» de la notion de trace. De Maryse Condé à Raphaël Confiant à Émile Ollivier, quand les écrivains post-coloniaux narrent la ville, ils le font souvent par la trace. La notion de trace peut aussi bien dépasser le cadre critique post-colonial quand on l’applique à l’esthétique littéraire. La critique généalogique peut servir de point de départ pour montrer que l’écriture est la trace par excellence.8
4. Usage de l’instrument analytique de la trace dans les œuvres autobiographiques de Laferrière
Il est temps maintenant d’abandonner les œuvres de Patrick Chamoiseau auxquelles nous avons consacré la plupart de cet article pour apprécier la pertinence critique de la notion de trace dans les œuvres d’un autre auteur. Pour m’en tenir aux œuvres d’inspiration autobiographique dont j’ai parlé plus haut, j’ai choisi l’œuvre de Dany Laferrière qui me paraît particulièrement pertinente. Cet auteur s’est amusé à définir l’ensemble de ses œuvres comme une «autobiographie américaine». Grâce aussi à la contribution d’Ursula Mathis-Moser (2003), qui étudie, entre autres, le rapport entre fiction et réalité, on se rendra compte que l’inspiration autobiographique ne constitue souvent chez Laferrière qu’un prétexte à la recherche formelle. Plus précisément, les œuvres de ce romancier sont construites autour de clichés. Dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) par exemple, le regard du protagoniste sur lui-même est influencé par le regard de l’autre, et notamment par les stéréotypes sur les noirs immigrés au Québec. De manière plus subtile, Pays sans chapeau (1996), qui narre l’impossible retour en Haïti d’un émigré, est entièrement construit sur les fantasmes réciproques qui lient les Haïtiens «du dedans» aux Haïtiens «du dehors». Mais le terme «cliché» est central dans l’esthétique de ce romancier. La description d’une image photographique, ainsi que la typification d’une expérience réellement vécue, constituent souvent un ressort pour la narration.
La fonction des clichés chez Laferrière est tout à fait comparable à la fonction des traces-mémoires chez Chamoiseau: il s’agit de nœuds dans le réseau narratif, d’élément fixes auxquels on peut ancrer la trame narrative. En d’autres termes, les photos sont souvent à l’origine de développements narratifs. Mieke Bal a démontré que la description constitue souvent le moteur de la narration (BAL 2002: 189-224), mais le cas de Laferrière se détache légèrement de la démonstration de Bal, car les descriptions à l’origine de la narration sont souvent des descriptions d’images, de photos ou de tableaux, et ceux-ci sont parfois simplement évoqués sans être véritablement décrits. Quand il ne s’agit pas de descriptions de photos, la narration de Laferrière prend généralement son essor à partir de scènes au caractère iconique très poussé. Par exemple, la description suivante ressemble à la description d’un tableau, et ceci pour des raisons textuelles bien précises:
Vers deux heures de n’importe quel après-midi d’été, Da arrose la galerie. Elle pose une grande cuvette blanche remplie d’eau sur un des plateaux de la balance et, à l’aide d’un petit seau en plastique, elle jette l’eau sur la galerie, d’un coup sec du poignet. […] J’aime m’allonger sur la galerie fraîche pour regarder les colonnes de fourmis noyées dans les fentes des briques. Avec un brin d’herbe, j’essaie d’en sauver quelques-unes. […] Je peux les suivre comme ça pendant des heures.
Da boit son café. J’observe les fourmis. Le temps n’existe pas. (LAFERRIÈRE 1991: 23-24)
Cette scène est tellement nette qu’elle rappelle un tableau. Le caractère séquentiel des actions de Da y est estompé par l’utilisation du présent. Des clichés sont présents, dont l’évidence même les rend polysémiques et mystérieux. La première phrase de ce paragraphe place la scène dans un savant flou temporel («n’importe quel après-midi»…). C’est comme si la scène était peinte, car elle s’anime au fur et à mesure que l’observateur s’en approche, ou que le lecteur continue sa lecture. Mais à bien y regarder, il s’agit d’un «tableau» stéréotypé, comme le montre la référence à l’été. Le terme été n’est pas approprié à un contexte haïtien réaliste. Il évoque simplement un état d’esprit, sans doute une expérience que le narrateur a faite successivement aux faits narrés. Le mot été sort du temps.
Les éléments visuels ou iconiques sont très présents dans les romans de Laferrière. On peut y associer l’utilisation des descriptions ou des évocations d’images à l’utilisation des idées reçues dans les œuvres de Laferrière, car l’auteur lui-même exploite cette ambiguïté par le terme «cliché»9. Ce jeu avec les idées reçues et avec les modèles est l’indice d’une démarche esthétique et l’accumulation de clichés témoigne de l’absence d’une intention exclusivement mémorielle ou réaliste. Les clichés pourraient être une manière de se moquer des jugements critiques. Laferrière réécrit ses textes et contribue à leur transposition cinématographique, ce qui permet d’envisager son œuvre comme un tout organique constamment en mouvement. Les nouvelles éditions de ses livres n’effacent pas les éditions originales, elles suggèrent plutôt une approche ludique du texte, la coprésence des deux versions n’imposant pas d’en privilégier une. Ainsi, c’est le travail stylistique et formel qui est mis en avant, d’autant plus que Laferrière décompose et recompose incessamment ce qu’il a écrit, comme s’il travaillait par séquences textuelles dont les rapports réciproques peuvent évoluer. Cela peut justifier une lecture organique, non-hiérarchisée, de l’œuvre de Laferrière, et le travail de réécriture peut être considéré comme un travail sur la trace. Dans ce cas la trace de son propre travail et donc la trace du temps. Les œuvres de Laferrière peuvent donc être lues à travers la notion de trace et ceci à deux niveaux: parce que leur auteur nous propose d’infinies versions des mêmes œuvres en créant ainsi une situation ambiguë, et parce que l’auteur typifie les contenus en créant, par accumulation, des effets inattendus et subversifs des idées reçues.
Conclusion
Bien que cet article ne corresponde qu’à un travail en cours de réalisation, nous pouvons essayer de tirer des conclusions provisoires. La trace en tant que notion critique naît de l’étude de la trace comme topos de la littérature caribéenne. La lecture des textes littéraires à travers cette notion peut s’avérer fructueuse parce qu’elle contribue à une approche moins systématique. Le fait que la spécificité caribéenne nous offre cette notion ne signifie pas que cette dernière puisse s’appliquer exclusivement à la littérature caribéenne, bien au contraire. La notion de trace pourrait s’appliquer de manière fructueuse à la lecture critique d’œuvres contemporaines et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, la division des œuvres littéraires par lieu d’origine - une division qui est très commune dans le milieu critique - est une convention qui correspond aux limites des chercheurs et non à des caractéristiques intrinsèques de la littérature. Ensuite, de plus en plus fréquemment, des auteurs entrent dans les canons de deux pays différents ou sont classifiés comme des auteurs migrants. Dans le respect des différences et des influences que l’histoire - personnelle et collective -, la langue maternelle, les expériences biographiques peuvent avoir sur le style d’un auteur et sur ses œuvres, il faut aussi reconnaître que les écrivains peuvent, aujourd’hui, choisir leur pays de référence (pensons par exemple au cas de Salvat Etchart, ou de Dany Laferrière qui joue dans son dernier roman à l’«écrivain japonais»), il faut reconnaître que les expériences collectives ne se limitent plus - à l’époque où la version 2.0 d’Internet est presque dépassée - aux frontières d’un état. En d’autres termes, la recherche d’un parcours alternatif à la pensée colonisatrice, au sens propre et au sens figuré, est plus que jamais actuel et peut constituer un des noyaux de la réflexion d’auteurs qui ne sont pas forcément liés au monde caribéen. Ainsi, la notion de trace pourrait-elle aider tous les critiques à dépasser les fragmentations et à envisager une critique-monde.
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R. CONFIANT, Ravines du devant jour, Paris, Gallimard, 1993.
R. CONFIANT, Le Meurtre du Samedi-Gloria, Paris, Mercure, 1997.
S. CROSTA, Récits d’enfance antillaise, Saint-Foy, Université Laval, GRELCA, 1998.
G. GENETTE, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
P. GHINELLI, Archipels littéraires. Chamoiseau, Condé, Confiant, Brival, Maximin, Laferrière, Pineau, Dalembert, Agnant, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2005.
D. LAFERRIÈRE, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Montréal, VLB, 1985.
D. LAFERRIÈRE, Le Goût des jeunes filles, Montréal, VLB, 1992, nouvelle édition augmentée: Paris, Serpent à plumes, 2005 ; Paris, Grasset, 2005.
D. LAFERRIÈRE, Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?, Montréal, VLB, 1993; nouvelle édition augmentée: Paris, Serpent à Plumes, 2002 / Montréal, VLB, 2002.
D. LAFERRIÈRE, Pays sans chapeau, Outremont, Lanctôt, 1996.
D. LAFERRIÈRE, Le Cri des oiseaux fous, Outremont, Lanctôt, 2000.
U. MATHIS-MOSER, Dany Laferrière. La dérive américaine, Montréal, VLB éditeur, 2003.
G. PINEAU, L’Exil selon Julia, Paris, Stock, 1996.
Note
↑ 1J’ai volontairement évité de déterminer ultérieurement le mot «intellectuel» car, bien que mes exemples soient tirés essentiellement du domaine littéraire caribéen francophone, je pense que la littérature mondiale n’a pas encore tout à fait dépassé les problématiques liées au colonialisme et aux effets de sa fin. Si tant est qu’il ait pris fin, bien entendu.
↑ 2Nous laissons volontairement de côté les narrations historiques ou pseudo-historiques dans la mesure où la recherche des traces alternatives à la colonisation y est à la base de la narration.
↑ 3La narration autobiographique nous offre de véritables chefs d’œuvre dans le contexte caribéen. Ravines du devant-jour (1993) de Raphaël Confiant en est certainement un. Confiant récupère et réélabore des histoires qui ne sont pas racontées dans les livres d’histoire, qu’elles aient une origine autobiographique ou pas. Nous prendrons ici Chamoiseau comme auteur emblématique.
↑ 4L’ouvrage de Suzanne Crosta, consacré à l’étude du récit d’enfance dans le contexte antillais, se concentre sur ce genre littéraire ainsi que sur la figure de l’enfant. Bien que les quelques indications qu’il fournit sur la notion de mémoire dans Antan d’enfance soient précieuses, nous ne reprendrons pas à notre compte l’essentiel de ses analyses.
↑ 5Par exemple: «Le mangot vert/torturé jusqu’à la crème fondante/de son caca-pigeon/si l’agape est sacrée le mangot l’est aussi/ et la saison sans même parler» (CHAMOISEAU 1990: 131).
↑ 6Chronique des sept misères (1986) se déroule essentiellement dans les marchés du centre ville, Solibo Magnifique (1988) dans le parc de la Savane et à la station de police, et Texaco (1992) dans le quartier de la capitale martiniquaise dont il porte le nom. La démarche de Chamoiseau ne correspond pas à une fermeture sur le local et sur le révolu. Au contraire, il a progressivement ouvert la perspective spatiale de ses romans. Par exemple, le protagoniste de Biblique des derniers gestes (2002) est un indépendantiste martiniquais qui a combattu contre toute domination, en tout lieu et en tout temps. De façon plus évidente encore, dans le Livret des villes du deuxième monde (2002), le narrateur décrit une multitude de villes, mais ce sont des villes imaginaires qui structurent un deuxième monde dont les aspects urbains font partie d’un réseau. Cette méta-cité que chacun habite est le lieu de tous les temps et de toutes les vies. Ce topos narratif de la ville s’est développé jusqu’à aujourd’hui alors qu’il n’avait presque jamais été exploité pour le domaine caribéen avant Chamoiseau. Citons, entre autres: CONFIANT (1993 et 1997), PINEAU (1996), CONDÉ (2001), BRIVAL (2004), ALEXANDRE (2004). Bibliographie en fin d’article.
↑ 7Ainsi, la pierre de L’Esclave vieil homme et le molosse est une trace-mémoires: «La pierre est des peuples. Des peuples dont il ne reste qu’elle. Leur seule mémoire, enveloppe de mille mémoires. Leur seule parole, grosse de toutes paroles. Cri de leurs cris. L’ultime matière de ces existences» (CHAMOISEAU 1997: 129-130). Ce n’est pas un hasard si, pour atteindre le marqueur de paroles, cette mémoire se transfèrera de la pierre aux os du vieil homme qui y a trouvé la mort. On ne mettra jamais assez l’accent sur la matérialité des traces-mémoires, parce que c’est elle, dans son indiscutable fixité, qui permet la démultiplication des versions du passé nécessaire à l’identité. Dans le cas de L’Esclave vieil homme et le molosse, les os du vieillard ont la même fonction que la mémoire «ossature de l’esprit»: ils permettent à l’imagination du marqueur de paroles de se déployer tout en restant fidèle à la matérialité.
↑ 8La notion de palimpseste (GENETTE 1982) a, bien évidemment, des intersections avec la notion de trace.
↑ 9«Ce que je peux vous dire à ce propos, est que le mot cliché est double dans mes livres. Il y a les stéréotypes, mais aussi les instantanées, les photos, que j’aime bien, d’ailleurs. Ils ont à voir, encore une fois, avec la question du temps, du temps présent.» (Laferrière dans GHINELLI 2005: 104).