Publifarum n° 8 - AFFRONTER LA CRISE : OUTILS ET STRATEGIES

L’obsession de l'image chez Orhan Pamuk

Rosa GALLI PELLEGRINI


Pourquoi Orhan Pamuk ?
Premièrement parce qu’il a été en 2006 le dernier Prix Nobel pour la littérature.
Deuxièmement parce que ses romans ont été traduits en français et qu’ils ont eu une grande diffusion en France ainsi qu’ailleurs dans le monde ( il a été traduit en quarante langues), et aussi parce qu’il a eu, comme auteur, une grande résonance médiatique, surtout en France et aux États-Unis, en devenant un « cas littéraire et politique ». Parce qu’il a eu un accueil critique controversé dans son Pays, ayant ouvert des voies nouvelles au roman turc : il a été fortement contesté en même temps qu’il a eu des appréciations passionnées. Enfin, parce que la Turquie est un Pays avec lequel l’Europe aura tôt ou tard affaire, dans le bien ou dans le mal, et que, par conséquence autant vaut en connaître au moins la littérature contemporaine.
Je vais m’arrêter surtout sur deux de ses romans, Mon nom est Rouge1 et Neige2, peut-être les plus connus, et sur Istanbul3, livre où l’autobiographie côtoie la réflexion sur la ville et ses habitants et où la documentation photographique soutient une vision autoréférentielle des lieux. Des allusions seront faites à d’autres romans, La Forteresse blanche4 et La Nouvelle vie5.
Une lecture centrée sur certaines des acceptions fournies par les lignes critiques de notre colloque, va montrer, je l’espère, que notre auteur ainsi que sa production romanesque reflètent en plein cet état de malaise que nous avons génériquement défini par le terme de « crise ». Mes réflexions seront surtout centrées sur certains aspects de/des crise(s), sans prétendre explorer tout le champ de cet état qui perce également ici et là dans les autres romans de Pamuk. L’espace qui m’est octroyé et l’effort nécessaire à une enquête de cette envergure ne m’encouragent pas à m’avancer jusque là.
Aussi, pour placer mon analyse sous une enseigne unitaire, je peux avancer dès maintenant que ma lecture pourrait être définie comme la recherche d’une obsession qui serpente dans toute l’œuvre, et surtout dans les textes que j’ai choisis : l’obsession de l’image. Ce sera donc une question d’imagologie, une discipline qui a beaucoup d’importance en Turquie6, que je vais enrichir et nuancer avec des apports critiques plus proches de nos habitudes occidentales.
Le mot « image » sera donc pris ici dans sa double acception, d’abord comme reflet d’une opinion qu’on se fait d’autrui et, ensuite, comme forme dessinée ou peinte ou reproduite. Comme je vais tâcher de le démontrer, selon mon point de vue, les deux acceptions ne sont pas tout à fait étanches chez notre écrivain et prennent finalement un sens profond dans l’œuvre.

L'image de l'autre

Dans le premier volet de mon analyse, je parlerai de la première acception du terme et de sa présence dans les romans. Un des griefs que ses compatriotes avancent contre Pamuk est la mauvaise image qu’il donne de leur pays. Je résume ici l’essence des critiques que lui sont faites par les auteurs que je cite en fin d’article7 : surtout en ce qui concerne Neige, on l’accuse de faire une action subversive et d’inciter à l’émeute ; d’avoir l’audace de soutenir des situations que lui seul imagine en s’appuyant sur une sorte de réalisme ; de mettre en mauvaise lumière l’Islam. Bref, pourrions-nous dire, de ne pas être ‘politiquement correct’ dans la ligne actuelle de la politique turque.
Ces critiques ressortent d’une sorte de complexe qui hante les intellectuel turcs depuis longtemps, l’Occident voit la Turquie comme un pays de seconde classe, voire un territoire à exploiter ou à coloniser. Cette forme de manie a été hautement justifiée par l’attitude de la culture, de l’économie et de la politique, par les écrits des voyageurs qui, depuis le premier tiers du XIXe siècle (et même avant !) ont visité la Turquie, sans s’être jamais libérés d’un sens de supériorité intellectuelle et d’un orientalisme de manière. Cette attitude se perpétue aujourd’hui encore, alimentée aussi par un tourisme massifié, qui, du reste, convient assez bien aux opérateurs des lieux. Ainsi vont les choses !
Intellectuel formé dans la culture de l’Occident, licencié de l’établissement américain du Robert College, Orhan Pamuk est un parfait connaisseur de la littérature européenne et surtout française, par son entourage familial. Sa culture française, il la doit à son père qui avait été grand lecteur d’auteurs français, traducteur de Valéry, écrivain lui-même, bien que n’ayant jamais rien publié. Sa famille appartient à la haute bourgeoisie ; son père était un riche entrepreneur qui avait fait faillite sur faillite. Sa mère avait étudié chez les sœurs françaises de Notre-Dame-de-Sion.
Nanti donc de deux cultures, comme la plupart des intellectuels turcs, Orhan Pamuk, bien qu’accusé de donner une mauvaise image de son pays, se débat néanmoins lui-même dans le dilemme qui, le conduit d’une part, à dénoncer les défauts et même les dangereux excès politiques de son pays, dans Neige par exemple et, de l’autre, à discuter sur le bien fondé d’une uniformisation qui ôterait à la culture turque son unicité et son substrat éthique, par exemple dans Mon nom est Rouge. Voilà un des aspects de la « crise » qui tenaille l’œuvre de Pamuk. Mais je vais me limiter à envisager le problème de l’image : ce n’est pas le lieu, ici, d’entrer dans les autres aspects des nombreux malaises de ce pays.
Si le pays est donc en crise, Orhan Pamuk est un romancier en crise, même un romancier en péril.
Nous sommes en train, ici, de réfléchir sur la crise : la crise du roman, la crise du roman dans la société occidentale : dans ce domaine nous enquêtons sur la crise de l’auteur et de sa mise en scène lecteur.
Le mot protagonisme est un italianisme qui n’existe pas en français (le foisonnement de l’autobiographisme ou de l’autoréférentiel), sur la narration de la crise (histoires choquantes, sexe, pornographie), sur l’histoire des crises, (mai 68, les drames du passé). Mais les romanciers qui s’exercent dans la narration des crises en Occident sont en sureté, leurs éditeurs les lancent et les appuient, ils n’ont à craindre que la précarité de leurs succès. Mais qu’en est-il du roman dans un territoire en crise ? D’une écriture en état de péril ? De la chronique de la crise dans un temps de tension politique ? Qu’en est-il des considérations sociales et politiques mises en lumière en temps réel ? Qu’en est-il de l’intimisme et de l’autoréférentialité dans de semblables conditions ?
Arrêtons-nous sur quelques exemples. Commençons par Neige. Un petit résumé pour ceux qui ne connaissent par le roman.
L’histoire est narrée par une tierce personne, ami du héros, qui en est venu à la connaissance des évènements longtemps après qu’ils ont eu lieu. C’est un fait qui se passe de nos jours, sans définitions de dates, mais concernant la situation que la Turquie vit à la veille où au seuil de son entrée dans l’Europe. C’est donc un état de tension politique, et nous verrons qu’elle s’entremêle avec la crise intime du héros. Celui-ci, Kerim Alakuşoğlu, qui se fait simplement appeler Ka, est un journaliste, un poète, un ex-militant communiste, qui dans le passé a été exilé en Allemagne. Il est revenu maintenant à Istanbul et travaille comme correspondant du journal Cumhuriyet, une feuille de gauche. Le lieu des faits est une petite ville sous-développée, Kars, perdue à la frontière entre l’Arménie et la Russie. Kars a vu des temps meilleurs, avant d’être annexée à la République turque, ayant appartenu auparavant au territoire tsariste et ayant été habitée par la riche bourgeoisie arménienne, comme en attestent encore les bâtisses cossues, maintenant en état d’abandon.
Ka est envoyé à Kars par son journal pour enquêter sur les suicides troubles et mystérieux de certaines jeunes filles fondamentalistes qui se sont tuées – paraît-il – parce qu’on leur niait l’accès à l’université si elles portaient le voile. Ka accepte la mission parce qu’il pourra retrouver à Kars une femme, Ipek, son vieil amour qui a maintenant divorcé de son mari et que Ka espère amener avec lui à Frankfurt.
Lorsque Ka y arrive, Kars est sous une neige continue qui bloque les voies d’accès et de sortie, de sorte que la ville est blindée et isolée. Ka y trouve le drame qui frappe toute l’Anatolie, déchirée entre le chômage, la pauvreté qui s’ensuit, entre l’isolement des intellectuels qui se perdent dans la confusion de leurs idées mêmes, et l’avancée de l’intégrisme obscurantiste et violent des écoles de religion, entre les répressions de la police et des services secrets et les revendications terroristes du PPK, le parti de libération kurde. Perdu dans cette confusion, effrayé même, Ka est contacté par chacun de ces partis ou organisations politiques qui veulent lui soutenir le bien-fondé de leurs actions. À l’intérieur de ce contexte peu contrôlable il y a encore les femmes qui adhèrent aux mouvements extrémistes, chacune poussée par des motivations personnelles différentes.
Ka vit ces journées comme un cauchemar duquel il sort de temps en temps pour se réfugier dans un contact d’amour avec Ipek, qui pourtant le fuit toujours. Néanmoins, en poète qu’il est, il réussit à transformer en poésie les évènements qu’il vit, même les plus dramatiques. Et donc les émotions qu’il vit et ce qu’il voit sont la matière du cahier de poésies qu’il écrit à Kars, et qui va le suivre à Frankfurt, où il sera finalement perdu.
Ka est un anti-héros, un personnage peureux et veule, peut-être même un traître. Sa fin sera l’autodestruction par l’alcool, qui va précéder son élimination physique en Allemagne. Toutefois Ka est aussi l’écrivain créatif qui amène la réalité qui l’entoure à devenir poésie, qui transforme l’émotion dramatique en écriture. (Ce thème est aussi à la base d’un autre roman, plus hermétique à déchiffrer, La Nouvelle vie, où le thème dominant est la présence d’un passé de valeurs indiscutables qui se heurte aux changements inévitables des temps nouveaux).
Le commentaire le plus immédiat que l’on peut faire sur Neige est la présence du privé, son introduction dans une scène sociale au moment d’une forte crise politique. L’épigraphe de Stendhal, tirée de La Chartreuse de Parme, qui ouvre le roman nous éclaircit sur cette caractéristique de l’ouvrage, s’il en était besoin8. L’isolement de la ville de Kars nous fait aussi penser à La Peste, mais les personnages de Neige ne rentrent pas dans l’engagement idéologique rationnel qui gère le roman de Camus et dans la solidarité qui naît face au péril. Au contraire, ces personnages, depuis le cheik religieux, guru d’un Allah apolitique, à Bleu, un agitateur héroïque du terrorisme intégriste qui a beaucoup de Ben Laden, à Necip, pure victime d’une idéologie religieuse extrémiste et radicale, tous sont des désespérés, des isolés enfermés dans leur vision mélancolique d’un monde aussi désespéré et sans issue.
Arrivés à ce point, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les concitoyens de Pamuk se sont si fortement irrités : Neige a vraiment de quoi déstabiliser cette fameuse « image » que l’intelligentia philo-occidentale du pays tâche de construire jour après jour. En ce qui concerne les forces « obscures » qui sapent les fondements de la démocratie laïque de la République, celles-ci n’ont pas de quoi se réjouir non plus devant une histoire qui les peint comme des ignorants, des forcenés ou des velléitaires.

L’image comme reflet, comme double

Avant de passer à la deuxième acception du terme, je ferai une halte de transition.
Ici les choses se compliquent car le reflet, ou le double, concerne aussi bien l’individu écrivain que, encore une fois, le rapport entre l’Orient et l’Occident. Dans La Forteresse blanche le thème est développé surtout sur le plan socio-politique, mais la présence des doubles héros porte à croire qu’il s’agit du dédoublement de la même personne, car, à la fin du livre, on ne sait plus qui est qui. Ici aussi un petit résumé.
Au dix-septième siècle, un gentilhomme vénitien est pris par les corsaires et amené à Istanbul où il se débrouille pour survivre se faisant passer pour un médecin et, grâce à sa capacité d’adaptation, se fait protéger par un vizir, et vient à connaître le sultan et son astrologue. Celui-ci l’achète à son service. Le maître a, avec le Vénitien, une ressemblance telle, qu’il est difficile de les distinguer l’un de l’autre. Les deux se lient, non pas d’amitié, mais de curiosité réciproque, finissent par devenir inséparables, par vivre ensemble, par travailler ensemble. Ils échangent leurs connaissances techniques, mais surtout leurs méfiances, leurs mauvaises humeurs. Ils passent leurs journées à élaborer des textes où ils extériorisent leurs pensées secrètes. Il arrive aussi qu’ils se substituent l’un l’autre auprès du Sultan. Or l’Empire ottoman est en train d’élargir ses frontières vers l’Occident, et le Sultan confie à l’astrologue une arme pour détruire les fortifications des pays où ils avancent en conquérants. Après maints essais, l’arme est enfin prête et les deux partent avec l’armée, escortant ce canon sur roues qui est censé être infaillible. Lorsqu’ils arrivent
aux murs de la Forteresse blanche, l’arme s’embourbe et refuse de fonctionner. Après quoi, l’un des deux retourne à Istanbul, mais il est impossible de savoir lequel des deux a survécu et est rentré chez lui.
La Forteresse blanche représente le difficile dialogue entre deux civilisations et deux mentalités qui convergent dans le désir de connaissance, d’échanges d’informations et de technologies, mais se jalousent en tâchant de garder chacune pour elle leur savoir. Le double se pose ici comme image métaphorique de cet axiome. Le gentilhomme vénitien et l’astrologue turc, le maître et l’esclave italien se ressemblent comme deux jumeaux. À un certain passage du roman, ils se regardent longtemps dans un miroir. Thème de l’image qui se reflète, l’image qui se multiplie, le double qui se dédouble :

Viens, regardons-nous ensemble au miroir ! ” J’y jetais un coup d’œil, et sous la lumière crue de la lampe je pus constater, mieux encore, combien nous nous ressemblions. Je me rappelai : la première fois aussi que je l’avais apperçu [...] j’avais été pris pas cette sensation. Alors, j’avais vu quelqu’un qui devait être moi; tandis que, maitenant, je pensais que lui aussi devait être quelqu’un pareil à moi. Nous deux, nous étions donc une seule personne!” ( Beyaz Kale, p. 79 9

Orhan Pamuk parle de ce thème dans la postface du roman en déclarant que le cliché littéraire du “double” l’a aidé à exprimer ses idées dans ce roman, sans trop chercher ailleurs des métaphores.

L’image comme représentation graphique

Dans ce dernier volet, je serai forcée de m’appuyer aussi sur ce que j’ai examiné auparavant, car les acceptions ne sont pas étanches. On me pardonnera donc si, par souci de clarté, je vais un peu… embrouiller les pistes.
Je vais commencer par le texte qui est centré en plein sur l’« image » comme forme graphique, la peinture dans le cas spécifique, et la miniature. Il s’agit de Mon nom est rouge. Roman fascinant, dont le thème, dans une atmosphère qui tient du « noir », tourne autour de la représentation du réel et de l’imaginaire, autour de la valeur de l’image, de son éthique et de son esthétique.
Le roman, qui aurait gagné peut-être à être écourté d’une centaine de pages, donne tour à tour la parole aux peintres qui travaillent à Istanbul à la fin du XVe siècle sous la direction d’un vieux maître, aux objets qu’ils emploient, à la femme qui est au centre d’une histoire d’amour, à l’assassin même, et ainsi de suite. L’histoire qui en ressort est celle d’une suite de meurtres mystérieux qui frappent tour à tour ces peintres, celle de l’amour difficile entre l’un d’entre eux, Noir, qui revient à Istanbul après un séjour en Orient, et une jeune veuve ; celle de la disparition d’une planche particulièrement importante pour la préparation d’un volume de peintures ordonné par le Sultan. On ne comprend pas, à la fin, qui est exactement l’assassin, mais cela a une importance marginale.
Le thème philosophique de ce roman, qui concerne la crise de ces miniaturistes et les meurtres qui s’ensuivent, tourne autour de la forme de la représentation du réel. Depuis des centaines d’années, les peintres et les miniaturistes ottomans avaient peint sur le papier des images de femmes, de guerriers, d’animaux, de fleurs et de plantes, en suivant des modèles figés qui leur avaient été transmis par les maîtres du passé. Penché sur ses feuilles, qu’il polissait avec soin et suivant les règles du métier, le peintre traçait toujours les mêmes lignes, qu’il finissait par connaître par cœur et qu’il réussissait à reproduire même lorsqu’il devenait aveugle à cause de l’effort et de l’âge. Aucune tentative de changer ces règles, l’idée même d’y mettre un style personnel est vue comme un péché. Cela parce que les peintures, qui enluminent des histoires codifiées depuis longtemps, comme les amours de Cosroes et de Chirin ou les gestes des sultans guerriers, doivent reproduire une sorte d’icône du personnage et non un personnage en chair et os. Car la loi religieuse défend de représenter la figure humaine, le portrait de tel ou de tel autre. Cela est tellement ancré dans l’éthique de ces peintres, qu’ils sont bouleversés quand ils viennent à apprendre que le sultan pense faire réaliser son portrait, et qu’il a confié au maître des planches pour un livre. Ces planches qui disparaissent vont être le motifds des meurtres. (En fait, les sultans et les personnages de cour importants se moquaient bien de ces défenses et la plupart d’entre eux se firent peindre par des artistes vénitiens, comme on le sait bien).
Mon nom est Rougeen vient ainsi à être une réflexion sur le sens philosophique de l’image : ici, les planches ou les miniatures versus le tableau. Figement du temps dans la représentation statique et répétitive et absence de responsabilité dans le travail du miniaturiste qui ne fait que perpétuer la tradition (à la rigueur, il peut ajouter quelques dorures, ou des bleus plus intenses), versus la représentation de la personne dans son identité réelle. Il en découle une dimension éthique qui conduit l’artiste à se mettre en discussion en tant que créateur. L’artiste a-t-il le droit de réinventer son réel ? de l’interpréter par son style personnel ? de se croire semblable à Dieu ?
Le livre représente un état de crise qui investit l’identité de l’artiste en même temps qu’une crise de la représentation, dans un Orient qui n’a rien des connotations orientalistes connues par l’Occident. Élargi à tous les arts, cette réflexion concerne aussi la littérature.

Le lien étrange qui lie ce roman, qui resterait dans les limites d’un noir historique et dans celles des discussions philosophiques que j’ai tâché de résumer de façon un peu trop succincte (et je m’en excuse auprès d’Orhan Pamuk), c’est que, avec la parution de Istanbul, le livre autobiographique dont j’ai parlé au début, on apprend que les prénoms de certains des personnages de Mon nom est rouge, sont ceux de la famille d’Orhan. Ainsi dans la liste des noms placée à la fin d’Istanbul on trouve le nom de la mère de Pamuk, Şeküre, qui est aussi celui de la belle pseudo-veuve convoitée par les deux prétendants. Et cette même Şeküre du roman adore ses deux fils, qui s’appellent, l’un Şevket, comme le frère aîné de l’écrivain, et l’autre, le cadet,… Orhan, comme l’auteur !

Je vais donc m’introduire - avec précaution - dans ce texte autobiographique. La structure est celle d’une histoire chronologique, qui s’arrête au moment où le narrateur quitte définitivement son penchant pour la peinture, pour devenir un écrivain. C’est le mot de la fin : « Je ne vais pas devenir peintre – dis-je – Je deviendrai écrivain, moi. » ( Istanbul, p. 361)10.
Le référentiel, tautologique dans un genre comme celui d’Istanbul est pourtant doublé d’une autre biographie : celle de la ville. La ville où Orhan est né, où sont situés la grande maison de famille où l’enfant a grandi et les appartements que les parents ont successivement habités avec les deux enfants, son pied-à-terre atelier de peinture qui a vu l’éclosion de son premier amour. Et les rues, les lieux que le jeune homme aimait fréquenter.
Parler de soi, dans Istanbul, c’est aussi, et c’est même explicitement parler de la ville. Et l’image, épaule la narration par les nombreuses photos insérées dans le texte. S’il est vrai que parler de soi-même veut dire parler pour autrui et élaborer un deuil, Istanbul répond à cette assertion, aussi par la présence de l’image imprimée. J.-B. Vray a parlé l’hiver passé à Rome de la réception de la photo par les écrivains11 : il y a soutenu que les écrivains y trouvent l’exactitude, le réalisme, et se munissent d’un auxiliaire rhétorique. Le photographe devient ainsi le double de l’écrivain. Cela établi, dans Istanbul il est question d’un véritable double dans la tête du petit Orhan, un deuxième Orhan imaginaire qui habiterait Istanbul.
Genre mixte, Istanbul n’a presque pas de pages sans photos : photos de famille, photos de la ville, surtout des bâtiments tombés en ruine. Si certaines ont été tirées par l’auteur, elles sont pour la plupart prises des archives du grand photographe turc Ara Güler. De petit format, elles rendent compte d’un passé révolu. Par parenthèse dans un roman que je n’ai pas analysé ici, pour ne pas trop nous compliquer les choses, La Nouvelle vie, il est question d’un Comité pour la conservation du passé, qui est une véritable secte. Istanbul de Pamuk évoque un passé révolu, celui de la ville et celui, enfin élaboré en tant que deuil, de la mort du peintre créateur.

Conclusions

Un pays en crise, son écrivain ; l’Occident versus l’Orient, dans Neige
et aussi dans Mon nom est Rouge et dans La Forteresse blanche.
Istanbul. La crise du créateur, qui passe de la peinture à l’écriture; la crise dans la documentation du passé d’une ville, à travers un choix de photographies. Les romans se suivent et touchent par des approches diverses à ces thèmes. Toutefois de subtils fils rouges tissent un réseaux de références sous-entendues, comme par exemple, dans Mon nom est rouge, Neigeet Istanbul, des œuvres complètement différentes qui se tiennent par le thème d’un amour qu’on ne peut pas rejoindre (les parents d’Orhan se sont séparés). Dans chacun des trois ouvrages on trouve aussi ce que, dans Istanbul l’auteur décrit, dans un chapitre qui lui est consacré, comme le huzun dans l’âme turque, ce mixte de mélancolie et de sentiments velléitaires, qu’il transpose, dans Neige, dans le social et le politique contemporain : le narrateur omniscient, ami du héros dans ce livre s’appelle Orhan.
Pour terminer mon intervention, je voudrais donner la parole à l’écrivain lui-même en citant ici le Discours de Stockholm, du 7 septembre 200612. Selon Orhan Pamuk, son activité d’écrivain a toujours été guidée par deux sentiments d’inquiétude : le sentiment du provincialisme et le souci de l’authenticité.

Mon autre souci était que j’habitais en Turquie, dans un pays qui n’attache pas grande importance à ses artistes, qu’ils pratiquent la peinture ou la littérature, et les laissent vivre sans espoir. […] mon sentiment était que […] au centre du monde existait une vie plus riche et plus passionnante que celle que nous vivions, et moi j’en étais exclu, à l’instar de tous mes compatriotes. Aujourd’hui je pense que je partageais ce sentiment avec presque toute la totalité du monde… » (DS)

Orhan Pamuk se révolte à la pensée qu’en Turquie :

… le métier d’écrivain, le fait d’écrire sincèrement suppose qu’on l’exerce en cachette de la société, de l’État et de la Nation. […] Comme nous le savons tous, les bûchers de livres, les persécutions contre les écrivains présagent pour les nations de périodes noires et obscures. La littérature n’est jamais un sujet national […] la littérature est l’art de savoir parler de notre histoire comme de l’histoire des autres et de l’histoire des autres comme de notre propre histoire. » (DS)

Le sentiment d’une impuissance provincialiste le faisant tourner, ainsi que la plupart des intellectuels ses compatriotes, vers la littérature occidentale, Pamuk s’interroge sur cette attraction, car il n’est pas certain que la réponse aux interrogations contingentes et universelles viennent obligatoirement de l’Ouest. Neige et Istanbul sont les deux livres où, au dire de Pamuk lui même, il exprime son sentiment de provincialisme :

…il y avait des livres du monde occidental, tout différents, qui nous donnaient autant de peine que d’espoir […] les livres nous servaient à nous défaire du sentiment d’infériorité culturelle le fait de lire, mais aussi d’écrire nous rapprochait de l’Occident […] » (DS).

Et il dit avoir eu la sensation que le centre du monde était ailleurs de la vie qu’il menait à Istanbul. Plus tard il s’est aperçu que la plupart de la population du monde vivait avec ce sentiment oppressant « en luttant contre le manque de confiance en soi et contre la peur de l’humiliation » (DS), et est sorti de cette étreinte en se donnant comme but d’explorer ses propres sentiments d’exclusion, en laissant aux médias la tâche de dénoncer les maux plus visibles de l’humanité, la faim, la pauvreté, le manque de logement etc. Car il soutient que les thèmes principaux que la littérature d’aujourd’hui doit traiter ce sont « le sentiment de ne rien valoir, les atteintes à l’amour propre éprouvées par les sociétés, les fragilités, la crainte de l’humiliation, les colères de tout ordre, les susceptibilités, et les vantardises nationales » (DS).
Ces peurs, d’où aussi l’obsession de l’image, viennent des paranoïas des nations, qui s’expriment le plus souvent dans des langages irrationnels. Pamuk avoue qu’il est très sensible à cet état d’âme, chaque fois qu’il fixe « l’obscurité qui est en [lui] » (DS). Il s’identifie donc avec cet état d’âme souterrain, ces peurs qui frisent parfois la stupidité. Mais il sait aussi que les nations, les États dans le monde occidental, auquel il s’identifie aussi bien, « sont parfois imbus d’un orgueil (vanité d’avoir produit la Renaissance, les Lumières, la Modernité, la société de l’abondance) » (DS), et ils démontrent une aussi vaste stupidité.
De sorte qu’Orhan Pamuk comprend bien que le but de l’écrivain dans son pays est de dépasser cette relation d’amour et de haine avec l’Occident, tout comme l’a fait Dostoïevski, en fondant un monde complètement différent. Par conséquent, son monde, le centre de son monde est maintenant Istanbul, la ville, contrairement à ce qu’il ressentait dans son adolescence. Istanbul le livre est le lieu où ce monde qu’il a construit dans son imagination apparaît comme « le plus réel de tous » (DS).
Quant à son désir d’autenticité, l’écrivain déclare que Mon nom est Rouge
et Le Livre noir sont les deux ouvrages qui expriment ce souci:

L’écrivain qui s’enferme dans sa chambre et développe son talent pendant des années et qui essaie de construire un monde en commençant par ses propres blessures secrètes […] montre une confiance profonde en l’humanité » (DS).

Enfin en guise de mot de la fin je veux rapporter ce passage. À la question qu’on lui pose souvent ‘Pourquoi écrivez-vous ?’, parmi les dizaines de réponses que le romancier donne il y a aussi les suivantes :

J’écris parce que je ne peux supporter la réalité qu’en la modifiant. J’écris pour que le monde entier sache quel genre de vie nous avons vécu, nous vivons, moi, les autres, nous tous à Istanbul, en Turquie. J’écris dans l’espoir de comprendre pourquoi je suis à ce point fâché avec vous tous, avec tout le monde. J’écris pour échapper au sentiment de ne pouvoir atteindre un lieu auquel l’on aspire, comme dans les rêves. » (DS).


Note

↑ 1 Benim adım kırmızı, Orhan Pamuk, 1988.

↑ 2 Kar, Iletim Yayıncılık, 2002.

↑ 3 Istanbul. Hatıralar ve şehir, Yapı Kredi Kültür Sanat Yayıncılık, 2003.

↑ 4 Beyaz kale, Iletisim yayıncılık, 1979

↑ 5 Yeni Hayat, Orhan Pamuk,1994.

↑ 6 Un Colloque international sur cette catégorie critique a été fait à Muğla le 26-28 avril 2004, dont les actes, parus en 2006, offrent une riche bibliographie théorique aussi bien qu’appliquée aux textes : Symposium International d’Imagologie. Uluslararası Imgebilim Sempozyonu, éd. Serhat Ulağlı, Muğla, Muğla Üniversitesi Yayinevi, 2006.

↑ 7 Une liste non exhaustive se trouve dans les Archives du Livre du journal Milliyet, « Kar tastışması » ( discussion sur « Kar », au moment de la parution du roman, en 2002) : ZEHRA IPŞIROĞLU, Almanyada kar yağıyor ; NECMIYE ALPAY, Kar kışkırtıcı ; ÖMER LAÇINER, « Kar »ın perdeleri ; MURAT ÇELIKKAN, Islam ve « Kar ».

↑ 8 « La politique dans une œuvre littéraire est comme un coup de pistolet au beau milieu d’un concert, une question brutale mais impossible à ignorer. Nous nous apprêtons à affronter des questions désagréables » : Stendhal, La Chartreuse de Parme.

↑ 9 La traduction est la nôtre.

↑ 10 La traduction est la nôtre.

↑ 11 JEAN-BERNARD VRAY, "Photographie et "revenances de l'histoire" dans la littérature narrative contemporaine", Présences du passé dans le roman français contemporain , sous la dir de Gianfranco Rubino,Roma, Bulzoni, 2007, pp. 193-216

↑ 12 Traduit par Gilles Authiers.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482