Louisiane francophone, Louisiane caribéenne
En 2005, l’ouragan Katrina a touché violemment la Nouvelle-Orléans, rappelant, si besoin est, la tropicalité de cette région états-unienne. D’un point de vue climatique, sociohistorique comme littéraire, la Louisiane francophone est à rattacher aux Caraïbes. On a longtemps comparé les littératures cadiennes à celles de leurs voisins du Nord: les ancêtres restés en Nouvelle-Écosse, les militants francophones du Québec. Pourtant, si l’héritage Nord-américain est indéniable dans les littératures des Acadiens louisianais, aujourd’hui Cadiens, l’arrivée en terre de Louisiane marque l’avènement d’une problématique et d’une esthétique proprement caribéennes. Lorsqu’ils achèvent leur exil en Louisiane, vers 1785, les Acadiens y rencontrent les Créoles noirs, esclaves et serviteurs des Créoles blancs venus de France. Pendant les XIXe et XXe siècles, ceux que l’on nomme «les Nègres blancs d’Amérique» s’allient aux Créoles noirs dans les bals cajuns ou zydeco, ainsi que lors des veillées. Les langues créole-louisianaise et franco-cadienne s'unissent dans la lutte contre l’assimilation anglophone, amorcée par la loi de 1921 interdisant l’usage du français dans les écoles. Combattant la dévalorisation des francophonies louisianaises, Créoles et Cadiens parviennent à faire voter, en 1968, la proclamation officielle de la Louisiane comme un État bilingue, francophone et anglophone. Condamnant ce que le poète cadien Jean Arceneaux nomme la «Schizophrénie linguistique» (ARCENEAUX 1980: 16-17), les Louisianais entament, lors de la «Renaissance Cadienne», une réflexion autour de leur identité. Ils utilisent alors largement les critiques et les arts de la Caraïbe, comme le confirme cette évocation d'Édouard Glissant dans le recueil de poésie de l’actuel président du CODOFIL, David Cheramie: «Comme dirait Édouard Glissant/la COLÈRE et la RÉVOLTE/sont les deux mamelles de la poésie» (CHERAMIE 1997: 38). La prose est nourrie par ce refus de l’assimilation et de la domination. Elle lutte contre le malaise culturel et linguistique qui mine toutes les instances des cultures louisianaises francophones. Métissant les héritages africains, antillais, acadiens, indiens et français, les orateurs et littérateurs revendiquent une tropicalité géographique, identitaire, et stylistique. Dans le recueil de poèmes justement intitulé Acadie Tropicale, David Barry évoque cette appartenance à l’espace des Caraïbes: «Ce pauvre français est pas mort - loin de là! Ça grouille toujours! Et des fois, ça éclate sous le poids de la chaleur tropicale» (BARRY 1983: 2). Francophonie plurielle façonnée par une Histoire croisée d’héritage et d’esclavage, la Louisiane élargit l’espace caribéen, tant dans une poétique de l’espace liée à la tropicalité, que dans sa réflexion autour des identités ethniques, linguistiques, et littéraires. De la parole surgit tout d'abord une structure imaginaire et sociale empruntée aux sociétés antillaises. En filigrane de ce double legs tropical et africain, naît progressivement une conscience de classe suivant les mêmes lignes que les territoires des Caraïbes. Enfin, la Louisiane interroge l'identité francophone tropicale, et redéfinit un territoire caribéen en constante extension.
1. Louisiane et Créolité: premier lien aux Caraïbes
1. 1 Compère: récit d'un héritage oral
Apparue dans les Antilles françaises dans les années 1625, la langue créole est le fruit de la violence esclavagiste et de la volonté des colons d'annihiler la langue du Noir: l’usage de leur langue étant interdit aux esclaves africains déportés aux Antilles, ils durent emprunter le parler des colons du XVIIe siècle. Or, la Louisiane créole est assurément un miroir d'Haïti. En 1972, Jean-Baptiste Romain (ROMAIN 1972: 99) remarque la filiation historique et socioculturelle entre Haïti et la Louisiane: période coloniale commune, créole pidgin semblable, syncrétisme mêlant catholicisme et culture vaudou, et, au final, rencontre de ces deux mondes avec la révolte de Saint-Domingue en 1803. L'identité caribéenne de la Louisiane est en partie issue de cet héritage. Ce dernier se manifeste dans l'oralité, qui détourne à la fois les notions de censure linguistique et de colonie. Les préfaciers de l’anthologie Écrits Louisianais du XIXème siècle précisent que les contes oraux des Noirs louisianais sont de véritables échappatoires: «Sous des dehors cocasses, ces contes révèlent les sentiments et les pensées secrètes d’un peuple esclave qui ne pouvait pas s’exprimer librement» (LABARRE SAINT MARTIN, VOORHIES 1979: 38). Les contes oraux constituent un rempart important au masque de l’esclave et incarnent la double conscience de ce dernier, entre soumission imposée et préparation à la révolte. À l'image de la langue issue des Antilles, la société louisianaise créole se calque sur le modèle caribéen. Ce schéma se retrouve dans les récits oraux des conteurs noirs louisianais. Dans le récit Boukhi et Lapin dans la boucanière, le terme «compère» rappelle directement les sociétés de travail antillaises, où chacun cultive la terre de son voisin, qui, en retour, travaille celle de son compère. Ce système fondé sur l'égalité et l'échange se retrouve dans l'escouade haïtienne, dans laquelle huit paysans cultivent ensemble toute l'année sur les différentes terres des compères. Chaque compère bénéficie alors du travail de tous les autres durant un jour hebdomadaire. Dans le conte Boukhi et Lapin dans la boucanière, Boukhi est l’égal de Lapin, comme le précise le début du récit: «Une fois, il y a avait deux bougres qui s’aimaient beaucoup. Ils étaient bons amis. Ils y en avait un qui s’appelait Boukhi, et l’autre, Lapin. Boukhi était pauvre, il avait toujours tant faim! Il avait jamais rien chez lui pour manger. Ça fait, il allait chez Lapin pour manger» (CLAUDEL 1982). Comme le rapporte Barry Jean Ancelet, les contes d’animaux sont «hautement respectés comme gardiens du patrimoine» (ANCELET 1987: 11). Calvin Claudel leur donne une origine en Louisiane et en Afrique:
Voici un conte de Boukhi et Lapin, deux bougres de la paroisse des Avoyelles. On comprenait que Boukhi était un lapin stupide, mais le nom «Boukhi» vient du wolof et veut dire une hyène, qui est très stupide dans le folklore. Lapin est un type coquin, qui arrive toujours à avoir le dessus sur Boukhi (CLAUDEL 1982).
L’Histoire, tout comme les anecdotes, est régie et transmise par les récits oraux et leurs répétitions. De surcroît, les contes oraux ont une valeur éducative, comme le relate Viviane Ardessie Chase-François: «Les Raconteurs dans la culture noire remontent aux temps où les premiers esclaves sont arrivés en Amérique. Selon mon grand-père, la plupart des histoires racontées servent, tout comme chez les Américains natifs, à enseigner des leçons aux jeunes» (CHASE-FRANÇOIS 1995: 22). La mémoire, pouvoir de résistance contre le dominant, s’affiche comme un pouvoir du corps. L’oralité est, comme l’explique Louis-Jean Calvet, une façon particulière d’appréhender, de dominer le monde, à travers l'omnipotence du corps: «Ainsi, la gestualité et la corporalité sont au cœur de l'oralité qui place le corps au centre de la préhension et de la mesure du monde» (CALVET 1987: 95). Lapin incarne le Marron, tandis que Boukhi est celui qui, ne sachant pas ruser, reste toujours esclave. Dans Boukhi et Lapin dans la boucanière, tous deux sont enfermés volontairement dans une boucanière. Après s'être repus de viandes fumées, les deux comparses tentent de s'échapper:
A douze heures, quand le coq a chanté, Lapin s’est levé. Ils ont pas préparé, ils ont parti. Boukhi a pris sa couverte, il a mis en bas son bras. Ça fait, animé comme tout, il dit entre lui-même: «Je vas remplir ma couverte pleine de viande!». Ça fait, quand ils ont arrivés là, ils sont rentrés dans la boucanière des Français. Boukhi a étendu sa couverte par terre. Il a pris à mettre de la viande, des saucisses... enfin, toute qualité de bonnes choses à manger. Lapin, lui, il s’est coupé un petit morceaux de viande, et pis il a sorti. Il est parti par le trou où il était passé. Mais, quand Lapin a parti, Boukhi a resté à prendre les quatre coins de la couverte, amarre, prend la couverte, essaie de sortir par le trou où il était passé. Le paquet de viande passait pas. Et, il était après haler. Le grand jour est venu, Boukhi était toujours après haler. […] Les Français a ouvert la porte, ils ont sorti voir ça: dans le pignon de la maison, après haler un paquet comme ça. Ils disent: «Qui est-ce qui est là quand même?». Ils ont avancé, ils ont vu Boukhi. [Boukhi] les a dit il avait beaucoup faim. […] Ils lui ont flanqué une grosse volée. Ils lui ont donné un gros morceaux de viande, et ils y ont dit: «Va-t-en chez toi, manger, asteur!». Ça fait, comme ça a donné le secret, ça a vendu le secret. Lapin a jamais pu aller avoir de la viande dans la boucanière des Français, Boukhi a tout gâté la sauce (CLAUDEL 1982).
Ces contes d’animaux sont fortement ancrés dans la tradition créole. Le terme de « Compère » devient un titre, tel que «Monsieur». Cette entrée dans le langage populaire oral traduit l'africanité et le caractère caribéen des récits oraux de tradition noire en Louisiane. Le conte La Bête Puante, rapporté par David Lanclos, rapporte ce phénomène:
Un jour, compère Chat-tigre et compère Panthère ont un chicane au sujet de qui était le plus fort de la forêt. Sans vouloir se battre à la mort, ils ont décidé de mettre la décision dans les mains de compère Hibou. Compère Hibou était très intelligent, et tous les animaux de la forêt respectaient ses conseils. Il a tourné cette question dans sa tête: «Qui est le plus fort? Compère Chat-tigre ou compère Panthère?». Compère Hibou savait bien que les deux étaient bons batailleurs, et aussi que les deux étaient braves. Mais comment pourrait-il prendre une décision comme ça, sans demander l’opinion des autres animaux? Et naturellement, tous les animaux avaient une opinion. Compère Ours a dit: «Compère Chat-tigre est plus fort, car il a la queue courte et les oreilles plates». Compère Rat de bois dit: «Compère Panthère est plus fort, car il est tout noir et ses yeux brillent dans la nuit». Compère Hibou a écouté chaque animal, mais il ne pouvait pas prendre une décision. Alors il a dit: «Il faudra bien que compère Chat-tigre et compère Panthère se battent jusqu’à la mort». Les deux animaux se sont mis à batailler. Le bruit de la bataille a fait peur à tous les animaux. Commère Bête Puante, qui n’avait pas assisté à cette conférence, car elle trouvait ces choses-là idiotes, dormait dans son trou tout près de la scène de la bataille. Le bruit l’avait réveillée, et elle, elle était pas contente. Elle est sortie de son trou toute effarouchée. À son apparence, les animaux se sont tous dispersés. Compère Chat-tigre et Compère Panthère étaient les premiers à quitter la place. Compère Hibou a demandé aux deux batailleurs si ils voulaient continuer la bataille. «Non! ont dit les deux ensembles. C’est Commère Bête Puante qui est la plus forte de la forêt. Car son odeur chasse tous ses ennemis loin d’elle». «Voilà une bonne leçon! a découvert Hibou, ce n’est pas toujours le plus fort ni le plus brave qui est le plus puissant dans le monde» (LANCLOS 1982).
Les bêtes sont anthropogènes, et anoblies par le titre de «Compère». Ces personnages, qui se disputent le titre de l’animal le plus fort, sont finalement vaincus par l’odeur pestilentielle de «la Bête Puante», c'est-à-dire le putois. Le putois réussit, par le dégoût et la peur qu’il inspire, à gagner la compétition. Les récits oraux des Créoles noirs louisianais, diffusés à partir du XIXe siècle, sont le lieu de la transmission d'un héritage caribéen. Dans cette Oralie évoquée par Paul Zumthor, ce pays de la parole, les Francophones continuent encore aujourd’hui de transmettre leur langue à leurs enfants, ainsi que leur culture, véhiculée à travers les textes en franco-cadien ou en créole. Héritage métis de l'Acadie, de la France, des Antilles, de l'Afrique, la culture orale louisianaise est le fruit d'une union entre les Caraïbes, l'Europe et l'Afrique.
1.2. L'esclavagisme: une Histoire commune
Les Créoles noirs transmettent dans l'oralité un héritage de la fuite comme esthétique du secret. Celle-ci est le marronnage en lui-même, comme dans le récit Nab’John, relaté par le raconteur créole noir Willory Lemonia. Cette histoire d’un esclave rusé rappelle le courage et l’intelligence des esclaves marrons. Nab’John est en effet un esclave plus fort et plus malin que ses maîtres. Utilisé lors d’une bataille, l’esclave se voit imposer une série d'épreuves auxquelles ils réussit brillamment. Durant la dernière compétition, la natation, il rencontre le même succès. Cependant, le maître, offensé par la puissance de Nab’John, décide de le noyer: «Alors ils ont attrapé Nab’John. Ils ont amarré ses mains et ils l’ont mis près de l’eau avec la tête en bas. […] Ils lui ont coupé le câble et laissé se noyer» (LÉMONIA 1982). Alliant l’intelligence à la force, le héros trouve une échappatoire, se fait remplacer par un autre, lui dérobe sa pêche et parvient même à tuer ses maîtres:
Équand [Nab’] a passé en avant de la maison du maître de l’autre esclave, il l’a vu. Il dit: «Nab’ John! Mais je croyais que je t’avais mis au bayou!». «Mais, il dit. Ouais, vous avez pas coupé le câble! J’ai tombé au bord, j’ai pas pu attraper tous les gros poissons, mais j’en ai attrapé z’uns». «Mais, il dit. Nab’ John, vient me montrer où t’as attrapé». «Mais, il dit, venez avec moi au bayou. Je vas vous montrer où j’ai attrapé». Ça fait, le maître et l’autre esclave vont au bayou. [Nab’ John] dit: «Sautez dans le bayou. Y’en a des gros là!». Ça saute dans le bayou, les deux se noyent! (LÉMONIA 1982)
La Louisiane, ainsi unie à Haïti et aux Caraïbes, partage ce mythe de l'esclave marron. Il est celui qui renverse à son avantage la situation, grâce à sa puissance et à son esprit. Dans l’art de la fugue, le marronnage est une revalorisation du pouvoir des mots. Les esclaves, à travers les chants et un langage codé, transmettaient des messages à leurs pairs marrons. Ce langage codé se retrouve dans de nombreux récits louisianais. De cette relation fusionnelle à la langue, liée à la communauté par la voix et la musique, jaillit une métaphorisation récurrente dans les récits louisianais, celle du memento mori. L’on rencontre en effet nombre de variantes autour du partage de la nourriture dans un cimetière. Tout d’abord, le récit transmis à la radio de Willy Lemonia, Le partage du maïs dans un cimetière, dont nous proposons ici une transcription:
Une fois, il y avait un prêtre. Tous les jours, le prêtre allait et priait pour les morts, au cimetière. Le prêtre était estropié, et il avait un travaillant qui le roulait dans son wheel chair tous les jours. Alors ce jour-là, il a demandé à son travaillant pour aller prier, comme tous les autres jours. Quand ils sont arrivés à la porte du cimetière, il y avait deux voleurs dans le cimetière qu’avaient volé du maïs. Équand ils ont traversé la grande porte du cimetière, ils ont vu échapper deux épis de maïs. Mais ils ont laissé les deux épis de maïs, jusqu’à plus tard, pour les ramasser, quand ils auront sorti du cimetière. Alors, quand le prêtre a arrivé à la grande porte, il a entendu quelqu’un dire: «Eine pour moi, eine pour toi, eine pour moi, eine pour toi…». Alors le prêtre a écouté pour un moment. Il dit: « Ecoute, il a dit à son travaillant, le Diable et Dieu séparent les morts ». Alors quand il a dit ça à son travaillant, son travaillant a parti à courir, il l’a laissé dans le wheel chair, lui seul (LÉMONIA 1982).
Ensuite, la version publiée en anglais du récit Dividing Potatoes d’Ardessie Vivian Chase-François, traduite ici en français standard. Cette variante, proposée dans la série des «Contes Africains» de la Louisiane francophone, insiste sur la position du maître et de l’esclave:
Pendant que les hommes comptaient leurs pommes de terre, un homme en chemin pour la plantation passa par le cimetière. Il les entendit compter: «Une pour moi, une pour toi, deux pour moi, deux pour toi». Lorsqu’il entendit la première voix, il pensa «Le Seigneur est venu ici pour le partage des âmes!». Quand il entendit la seconde voix, il pensa: «Ô Mon Dieu! Le Diable est là pour prendre sa part!». Il courut dans les quartiers et s’adressa au maître de la plantation. L’homme effrayé relata au maître: «Vous devriez venir voir! Vous devriez venir voir! En bas du cimetière, le Seigneur et le Diable se partagent les âmes». «Oh, non», dit le maître, «Cela ne peut pas arriver!». L’homme insista sur la véracité de son histoire et finalement, le maître accepta de le suivre dans le cimetière. Quand ils arrivèrent, ils se cachèrent derrière une clôture. Assez sûrement, le maître entendit les deux voix: «Une pour moi, une pour toi…». À ce moment même, l’homme qui partageait les pommes de terre se souvint qu’ils avaient laissé tomber deux patates qu’ils ne s’étaient pas embêtés à ramasser derrière la clôture, en avançant dans le cimetière. Quand ils parvinrent aux deux dernières patates de la pile, une des voix dit: «Je prends ces deux-là et toi tu prends les deux autres qui sont derrière la clôture». Les deux hommes pensèrent qu’ils parlaient d’eux. Ils filèrent de là! Depuis ce jour, le maître croit toujours tout ce que l’homme lui dit (CHASE-FRANÇOIS 1995: 120-121).
Si les deux versions insistent sur le rapport de force entre le prêtre et le travaillant pour la première, et le maître et l’esclave dans la seconde, toutes deux ont en commun le partage d’un butin dans un cimetière. Dans les deux récits proposés, l’on remarque la précipitation des événements, chacun engendrant l'intrigue suivante. Premièrement, la dissimulation des deux hommes dans un cimetière pour partager un trésor (maïs ou patates). Deuxièmement, l’arrivée de deux autres personnages extérieurs possédant un rapport hiérarchique (le prêtre et le travaillant, le maître et l’esclave). Troisièmement, la confusion de ces derniers, croyant entendre Dieu et le Diable se partager les âmes. Quatrièmement, la fuite du ou des personnages. La multiplication des verbes de mouvement, («allait», «roulait», «arrivés», «traversé», «échapper», «courir» pour le premier; «courut», «suivre», «arrivèrent», «ils se cachèrent», «avançant», «filèrent», pour le second), a comme objectif de faire naître dans l’auditoire la sensation d’une action soutenue et précipite la fin cocasse de l’épisode. Avec cependant une variante dans la version de Willory Lemonia: le prêtre, infirme et abandonné, reste seul face à sa peur. Toutefois, dans les deux thèmes, le personnage hiérarchiquement supérieur, le prêtre ou le maître, tire une leçon d’humilité de cette expérience. L’inconstance est donc double: elle est celle de la vie (thème du cimetière), et celle qui régit le rapport de dominant a dominé (thème du prêtre et du travaillant; du maître et de l’esclave). Ce renversement hiérarchique symbolise la possibilité constante de renverser les ordres établis. Ces deux récits racontés par des Créoles noirs sont relatifs à une vision tragique du monde: la fragilité de toutes les choses engendre le sentiment de leur vanité, et souligne l’énigme de la vie. En cela, le thème récurrent du cimetière se rapporte à un memento mori à l’échelle collective et linguistique. L’on rencontre souvent, à l’abord des cimetières, une inscription: «Passant, souviens-toi: je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis». La littérature orale franco-louisianaise reprend régulièrement ce type de memento mori («souviens-toi que tu dois mourir»), afin d’effectuer d’une part une monstration de la vulnérabilité de l’être humain, et de procéder d’autre part à une démonstration métaphorique. Assurément, dans la métaphore baroque de l’oralité louisianaise, la mort et les images itératives de fantômes et autres apparitions figurent la langue et la culture louisianaises francophones elles-mêmes. Les memento mori s’apparentent à des avertissements prophétiques, comme autant d’appels implicites à ne pas laisser la langue et la culture mourir.
Car la lutte linguistique louisianaise francophone, si elle est nécessairement combat contre l’Autre, le colon, l'esclavagiste ou l’assimilateur anglophone, est également l’expression de la bataille qui se livre à l’intérieur même de la communauté, à la fois tentée et repoussée par la culture anglophone.
2. La conscience de classe linguistique
2.1. Le vaudou, premier moyen de lutte
Dans la société noire de Louisiane, le vaudou et certaines pratiques magiques, rapportées pour nombre d'entre elles d'Afrique et d'Haïti, constituent le premier moyen de combattre la puissance coloniale. Viviane Ardessie Chase-François raconte cette omniprésence et omnipotence du vaudou en Louisiane:
Quand j’ai grandi, les récits que j’aimais le plus étaient ceux qui parlaient de sorts vaudous et des gens qui pratiquent le vaudou. En fait, dans la porte à côté de chez mes grands-parents, vivait une vieille femme qui était supposée jeter des sorts sur les autres. Nous prenions toujours garde de rester loin de la maison de Madame Woods, car elle était très étrange et cruelle. Un des garçons du voisinage décida d’enquêter. La femme avait cerné sa propriété avec une haute barrière sur laquelle les mauvaises herbes poussaient. Il était très difficile de voir sa cour. Il a approché la barrière et il a essayé de jeter un coup d’œil à travers les petites fissures et les trous. Pendant qu’il espionnait, Mme Woods lui a jeté des œufs et de l’eau chaude! Il est revenu de cette aventure trempé et couvert d’œuf. Nous ne savions pas vraiment si elle lui avait jeté un sort avec les œufs et l’eau chaude ou si elle avait juste balancé ses ordures sur lui pour le faire partir. [...] Quand Mme Woods commença à énerver ma grand-mère, ma grand-mère écrivit son nom sur un morceau de papier brun et le mis dans une bouteille. Ensuite, elle donna un coup de pied dans la bouteille qui atterrit dans la maison de Mme Woods. Bien sûr, c’est peut-être la raison pour laquelle Mme Woods était toujours si grognon! Les années ont passées, j’ai appris les méthodes vaudous qui sont pratiquées par ici (CHASE-FRANÇOIS 1995: 22).
Face à un corps dé-possédé, déshumanisé et dé-personnalisé, l'esclave crée un cycle de la fuite, à la fois fuite physique et fuite du langage. Cette culture profondément caribéenne du marronnage entre, lors de la rencontre entre Noirs et Cadiens, dans un cycle du combat linguistique, porté par l'idée que l'Anglophone est le nouveau colon.
2.2. Un colonialisme linguistique
Dans le langage et la littérature des années 1921-1968, l’interrogation identitaire s’effectue dans un mouvement dialectique, allant de la négation de l’identité sociale, derrière le masque, à sa revendication, par ce masque même. Car la langue anglaise est, dans la poésie cadienne du XXe siècle finissant, considérée comme un colonialisme ou, pour reprendre Jean Arceneaux, un «colonihilisme» (ARCENEAUX 1980: 26). Dans la littérature orale et la musique, le processus identitaire montre une langue masquée, où le monstre est concomitamment l’Autre et Soi-même. Il s’agit alors d’une véritable quête de l’identité par la différence, ce qui explique par ailleurs le mouvement spiralesque de ces productions poétiques orales. La dynamique de la spirale, allant du centre vers l’extérieur, admet ces déconstructions, préparant justement la mort d'un temps honni, celui de la diglossie, vers la reconstruction physique, spatio-temporelle, sociolinguistique et politique. L’imagination poétique fait corps avec la reconstruction sociolinguistique, dans un mouvement à rapprocher du spiralisme de Frankétienne: «L’imaginaire […] travaille en spirale: d’une circularité à l’autre il rencontre de nouveaux espaces […]. Il fait réseau et constitue volume» (GLISSANT 1990: 216). Cette spirale tend à rassembler l’identité, par le biais de l’imagination. Pour cela, il est indispensable de faire table rase d’une identité aliénante, symbolisée par le monstre diglossique. Cette révélation est collective, à la fois destructrice et constructrice, puisqu’elle sacre pour mettre à mort ce monstre sans visage, masque animé par les problématiques identitaires collectives. Les poètes s’engagent dans un travail d’autoanalyse, et tentent de débloquer les éléments historiques transformés par l’imaginaire collectif. Les écrivains dénoncent ainsi la mythification du self-made man à l’américaine: «nos parents l'ont avalé tout cru, ce couchemal/de rêve américain» (CHERAMIE 1993: 2). La révolte doit tout d’abord être l’affirmation dans la parole. Le réveil, contre la noyade culturelle, passe par la voix, arme tangible et accessible contre le silence de l’assimilation: «Enfants du silence/Levons nos voix ensemble» (ARCENEAUX 1980: 65). Jean Arceneaux s’élève contre le musellement du français-cadien en Louisiane, mutisme forcé qui doit entraîner deux réactions. La première, négative est un autisme contraint qui porte le nom d’assimilation, le «nouveau mot au bout des lèvres» (ARCENEAUX 1980: 28). Contrairement à cette parole murmurée, la diction se fait plus prononcée lors de l’énonciation de son second corollaire, la résistance: «C’est un autre mot, /Un mot de réaction, /Un mot qui vient de plus creux/Que du bout des lèvres/ […] il implique l’engagement/Et pas seulement l’acceptation» (ARCENEAUX 1980: 29). La guerre linguistique aboutit à la loi de 1968, qui fait officiellement de la Louisiane un État bilingue, et à la création du CODOFIL, organe de promotion du français en Louisiane. Dès lors, le bilinguisme assumé s'installe progressivement à la place d'une diglossie étouffante, sous la devise de James Domengeaux, premier président et créateur du CODOFIL: «Un homme qui parle deux langues vaut deux hommes».
3. Caraïbes plurielles
3.1. Une identité polyèdre
Figure incontournable des Caraïbes, Édouard Glissant propose la théorie de «l'identité rhizome», analysée ici par Philippe Chanson:
[La métaphore de l’identité-rhizome] est très parlante et nous informe de plusieurs choses. La mangrove, c’est un emmêlement inextricable de branches, un fouillis de racines rhizomes à la fois aériennes, marines et souterraines qui illustre fort bien les enchevêtrements infinis et complexes des identités créoles et, par analogie, de toutes les identités-monde en processus inéluctable de métissage (Glissant préfère le terme de «créolisation»). L’homme créole n’est pas le produit d’un tronc-racine-unique dont on représente un arbre généalogique occidental cherchant à démontrer une filiation. Son principe identitaire en inverse radicalement la figure. Ses branches sont d’abord issues du sol avant d’être aspirées par le tronc créole. L’homme créole est une racine démultipliée, rhizomée, qui s’étend en transversalité, en horizontalité, pas en verticalité acquise par Révélation/filiation comme n’ont cessé de s’en réclamer les idéologies coloniales prétendant à une légitimité instituée de droit divin (CHANSON 2007).
Le français, déclaré mort en 1921, se relève progressivement de ses cendres. Ce Phoenix passera par plusieurs stades avant d’aboutir à l'écriture des cultures et des langues louisianaises. L’espoir d’une renaissance subsiste, et le français louisianais, tout comme le louisianais francophone, puise dans la poésie orale et la musique une source de jouvence où il se régénère et se réinvente.
3. 2. Redessiner la Caraïbe
Il apparaît donc important de redéfinir les contours de la Caraïbe, qui s'étend au Golfe du Mexique, caressant ainsi la Louisiane, terre de métissage ethnique, culturel et linguistique. Assurément empreinte de l'identité-rhizome glissantienne, la Louisiane tend à créer, dans le mouvement de la «Renaissance Cadienne», un lien avec le «Tout-monde». Nullement isolée, la Louisiane s'intègre dans l'espace caribéen et l'enrichit. D'origine multiple, le corps géographique louisianais semble s'étendre, dans l'éclatement des bayous, dans le vaste espace caribéen. À rapprocher d'Haïti, de la Guadeloupe, mais aussi de la France, de l'Acadie qui est une France réinventée, de l'Afrique arrachée, la Louisiane est multiple, ce qui confirme son caractère caribéen. Pour Daniel Sibony, ce sont précisément ces passages par la genèse qui «rendent l’origine multiple, l’identité morcelée mais consistante, avec des trous et des reprises, des tours et des retours» (SIBONY 1991: 20). Le regretté Richard Guidry, nouvelliste et dramaturge cadien, revendiquait par ailleurs en 1993 la créolisation de la culture francophone louisianaise: «La nation de la Louisiane, c’est la nation créole. Le Cadjin fait partie de cette nation qu’est la nation créole» (GUIDRY 1993). Dans les années 1980, le plaidoyer de Glenn Pitre rappelait la tropicalité alliée à la force de résistance des Louisianais francophones:
À mon idée, le français est pas une langue plus jolie que l’anglais. C’est pas qu’on peut raconter les affaires qu’on peut pas dire en anglais, ou y’a un mot ou deux qui translate pas. C’est sûr, mais pas grand-chose. Non, l’importance du français aux Cadjins, encore à mon idée, peut-être les autres peut me disputer, l’importance c’est que le français est le contact avec notre héritage, notre moyen de vie dans le temps passé. Un temps équand on avait les fièvres qu’a pris le milles et les milles des âmes. Équand on avait les ouragans qu’a fait disparaître les villages entiers. Mais avec tout ça, on a pris un pays sauvage, et on l’a fait le pays à nous autres. Aujourd’hui, on a battu toutes les fièvres, on a le radio pour nous avertir quand le mauvais temps s’en vient. Mais y’a rien à dire qu’un espèce ou l’autre de temps dur va pas nous prendre encore. Et si ça nous prend, si on nous trouve noyés dans un coin encore, c’est cet héritage qui va nous donner la force de l’endurer. Avec cette mémoire familiale, on va connaître que notre monde, dans le temps passé, a passé des temps plus durs que ça. Ils ont pas seulement su sauver, ils ont profité. Et le seul moyen de garder un contact avec cet héritage cadjin et créole, c’est en travers du français. Parle français avec les enfants, mon ami (PITRE 1982).
L’on passe ainsi de la mutilation à la multiplication, identitaire, linguistique, culturelle, où l’ensemble des Louisianais francophones se regroupe, lors des années sombres, autour d’un nœud identitaire commun. Nourris du même tronc africain et antillais, Louisianais et Haïtiens composent deux facettes de la Révolution Nègre. Caribéenne car plurielle, métisse et tropicale, la Louisiane redéfinit les contours d'un espace en extension. Dans les ramifications multiples où se niche la mémoire et l'identité, la Louisiane se greffe naturellement à l'arbre-Caraïbes, qu'elle nourrit et caresse. Le cheminement est alors tourbillon, spirale identitaire imprévisible et révolutionnaire, qui trouve dans les Caraïbes un écho, une fraternité, même, où résonne une Histoire identitique de conquête et de perte, d'esclavagisme et de libération, de fuite et de pouvoir.
BIBLIOGRAPHIE
B.J. ANCELET, La Truie dans la berouette, étude comparée de la tradition orale en Louisiane francophone, Université du Sud-Ouest de la Louisiane, Lafayette (USA), thèse non publiée, 1987.
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