Contre-essentialisme et diversalité dans la littérature antillaise
Indice
V. SEGALEN, Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers.
É. GLISSANT, Le Sel noir, Plaies.
1. L’identité erratique et l’altération des essences comme fondements de la pensée contre-essentialiste
A. La rupture du centralisme essentialiste dans le prolongement d’une poétique du Divers
L’autopsie glissantienne et chamoisienne du centralisme et de l’essentialisme a été consommée dans des textes littéraires essentiels: Poétique de la Relation, d’Édouard Glissant, que l’on peut vraiment considérer comme le thesaurus du contre-essentialisme, mais également Écrire en pays dominé, de Patrick Chamoiseau, auteur dont la pensée prolonge et approfondit celle de Glissant, avec laquelle elle est en éloquente résonance. Le constat dégagé suite à cette démarche autopsique a revêtu une forme particulièrement virulente dans le petit et dense opus cosigné par les deux écrivains en 2007, Quand les murs tombent – L’identité nationale hors-la-loi?, pamphlet dont les extraits d’une première version sont d’abord parus dans le journal L’Humanité du 4 septembre 2007. Les diverses présentations publiques qui ont été faites du texte définitif, publié aux éditions Galaade, ont suscité de nombreuses réactions, aussi bien en France qu’aux Antilles. Outre sa virulente pertinence politique, la dimension poétique en a largement été saluée.
La Poétique de la Relation est en vérité une Pragmatique de la Relation. Si dans Quand les murs tombent, une visée illocutoire, et surtout perlocutoire, se dessine de toute évidence à chaque page, l’injonction radicale, modulée sous diverses intonations, qui se fait entendre dans Poétique de la Relation est là pour rappeler la singularité de la notion du Divers, que Victor Segalen avait quasi somatisée1 au début du XXe siècle dans un non moins essentiel essai, l’Essai sur l’exotisme, notion dont la dégradation, dont, le passage par «tant de bouches, tant de mains prostitueuses et touristes», (SEGALEN 1994: 41 et 83), avait alors tant inquiété l’auteur. Divers, à lire comme un mot-valise formé sur le radical vers(us), au moyen du préfixe di(vergence), versus désignant étymologiquement le retour, d’abord de la charrue dans le champ au bout du sillon, puis de la ligne d’écriture, enfin, en un excentrique mouvement d’aller vers l’Autre, poétique – et éthique – projective, par laquelle commence le bougement de l’identité, son inquiétude, son infection2, dit Patrick Chamoiseau, sa nécessaire altération. C’est cette altération, non seulement représentée comme une valeur, ou une vertu mais comme une réalité inévitable et progressive, qui est au fondement de la pensée contre-essentialiste. Au reste, cette réflexion prend appui sur les risques de l’exacerbation de ce que Chamoiseau nomme les «marqueurs identitaires»3, balises de reconnaissance où les lieux – noms à racines, épopées ou historiographies, épreuves – composent la configuration d’une mémoire partagée, par laquelle s’affirme, même de manière transcontinentale, la ligature ethnique et/ou confessionnelle sans laquelle il n’est pas non plus de possible rêverie télique. Telle attitude n’ignore pas les terreaux mémoriels, les alchimies singulières; comme l’écrivent les deux signataires de Quand les murs tombent:
Ce n’est pas parce que les identités-relation sont ouvertes qu’elles ne sont pas enracinées. Mais la racine n’est plus une fiche, an chouk, elle ne tue plus autour d’elle, elle trace (qu’on le veuille ou non, qu’on l’emmuraille ou qu’on la conditionne) à la rencontre d’autres racines avec qui elle partage le suc de la terre. Comme il y a eu des États-nations, il y aura des nations-relation. (CHAMOISEAU & GLISSANT, 2007: 18)
Si Victor Segalen souhaita au temps de l’Essai sur l’exotisme que celui-ci fût un «bréviaire de la différence», et si l’apport, le considérable apport segalénien pour une définition différente de l’exotisme peut être inscrit dans la perspective de l’interculturalité, il en est autrement chez Glissant et Chamoiseau, pour qui le multiculturalisme n’est, dans la perspective contemporaine, que «la simple juxtaposition d’ethnies ou de cultures» (CHAMOISEAU & GLISSANT, 2007: 4).
L’esquisse de cette identité erratique se consolide donc paradoxalement par une forme d’effacement des essences, non pas de leur oblitération pure et simple, ce qui serait utopique et même dangereux, mais dans le relâchement de leur crispation. Si l’on s’en réfère à l’histoire des Antilles, à celle des Caraïbes ou, plus largement, à celle des Amériques noires, il est évident que l’expérimentation de cette décrispation telle que pensée par les deux auteurs martiniquais demeure indissociable d’une série de ruptures consécutives à ce qui fut, pour la communauté de ces régions du monde, une expérience de déplacement, multidimensionnel, des essences. Ainsi, le premier déplacement fut d’abord géographique: c’est celui de la Traite, qui effiloche les atavismes anciens, les déracine dans l’horreur du Passage du milieu. L’essence alors s’émulsionne. Elle ne sera plus jamais fondamentale, et lors même des émergences de mouvements revendicateurs (celui de Marcus Garvey, ou avec la Négritude, où les tenants du mouvement se rabattent désespérément, et parfois régressivement, sur l’imposition d’une négrité qui serait toute singulière, voire paroxystique, dans son essentialisme), l’hiatus est consommé entre la posture originelle – impossible à retrouver sinon par involution régressive pure et simple – et une évolution, impossible à ralentir, vers la conscience d’une créolisation accomplie, dans l’imprédictible, seule réelle conquête simultanée à la défaite des identités généalogiques ou archéologiques.
B. Mon nom est personne: Le rapt du nom dans la société de plantation
Le deuxième détachement essentiel sera nominatif; il prend effet avec la perte du nom initial et la réattribution, l’affublement d’un nom arbitraire – celui-là même qui est octroyé par le Maître, dans l’Habitation. Son don est pourvu de tous les aléas du hasard; il ne témoigne de rien, sinon de l’absurde, ou d’une anti-mémoire, résultat d’un étiquetage nécessité par la bonne marche de l’économie de plantation – comment ne pas se souvenir ici de l’effroyable nom accordé à l’inoubliable personnage de Beloved (Toni Morrison), Payé Acquitté, par lequel celui-ci est réduit à l’ignoble transaction dont il fut l’objet, ou encore du mémorable passage sur l’octroi du nom dans l’extraordinaire roman historique d’Édouard Glissant, Le Quatrième Siècle? Sans racines et sans essence, le nom est un masque sans substrat, l’indice d’une exploitation et le contraire même d’une résistance. C’est pourtant celui que gardera l’esclave, une fois affranchi. Mais peut-être, cette curieuse législation nominale, par l’attribution chaotique du nom de personne – aux antipodes des heureux hétéronymes de Fernando Pessoa – signe-t-elle la distanciation d’avec une lignée ou une quelconque affiliation. Outre la souffrance et le malaise mental et existentiel provoqués par une telle situation, si longuement développés par Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs et Les Damnés de la terre, et par Glissant lui-même dans Le Discours antillais, il est probable que ce statut si particulier a pu générer un autre modèle d’assimilation culturelle, des formes de déritualisation, en somme un affranchissement des modèles de transmission habituels. Nous ne sommes pas loin, ici, de la situation d’anonymat ou de la dénomination des «pseudos» dans l’Antiquité. Voici comment l’écrivain français Pascal Quignard manifeste précisément sa sympathie pour ceux dont le nom s’alourdit de «pseudo», comme d’un «désaveu d’existence»:
Le pseudo-Hermès, le pseudo-Longin, le pseudo-Denys l’aréopagite: j’ai pris l’habitude, dès que je vois l’adjectif «pseudo» affecter une identité, de présumer que la tradition que je cherche à réveiller est là, dans le mépris ou même le désaveu d’existence qui s’appliquent à la soustraire. La Renaissance est une suite de pseudos. La Renaissance selon Fronton et Marc Aurèle, la Renaissance selon Denys et Damaskios, la Renaissance selon Alcuin et Charlemagne, la Renaissance selon Poggio et Cusa est toujours le retour au texte qui précède et à l’ignorance théologique volontaire. (QUIGNARD 1995: 122)
2. Dessouchement, digenèse, diffusion: la drive de l’identité ou la savane des dé-pétrifications
A. Convertir l’ordre radical en errance relationnelle
La relecture de l’identité et de ses prismes est ainsi passée, chez les deux penseurs antillais, par une réaction politique et éthique subséquente à la création, sous la présidence Sarkozy, du Ministère de l’Intégration, de l’Identité nationale et de l’Immigration. Cette réaction a trouvé sa cristallisation oratoire dans l’éloquent pamphlet de Quand les murs tombent, qui appelle dans sa dernière page à une prise de position contre l’enfermement idéologique et humain auquel invite implicitement la posture politique incriminée:
Nous demandons que toutes les forces humaines, d’Afrique, d’Asie, d’Europe, des Amériques, que tous les peuples sans États, tous les «républicains», tous les tenants des «droits de l’homme», les habitants des plus petits pays, les insulaires et les errants des archipels autant que les traceurs des continents, que tous les artistes, les hommes et les femmes de connaissance et d’enseignement, et toute autorité citoyenne ou de bonne volonté, ceux qui façonnent et qui créent, élèvent, par toutes les formes possibles, une protestation contre ce mur-ministère qui tente de nous accommoder au pire, de nous habituer peu à peu à l’insupportable, de nous mener à fréquenter, en silence et jusqu’au risque de la complicité, l’inadmissible. (CHAMOISEAU & GLISSANT, 2007: 26)
C’est là que la notion d’identité-rhizome, qui s’oppose, selon la tradition deleuzienne poursuivie et amplifiée par Glissant, à celle d’identité-racine, apporte une alternative de poids aux raidissements essentialistes et en tout cas un éclairage crucial à la compréhension de la pensée contre-essentialiste. Si l’on s’en réfère aux essais dans lesquels Édouard Glissant formalise sa vision de l’Histoire, comme porteuse d’une vision prophétique du passé, en ce sens qu’elle relie les points fragmentés du temps par une mise en lumière des créolisations futures, possibles, et si l’on se reporte aussi à ce qu’en dit Chamoiseau, pour qui il s’agit de passer d’une mise-sous-relations à une mise-en-relations (Écrire en pays dominé : 301), il devient évident que le système philosophique glissantien opère constamment, et à tous les niveaux abordés par la pensée critique qui s’y développe, une conversion de l’ordre vertical atavique à un ordre qui serait horizontal rhizomique, non expansionnel, mais relationnel.
Cette conversion affecte plusieurs modèles. Elle subvertit d’abord la référence généalogique, dont la pertinence subit, consécutivement au transbordement des esclaves africains dans la cale du bateau négrier, quelque avarie. Ici, la recherche effrénée et névrotique de la traçabilité identitaire, de l’origine, qui induit la restriction élitiste du lignage d’une singularité archaïque, une filière unique et indiscutable, analogique à l’unicité de la filiation prophétique, laquelle est nécessairement le miroir et le produit d’une généalogie impeccable, c’est-à-dire littéralement sans péché – est vidée de sens. Dans le monde oriental, le concept – très laudatif – de /Assâla/, désignant à la fois l’origine et sa noblesse, renvoie, en relation avec l’enracinement comme attribut qualitatif, à un ajustement de l’identité, du tracé résultant de la flèche généalogique – voire de l’histoire généalogique (recherche, justification généalogique en flèche) – à la culture qui a informé cette identité. Il y a ainsi, comme en rhétorique avec la notion de kairos, une adaptation de l’identité comme émulsion finale à la culture dans laquelle elle a baigné et dont elle est, finalement, à la fois le produit et l’image. Or ce contre quoi nous met en garde la philosophie contre-essentialiste, c’est le moment où cet ajustement devient aperceptif, et qu’il risque d’être débordé par la nature exclusivement involutive de son exercice, lorsque celui-ci rejette en méfiance, du moins dans sa représentation idéale, tout projet de greffe, de drageonnement, toute possibilité de dédoublement du tronc commun unique, original – rhizomatisation !
La conversion de l’ordre vertical en ordre horizontal fissure évidemment aussi le modèle d’archivage archéologique: plus d’archè à laquelle se raccrocher, dans des sociétés où le déplacement a inauguré la rupture atavique, et où le dessouchement a remplacé l’ensouchement. Du coup, tel modèle ne risque pas d’être confronté à cette asphyxiante culture dont le peintre Jean Dubuffet ressentit l’inconfortable poids – se sentir obligé, en héritier responsable, de passer le témoin des œuvres marquantes, des postes d’art, attitude qui démunit, d’une certaine manière, de tout esprit critique – celui-ci étant remplacé par l’obligation éthique (nationale, ethnique, confessionnelle) d’affiliation. Paradoxalement, les sociétés caribéennes, et plus généralement, celles issues de l’esclavage, sont dispensées, et comme affranchies de cette nécessaire reconnaissance. A la plongée initiatique dans les profondeurs ataviques est substituée la drive4, sur une savane de dé-pétrifications, lieu imaginaire désaccordé aux représentations nostalgiques, même silencieusement émouvantes, telles que ces statues saisies du Mémorial des esclaves à l’anse Caffard en Martinique, sculptées par Laurent Valère, armée d’esclaves échoués sur une plage caraïbe, naufragés d’un navire clandestin après l’Abolition, et qui sont, d’un même mouvement, relevés et tournés vers l’Afrique.
B. Les raisons historiques du contre-essentialisme antillais
On voit bien finalement ici qu’il n’est pas possible d’aborder la question du contre-essentialisme sans en explorer la face sombre, celle qui permet de mieux comprendre le déterminisme historique qui préside, tout compte fait, à la naissance d’un tel mouvement, et qui justifie la revendication d’une telle posture. Le contre-essentialisme ne consiste donc pas en la négation gratuite et irénique d’un essentialisme qui serait assimilable à une forme de fascisme géopolitique ou géo-ethnique. Il est le produit d’un itinéraire historique qui a, de manière récurrente, comporté des étapes où furent sapées les bases du rattachement atavique, rattachement à une terre, à une tribu, à une culture, à un nom. L’apprentissage de la diversalité nécessite d’abord la prise en compte, au départ non dénuée d’un certain tragique, de l’inexistence, dans ces sociétés où l’essence a été affectée d’un trouble, de toute genèse. Plus encore: à l’absence de livres sacrés, de cosmogonies, et au remplacement des Genèses par ce que Glissant nomme des digenèses, répond l’absence de stèles. Seuls – rares – témoins des traces humaines passées, les pétroglyphes amérindiens auxquels des anthropologues et ethnologues tels que Thierry L’Étang en Martinique tentent de redonner quelque voix. Sans genèse et sans tombeau, la configuration anthropologique et sociologique produite par l’Histoire explique sans doute l’étonnante présence du fantastique et du merveilleux dans les littératures et les arts des Amériques. Si l’opacité – concept très glissantien, qui fait écho à cette impénétrabilité que saluait Victor Segalen – peut se concevoir comme un mode de résistance à l’absorption et à la néantisation, il en va sans doute de même pour la fonction de ces genres qui investissent l’ensemble de la littérature caribéenne, depuis les difficultés et les troubles liés à l’accouchement et à la naissance dans le roman-fleuve Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau (2002), ou cette femme enceinte de onze mois, protagoniste du roman de Raphaël Confiant, La Vierge du Grand Retour, jusqu’aux figurations des zombies, symboles de l’impossible et intranquille mort5– cette Malemort, titre du roman d’Édouard Glissant. Autant d’événements que l’on pourrait qualifier de digénétiques, où est consommée la rupture d’une genèse, d’une continuité génétique en quelque sorte, en même temps que s’affirme l’impossible ou introuvable sépulture, sa non-identifiabilité, comme une dernière et grinçante négation de l’essence, fût-elle celle de la trace.
Il est d’ailleurs significatif que le concept de trace, si amplement tissé par le Glissant des essais et du Quatrième Siècle, apporte comme un ersatz d’essence dans le panorama d’une culture où tout ensouchement – celui de l’amour, celui de la naissance ou celui de la mort – est infailliblement entouré d’interdit ou frappé d’échec, et où la seule inscription, la seule gravure enracinée dans le tronc d’arbre qui sert de support à la geste du marron qui a fui sur le morne, à son geste vital – comme l’est tout geste artistique vrai – remplit la fonction d’une sorte de signe risqué, écriture sans signataire identifiable, là encore, art post-rupestre naissant à rebours d’un supposé homo sapiens, dont il dérange la cohérence des datations évolutives… Acte de naissance et stèle funéraire tout à la fois, comme ces corps qui jonchent l’Atlantique – la seule «unité» étant «sous-marine»6–, la trace marque le rapt d’une fonction nouvelle, régénérante en dépit de l’inexistence de toute Genèse: celle qui confronte l’esclave marron à une dialectique nouvelle, où se joue dangereusement l’identité dans l’identité, c’est-à-dire son statut de rebelle à l’intérieur même de la communauté des esclaves, rompant ainsi, à l’instar de la fracture entre les Béluse et les Longoué dans Le Quatrième Siècle, l’homogénéité qui anonymait en une même masse les déportés africains. Et dans cette étrange et inattendue mise en abyme, émerge un autre type de contre-essentialisme: celui qui, à l’immersion, au coulage communautaire, muet et impuissant, va opposer une posture de rupture de ban – extraction hors de la communauté physique et mentale. C’est dans le vif de cette réactivité ou résistance marronne, qui ouvre à une autre connaissance existentielle, que siège le tremblement de naissance d’une autre identité, identité traversière, oblique, qui fait controverse, le marron dramatisant l’identité en se décentrant à son tour, cette expérimentation de la liberté, tout comme le fut celle du Divers pour Segalen, passant par le tracé qui fait acte, qui fait stèle.
3. Corps dé-visagés: Poétique des Portraits sans visage d’Ernest Breleur
A. Le non-lieu facial
L’expérience de la trace peut ainsi donner une idée du risque encouru par la perte de l’essence. De l’absence de nom à l’absence de visage, il n’y a qu’un pas. Le souvenir des versets de Saint-John Perse évoquantles «faces insonores, couleur de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts» dans le recueil d’Éloges est toujours très présent dans l’imaginaire et l’intertexte antillais. Il a été commenté par certains auteurs, dont Patrick Chamoiseau, dans ses troublantes Méditations à Saint-John Perse:
C’était moi, c’était nous que vous décriviez ainsi. Cette description nous donnait le sentiment d’être éjectés de votre monde. D’être laissés de côté, dans l’immobilité opaque que l’on retrouve chez Faulkner quand il évoque les Noirs du Sud. J’aurais aimé que vous nous nommiez avec le battant de nos cœurs, l’aigreur circulante de nos sangs. (…). (L’Anabase 1: 26)
L’ombre de l’impossible personne, dont l’essence originelle s’est délitée dans un no man’s land identitaire, hante toujours les extrêmes de cet imaginaire, et l’in-forme. Dans Black Label, le recueil du poète guyanais Léon-Gontran Damas, «l’Allée» est «dégarnie» de ses cailloux par «une main sans visage» (DAMAS, 2004: 66). Il faudrait à cet effet également nommer le travail du plasticien martiniquais Ernest Breleur, dont l’esthétique s’inscrit dans la même optique que les interrogations de Glissant et de Chamoiseau, l’œuvre de l’un éclairant celles des autres. Et pour dire la démarche d’Ernest Breleur, la minutieuse préparation que l’artiste effectue sur des dizaines de toiles, on pourrait reprendre cette phrase de Pascal Quignard – encore lui: «Nous transmettons des mots auxquels le visage est impossible » (QUIGNARD, 1995: 24). Dans les Portraits sans visage de Breleur, gigantesque entreprise – succédant à la série des Christs sans tête – entamée il y a des années, et à laquelle le peintre a souhaité associer plusieurs écrivains de nombreuses nationalités, dont les textes côtoient les montages, ce sont les corps qui sont pourvus d’impossibles visages. Corps dé-visagés, anonymés faciaux, tels sont les objets, aporétiques, non identifiés, inessentiels, que fabrique l’artiste, et c’est ainsi qu’il nous explique son étonnante démarche poïétique:
Depuis 1989 (Mythologie de la lune) les personnages sont sans leur tête, j'ai eu très tôt le sentiment que je poétisais des absences: en premier lieu celle du visage, ce visage qui décline l'identité, l'apparence physique que possède tout humain. Je me suis donc laissé dire que la suppression de cette tête, qui laisse deviner aussi un état de l'être, est une absence hautement significative, non des moindres dans la matière de mon art, porteur de nouveaux fondements, et de nouvelles préoccupations concernant mon expérience de la peinture à cette époque. Ces considérations m'ont amené à reconsidérer progressivement la question du portrait dans le champ de l'art. C'est en interrogeant (1992) l'imagerie médicale et la photographie (l'endroit et l'envers) que je questionne ces nouvelles absences: celle de la chair, du visage et plus singulièrement l'absence du visage dans le portrait. «Il y a si longtemps que nous glissons à la dérive, peut-être que nous n'avons plus de visage, plus de mains» (J.-M. G. Le Clézio)
(…)
«Portraits sans visage» est une œuvre collective, elle est partagée dans sa réalisation avec 14 écrivains des divers continents, chaque écrivain produira 15 fictions, ou biographies concernant 15 êtres sans visage; sera édité un livre par écrivain. La partie plastique sera constituée de 200 portraits sans visage. Choc entre deux langages différents, choc prévu, souhaité; les écrivains travaillant en aveugle, ignorent les portraits sans visage que je réalise, de même que j'ignore les textes qu'ils écrivent (…)7
B. De l’effacement à l’opacité: un itinéraire antillais
Comment ne pas penser ici aux poupées de Wil, visibles tels un folklore anodin dans le petit musée de l’Habitation Leyritz au nord de la Martinique, aujourd’hui transformée en hôtel et tristement célèbre pour avoir été, il y a une trentaine d’années, le théâtre d’une mutinerie contre le propriétaire béké8? Ces poupées, figurines végétales en habit traditionnel, sont frappantes par ce que l’on pourrait désigner comme leur nihilisme facial: leur visage est sans traits. Ceux-ci sont réduits au seul relief du nez, têtes recroquevillées, se tenant avec peine hors du corps, les bras interminables, saisis. Une fois de plus, la modulation de l’impossible personne, ou du moins de son impossible reconnaissance – absence de marquage étant ici le signe d’un faux-fuyant identitaire – peut faire craindre qu’elle ne soit, aussi, non méditable. Il faut aussi pouvoir se rappeler, en lisant le témoignage inédit d’Ernest Breleur, et pour ceux qui ont pu découvrir cette terre des Antilles, ce démembrement propre à l’esthétique de certaines statues publiques, comme celle que croise le voyageur sur la route de l’aéroport à Pointe-à-Pitre, statue de Delgrès9 – héros, autre «conquérant de la nuit nue» comme le nomme Glissant dans ses Indes (GLISSANT 1994: 155) – homme démantibulé, désassemblé, dépecé, portant dans sa main sa propre tête, comme un arbre tragique rompu par quelque cyclone, à l’antipode de l’arbre du voyageur où se dessine traditionnellement la somptueuse sérénité d’une harmonie, et qui pourtant, se maintient en dépit de ce démantèlement, demeurant malgré tout debout en ses fragments frondeurs. De même en est-il pour l’étonnante colonne blanche d’hommes harassés en marche du Mémorial des esclaves, évoqué précédemment, où ce qui frappe est d’abord le voûté éperdument tragique des épaules, où se condensent tous les signes de la dignité humaine; et surtout, identique pour chacune des statues, ce visage là encore presque sans traits, effacé, lavé, et comme abstrait désormais de toute possibilité de défaire l’Histoire, expression répercutée à l’infini par la cohorte levée des échoués du navire négrier sur cette côte apocalyptique.
Ne reste alors peut-être, dans ces poétiques et ces esthétiques constamment confrontées à la dépersonnalisation, au déni et à l’effacement, que la voix, où se donne toute l’opacité expressive de la langue diverselle des écrivains antillais, où est reprise et modulée en plusieurs nouveaux fils l’initiale fibre rompue – voix primultime, voix pas claire du conteur sous hypnose sonore10, voix opaque, grave à l’image de la voix off du narrateur du Passage du milieu du cinéaste martiniquais Guy Deslauriers, dans cette sémiotique thérapeutique du cinéma antillais, comme si là encore le sujet ne pouvait parler immédiatement, c’est-à-dire sans la médiation d’une voix seconde parrainant sa parole, la maïeutisant, sauvée de l’effrayant non-lieu des faces insonores.
Conclusion
La contre-essence n’est pas une fantaisiste contrescarpe, un moment de marginalité ou quelque expérience de déroute volontaire. Avant d’accéder au rang de philosophie, et peut-être même d’épistémologie, elle est un engendrement de l’Histoire, un accident qui suppose la perte et la rupture initiales, initiatiques, l’adaptation et la réappropriation empirique, enfin la stylisation, l’esthétisation d’une posture. Et le contre-essentialisme antillais n’est pas seulement une résultante de l’histoire nationale; il est une nécessité prophétique, dans le sens où il condense les paysages nouvellement produits par l’expérimentation de la créolisation, par les mises en contact qui, aujourd’hui, lavent et défont les traits singuliers dans une accélération foudroyante des combinatoires culturelles et biologiques, tout en procédant simultanément à la création d’anti-prototypes. Telles sont les configurations diverselles, où l’échange n’équivaut pas à perte. C’est à ce rythme et selon une telle économie que l’identité joue ses altérations et qu’elle doit, se doit de, renoncer aux archétypes ataviques, qui certes l’ont nourrie, mais qui ne pourraient en aucun cas continuer à assurer le maintien fantasmatique de sa limpidité idéale.
Bibliographie
Ouvrages:
P. CHAMOISEAU, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1996.
P. CHAMOISEAU, Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002.
P. CHAMOISEAU & E. GLISSANT, Quand les murs tombent – L’identité nationale hors-la-loi? Paris, Institut du Tout-Monde, éditions Galaade, 2007, 26 pages.
L.-G. DAMAS, Black-Label, Paris, Gallimard, 2004 (1ère édition: 1956), 84 pages.
J. DUBUFFET, Asphyxiante culture, Paris, 1968.
É. GLISSANT, Les Indes, in Poèmes Complets, Paris, Gallimard, 1994 (1ère édition des Indes: 1960).
É. GLISSANT, Poétique de la Relation (Poétique III), Gallimard, 1990.
É. GLISSANT, Le Quatrième Siècle, Paris, Le Seuil, 1964.
É. GLISSANT, Malemort, Paris, Le Seuil, 1975.
É. GLISSANT, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981; Gallimard, coll. Folio essais, 1997.
T. MORRISON, Beloved, Paris: 10/18, Christian Bourgois Éditeur, «Domaine étranger»,
P. QUIGNARD, Rhétorique spéculative, Gallimard, Folio, 1995.
V. SEGALEN, Essai sur l’Exotisme. Une esthétique du divers, Paris, Gallimard, 1994.
Collectifs:
S. KASSAB-CHARFI, S. ZLITNI-FITOURI & L. CERY (Dir.), Autour d'Édouard Glissant: lectures, épreuves, extensions d'une poétique de la Relation, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. «Sémaphores», 2008, 360 pages.
Revues:
La Nouvelle Anabase, revue d’études persiennes (sous la direction de Loïc Céry), Paris, L’Harmattan, n°1.
Note
↑ 1Somatisée, non seulement au sens de l’expérimentation physique – érotique – de ce Divers tel que l’avait vécu Segalen, comme en témoignent les belles lignes du blason polynésien dans l’Essai sur l’exotisme (Extrait d’une lettre à Henry Manceron, écrite de Tientsin le 23 septembre 1911, p. 72), mais aussi par les modalités même de l’appropriation de ce Divers, dans la mesure où les termes de la connaissance sont inséparables chez Segalen de ceux du Sentir.
↑ 2«On peut avoir dans un espace un processus de multiculturalité juxtaposé, et on peut également avoir un espace et des mécanismes de transculturalité dans lesquels une culture est mise en relation ouverte et active, est affectée, infectée, inquiétée, modifiée, conditionnée par l’autre. On trouve tous ces mécanismes dans les espaces de l’Amérique des plantations, dans la Caraïbe et, bref, dans tous les espaces où il y a eu créolisation.» (Entretien sur Internet).
↑ 3«La mondialité (…) nous suggère [aujourd’hui] une diversité plus complexe que ne peuvent le signifier ces marqueurs archaïques que sont la couleur de la peau, la langue que l’on parle, le dieu que l’on honore ou celui que l’on craint, le sol où l’on est né.» (Quand les murs tombent, 2007, Mondialité : 15).
↑ 4Ce néologisme de «drive» compose à la fois avec la signification du mot anglais «drive», qui réfère à une conduite, à un mode de parcours, et avec le contenu sémantique du mot français «dérive», dont la dénotation d’itinéraire dévié, de déroute, n’est pas sans lien avec les accidents de l’initiation créole. Le parcours de l’homme créole, comme celui de nombreux personnages de romans antillais – tel celui du héros Balthazar Bodule-Jules dans l’extraordinaire Biblique des derniers gestes (2002, 850 pages) de Patrick Chamoiseau – est marqué par l’erratique, l’accidentel, l’imprévisible. D’un point de vue sociologique, cette notion peut tout aussi bien désigner certaines postures, telles que l’esquive, voire la fuite face à certaines responsabilités, réactions directement induites par une conscience identitaire précisément marquée par son inconsistance et son flottement.
↑ 5Il faut lire à ce sujet l’essai de Dominique Chancé, Les Fils de Lear. É. Glissant, V.S. Naipaul, J. E. Wideman, Paris : Karthala, coll. «Lettres du sud», 2003.
↑ 6«The unity is submarine» (Edward Kamau Brathwaite). Cette phrase est placée, avec celle de Derek Walcott, «Sea is History», en épigraphe de Poétique de la Relation (Poétique III), Gallimard Nrf, 1990.
↑ 7Ernest Breleur, Portraits sans visage, Martinique, 4 août 2007. Les soulignements sont le fait du plasticien, qui est l’auteur du texte, encore inédit.
↑ 8Cet événement sanglant a été adapté à l’écran par une réalisatrice antillaise dans le documentaire Les Seize de Basse-Pointe (2007).
↑ 9«Ainsi, pour évoquer l’épopée obscure – Delgrès : lutta jusqu’à la mort contre des forces très supérieures en nombre et armement.» (Édouard Glissant, Les Indes, p. 149).
↑ 10- Patrick Chamoiseau décrit ce moment où le conteur continue à parler mais n’est plus compréhensible, où le filet de la voix demeure ininterrompu mais l’histoire mise en suspens (cf. Autour d'Édouard Glissant: lectures, épreuves, extensions d'une poétique de la Relation, sous la direction de Samia Kassab-Charfi, Sonia Zlitni-Fitouri et Loïc Céry, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. «Sémaphores», 2008, Tables rondes).