Publifarum n° 10 - Les Caraïbes: convergences et affinités

Vers le Sud de Dany Laferrière / Vers le Sud de Laurent Cantet : nouvelle, cinéma : Haïti à la croisée des désirs

Mireille BRANGÉ



En 1997, Dany Laferrière publie La Chair du maître, le plus subversif de son œuvre selon lui, un «livre de traître », montrant «l’âme terrible, sauvage de Port-au-Prince», parcouru par l’onde sismique de désirs violents. Pour donner une vue en coupe d’Haïti, rien de tel que de choisir le désir comme point focal : dans une société aussi fortement compartimentée que celle de l’île, seul le désir, explique-t-il, permet en effet aux classes sociales et aux individus de s’entrecroiser et par ailleurs, trouvant son enracinement dans les luttes ancestrales entre Nègres et Blancs, le désir permet de révéler, en filigrane, l’exacerbation des tensions qui mèneront à la chute du régime de Duvalier fils. Mais à l’époque, il s’agit aussi pour l’auteur de rebattre les cartes et de déstabiliser une critique qui l’a un peu trop vite jugé assagi (LAFERRIERE 2000b: 85). Neuf ans plus tard, l’intention de Laurent Cantet d’adapter deux des nouvelles du recueil au cinéma, incite l’auteur à reprendre son ouvrage, resserrant la profusion initiale, sans s’amender, tandis que de son côté, le cinéaste part de sa propre expérience de touriste, d’étranger en Haïti. Ce sont donc deux regards très différents, mais qui s’accordent pour dévoiler la part nocturne de la réalité, l’alliance du politique et du désir qui trouvent à Haïti un terrain privilégié d’exposition.

Premier mouvement: La Chair du maître, 1997

Une fois refermé, La Chair du maître laisse le souvenir d’une consumation désirante, effrénée qui embrase Port-au-Prince et témoigne d’une «obsession, c’est-à-dire la sexualité plantée comme une épine au cœur de la ville» (SKORA 1997), au long de 24 petites nouvelles. La ville en est le «personnage central» et, comme dans un creuset, entre les collines, les clubs des quartiers huppés, les cafés populaires et la mer, les personnages se croisent indéfiniment, de manière plus disséminée dans La Chair du maître, mieux circonscrite dans Vers le Sud, où la voiture de Mme Saint-Pierre, la directrice de l’école française, à la recherche de son jeune amant, fait le lien entre les divers quartiers. Le lieu détermine la profusion des désirs, selon D. Laferrière: «Je ne pouvais pas faire un livre, disons, occidental: Jean aime Maryse, mais ils ont des problèmes, ils vont divorcer parce que Maryse aime aussi François. Cette cellule fermée n’existe pas en Haïti. […] N’importe quoi peut arriver. Il y a tellement de gens qui viennent de partout, qui nous agressent […] que l’incroyable, le miracle peut se produire chaque jour» (SKORA 1997). Quant à la dissémination des désirs dans l’espace, elle est une réponse au confinement du Goût des jeunes filles, un roman étant toujours pour l’auteur écrit contre le précédent (LAFERRIERE 2000b: 178). Les nouvelles jouent perpétuellement sur des bonds dans l’espace, et les repères permettant d’établir une chronologie sont ténus. Là encore, Vers le Sud, à la composition toujours polyphonique mais plus unifiée, en réduisant le nombre des épisodes et des personnages, est plus clairement organisé, l’action étant limitée à une quinzaine de jours environ. Plus resserré encore, le film de L. Cantet se déroule sur les quelques jours des vacances des touristes.

Si Port-au-Prince, figuré comme un creuset, est au centre du livre, il constitue avec l’île un pôle magnétique inversé, le Sud, donnant son titre à la deuxième version et au film. L’île aimante les exilés qui rêvent sans cesse d’y revenir, comme Mauléon, le chauffeur de taxi new yorkais, dont le désir est d’y ouvrir un hôtel sur le bout de terrain hérité de son père. Ou bien, on rêve d’elle, parce qu’on y vit depuis des années sans le savoir par la seule intimité magique d’un tableau la représentant. Alors, comme la New yorkaise Laura (Un tableau naïf), on quitte tout, du jour au lendemain, avec une brusquerie injustifiable. Haïti sonne alors comme la libération d’un poids psychologique et physique et comme le retour au vrai pays : «Je n’ai plus senti ce bloc de ciment sur ma poitrine qui m’empêchait de respirer normalement depuis mon enfance» (p. 165-166). La coïncidence des paysages fantasmé et réel s’impose naturellement. Elle vient s’installer, se marier et vivre dans le «monde enchanté» du tableau offert jadis par son père, promesse de l’existence d’un paradis terrestre. Becky, la Londonienne, éprouve le même sentiment de réconciliation avec une identité profonde: elle «se sent comme une voyageuse qui revient chez elle après des années». Le moment d’hésitation est aussi bref pour elle que pour Laura. Elle accepte son intuition et reste, elle aussi, de la nuit au lendemain («La maisonnette au flanc de la montagne bleue»). Pour elles, la découverte de ce pays intime est un rapt, tout aussi comblant que soudain. Pour Sue, la révélation de cette évidence de bonheur viendra de Neptune, son amant haïtien, dont la «devise est simple: pêcher, manger, boire, dormir en paix, et baiser un bon coup» (p. 229). Cet idéal de bonheur épicurien ne va jusqu’à une forme d’idéalisation de la vie sur l’île, sorte de paradis primitif, où les Haïtiens ne sont pas Noirs, car, hors d’Haïti, Sue est raciste: «C’est vrai que Neptune est noir comme l’Enfer, mais il est haïtien. Un Nègre pour moi, c’est un noir américain. Eux, ils ne pensent qu’à égorger les Blancs, alors qu’on ne fait que les aider» (ibid.). Toujours est-il que pour ces trois femmes-là, Laura, Becky et Sue, le désir d’Haïti et à Haïti se confondent heureusement et elles représentent un pôle lumineux du désir associé à l’île.

Pour les autres femmes du Nord, Haïti a agi à la fois comme le révélateur de leur frustration, comme une promesse de bonheur et comme la torture d’un paradis auquel elles sont enchaînées – ce qui contredit l’idée de paradis – ou dont elles sont chassées. Comme souvent dans le livre, les femmes vont par deux, pour montrer à la fois l’envers et l’endroit; ainsi à Becky, «bonne fille. Droite, honnête, old fashion», qui avoue que «ces choses ne [l’] intéressent aucunement» (p. 111-112) répond en écho le personnage de Christina, new yorkaise, qui, dans «Nice girls do it also», «préfère de loin les discussions à la baise», (p. 71) et qui, comme Laura, éprouve un choc devant la peinture haïtienne. Pour toutes ces femmes âgées de quarante à soixante ans Haïti est, avant tout, le lieu qui révèle, au cœur d’une vie bien rangée, une absence de sexualité, à la fois par indifférence, par moralisme religieux, ou par hypocrisie. Toutes témoignent d’une acceptation devant leur désir qu’elles découvrent ou redécouvrent, telle Brenda, la méthodiste de Savannah: «Maintenant, je n’ai plus honte. […] Je suis une bonne chrétienne, mais je peux être aussi cette bête de sexe» (p. 234). Un désir sans mot et accepté est aussi éprouvé par la femme d’un homme d’affaires, nimbée du charme discret de la bourgeoisie, qu’Alex doit séduire («L’Ange exterminateur»). À toutes les échelles sociales s’exerce cette révélation d’un désir accru à la fois par la différence «de races ou de classes sociales», dont le modèle s’est toujours trouvé pour D. Laferrière dans L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. Sans grande surprise, l’intellectualisme des femmes du Nord semble l’obstacle à leur plaisir et à leur désir. Elles sont nombreuses dans le livre, les femmes qui ont, comme Christina, «trop sublimé l’intellect» (p. 73) ou qui, comme Mme Saint-Pierre, la directrice de l’école française, découvrent qu’elles ont un corps, à moins comme Christina de se rendre compte qu’elles sont passées à côté de la jouissance quand elle surprend sa fille faire l’amour avec leur domestique Absalom. Pour elle, il est alors trop tard: abdiquant symboliquement son rôle de femme, elle s’endort seule en position fœtale. Retour à l’utérus, à l’avant jouissance possible. Mais pour les autres, comme pour Ellen, autre professeur d’université, l’épigraphe de La Chair du Maître, emprunté à Françoise Sagan, est parfaite: «Quand je serai vieille, je paierai des jeunes gens pour m’aimer, parce que l’amour est la chose la plus douce et la plus vivante, la plus raisonnable. Et que le prix importe peu». Ellen, comme Françoise Saint-Pierre, paiera (p. 241). La Chair du Maître est aussi le roman mélancolique de femmes de cinquante ans, blessées on ne sait où  – «au sexe ou au cœur?» – par l’irruption du désir (p. 43), aspect que retient principalement le film de L. Cantet.

Si Haïti est terre d’explosion du désir, c’est que le Nord est terre de son absence et l’incompréhension latente entre hommes et femmes est un reproche récurrent et mutuel car si «tout sépare [Becky] de John», son mari, celui-ci, un des rares hommes du Nord présent dans le livre, avoue lui aussi: elle «ne fait aucun effort pour créer une intimité entre nous. Parfois, j’ai même l’impression que nous n’avons jamais fait l’amour ensemble» (p. 125). Indifférence au mieux, haine généralisée au pire, comme celle de Sue, personnage aussi excessif dans son idéalisation d’Haïti que dans son jugement sur les hommes du Nord: «au fond, je déteste également les hommes de ma race. Ils ne m’ont jamais regardée» (p. 229). Ces femmes-là reviennent instinctivement vers l’île, aimant solaire pour «se réchauffer. […] Et surtout elles reviennent chaque année» (p. 251). Mais les «femmes du froid» ne tardent pas à devenir gyrovagues et «perdues» (p. 236) comme le métaphorise la virée en voiture de Mme Saint-Pierre, dans Vers le Sud: «on a roulé dans la ville. C’est lui qui me dirigeait. Je ne savais même pas où j’étais. […] Je me sens comme une enfant perdue dans une forêt, et je ne peux absolument pas retrouver mon chemin» (p. 207).

Aussi, quand les femmes aimantées par Haïti doivent quitter l’île, ce départ est comme une amputation d’elles-mêmes. Brenda est condamnée à une éternelle errance, dans les Caraïbes, s’interdisant de revenir à Haïti où est mort Legba, le garçon magique auquel elle était liée; «D’ailleurs, conclut-elle, je n’ai plus de maison ni de mari» (p. 245). Cette impossibilité de quitter la Caraïbe, comme par enchantement, mais sans pouvoir toutefois rester définitivement à Haïti, est aussi illustrée par la journaliste française mariée sans le savoir à un dieu vaudou, qui «partout où elle ira […] emmènera les dieux avec elle» (p. 181). Son enchaînement sera encore accentué dans Vers le Sud, ne pouvant partir de l’île, toujours indécise et toujours entravée.

Mais le Sud n’est pas seulement un enfermement pour les femmes du Nord; il l’est aussi pour ceux qui en ont trop rêvé, comme Mauléon: «Il ne veut plus remonter vers le Nord, et il n’a aucune chance ici. C’est comme ce cauchemar qui revient toujours depuis son arrivée à Haïti: il fuit un tigre en grimpant à un arbre pour se trouver face à un python qui dormait là-haut» (Vers le Sud: 139). Dans ce même livre, l’alternative entre le bonheur enchanté à Haïti et une vie végétative loin de l’île est incarnée par la figure d’un jeune homme parti vivre dans le Nord qui «grelotte en ce moment dans un sous-sol glacial, à Boston. Il paraît que la coke l’a rendu maigre comme un clou. Il dort avec sa guitare, c’est tout ce qui lui reste...» (Vers le Sud: 175) et la figure lasse d’Ellen, qui, en partant d’Haïti, semble être chassée du paradis, quittant le présent et la jeunesse pour marcher vers le passé et la lente mort de la vieillesse: «Elle n’aime pas ce qui l’attend, c’est évident. En fait, c’est son passé qui l’attend» (id., p. 238). Elle repart, sans espoir de retour, vers un Nord exécré (id., p. 228). Ce dont elle est exilée, c’est moins cette île qu’elle considérait pourtant comme un «tas de fumier» (p. 231), que d’un corps, celui de Legba, mort, qui l’incarnait. Brenda elle a déjà vécu la souffrance physique de ce double exil pendant les deux ans où elle n’est pas venue à Haïti et n’a pas vu Legba: «aucun drogué n’a vécu ce que j’ai vécu. J’ai souffert dans mon corps, dans ma tête, dans mon ventre, dans mon sang, toutes les douleurs imaginables pendant ces deux dernières années. Chaque jour, chaque nuit. Chaque heure» (p. 227).

Entre acceptation épicurienne et révélation torturante, le désir lié à l’île est une boîte de Pandore dont «Pour planter le décor», le texte liminaire de La Chair du maître, non repris dans Vers le Sud, donnent les enjeux sous la forme de trois affirmations: «Si le sexe est sain, il n’est pas innocent» (p. 9), «Comme on le sait, avec l’argent on peut tout acheter: les êtres et les choses» (p. 16) et «Il n’y a pas d’avenir. Tout se passe au présent. À l’instant même. Et tous les coups sont permis. Et donnés. C’est la guerre!» (p. 18).

Proies et prédateurs

Dès lors, c’est bien de guerre qu’il s’agit et d’un rapport de proies et de prédateurs rappelant les Liaisons dangereuses de Laclos dont l’influence est revendiquée par D. Laferrière: «tout doit être exécuté avec célérité avant même que l’adversaire s’aperçoive qu’il a été attaqué et tué» (SKORA 1997). La Chair du maître est traversé par des figures du désir attirant les regards: que ce soit Charlie («Une bonne action») ou Tina («Un coup mortel» et «Le Piège»). Il n’y a pourtant aucune innocence ou gratuité joyeuse dans ce pouvoir de séduction. Ces séducteurs sont des hommes et des femmes de proie, comme le dit le titre d’une nouvelle qui se referme sur l’image de l’héroïne, «pareille à un oiseau de proie juste avant d’effectuer le plongeon fatal» («La Femme de proie», p. 161). Et c’est une violence extrême du pouvoir de séduction qui se joue: car le charme naturel du jeune Fanfan qui, «à l’âge de 12 ans, [a] compris qu’[il] pouvai[t] faire ce qu’[il] voulai[t] des femmes» (p. 22), a perdu très tôt son innocence: «Je suis pourri à l’intérieur. Je reste comme une araignée au fond de sa toile à attendre sa toile» (p. 22), dit-il, en se comparant à un «tigre dans la jungle urbaine» (p. 25). Comme un écho, dans un autre épisode, «Un jeune tigre dans la jungle urbaine», le prédateur s’appelle Le Chat, qui «presque chaque nuit, […] répète le rituel. La chasse à la jeune fille: un art de haut vol» (p. 288), pratiqué avec violence et désir d’avilissement, comme c’est le cas avec Tina, fille d’un ministre, qu’il a initiée au sexe et à la cocaïne et qui met elle-même à profit les leçons de son maître en prenant au piège de sa séduction son professeur de mathématique («Le Piège»). Cette stratégie n’est pas sans rappeler celle de Tanya, séductrice d’hommes et de femmes (Le «réseau» qui donne son titre à une nouvelle est celui de ses maîtresses et de ses amants), qui, dans «Une pêche facile», séduit d’abord un homme pour mieux séduire la jeune fille qui l’accompagne et l’amener à son amant Eddy pour le retenir, avec un haut sens de la stratégie, qui en fait une Marquise de Merteuil de la Caraïbe. Dans L’Homme qui ne parlait pas, Dany Laferrière joue avec une autre combinaison stratégique puisque la séduction se passe de mots et de moyens apparents, Clémentine se contentant de placer dans le champ de vision de sa rivale féminine un Nègre mutique qui va l’obséder, et sans donner d’autre explication à son machiavélisme que celle-ci: «La haine est la chose la plus excitante qui soit» (p. 108).

Établir des rapports de séduction et d’avilissement par des tiers, ou de plaisir-haine et faire de l’autre un objet aux prises avec un désir incompréhensible: telle est la stratégie de ces séducteurs d’Haïti, comme dans «La Maîtresse du colonel», le jeune homme qui a «l’impression constamment qu’il y a une arrière-scène où l’on joue une autre pièce» en devenant l’ami (mais en passant aux yeux de tous pour son amant) de la maîtresse du tout-puissant colonel Beauvais (p. 212). Ce pourrait être un marivaudage; sous le régime des Duvalier, cela signifie la prison ou l’exécution. Et si dans la nouvelle de D. Laferrière, il y a happy end, L. Cantet transpose cette nouvelle de manière tragique pour servir d’arrière-fond politique à son film. Les autres victimes sont littéralement torturées par le désir: «Je me sens comme rongée de l’intérieur, note Niki. On dirait que j’abrite un rat dans mon ventre» (p. 108), tandis que dans «La Femme de proie», le jeune musicien victime de l’Inconnue dépérit progressivement, épuisant le talent qu’on venait de lui reconnaître. Le désir attisé et sa satisfaction refusée, que ce soit pour la jeune Missie dans «Une bonne action» comme pour la mûre Brenda (p. 241). La «cynique Ellen» fait elle aussi l’expérience de cette descente aux Enfers:

Moi qui n’a jamais eu peur de souffrir. Mais là, c’était trop. J’ai tout fait pour Legba. En revanche, il m’a humiliée comme je ne pensais jamais l’être. Il m’a traînée dans la boue. J’ai tout avalé. […] C’est moi la veuve. Brenda n’a pas pu connaître le centième de ce que j’ai dû supporter juste pour être près de lui. Les flammes de l’enfer. Imaginez un jeune homme arrogant comme il pouvait l’être en compagnie d’une femme de mon âge. […] C’est moi, Ellen Graham, la vieille (p. 242).

De fait, les séducteurs de La Chair du maître ont une nature diabolique, car conformément à l’étymologie, ils divisent l’identité de ceux qu’ils séduisent. Cette dimension luciférienne est incarnée par Legba, «le prince des ténèbres» (p. 236), décrit par Ellen comme «Lucifer en personne. Le prince de la lumière. La lumière qui tue», celui qui «fait connaître l’enfer» (p. 241) et par Albert, le maître d’hôtel de L’Hibiscus, lui-même pris à son charme, en des termes non équivoques: «C’était la première fois que j’embrassais un homme. […] Et ce matin-là, j’ai goûté au fruit de l’arbre du bien et du mal» (p. 243). Le syncrétisme caribéen ne dément pas la nature infernale de celui qui porte le nom dans le panthéon vaudou, du «premier dieu que l’on rencontre quand on pénètre dans l’autre monde» déjà présent dans Pays sans chapeau (Pays 1997: 250). Instinctivement, ses proies reconnaissent en lui la figure qui trône au passage entre la vie et le royaume des ténèbres. Sue en viendra même à soupçonner Ellen et Brenda de l’avoir tué pour se défaire de celui qui «les a rendues folles» (p. 242), tandis qu’Ellen soupçonnera Albert.

Le meurtre de Legba, jamais vraiment élucidé (meurtre commis par des femmes humiliées ou par un homme auquel a été révélé son désir homosexuel ou encore règlement de compte entre dealers?) est aussi le signe le plus visible de la constante possibilité d’un retournement des situations et d’une dialectique du maître et de l’esclave en perpétuel mouvement dans ce jeu du désir. Dany Laferrière dira que

«souvent, c’est celui qui se trouve dans une situation sociale ou raciale inférieure (du calme!) qui tend le piège et attire l’autre sur son propre territoire. C’est normal, l’inférieur ne peut pas traverser la frontière du supérieur sans se faire remarquer immédiatement par les gardes» (LAFERRIERE 2000b: 51).

Mais il fait aussi remarquer que

celui qui rêve de dévorer la chair du maître, qui imagine toutes sortes de stratégies, qui passe sa vie à faire des plans pour attirer les jeunes filles riches […] celui-là est dans une situation d’infériorité parce que, précisément, les riches n’ont pas à penser le monde. […] Quand vous passez votre temps à essayer d’imaginer des petites stratégies pour essayer de conquérir un monde, c’est que vous n’en faites pas partie et le temps perdu, c’est le vôtre (SKORA 1997).

De fait, le roman abonde en figures de prédateurs devenues proies: que ce soit le professeur, croyant à une conquête facile et qui tombe dans le piège de son élève, elle-même la proie du Chat; que ce soit Tanya, la prédatrice qui se conduit, pour séduire, comme un homme, et fait l’expérience du renversement en rencontrant Eddy («Une nouvelle fille»). On pourrait en dire autant des femmes de «Vers le Sud», qui passent du statut de maîtres grâce à leur argent à celui de proies, ou encore de Charlie qui asservit à son désir Missie, la nièce de l’employeur de ses parents, mais qui, ensuite, est asservi au désir permanent de la jeune fille. La question de la passivité dans le rapport sexuel ou amoureux est du reste très directement posée dans «Nice Girls do it also» et dans «La Peau» (Vers le Sud). Pour parfaire sa démonstration, car il y a presque de l’expérimentation au sens de L’Île des esclaves de Marivaux dans cette combinatoire des désirs, D. Laferrière pose aussi la question du rapport homosexuel, qui mis à part celui de Legba avec Albert, est toujours un rapport de force, aussi violent que les rapports hétérosexuels: ainsi de la vengeance programmée et violente de Flora contre Judith dans «Face à face», qui se transforme en rapport de jouissance, Flora se soumettant contre toute attente à Judith. Ou dans L’Ange exterminateur, Tina, qui, en violant Annabelle, éprouve elle aussi la jouissance.

Les scènes très violentes de ce dernier épisode font percevoir la radicalisation mise progressivement à l’œuvre dans le roman. Le meurtre de Legba n’est en fait que le climax visible dans la progression de la violence. D. Laferrière revendique cette construction, à l’unisson du désir: «Le livre commence timidement et, au fur et à mesure, «ça monte» […] Et le lecteur est tellement pris qu’il ne peut plus jeter le livre. Je l’intoxique […] Donc il est intoxiqué, il est pris là – c’est comme dans le désir – et il doit boire jusqu’à la lie» (SKORA 1997). La violence est de plus en plus perceptible et irrésistible, surtout à partir de Un tigre dans la jungle urbaine, car, au meurtre de Legba et à la violence des sentiments et des gestes («L’Ange exterminateur») s’ajoute la menace militaire qui s’exerce indistinctement sur les proies et les prédateurs, puisqu’au regard des autorités policières, ils n’y a plus que des proies, comme le devine le Chat (p. 289). Comme une conséquence de son affirmation, dans la nouvelle suivante, la police fait une descente chez lui, tandis qu’il fait l’amour avec Tina. L’audace de la fille de ministre, embarrassant la police, les sauve d’une arrestation brutale («Un jeune tigre dans la jungle urbaine»), mais la menace de mort violente plane toujours sur leur relation («Un coup mortel»). Maîtrisant parfaitement ce climat de menace policière, Tina va en tirer profit en attirant son professeur dans un piège, l’avilissant et le faisant chanter, en le menaçant d’emprisonnement (ce qui signifie soit une mort lente dans les prisons du régime ou une exécution sommaire). La dernière nouvelle, «La Chair du Maître», récit d’une passion physique entre une fille de famille et un esclave, est elle aussi placée sous le signe de la mort et de la violence politique par deux fois: la mort promise à l’esclave qui a fui avec la femme blanche se retournant, quelques mois plus tard, en massacre général des Français par les Haïtiens au moment des luttes d’Indépendance. Comme pour dire que de tous temps, le sexe et la politique, en Haïti, entretiennent des relations dangereuses, et de manière voilée, dans le retour au Port-au-Prince présent, opéré par la dernière phrase, que «les choses, arrivées à un point extrême, allaient peut-être déboucher, à la fin, sur la révolte contre Jean-Claude Duvalier et son départ, parce que cette société ne pouvait plus vivre dans cet univers presque artificiel du sexe où l’on peut perdre son identité même» (SKORA 1997).

Le lien entre désir, politique et histoire à Haïti est au centre du livre. La relation sexuelle entre un «Nègre»1et une Blanche a une portée politique, et il importe que les protagonistes en aient conscience, comme l’est Charlie: «C’est une affaire de sang. […] Oui, mon sang veut se mêler à votre sang» (p. 146). On est ramené aux pages les plus fortes de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, le premier roman de Dany Laferrière. Ce n’est pas seulement une revanche, où «l’histoire […] sert d’aphrodisiaque» (LAFERRIERE 1985:106), mais ce que l’auteur appelle une «baise métaphysique»: «Je veux baiser son identité. Pousser le débat racial jusque dans ses entrailles. […] Atteindre ton âme wasp» (id., p.81). Et de son côté «la jeune Blanche prend aussi pleinement son pied. C’est la première fois qu’on manifeste à son égard une telle qualité de haine. La haine dans l’acte sexuel est plus efficace que l’amour» (p. 19-20). On retrouve un tel rapport entre Charlie et Missie, la nièce irascible de l’Ambassadeur qui emploie ses parents, le sexe entre les deux jeunes gens servant à rétablir les relations jadis harmonieuses des domestiques avec l’Ambassadeur. D. Laferrière veut montrer «la lutte des classes qui est reflétée dans toutes ces histoires un peu insouciantes de gourmandise sexuelle, une lutte terrible liée à l’Histoire. […] Il s’agit d’une guerre féroce, d’une guerre qui date de la colonie, et tous les coups sont permis et donnés» (SKORA 1997). C’est la leçon du viol par Tina, la fille d’un ministre haïtien, d’Annabelle, à «l’aisance si naturelle qu’elle ne saurait être acquise [des] gens très riches depuis très longtemps» (315). Et les dernières lignes du livre, dans l’épisode qui donne son titre au livre, «La Chair du maître», le confirment: «au fond, […] le désir a toujours été le vrai moteur de l’histoire. […] Le furieux désir de la chair du maître…» (p. 367).

Mais ce désir par lequel les Nègres voudraient subvertir leurs rapports avec les Blancs est biaisé par la toute-puissance du dollar (p. 236). Mauléon croit pouvoir profiter de «ces jeunes corps luisants, ces fous rires, ces jeux enfantins des fils du dieu Soleil […] «C’est exactement ce qu’il me faut», se dit-il en chemin. Et au lieu de repousser ces garçons magiques, il va les accueillir, les tolérer, les recruter même. Une vraie mine d’or!» (p. 251), mais dans Vers le Sud, l’ajout de l’épisode «Trafic» montre son échec : après la mort de Legba, l’hôtel doit fermer et Mauléon doit vendre ce bien désiré plus que tout.

Est-ce à dire que cette ronde des désirs est vaine, une pure dépense ? Pas si on cherche à comprendre l’ordre ou le désordre du monde par le biais du désir. En procédant à un réordonnancement de La Chair du maître, Vers le Sud le dira plus clairement encore. Fanfan, qui exprimait déjà sa volonté de comprendre («Je veux simplement savoir dans quel monde je vis, Maryse. Je veux comprendre comment ça marche… Tu comprends, je suis sûr qu’il y a un truc, et je veux découvrir c’est quoi ce truc») (p. 29), devient un enquêteur du désir, qui entreprend sa recherche sur l’injonction d’un professeur d’histoire: «Le pouvoir, l’argent et le sexe, disait notre prof d’histoire, voilà le trio infernal qui mène les hommes. Quand vous aurez compris ça, messieurs, vous aurez tout compris, vous aurez tout compris. Et l’amour, on parle de choses sérieuses ici, lançait-il de sa voix tonitruante» (Vers le Sud, p. 17). Ces lignes annoncent l’explication finale donnée par la vieille dame: «Au fond, conclut-elle après un moment, le désir a toujours été le vrai moteur de l’histoire. - Vous voulez dire l’amour… - Non, insiste-t-elle, le sexe… Le furieux désir de la chair du maître…» (p. 251). La boucle est bouclée. Déjà dans La Chair du maître les personnages cherchant à comprendre le mystère du désir abondent. Pour Max, exilé au Québec, il s’agit de comprendre l’amorce de la scène qui l’a poussé à quitter l’île, une scène sexuelle qu’il a surprise entre sa fiancée d’alors et son meilleur ami, d’une violence comparable pour lui à une scène primitive:

C’est lui, et lui seul, que l’ami voulait baiser, cet après-midi-là. C’était pourtant son meilleur ami. Max garde toujours l’intime conviction que ce fut le plus troublant moment de sa vie. Son secret. Le secret de toute son existence. Qu’il ne comprendra jamais le monde, la vie, le désir, tant qu’il n’aura pas compris cette scène, survenue ici, dans cette ville, il y a près de 30 ans. Qu’il sera toujours un adolescent face aux grandes interrogations de la vie. Les questions que l’on se pose, généralement, durant l’adolescence: le mal tient-il? Qu’est-ce que l’amitié? Comment faut-il agir avec les femmes? Si l’on n’a pas répondu de manière satisfaisante à ces questions à 20 ans, elles reviennent de manière cyclique toute notre vie (p. 348).

Ailleurs, il s’agit encore de comprendre pourquoi un professeur ne désire plus enseigner et préfère, repoussé par la «médiocrité ambiante», rester chez lui, dans un quartier populaire, à lire Baudelaire, Keats ou Rimbaud. Il s’agit ensuite de comprendre l’incompréhensible suicide, sur fond de Wagner, du professeur et de la riche femme qu’il avait aimée, et y voir la seule réponse possible à la gifle publique donnée par le mari de cette femme trois ans plus tôt: à savoir imposer à tous le scandale du désir, en inscrivant le couple dans la lignée de Tristan et Iseult, et qui répondant à une gifle sociale par une gifle de poésie et de désir.

Tous ces enquêteurs – sans compter l’enquêteur officiel chargé dans «Vers le Sud» d’élucider le meurtre de Legba – sont autant de figures déléguées d’un auteur ayant pour ambition de «démonter le système, [d’] expliquer ces stratégies»: «Je rêve, dit D. Laferrière, au dévoilement des comédies. Pour moi, la littérature, c’est […] la destruction de la comédie, c’est lever le voile sur les choses cachées […] pour montrer à l’autre que je sais très bien comment ce jeu se fait, que je connais les deux parties qui y jouent» (SKORA 1997), celle des Blancs et celle des Nègres.

C’est dans ce droit fil qu’il faut lire la présence importante du sexe dans le roman: les scènes qui peuvent paraître complaisantes sont selon lui des leurres destinés à attirer le lecteur, pour mieux lui faire rendre raison. Le succès retentissant de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer a fait très vite comprendre à l’écrivain que le désir comme objet de représentation livrait un propos sur la part obscure des sociétés et attiraient un lecteur plus intimement, le livrant à l’intranquillité et au malaise. Et comme un motif dans le tapis, pour reprendre l’image chère à Henry James, l’évocation de la peinture haïtienne qui convainc Laura de tout quitter, est une métaphore de son écriture pour D. Laferrière:

«Les peintres haïtiens m’ont donné ma plus grande leçon esthétique. Et c’est vrai que quand j’écris, je tente de faire comme eux, c’est-à-dire que j’essaie d’intoxiquer le lecteur de façon à ce qu’il ne puisse plus penser à un autre univers que celui que je lui propose. Je l’envahis. Je m’installe au-dedans de lui» (LAFERRIERE 2000b: 104).

Mais ce modèle s’impose aussi en termes de style. D. Laferrière se décrit volontiers comme «un écrivain primitif», par analogie avec les peintres primitifs (Pays: 14), qui utilise à la fois un style simple, sans «chichi» et «près de la vie» (LAFERRIERE 2000b: 98) mais aussi «par accumulation du même», d’épisodes semblables répétés, d’infinies variations du désir, son art qu’Ursula Mathis Moser, tout en reconnaissant la récusation par l’écrivain de toute l’appartenance à la francophonie et à la créolité, rapproche d’une forme de baroque aussi bien que de post-moderne (MATHIS-MOSER 2003: 198). Enfin, en termes d’écriture, la prolifération du désir dans La Chair du maître a aussi pour destinataire les autres écrivains haïtiens qui pourraient être prisonniers d’une expression timorée: «Je voulais aussi qu’un jeune écrivain haïtien désireux d’exprimer la violence et la sexualité dans son écriture, et qui ne trouverait pas de modèle […] constate, en lisant La Chair du maître, que ce n’est pas mal, qu’un autre l’a fait. C’est pour donner aux gens la possibilité de s’exprimer que j’écris parfois de manière un peu démesurée» (SKORA 1997).

Second temps : Vers le Sud, texte et film frères rivaux ?

Cette intranquillité prenante, le cinéaste L. Cantet l’a éprouvée à son tour, lorsqu’à l’issue d’un voyage à Haïti en janvier 2002, il découvre le livre de D. Laferrière, décidant aussitôt d’en tirer un film, qui comme le livre serait situé à Haïti et dans les années 1970. En effet, s’il est plus que fasciné, interloqué par l’île, il choisit de faire un film sur la condition de touriste dans un pays où l’argent vous permet de tout acheter ou presque, refusant de «mettre l’accent» sur le décor paradisiaque, et choisissant de filmer «quelque chose d’un peu brut, beaucoup plus proche des corps» (DANVERS 2006). Il s’agit donc pour lui de «ne pas tomber dans la parabole», d’«éviter au maximum toutes les généralités» et de partir d’un contexte précis, qui est aussi celui de La Chair du maître: la dictature de Jean-Claude Duvalier. Tout en extrayant deux nouvelles de La Chair du maître, «Vers le Sud», qui donnera son titre au film et concerne davantage la question des touristes, et La Maîtresse du colonel, plus ancré dans la réalité politique haïtienne, il leur ajoute un épisode extrait de Pays sans chapeau, «La mendiante», qui ouvrira le film. La réalisation sera de longue haleine. Le tournage, prévu en 2003, est ajourné à cause de la rébellion qui éclate contre le président Aristide.

Pendant ce temps, D. Laferrière qui n’est pas associé au film et sans que cela semble lui poser de problème, décide de son côté de reprendre La Chair du Maître, qui ressortira, logiquement pour accompagner la sortie du film. La reprise est baptisée comme le film selon une pratique que l’on peut juger opportuniste, mais qui révèle aussi un discret remaniement du livre, comme si l’adaptation cinématographique parallèle enjoignait l’écrivain à adapter lui aussi, d’une certaine façon, son livre et à poursuivre le travail entrepris avec Le Charme des après-midi sans fin (MATHIS-MOSER 2003: 195).

Déjà adapté au cinéma avec Le Goût des jeunes filles (2004) réalisé par John L’Ecuyer, dont il a écrit le scénario, Dany Laferrière, est à la fois très sensible au cinéma et très conscient du potentiel cinématographique de ses œuvres. Comme un clin d’œil, «Le réseau» dont l’écriture très sèche fait penser à un écrit cinématographique porte le sous-titre de «scénario». Comme il le déclare, en forme d’appel implicite, au moment de la sortie de La Chair du maître: «Mes livres sont souvent un peu cinématographiques. C’est vrai que La Chair aurait pu devenir un film, avec plusieurs personnages et plusieurs tableaux en même temps racontant la même chose» (SKORA 1997). Pourtant la nécessité de resserrement propre au cinéma par rapport à l’œuvre littéraire, que d’aucuns voient comme une infériorité du cinéma vis-à-vis de la richesse de la littérature, lui intime de «combler le hiatus entre l’écriture polyphonique, digressive, rhizomique du roman et celle du film» (FUZELIER 1964: 88). Cette exigence de condenser la profusion tout en conservant l’aspect polyphonique et la force du roman, semble être perçue par D. Laferrière comme un défi. Pour cela, le recentrement le plus manifeste donne au roman un personnage principal, Fanfan, qui agglomère désormais les personnages d’Eddy, incarne les silhouettes jusque là anonymes des interlocuteurs du jeune musicien prodige dans «La Femme de Proie»et de la vieille dame de «La Chair du maître». Promu enquêteur sur le désir et guide dans la société haïtienne, Fanfan gagne en importance et en complexité, au détriment d’une certaine cohérence du personnage, le prix à payer peut-être de cet attachement au désir, incohérent s’il en est. Premier rôle féminin (mais second rôle après Fanfan), Françoise Saint-Pierre n’apparaît plus seulement dans «L’Après-midi d’un faune» mais aussi dans «Le Club» et «La Peau» et elle est citée dans plusieurs autres nouvelles, devenant l’amie de Christina dans «Nice Girls do it also», à laquelle elle propose de se retrouver au Club Bellevue le lendemain («Le Club» et «La Peau»). Comme Fanfan, son amant, son personnage est mieux tracé, décrivant le portrait d’une femme occidentale de cinquante ans qui découvre le désir avec tous les préjugés et toutes les fragilités de sa condition sociale quand elle est confrontée à un inédit perturbant, comme le montrent des gestes ou des scènes (une coupe de cheveux, un geste pour retenir son amant, une manière surprenante et adolescente de boire) dont on voit bien aussi tout le potentiel cinématographique qu’ils comportent. Il lui est aussi attribué un discours, alternativement engoncé dans ses préjugés d’occidentale aisée, mais aussi parfois très compréhensive de l’attirance que l’on peut éprouver pour Haïti. Le personnel dramatique se resserre donc. Parmi les autres seconds rôles, celui d’Harry, le consul américain de «Nice Girls do it also» devient plus important: ancien amant de Françoise Saint-Pierre et amant de Tanya, il absorbe la silhouette de l’homme de «Une pêche facile» et, inquiétant et corrompu, ne se contente plus désormais du goût de l’homme mûr pour de jeunes Haïtiennes, mais organise un trafic de filles et de visas américains. Christina, June, sa fille (qui incorpore désormais Moïra la partenaire de tennis de Missie dans Une bonne action), et Legba connaissent le même sort. En somme, tous les personnages indéterminés se chargent de détermination en cristallisant des personnages déjà existants, et dès lors, ils gagnent une importance dramatique qui donne à l’ensemble une plus grande unité. Si le désir semble y perdre en profusion, il y gagne en connexions secrètes et inattendues entre les personnages.

C’est dans cette même optique de moindre dissémination de l’intrigue que les nouvelles «La Gifle», «Face-à-face», «L’Homme qui ne parlait pas», «Le Piège», «Max est de retour» et «La Maîtresse du colonel» disparaissent. Les personnages qui avaient une force centrifuge ont été remisés et assimilés à d’autres personnages: Alex de «L’Ange exterminateur» et le Chat d’«Un jeune tigre dans la jungle urbaine» se confondent désormais en Fanfan. Enfin, les monologues des trois femmes et du barman dans le reprise de Vers le Sud sont désormais identifiés à diverses phases d’interrogatoires policiers à la suite de la mort de Legba, même si à plusieurs reprises les femmes soulignent elles-mêmes l’incongruité de questions très intimes sur leur sexualité, précaution évidemment destinée à anticiper le doute du lecteur sur leur vraisemblance. Par tous ces affinements, D. Laferrière reprend le texte originel en le ramassant, et dix ans après sa première parution, il semble bien qu’il ait voulu aussi accentuer la polarisation Nord-Sud du désir au détriment de sa profusion, justifiant ainsi le changement de titre.

Cependant, au cinéma, la condensation de l’intrigue est plus drastique encore. Au lieu d’adapter intégralement La Chair du maître, L. Cantet sélectionne deux nouvelles, «Vers le Sud» et «La Maîtresse du colonel». Soit une nouvelle mettant en rapport les Nègres et les Blancs et une autre deux Nègres, et en en faisant deux versants de la vie d’un même personnage, Legba: d’un côté sa vie dans l’enceinte de l’hôtel et sur la plage, où il travaille en vendant son corps aux touristes du Nord; de l’autre, sa vie au dehors, dans les rues d’Haïti où l’on sent toujours planer la menace policière.

Faussement guidé par ses films précédents, en particulier Ressources humaines (1999), sur l’intrication des rapports sociaux et familiaux, on a cru voir dans Vers le Sud un film critique sur le tourisme sexuel, tandis que pour le réalisateur, qui «aime les films où l’intime et le social s’entremêlent le plus étroitement possible», «le travail et le sexe» lui semblant être les composants intimes les plus importants, le tourisme sexuel n’est que le propos apparent: «ça parle plus largement de désir que de tourisme sexuel» (DANVERS 2006). Du reste, en ajoutant au début du film l’adaptation d’une nouvelle issue de Pays sans chapeau où une mère propose à un inconnu de lui confier sa propre fille afin qu’il la protège de la prostitution, L.Cantet fait retentir mezza voce un avertissement: «les masques des bons se confondent avec les masques des méchants, mais tous ont des masques». C’est donc sous le signe de l’ambiguïté qu’il faut lire le film.

À la profusion erratique de La Chair du maître répond un film composé de fortes symétries, annonçant une issue irrémédiable: l’arrivée et le départ de l’aéroport des touristes accompagnées par Albert, la découverte légère, insouciante et avide d’un Haïti coloré pour Brenda contrastant avec le départ d’Ellen, les larmes aux yeux, traversant une dernière fois une ville bien plus boueuse qu’à l’arrivée. Du reste, les larmes du premier monologue de Brenda seront celles du dernier monologue d’Ellen, parlant de son désir, et la solitude accablée de cette dernière trouvera son exact opposé dans la légèreté rajeunie de la première partant à la découverte des autres îles de la Caraïbe. La première apparition du corps de Legba sur la plage, endormi, mais qui vu de loin, ressemble à un corps mort, renvoie à sa fin, jeté nu sur la plage de l’hôtel par ses assassins: entre les deux moments, il aura été un corps bien vivant, partagé, convoité et objet de rivalités, noyau central du film et figure solaire. Spatialement, le film repose sur une opposition entre le dedans et le dehors, l’hôtel et la ville, mais chacun des pôles est sujet à la même dichotomie entre légèreté du désir (les femmes du Nord au moment du pique-nique sur la plage et le flirt des spectatrices haïtiennes de la partie de football avec les joueurs) et de pesanteur (la suspicion de Frank, le chauffeur du Colonel Beauvais, et les rivalités des femmes).

Les femmes blanches incarnent des figures du désir et des types de relations différentes avec les «garçons magiques» de l’île. D’un côté, on trouve Ellen, la cynique, aimant le sexe et prête à payer, apparemment sûre d’elle, avec son accent anglais et son ton professoral appliqué aussi bien à Rubens qu’au Tequila Sunrise, manifestement décomplexée, méprisant Haïti (quand, par faiblesse, elle va au marché de la ville, elle se dit «j’aurais mieux fait de ne pas y aller»), et consciente de la nature de l’échange presque contractuel qui unit les touristes à leurs amants («Qu’est-ce que tu me donnes? […] Ton cœur? Je m’en moque de ton cœur» dit-elle à Legba, «Et toi, qu’est-ce qui te ferait plaisir? Un passeport?»). Face à elle, Brenda, en apparence fragile, complexée, timide face à l’expression de son désir et sentimentale, et qui préfère l’achat d’habits au don financier; elle aime découvrir l’île – comme une touriste occidentale, Legba payant derrière elle les Haïtiens que Brenda croit pouvoir photographier innocemment –, mais enfin, elle est la seule vraiment curieuse du monde qui l’entoure, la seule qui ira à la recherche de Legba dans les commissariats et dans les cafés et, symboliquement, on la verra entrer en transe sur de la musique haïtienne, comme happée par l’île.

Mais le film opère un renversement progressif, les deux trajectoires se croisant à la veille et au lendemain de la mort de Legba. Toutes deux souffrent de ne pas être les préférées et mesurent soudain la part des sentiments excessivement placés dans cet échange en apparence dénué d’attachement: «Nous sommes toutes ici pour nous amuser. Rien d’autre. Ne nous mentons pas à nous-mêmes» clame Ellen, tout en dénonçant son illusion. Une scène fugace avait révélé cette duperie: Legba feignait de dormir dans la chambre d’Ellen et elle n’était pas dupe, puis elle avait voulu le photographier nu, comme s’il dormait, dans une mise en scène qui occultait la vie autonome du jeune homme. Dans le film de L. Cantet, leur rivalité, suggérée par des commentaires acerbes dans la nouvelle, passe par des gestes simples: être la première à donner de l’argent, offrir une chemise, partir avec Legba, l’autre restée seule regardant le couple s’éloigner. Mais les deux rivales ont un rapport finalement superficiel avec Legba: tandis que Brenda, partie à sa recherche, rencontre un autre homme et doit convenir que ce n’était pas vraiment Legba qu’elle aimait, mais la manière différente dont il la regardait, l’inspecteur de police répond à Ellen: «Je crois que vous ne le connaissiez pas. Vous ne saviez rien de Legba. Je suis désolé, Madame».

Entre elles deux, L. Cantet confirme le rôle de contrepoint du personnage de Sue, la seule à vivre heureusement et simplement, de manière insouciante et généreuse, son désir avec le pêcheur Neptune, et la seule aussi à aider les hommes quand les autres touristes se contentent de se faire servir, et surtout, nouveauté qu’introduit le film, la seule à parler créole. Si Pays sans chapeau de Dany Laferrière comportait des phrases en créole, elles étaient singulièrement absentes de La Chair du maître, roman sur l’altérité. En revanche, c’est la volonté du réalisateur que de faire entendre les langues, comme si à la multiplicité des figures du désir qu’il doit restreindre par exigence narrative, il répondait par l’adjonction des langues diverses (français, anglais, créole) qui se parlent, sachant que ces langues peuvent unir (les touristes entre elles, ou Sue avec les garçons magiques) comme exclure (les garçons ne comprennent pas les touristes lorsqu’elles parlent anglais entre elles).

A contrario L. Cantet refuse, à une exception ébauchée (Brenda avec Legba) la représentation de la sexualité débordante dans le livre de Dany Laferrière: toutes les possibles scènes sexuelles sont évacuées et les deux initiations éventuelles d’Eddy, un jeune garçon d’une douzaine d’années, par les touristes sont immédiatement repoussées comme taboues par Legba puis par Ellen. Paradoxalement, dans le film, le pouvoir d’évocation du désir est confié aux mots beaucoup plus qu’aux images et L. Cantet conserve les monologues de Dany Laferrière, dits face caméra, qui semblent a priori si peu cinématographiques, et sans même leur donner la justification de l’interrogatoire. C’est un aveu de désir, sur un ton chaque fois différent, et à l’érotisme des scènes se substitue l’érotisme des mots ainsi qu’une autre forme d’érotisme, indirect, qui repose sur la représentation du trouble sur le visage et dans la diction de ces femmes qui se remémorent le plaisir. Ainsi est particulièrement poignant le mélange de trouble, de malaise et finalement de désarroi de Brenda qui se rappelle l’intensité de son premier orgasme avec Legba.

«Il y a un vrai échange entre les garçons et ces femmes», souligne L. Cantet, et «un endroit où on prend en compte leur humanité» (DANVERS 2006). Il montre donc la tendresse (Legba peignant Ellen, les deux s’appliquant mutuellement un baume apaisant), la protection que ces garçons magiques trouvent auprès des femmes du Nord, qui, tendrement, leur apprennent à nager, comparée à la violence et à la menace qui les attend au dehors où justement la tendresse («J’ai besoin d’un ami, d’un ami de cœur», demande la maîtresse du colonel Beauvois en se blottissant contre Legba) aboutit à la mort. C’est du reste à l’hôtel que le jeune homme par deux fois vient se réfugier après avoir assisté à la violence ordinaire que font régner les «tontons macoutes». Mais là encore, aux policiers tonitruants de La Chair du maître, L. Cantet préfère «rendre palpable» une «violence qui ne soit pas paroxystique», exprimée dans le scène où des policiers se servent sans payer dans la glacière d’un jeune vendeur de rue et la renversent, ou par une course poursuite, une balle tirée en l’air, enfin par deux cadavres qu’on sort d’une voiture dans la nuit.

La question de la nature de l’activité de Legba à l’hôtel est lancinante dans le film, tandis qu’elle est sans réponse dans le livre où l’argent y est toujours lié à des activités dégradantes et au trafic de drogue. Ce trafic-là disparaît complètement du film: il n’y aura jamais aucun doute, du moins pour le spectateur, sur les causes de la mort du jeune homme: ni trafic de drogue, ni crime passionnel, mais bel et bien meurtre politique, lié à sa relation (purement amicale?) avec la maîtresse du Colonel Beauvais, laquelle n’est au fond qu’un pion plaisant et interchangeable pour le dignitaire. Dans le film, se pose donc beaucoup la question du travail. En est-ce un que de passer une nuit ou un moment avec ces touristes du Nord? L. Cantet répond négativement. On verra à peine des billets glissés dans une veste au détour d’un reflet dans un miroir ou bien on proposera des cadeaux comme autre forme de paiement. Et si Legba, en vrai mâle, le considère comme un travail dans ses conversations avec les serveuses de l’hôtel et avec sa mère, elles, non. La maîtresse du colonel Beauvais elle-même se range ainsi que Legba dans le camp de ceux qui ne sont pas fait pour une condition de travailleur jugée humiliante, comme le montrent les cas de sa sœur, bonne à tout faire, qui doit coucher avec le patron et son fils, ou comme le cousin de Legba qui rapièce des pneus en pleine rue. Les deux jeunes gens en revanche sont du côté des «bijoux, sourires, cadeaux, roses », qui se révèlent, finalement, « froids comme une mitraillette dans la nuque». Elle ne croit pas si bien dire car tous deux vont, ensemble, payer le prix de leur mode de subsister dans la société haïtienne.

Au fond, à l’hôtel, travail ou échange fluide des biens selon Cantet, garçons et femmes se rapprochent parce qu’ils sont tous des dominés. Cependant cette reconnaissance a ses limites et les touristes sont étrangères à la réalité politique haïtienne, comme le montre clairement l’échange entre Ellen et Legba:

- Tout ce gaspillage, les gens savent? […] Je ne comprends pas comment vous pouvez accepter. 
- Qui te dit qu’on accepte?

Plus tard, leur dernière entrevue se clôt sur un nouveau désaccord politique dramatique, Ellen voulant protéger Legba de la menace extérieure soit en le gardant dans les murs de l’hôtel, soit en le faisant venir à Boston où elle l’entretiendrait (c’est-à-dire dans les deux cas en l’enfermant et en le coupant de son pays réel). Legba refuse, lui reprochant de ne pas pouvoir comprendre la situation, et préférant partir de l’hôtel, autant dire se livrer à son assassin, après un dernier crochet chez sa mère, à laquelle il refuse aussi toute promesse de retour dans le giron familial. Et c’est cette douteuse affirmation qu’il est adulte et libre qui le conduit à la mort, lui dont on trouvera le corps à la limite de la plage de cet hôtel pour Blancs, apparemment sans clôture, mais séparé du reste d’Haïti par une frontière invisible. Le soir, quand on dansait sur la terrasse de l’hôtel, les Haïtiens en profitaient, en écoutant la musique et en dansant entre eux, mais en marge, de l’autre côté de la petite rivière. Une autre fois, quand Brenda voudra inviter Legba à manger à sa table au restaurant, Albert, le maître d’hôtel noir, s’y opposera dans un premier temps car le règlement l’interdit: les Haïtiens ne mangent pas au restaurant. En revanche, comme un reproche pour ceux qui se sont compromis, c’est un excellent dépotoir pour jeter leur corps nu. C’est toute la différence: les condamnations à mort qui ont lieu à l’hôtel entre les femmes ne sont que verbales. Le monde de l’hôtel est perçu comme protecteur nuit et jour, tandis que le monde extérieur est menaçant nuit et jour et comme le dit le commissaire chargé de l’enquête: «un touriste ne meurt jamais».

Plus ambigu et sans jugement, plus sec et plus mélancolique à la fois, le film de L. Cantet substitue au foisonnement du désir sexuel et de ces combinaisons chez D. Laferrière une variation sur le désir et sur le passage trop rapide du temps: l’enfant Eddy qui grandit à la fois trop vite (confronté deux fois à la violence policière) et pas assez (il rêve de devenir à son tour un garçon magique, ce que lui refusent tour à tour Legba et Ellen); Legba auquel toute maturité est interdite (toutes les femmes le voient toujours comme un jeune homme à protéger, tandis qu’il aspire à un passage à l’indépendance de l’âge vraiment adulte); Ellen, qui voit le temps passer trop vite (le temps venu trop vite de payer pour avoir du sexe et la longue entrée dans la vieillesse); Brenda qui, femme bien trop vite vieillie, va retrouver une forme d’adolescence et de légèreté. Petite musique sur le désir, celui de grandir ou de ne pas vieillir, de s’attacher ou de rester libre, d’être vacancier ou de s’immerger dans un pays et une culture, Vers le Sud ne donne pas de réponse définitive, fidèle au désir, demeurant toujours désir. Haïti, dans les deux cas, est à la croisée des désirs: de divers endroits du monde on vient pour se les voir révéler ambigus et troubles, et on n’en revient jamais innocent.

Éléments de bibliographie

Y. CHEMLA, La Question de l’autre dans le roman haïtien, s.l., Ibis Rouge éditions, 2003
É. FUZELLIER, Cinéma et littérature, Paris, Editions du Cerf, 7è art, 1964
L. DANVERS, Interview de Laurent Cantet, Cineart, 2006, in bonus du DVD Studio Canal.
D. LAFERRIÈRE, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer? (1985), Paris, Le Serpent à plumes, «Motifs», 1999.
D. LAFERRIÈRE, Le Goût des jeunes filles (1992), Paris, Grasset, 2005.
D. LAFERRIÈRE, Pays sans chapeau (1997), Paris, Le Serpent à plumes, «Motifs», 1999.
D. LAFERRIÈRE, La Chair du maître (1997), Paris, Le Serpent à plumes, «Motifs», 2000a.
D. LAFERRIÈRE, J’écris comme je vis, entretien avec Bernard Magnier, Genouilleux, La passe du vent, 2000b.
D. LAFERRIÈRE, Vers le sud, Paris, Grasset, 2006
U. MATHIS-MOSER, Dany Laferrière La dérive américaine, Montréal, La Dérive américaine, Vib Éditeur, «Les champs de la culture», 2003.
G. SROKA, «Dany Laferrière: La Chair du Maître. Entrevue avec Dany Laferrière 14 mai 1997», site île en île, 2000; http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/laferriere_chair.html, consulté le 12 mars 2009.


Note

↑ 1Pour D. Laferrière, «tous les Noirs ne sont pas des Nègres […]. Le Nègre, c’est celui qui garde encore dans son être intime les stigmates de l’esclavage» (LAFERRIERE 2000b: 178).

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482