Notes pour penser au-delà de la crise
À la veille de l’an 2000, on a tous plus ou moins réfléchi sur l’idée de fin : les catastrophistes se demandaient si la fin du deuxième millénaire aurait provoqué la fin de l’humanité ; les optimistes espéraient qu’elle aurait engendré des changements mémorables ; les neutres pensaient qu’elle n’aurait apporté aucun changement. Aujourd’hui on peut bien affirmer qu’après l’an 2000 et durant toutes ces dernières années beaucoup de changements sont survenus dans nos vies, dans notre réalité désormais mondialisée, dans l’idée de la fin. Car, ainsi que l’exprime Philippe Forest en exergue, la fin est une pensée, une condition et une conviction et comme telle elle est passible d’être ressassée, discutée et même niée.
Ce nouveau numéro de la revue en ligne Publif@rum rassemble les actes du colloque « Affronter la crise : outils et stratégies. Parcours dans la littérature française et ailleurs » (Gênes les 8 et 9 juin 2007) organisé par l’ARGEC (Atelier de recherches génois sur l’écriture contemporaine, www.argec.it) dans le but de réfléchir justement sur la notion de fin et surtout sur l’idée de crise qui est toujours invoquée lorsqu’on s’occupe de l’état de la Littérature aujourd’hui1. C’est justement parce que nous ressentions que le débat sur la survie de la littérature contemporaine est très vif et que les problématiques qu’il soulève sont nombreuses et différentes, qu’en tant que groupe de chercheurs nous avons décidé de réfléchir avec nos collègues français qui partagent le même élan et la même curiosité vers l’écriture actuelle.
Nous sommes conscients que le milieu des critiques littéraires, universitaires ou non est partagé entre les pessimistes qui, sous la bannière du canon, déclarent la mort de la littérature en prétendant qu’après les dernières avant-gardes et les grands auteurs morts on n’a presque plus publié de grandes œuvres, et les optimistes qui, au contraire, invoquent la survivance et la vitalité de la littérature. Ces derniers savent qu’une partie de la production littéraire présente n’est pas seulement liée aux règles et aux dynamiques du marché et aux chiffres d’affaires des grands groupes éditoriaux, mais aussi qu’elle est l’expression d’une recherche toujours en marche, d’une tentative toujours renouvelée d’essayer de nouvelles voies scripturales et aussi de jeter un regard de manière constructive sur le passé. En outre, évidemment, vu que nous travaillons sur cette littérature ‘vivante’, nous sommes assez optimistes et parfois nous arrivons même à éprouver du plaisir en lisant les textes contemporains et en vivant par personne interposée des expériences nouvelles, grâce à ces livres qui réussissent à raviver notre intérêt, notre passion et notre esprit critique.
Nous avons remarqué que du fait que la crise et la fin rentrent dans la perspective existentielle d’une et plusieurs générations d’écrivains et d’intellectuels qui les intègrent et vivent avec elles, celles-ci perdent inexorablement beaucoup de leur pouvoir destructeur et nihiliste. Par conséquent, plutôt que de nous entretenir sur les causes et les effets de la crise, nous avons préféré aller chercher dans les textes les signaux de la réponse à une situation extrêmement mouvante et en même temps inéluctable. Vu que désormais la crise peut être considérée comme une donnée acquise, un état plutôt qu’un moment passager, et que l’idée d’avoir atteint la fin a déjà été intégrée par les esprits, on s’est posé la question sur comment réagissent les écrivains à cette crise et à cette fin qui n’en est plus une. On assiste en effet, à un renouvellement du panorama des possibles littéraires, un renouveau qui devient d’autant plus envisageable à partir du constat du dépassement de la crise.
Les mouvements de l’actualité et surtout la grande vitesse, voire la force centripète qui désormais informe toute existence et tout changement au niveau planétaire, sont en partie à l’origine du sentiment d’incertitude et de vague dans lequel nous plongeons, et de la sensation de vivre dans une réalité mouvante : les écrivains contemporains, de diverses manières et à des niveaux différents affrontent ces nouvelles données en démontrant une grande capacité de réaction et de vivacité créative. Il suffirait pour en avoir la preuve de se pencher sur le parcours d’écriture de François Bon, qui a su se renouveler incessamment tout en profitant des nouveautés constituées par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ; ou bien de songer aux tentatives réussies d’une plus jeune génération d’écrivains qui cherchent de nouvelles voies de création tels que Tanguy Viel qui intègre dans son écriture une forte composante cinématographique ; et Laurent Mauvignier qui travaille avec le fait divers et réussit à réaliser des œuvres qui arrivent à atteindre sans complaisance l’universalité des sentiments ; et encore, aller voir le travail de Philippe Vasset qui va chercher dans les marges et les plis de la réalité et de la civilisation moderne les sujets pour ses récits. Ce ne sont que quelques-uns parmi les nombreux travaux d’écriture que nous lisons et apprécions, d’autant que les écrivains dont nous nous occupons et que nous aimons lire démontrent une incontestable éthique de l’écriture : ils recherchent et disent la réalité, à leur manière, avec des moyens différents, mais sans fausses illusions et sans pathétique.
Voici donc que les écrivains trouvent justement dans des comportements éthiques, dans des postures énonciatives où ils s’engagent personnellement à travers l’autofiction par exemple, des manières pour dire la crise et pour l’affronter voire pour l’exorciser. En focalisant l’attention sur le parcours littéraire et sur les ouvrages de quelques écrivains et artistes, les auteurs des articles de ce volume proposent des réflexions sur les manières de faire face à cette situation trouble, pour la décrire, pour vivre ensemble et pour la dépasser. Dans la section initiale, Pour ou contre la crise, Stéphane Chaudier pose de manière très personnelle et assez polémique le problème de la réception de la littérature actuelle par un lecteur intellectuel et amateur de littérature ; Marielle Macé propose une sorte de dépassement de l’impasse critique en retraçant le parcours qui, du point de vue formel, a vu l’éloignement du roman généalogique et le recours au récit, et elle démontre que l’horizon d’attente du lecteur s’est déplacé de l’aventure vers la mémoire. Dans la partie centrale, Affronter la crise : postures scripturales et artistiques, les études traitent des écrivains et de leurs œuvres : Johann Faerber analyse le récit Mentir d’Eugène Savitzkaya, œuvre faisant acte de foi en la littérature en crise. Sylviane Coyault relève une posture éthique chez Richard Millet et Marie NDiaye, une attitude qui leur permet de raconter la crise sociale où commande la perte des certitudes et des valeurs. Elisa Bricco met en lumière une tentative de dépasser la crise à travers l’humour chez Christian Oster et de manière différente mais tout aussi efficace chez Antoine Volodine. Cet écrivain est au centre de la réflexion de Bertrand Marquer qui voit dans l’élaboration de l’univers post-exotique une manière d'aller au-delà de la crise en décrivant ce qui vient après. Au contraire, Jutta Fortin montre que c’est une perspective menant l’écrivain vers ce qui a été avant, qui pousse Alain Fleischer et Camille Laurens aussi vers la recherche des fantômes et vers leur inscription au centre de leurs œuvres.
Une autre crise est celle envisagée par Orhan Pamuk dans ses romans, la crise entre Occident et Orient : Rosa Galli Pellegrini nous propose une réflexion sur la notion d’image à la triple signification à partir des ouvrages du Prix Nobel turc. Et une autre crise encore est celle affrontée par Nicola Ferrari qui ouvre les horizons sur la musique contemporaine et montre le parcours exemplaire de Pierre Boulez par rapport à son maître Schönberg : de la négation de la tradition, à l’intégration de celle-ci comme élément fondamental de son propre langage musical jusqu’au dépassement de la conception du langage même.
Dans la dernière partie, on a voulu laisser La parole aux écrivains et nous proposons la transcription d’un entretien avec Laurent Mauvignier et Tanguy Viel qui nous ont fait cadeau de leur présence en discutant avec Maxime Pierre.
Note
↑ 1 Nous ne rentrerons pas dans le débat qui dans les dernières années a vu la prise de position de T. Todorov avec son La Littérature en péril, (Paris, Flammarion, 2006) d’A. Compagnon avec La Littérature pour quoi faire ? (Paris, Fayard, 2006), et encore D. Maingueneau avec Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006.