Glissant, la créolisation et les sciences humaines
1. Introduction
Principalement (mais pas exclusivement) liées à l’extraversion de l’Occident, les langues et cultures créoles ont fasciné très tôt les chercheurs dans les différentes disciplines des sciences humaines, sans d’ailleurs qu’ils parviennent (ou qu’il soit simplement possible) de s’entendre sur les limites d’un phénomène qui permet toutes sortes de spéculations. André Marcel d’Ans notait par exemple que, dans le domaine français du moins, les aires créoles avaient été définies par les seuls linguistes, leur délimitation s’étant imposée comme s’il allait de soi que le monde de la culture créole coïncide avec l’aire de répartition des langues créoles. Or, notait-il, cela conduisait à rejeter hors du champ d’autres cultures créoles, même là où (comme au Pérou par exemple) d’importants segments de population, issus de formations coloniales esclavagistes, se qualifiaient eux-mêmes de criollos. Le paradoxe était en l’espèce que «des groupes sociaux n’ayant pas de lien direct avec l’époque esclavagiste (comme par exemple les Asiatiques des Mascareignes, ou les Syro-Libanais d’Haïti)» se voyaient assignés à la culture créole puisque, de fait, ils parlent créole (D’ANS 1994: 79-80). Ainsi la langue était-elle devenue un critère discriminant dans la définition de la créolité.
Il n’est donc pas certain dans cette configuration scientifique que puissent se comprendre des chercheurs travaillant sur la naissance des langues créoles, sur l’histoire des sociétés à dominante esclavagiste, sur la géopolitique des Caraïbes, etc., et ceux qui analysent la mise en scène de ces phénomènes dans les œuvres littéraires. Il est pourtant probable que, comme l’analyse des sociétés créoles a pu être pensée comme une rare possibilité d’analyse in vitro de phénomènes humains complexes sur une durée courte, c’est aussi un des lieux où peut se tenter une véritable pluridisciplinarité allant, pour dire les extrêmes et caricaturer, de l’analyse des questions de gestion du patrimoine génétique par les groupes sociaux (BONNIOL et BENOIST 1994: 58-69 et BONNIOL 1980, par exemple) jusqu’à celle des poèmes de Saint John Perse... Les Caraïbes, comme l’ensemble des mondes créoles, sont des croisements de problématiques qu’il conviendrait de penser sous les multiples facettes pertinentes à leur compréhension dans une perspective pluridisciplinaire. Ajoutons que l’idéologie ne simplifie pas les problèmes car dans le même temps:
Il est clair pour les anthropologues et les spécialistes des relations internationales que la réinvention de la différence, inhérente à la globalisation, s’effectue en partie à l’échelle des sociétés locales et se traduit par l’exacerbation de particularismes identitaires. (BAYART 1997: 24-25)
Cette problématique nous amène à reconsidérer les propositions théoriques de Glissant en ce qu’elles conduisent à détacher la créolité du créole et pourraient ainsi constituer une nouvelle configuration du questionnement scientifique des situations créoles. On examinera ici les théories glissantiennes à la lumière du pouvoir heuristique de la métaphore, du lieu de l’énonciation de sa théorie ainsi que des rapports entre culture et politique que tracent ses analyses.
2. De la métaphore…
Un des premiers problèmes dans une analyse est, comme nous l’avons vu en introduction, celui de la pertinence des découpages du réel auxquels nous procédons lorsque nous définissons une aire dans laquelle il serait possible de penser les phénomènes culturels (BENIAMINO 1999: 49-70). Si l’on veut parler par exemple d’une aire des Caraïbes, y compris dans ses convergences et ses connexions avec d’autres aires (d’ailleurs définies elles-aussi en premier lieu par la langue comme les Caraïbes anglophone ou hispanophone), il faut à la fois en refaire l’histoire (y compris l’histoire littéraire) et essayer de la comprendre. Néanmoins, ce découpage du réel que produit la notion d’aire culturelle reste extrêmement ambigu car:
[Les] programmes] [d’area studies] sont nés sous l’impulsion du gouvernement fédéral, soucieux de favoriser la formation d’experts compétents en langues et cultures étrangères, et capables de le renseigner sur telle ou telle région du monde. [...] les area studies ont servi en ce sens à établir une carte du monde vu de l’Occident (BERGER 2006: 13).
Cette pratique est dans l’air du temps car ce que l’on a coutume d’appeler la périphérie est le lieu d’une intense activité de néologie à vocation identitaire. Le Dictionnaire des identités culturelles de la francophonie (WIJNANDS 1993) cite plusieurs dizaines de termes de formation récente et servant à désigner le sentiment d’une identité spécifique ou à s’y référer.
Une des solutions à ces problèmes de définition est certainement la tentation de recourir à un vocabulaire nouveau, ce qui est très en vogue dans les milieux littéraires mais pas seulement. Même s’il est certain que toute recherche qui affronte la nouveauté a besoin de concepts nouveaux, ceux-ci doivent être pris pour ce qu’ils sont: des métaphores. Et il est alors légitime de s’interroger sur leur pouvoir explicatif. La question a été posée avec un certain éclat dans un numéro de la revue Sciences humaines dans un dossier intitulé «Où est passée la société?» (2005). A la question «peut-on penser sans recourir à des métaphores?» la réponse était que la sociologie en avait toujours utilisé, depuis les métaphores organicistes de Herbert Spencer en passant par le marxisme, depuis la définition de la société en «couches» jusqu’à son fonctionnement par régulation (comme le ferait un thermostat...) pour en arriver aux «réseaux» modernes et enfin à la dernière métaphore en vogue, celle de la «liquidité de la société» ou de la «modernité liquide» (Bauman 2005: 34).
Il est certain que Glissant, de ce point de vue, ne manque pas de virtuosité. Mais, comme on le verra, dans la mesure où celui-ci entreprend de dé-jouer le discours de l’Occident, il est paradoxalement difficile de penser de manière décentrée son entreprise. Il est probable que sa référence (implicite) à l’aire culturelle caraïbe d’où il tente de penser le monde ne permet pas de faire jouer pleinement la valeur éthique de l’activité comparatiste. Il n’est en effet nullement une sorte de spécificité des situations créoles de devoir:
mettre en perspective les valeurs et les choix de la société à laquelle on appartient, que l’on y soit né par la grâce de Dieu, qu’on l’ait choisie dans son histoire idiosyncrasique, ou qu’on ait été conduit à y vivre jusqu’à y devenir le résident, plus ou moins assimilé, accepté ou acculturé. Il ne semble pas trop présomptueux de dire qu’en construisant des comparables [...] on apprend à se mettre à distance de son soi le plus animal, à porter un regard critique sur sa propre tradition, à voir, ou à entrevoir, que c’est, vraisemblablement, un choix parmi d’autres (DETIENNE 2000: 59).
Pour mieux traduire le nouvel imaginaire de la (post-)modernité, Glissant emprunte à Deleuze et Guattari l’image du rhizome afin de réfuter cette:
conception sublime et mortelle que les peuples d’Europe et les cultures occidentales ont véhiculée dans le monde, à savoir que toute identité est une identité à racine unique et exclusive de l’autre. Cette vue de l’identité [...] s’oppose à la notion aujourd’hui « réelle », dans [les] cultures composites, de l’identité comme facteur et comme résultat d’une créolisation, c’est-à-dire de l’identité comme rhizome, de l’identité non comme racine unique mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines (GLISSANT 1995: 19).
La métaphore du rhizome renvoie donc à un processus, il est caractérisé par le fait qu’il ne sort pas d’une seule racine ou de l’Un mais «de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes» (GLISSANT 1995: 19) alors que «l’arbre-racine» se veut modélisateur (DELEUZE et GUATTARI 1976: 59). La métaphore du rhizome permet ainsi de penser un Sujet qui s’enracinerait tout en formulant une liaison ouverte sur l’imprédictibilité de l’Autre (GLISSANT 1990: 23). Mais Glissant semble sous-estimer que la pseudo-innocence du rhizome est un mythe. Il possède ses propres hiérarchies et «formations despotiques» (DELEUZE et GUATTARI 1976: 59) bien loin de l’espoir en la transformation de la «mise-sous-relations» en «mise-en-relations», impliquant des rapports d’égalité qu’évoquait Chamoiseau dans Écrire en pays dominé (BOJSEN 2002: 233).
On conçoit tout de suite que les théories de Glissant expliquent mal le succès du best-seller d’Alex Haley, Roots, qui montre que la racine a servi, pour toute la diaspora noire et pour l’Afrique, comme image du lien à la terre-mère, l’Afrique. Cependant, il existe aujourd’hui dans le droit fil des écrits de Glissant une réflexion sur la «métaspora» qui «cherche à rendre le passé présent» en tant qu’ensemble d’actes rendant actuels les événements du passé ou même – paradoxalement - à venir:
La métaspora procède d’une logique d’improvisation de l’espace, d’une logique de recréation, placée sous le signe du provisoire, de l’éphémère. Logique de spatialisation qui traduit ce que les migrants haïtiens en particulier, tout migrant contemporain en général, vivent dans le réseau mondialisé dans lequel ils sont insérés à leur corps défendant. C’est dans ce mouvement ambivalent que les écrivains (haïtiens) tendraient à devenir «les cosmopolites de leur propre culture, les étrangers de leur propre nation». (DES ROSIERS).
Mais ces réflexions autour du terme «diaspora» sont ambiguës. Du côté des africanistes, on peut par exemple y déceler un désir flou d’annexion littéraire des aires caraïbes à l’Afrique. A l’inverse, dans les Antilles, le terme manifeste une idéologie fort utile dans les luttes socio-symboliques d’une partie des élites créoles. Dans le cas d’Haïti, le lien entre l’affirmation de l’origine africaine des créoles et l’indigénisme a été souligné par A.-M. d’Ans. Cette «société de recomposition» qu’est Haïti comporte des réminiscences africaines, «une idéologie africanotrope, nourrie de références nostalgiques à l’Afrique, mais à une Afrique abstraite, non ‘vécue’ et, en aucun cas, ‘traditionnelle’». Quant à l’origine de cette idéologie, elle peut être postérieure à l’élaboration de la culture populaire haïtienne ou bien avoir été réinterprétée par «l’indigénisme bourgeois du début du XXe siècle», puis par l’«ethnologie noiriste de l’époque duvaliériste» (D’ANS 1987: 239).
L’abandon de la Créolité au profit de la créolisation par Glissant ne doit pas se penser seulement en termes d’innovation ou d’adaptation à la mondialisation. Le choix de la «créolisation mondialisée» s’inscrit dans l’évolution des notions qui ont servi à tenter de penser la désaliénation antillaise (Négritude, Antillanité, Créolité), évolution qui aboutit provisoirement aujourd’hui à la créolisation glissantienne, et à la tentative de définition d’une identité «mosaïque». Si elle peut être la volonté d’éviter de figer les identités dans des essences, la démarche de Glissant implique surtout que la créolisation soit une sorte de processus mondial de contacts, de rencontres, de relations, sans contenu précis ni modalités, ce qui fait l’économie de l’histoire des sociétés créoles et tout à fait paradoxalement dé-politise la littérature (BENIAMINO 2005). En quelque sorte la créolisation glissantienne pensée autour de la métaphore du rhizome n’est peut-être qu’un «détour» mais un détour qui enregistre l’impossibilité de construire un rapport anthropologique stable, le lien social se construisant sur une sorte de déréliction du sujet face à l’horreur de l’histoire. Francis Affergan le mettait en évidence dans son ouvrage Anthropologie à la Martinique: il ne s’agit pas d’une anthropologie de la Martinique…
Il ne faut pas ignorer en outre que le modèle du rhizome peut être contesté et en particulier par des romancières caribéennes:
À la verticalité triomphante de la racine, à l’arbre comme symbole du contact gardé vivant entre le présent et le passé (dans la poésie de Césaire et dans La Lézarde, roman débutant de Glissant), entre l’île de la «déportation» et l’Afrique ancestrale, deux romancières élisent l’horizontalité et le caractère latéral et concentrique de la toile d’araignée. Si Schwarz-Bart et Marshall revitalisent le mythe d’Anancy, c’est qu’il traduit à merveille l’hybridité identitaire, la créolisation et le métissage tant biologique, culturel, linguistique, que géographique, caractéristiques de la réalité caribéenne, depuis les origines de «l’Univers de Plantation». En même temps, la toile évoque le «tissu social», le réseau tantôt familial, social, qui construit tout individu, sans lequel il ne peut se proclamer un être social, membre d’une communauté, d’une société. (GYSSELS 2002: 178)
Un autre point doit être souligné: la labilité de la métaphore autorise toutes les inventions et ouvre à tous les questionnements:
Routes, l’ouvrage le plus récent de James Clifford, de loin le plus brillant mais aussi le plus ambigu de ses textes, comporte, dans son titre même, tout un jeu d’homonymies et de métaphores. Racines et routes (roots et routes), les premières sont, en un sens, fixes et enchâssées, et les secondes sont, en un autre sens, mobiles. Les Routes peuvent être ici partiellement interprétées comme des racines en mouvement, peut-être même comme des racines transmuées en rhizomes. Mais dans ce jeu de miroir où l’imagination a tous les droits, il est significatif qu’un des sens du mot ait été négligé: il n’est pas question du verbe to route (disperser, mettre en fuite), qui renvoie pourtant de manière évidente à l’un des cas les plus frappants où les racines se transforment en routes, ces routes sur lesquelles ont été précisément jetées les populations déplacées (FRIEDMAN 2000: 187).
Or, ceci n’est pas neutre car si la métaphorisation du vocabulaire de la recherche peut être stimulant, il n’empêche qu’il fait politiquement sens:
l’argument rappelle fortement la position transnationaliste habituelle. D’après les tenants du transnationalisme, la résidence est une des prémices de l’anthropologie classique dont l’objet, pour les commodités de l’enquête ethnographique, est supposé occuper un territoire bien défini et constituer un monde clos: la culture et la société étaient conditionnées par le territoire. À l’opposé de cette thèse, le déplacement en soi est considéré comme le point de production de sens, tout autant que le point de production de localité (FRIEDMAN 2000: 187).
En outre, comme bon nombre de postcoloniaux, Glissant ignore superbement ce qui fait l’histoire d’une bonne partie de l’humanité et il faudrait sans doute ici rappeler que la métaphore de l’archipel peut prendre un tout autre sens pour les peuples de l’ancien bloc soviétique pour qui il marque un virage mental et politique tout aussi important que la fin de l’esclavage et de la colonisation. Comme l’écrit Yves Mamou dans Le monde des livres, c’est en effet L’archipel du goulag qui a «dessillé les yeux à l’Ouest sur l’univers de la déportation en Union soviétique et jeté le doute sur les valeurs qui sous-tendent le mot «socialisme». Ainsi se produit une «brèche culturelle et sociétale». Plus encore, une image organise l’encyclopédie de l’esclavage soviétique chez Alexandre Soljenitsyne: «l’archipel grec fut le berceau de notre civilisation, l’archipel des camps est notre nouvelle civilisation» (NIVAT 2008: 19). L’archipélisation est donc une métaphore loin d’être claire.
Comme on l’a vu, la poétique de la Relation glissantienne impliquerait que l’être humain doive accepter l’idée qu’il est un perpétuel processus, qu’il est «un étant changeant» (GLISSANT 1995: 23). Mais Glissant postule en outre qu’un tel processus de «créolisation» se répandra graduellement à travers le monde par le biais des nouveaux modes de communication et d’échange qui accélèrent les rencontres d’éléments culturels divers. On rencontre cette même vision chez Arjun Appadurai (1995). Cette rencontre créera, selon Glissant, autre chose que des phénomènes de métissage car le résultat d’un processus de métissage est prévisible en ce sens qu’il n’implique que deux «variables». Au contraire, dans le monde actuel, les manifestations du Divers, seraient innombrables si bien que ce qui peut en naître échappe au prévisible. La créolisation serait «le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité» (GLISSANT 1995: 17). En se généralisant, un tel processus donnerait lieu à tant de phénomènes imprédictibles que l’humanité vivra dans un «chaos-monde» qui échappera à toutes les «pensées de système ou systèmes de pensée» (GLISSANT 1995: 15). La créolisation, selon Édouard Glissant a une dimension planétaire:
J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre. [...] Ma proposition est qu’aujourd’hui le monde entier s’archipélise et se créolise (GLISSANT 1997: 194).
Puisque les modes de pensée qui ont prévalu en Occident depuis des siècles ne sont pas aptes à cerner ce monde nouveau de l’imprévisible, il faudra en développer d’autres qui, pour Glissant, relèvent du poétique:
Je dis alors que la vision poétique permet de vivre avec l’idée d’imprédictibilité parce qu’elle permet de concevoir l’imprédictibilité non pas comme un négatif mais comme un positif, et elle permet de changer notre sensibilité sur cette question alors qu’aucun concept ou aucun système conceptuel ne pourrait le faire (GLISSANT 1995: 75).
Glissant redéfinit le concept de créolisation, bien admis dans les recherches linguistiques et anthropologiques, avec des conséquences qu’il convient maintenant d’expliciter. Si «le monde entier se créolise», la créolisation alors articulée à l’état contemporain des sociétés et non à ses sources socio-historiques, devient une réalité multiculturelle composite dont toute idée d’une compréhension exhaustive doit être abandonnée. Ceci impose par exemple de renoncer à définir l’identité par la souche, par l’origine, identité «exclusive et excluante» référée au «Un», pour passer à une identité inachevée et surtout inachevable, en constant devenir, processus ouvert à l’échange, au changement et aux effets imprévisibles. En séparant la créolisation de la relation au créole, Glissant la détache des conditions historiques et économiques de la colonisation et de l’esclavage. La créolisation devient une réalité historique nouvelle, imprévisible… Mais dégager la créolisation des circonstances historiques, souligner l’imprévisible de ses effets fait de ce concept une sorte d’utopie politique que l’actualité n’illustre pas vraiment.
On pourrait en outre, mais en fait on le fait peu, s’étonner que les «modes de pensée» doivent être remplacés par une poétique, ce qui au fond dispenserait de devoir expliquer le réel avec des méthodologies tendant à une explicitation à vocation scientifique du réel humain: ce que l’on appelle précisément les sciences humaines. Si l’on s’interroge sur les fondements théoriques de cette vision de la créolisation on peut se demander, à la suite de Dominique Chancé si l’on n’est pas en droit de «s’interroger lorsque Édouard Glissant en réfère aux lois de la physique quantique ou aux théories du chaos, plutôt qu’à l’exemple de la linguistique, pour expliquer des faits de langue et de culture, d’ailleurs très intimement associés?» (GLISSANT 2005: 53).
Là encore, une simple perspective comparatiste éclaire le propos et ses enjeux. Il est certain que «la Traite installe une donnée singulière par rapport à d’autres dispersions comme la diaspora juive, où un peuple se continue ailleurs: une population transbordée par la force se change en autre chose, en une nouvelle donnée du monde, en un autre peuple» (BONNIOL 2006: 56) mais la créolité glissantienne se heurte au fait qu’envisagée depuis l’Amérique latine, une telle créolité peut cependant:
apparaître comme un cas particulier par rapport aux processus plus complexes, car mettant en jeu l’élément proprement indigène, qui ont affecté le sous-continent, et qui ont abouti à des situations qui peuvent, à certains égards, être également qualifiées de créoles… Il en résulte que la créolisation ne peut être véritablement analysée que dans les contextes particuliers à l’intérieur desquels elle s’est développée. C’est dire pour en revenir à notre point de départ que «le point de vue de l’analyste est un facteur déterminant dans la labellisation ‘créole’ de situations historiques» (BONNIOL, 2006: 12).
Tout ceci implique que créolité et créolisation soient pensées avec précaution. Entre le déni du métissage biologique (propre d’ailleurs à de nombreux intellectuels antillais) et les grands vents de la mondialisation, la manière dont Glissant ne pense pas la modernité sous son aspect social et économique est assez intriguant. La créolisation est peut-être «le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité» (Glissant 1995: 17) mais il est peu probable que les peuples du monde victimes par exemple de nettoyages ethniques ou de génocides soient consolés de la prospective glissantienne. L’efficace de la poétique glissantienne trouve sans doute ses limites dans la pertinence des sciences sociales que son analyse évacue avec une légèreté étonnante... et peu souvent analysée…
3. Du lieu…
On partira ici d’une problématique quelque peu différente, celle du lieu à partir duquel Glissant écrit. L’espace antillais semble en effet propice à de nombreux discours programmatiques incarnés dans divers «éloges de la créolité» marquant la tentation récurrente de superposer identité politique et identité culturelle. Chamoiseau et Confiant par exemple dénoncent une situation historique concrète d’aliénation par la langue du dominant, dénonciation voulant ouvrir la voie à une réappropriation visant à «renverser» la langue du colonisateur. La conscience linguistique est alors marquée par le malheur puisque le créole est l’Autre de la langue coloniale: la langue n’est constituée que de langues étrangères. Le dilemme des allégeances multiples est ainsi au centre de la réflexion aux Antilles. Il ne s’agit certes pas d’enfermer Glissant dans une sorte de régionalisme mais de rappeler qu’il réfléchit à partir du lieu d’une expérience, à partir d’un pays né d’une histoire coloniale et de ses conséquences, ce qui constitue d’ailleurs le propos de son ouvrage Le Discours Antillais (1981).
Dans cette perspective le risque est de reconstituer une légitimité identitaire inverse mais symétrique de celle du maître. Or, si la créolité s’ancre trop dans les spécificités historiques, sa pertinence comme modèle risque de se trouver mise en question:
Il n’est pas sûr que la seule notion de ‘Diversalité’, mise en circulation dans l’Éloge de la créolité, suffise, par la magie d’un simple mot-valise, à dépasser le dilemme de l’universel et du particulier, et à constituer une relation harmonieuse entre toutes les particularités planétaires créolisées. C’est faire bon marché des dynamiques violentes qui ont forgé aussi bien les monolinguismes dominateurs que les Créoles dominés. C’est supposer pacifiées et ouvertes, dans une géopolitique utopiquement désintéressée, ces cultures aux équilibres instables (JENNY).
La créolisation glissantienne s’émancipe de toute frontière et de toute région, elle s’applique à la situation du monde. Poussant d’ailleurs plus loin, Glissant pose que la créolisation peut se produire là où ne peut être reconnu aucun ferment linguistique créole. Pour Glissant le «multilinguisme» relève donc d’une transaction esthétique généralisée entre toutes les cultures du monde. À la représentation qu’il aurait été tenté de donner d’un seul lieu, s’affirme de la sorte une démesure non-humaine dont le propre est au final d’entraîner le poète à penser archipellement («Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de l’ouverture et du partage» ; Glissant 1997: 231), à ouvrir le lieu et à inscrire celui-ci dans un monde dorénavant relié.
La pensée de Glissant se forme donc depuis un lieu où l’histoire est fragmentée de non-dits, d’opacités, de silences, de cassures, où l’histoire ne fait pas histoire:
Aux Antilles françaises, la recherche sociologique ou anthropologique s’est longtemps polarisée sur cette absence de centralité communautaire pour l’envisager comme le symptôme d’une histoire éminemment douloureuse où le collectif s’était vu privé de sa capacité à se «sédimenter», à faire corps «un» et «uni» (Affergan 1983; Glissant 1981). Avec les écrits plus récents d’Édouard Glissant (1990), une autre interprétation a pris le relais pour ne plus considérer cette sorte d’éparpillement collectif sous le seul angle d’un manquement à l’idée de «communauté» et même de «nation», mais pour l’envisager comme une manière spécifique de construire la relation sociale, à l’écart du modèle culturel occidental régi par le mode «linéaire» de la «filiation» et du «territoire» (CHIVALLON 2002: 64).
Or, il n’est nullement certain que l’ensemble des analyses doivent se rabattre sur l’imprédictibilité chère à Glissant. Le dialogue (certes asymétrique) des cultures est parfaitement descriptible et relève de nombreuses disciplines. Pour ce qui est de la nôtre, il est parfaitement possible de décrire les phénomènes de transculturation:
Entendons par là, avec ce concept opératoire proposé dès 1940 par le Cubain Fernando Ortiz, les réponses, les résistances multiformes apportées à l’acculturation et à ses conséquences, la déculturation. C’est ce prodigieux dialogue conflictuel des cultures, c’est ce rapport de forces multiforme dont la Caraïbe a été le théâtre qui font de cet espace, aujourd’hui comme hier, un espace d’études et de réflexions pour le comparatiste (BRUNEL, PAGEAUX et TOUMSON 2002: 133).
L’anthropologie a aussi mis en évidence (et bien avant Fanon) l’importance cardinale du mimétisme et la manière dont il fonctionne dans les deux sens, autour de l’«attraction transraciale» et des phénomènes de bricolage d’une identité qui ne sont pas l’apanage des zones créoles mais relèvent de l’existence d’un marché multiethnique qui produit une véritable culture populaire (trans)atlantique où l’échange et la reconnaissance de gestes signent une appartenance.
Enfin, dans le combat de Glissant contre l’Occident, la condamnation sans appel des Lumières trouve ses limites lorsque l’on la compare aux prises de positions d’écrivains et de théoriciens. André Brink signale que les idéaux de la Révolution française ont été essentiels à son combat contre l’apartheid. Arrivé à Paris en pleine guerre d’Algérie, il note:
Même si la guerre d’Algérie a amené, on s’en rend compte de plus en plus, à une prise de conscience des atrocités, des injustices, des outrages commis par la France, il reste un rêve plus grand, un idéal plus élevé, tel que le définit la devise «Liberté, égalité, fraternité». Il s’agissait bien là des valeurs que j’allais, désormais, faire miennes dans ma propre vie et dans mon propre pays (BRINK 2005: 48).
En outre, cet esprit anti-lumières qui semble fort dominant est à discuter puisque Edward W. Saïd dans un article intitulé «L’humanisme, dernier rempart contre la barbarie» disait sa dette envers la tradition humaniste remontant aux Lumières françaises et surtout à l’Aufklärung allemande:
Avec L’Orientalisme, je voulais m’appuyer sur la critique humaniste afin d’élargir les champs de lutte possibles et de remplacer par une pensée et une analyse plus profondes, sur le long terme, les brefs éclats de colère irraisonnée qui nous emprisonnent. Ce que je tente ainsi de faire, je l’ai appelé ‘humanisme’, un mot que, têtu, je continue à utiliser malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernes sophistiqués (SAID 2003: 20-21).
4. Conclusion
La réflexion de Glissant n’est nullement isolée. Dans son dernier ouvrage, James Clifford (1997) développe l’idée selon laquelle les différentes cultures de la planète seraient sujettes à un phénomène de mobilité généralisée (traveling cultures), donnant aux sociétés contemporaines des contours essentiellement diasporiques. On trouve une idée voisine chez Ulf Hannerz (1992). Mais chez Glissant, il est difficile de dissocier son analyse de la créolisation du monde de préoccupations d’ordre identitaire: l’identité antillaise préfigurerait la voie dans laquelle s’engage la totalité des cultures de la planète.
À ce type de cultures nomades et mouvantes, Glissant oppose les «cultures ataviques», c’est-à-dire celles qui se développent dans le cadre d’une nation, ce qui interdit d’y reconnaître des phénomènes de mélange ce qui apparaît bien étrange si l’on connaît tant soit peu l’histoire de France par exemple. Au contraire, comme l’indique Jean-Loup Amselle la réflexion doit postuler «que toute société est métisse et donc que le métissage est le produit d’entités déjà mêlées, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originaire.» (Amselle 2000: 209), ce qui relativise la portée de l’utopie de la créolisation du monde chère à Glissant.
Bibliographie
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