L’instant critique chez Volodine
Conformément à ses origines historiques, le fantastique peut être interprété comme une tentative de réponse esthétique face à une situation de crise liée à la remise en question du rationalisme des Lumières (sur fond de grand chambardement révolutionnaire en France, et de bouleversements engendrés par la constitution d’identités nationales, en Europe). Le fantastique est dans ce cas à comprendre comme un système d’écriture permettant de confronter les valeurs d’un monde échouant désormais à expliquer les phénomènes qui y prennent place, à d’autres phénomènes en cours de définition, par le récit d’une expérience par essence critique, puisqu’elle tente une nouvelle évaluation desdits phénomènes - évaluation laissée la plupart du temps en suspens, et donc « en crise ». Le récit de « crise » fantastique se différencie ainsi de la science-fiction, qui témoigne également, la plupart du temps, d’une crise de confiance à l’égard des valeurs véhiculées par le contemporain, mais sous des modalités différentes : la science-fiction pousse souvent à l’extrême les conséquences du contemporain en le projetant dans un système caractérisé avant tout par sa logique, et non directement par la représentation de la crise de cette logique.
A mi-chemin entre Enki Bilal et Matrix, Antoine Volodine propose une œuvre flirtant avec le fantastique et la science-fiction, mais renouvelant la représentation de la crise en l’associant, presque paradoxalement, à une littérature expressément virtuelle, en même temps que du virtuel. Littérature du virtuel car Volodine dépeint tout à la fois un univers possible (proche du fantastique) et potentiel (proche de la science-fiction), mais un univers dont l’actualisation (effective ou à craindre) ne constitue pas le moyen de représenter la crise. Volodine refuse d’ailleurs de s’inscrire dans la tradition littéraire dont il serait pourtant a priori redevable (le fantastique, la science-fiction, le merveilleux)1 : ni horizon d’attente comme dans la science-fiction, ni vecteur de l’ébranlement du « réel » comme dans le fantastique, l’univers de Volodine a vocation à demeurer un monument virtuel, tourné vers le passé sans être clairement ancré dans un présent, ni dans un futur :
Je souhaite décrire des mondes intérieurs, des zones où se rencontrent la pensée consciente, le fantasme et l’inconscient sous sa double forme : l’inconscient individuel et l’inconscient collectif. Je veux déplacer et désincarner tout cela pour que disparaisse toute possibilité de lien national entre le narrateur et la fiction. Je veux enchaîner tout cela à une mémoire qui soit commune à tous les individus quelle que soit leur origine, et, en gros, à tout être humain connaissant l’histoire de l’humanité au XXe siècle.2
En se présentant comme le reflet d’une mémoire et d’un inconscient collectifs, l’édifice romanesque de Volodine revendique clairement sa dimension poétique, et se rapproche du genre du tombeau. Dans ces conditions, l’œuvre constituée ne semble pas avoir pour vocation première la représentation de la crise, mais celle de ses conséquences. Parfois qualifiée de « post-apocalyptique »3, cette œuvre peindrait, avec un humour revendiqué, le désastre, non la crise4. Pour le dire autrement, il s’agit d’une littérature de l’après et non du pendant ; de la défaite, et non du conflit ; de la mémoire, et non du combat : « nous avons été comme à jamais dépossédés de la joie de refaire le monde », affirme Will Sheidmann, dans Des Anges mineurs5. Ou dans Nuit blanche en Balkhyrie :
On nous avait incarcérés parce que nous avions rêvé trop fort et à trop haute voix, et souvent avec des armes, et aussi parce que nous avions perdu successivement toutes les batailles sans en excepter une seule. La captivité ne nous pesait guère, tant elle nous paraissait naturellement liée à notre destin. Depuis toujours, nous ruminions sur la déroute permanente, sur notre aptitude à la défaite, et nous concevions des plans de revanche. »6
Parallèlement, telle que Volodine la définit, la dimension fantasmée et onirique du monument élaboré (son œuvre) est régie par un mécanisme allégorique ou symbolique « classique » :
L’ensemble est réaliste et parfois hyper-réaliste, les personnages meurent, souffrent, sont amoureux, combattent, mais la relation avec le monde géographique et historique contemporain est toujours déformée, un peu comme dans un rêve, où la mémoire combine le familier et l’étrange. C’est une relation où le lecteur est plongé au cœur d’une réalité où tout est à découvrir, et où il faut passer par la mémoire collective et l’inconscient collectif pour retrouver de la familiarité. […] Le XXe siècle malheureux est la patrie de mes personnages, c’est la source chamanique de mes fictions, c’est le monde noir qui sert de référence culturelle à cette construction romanesque.7
La mémoire et l’inconscient collectifs servent donc de guide dans la reconstitution de ce qu’il faut bien appeler une mimesis, et permettent de voiler et dévoiler un monde en crise, restitué au travers d’une « inquiétante étrangeté » éminemment fantastique.
Les réseaux d’allusion, de transposition et « d’étrangement » de la réalité historique que l’œuvre de Volodine met en place ont déjà été étudiés8, et je voudrais donc davantage m’intéresser à la manière dont le post-exotisme rend compte, non d’une crise « réelle » ou « historique », mais de sa production. Laisser de côté, donc, la dimension testimoniale de l’œuvre, au profit de son pouvoir (avec toute l’ambiguïté du terme) poétique.
Car ce qui fait le lien entre la mémoire et la fiction, c’est une littérature virtuelle : une construction clairement autoréférentielle (le post-exotisme), dont l’appareil critique conjure et signifie dans le même mouvement un monde en crise. Il le conjure puisqu’il permet aux sur-narrateurs post-exotiques de s’abstraire de leur condition d’opprimés, de prisonniers, de persécutés et, de manière générale, d’un monde les renvoyant à la faillite de leur entreprise idéologique. Il le signifie, car, comme l’a souligné Dominique Viart, cet appareil critique reproduit « virtuellement » les structures totalitaires qu’il dénonce et donne corps, et corpus, à l’idéologie combattue, puisque la « pensée du post-exotisme […] se sent assez forte et assez totalitaire pour ne pas avoir à s’expliquer sur sa singularité »9. Envisagée comme une littérature homéopathique pour faire face à la crise, le post-exotisme ne constituerait donc pas une réelle alternative, mais participerait de ce processus d’étrangement du monde de référence (dans la réalité/dans la fiction).
De fait, Volodine ne cesse, dans ses déclarations, d’affirmer son intention de faire de sa littérature le lieu par excellence d’une communauté :
J’ai introduit dans mes univers imaginaires des lecteurs qui n’étaient pas neutres. Mes livres supposaient au départ une culture commune aux narrateurs et aux auditeurs, une mémoire commune, une sensibilité littéraire et humaines communes. Livre après livre, cette mémoire et cette culture se sont construites. Elles se sont précisées, elles se sont approfondies. Finalement, tout cela a pris la forme concrète d’un édifice romanesque… »10
Mais l’expression de cette communauté n’a pourtant d’autre but que de témoigner de l’échec des idéaux qui lui sont attachés (une quête de liberté, à travers un humanisme anarco-communiste combattant la contrainte11). Volodine fait à la fois appel à une mémoire et à un inconscient collectifs, mais structure son œuvre autour de l’exclusion (des non « post-exotiques », du « lecteur-inquisiteur »12 et du monde effectif en général). En faisant apparemment, ou virtuellement, sécession, en prônant une éthique de la claustration à travers la circularité de son univers de référence, le post-exotisme reconduit le schéma antagoniste qu’il semble vouloir détruire. Le terrain de l’agôn n’étant plus celui des idées, irrémédiablement perdu, mais un système opposant sa cohérence poétique à la coercition politique, l’une comme l’autre étant fondée sur et sous la contrainte : contraintes poétiques d’une littérature d’opprimés ; et contraintes politiques de l’enfermement, de la torture, et d’une réalité oppressante.
En m’intéressant à ce que j’ai appelé « l’instant critique », je voudrais donc essayer d’envisager conjointement ce qui se réclame d’une différence radicale :
- en reliant la contrainte poétique à la contrainte politique, et donc l’appareil critique (le post-exotisme) à la représentation d’une situation de crise ;
- en postulant par voie de conséquence que le monument construit a pour principale fonction, non de témoigner des désastres passés (dans la réalité/dans la fiction), mais d’attirer l’attention sur ses propres conditions d’énonciation, et sur un présent d’écriture actualisant la contrainte sous la forme d’une littérature virtuelle.
La temporalité de la crise s’en trouve ainsi comme suspendue, figée dans un espace de fiction témoignant de l’urgence de ses conditions d’énonciation. En témoigne de manière emblématique l’incipit du Post-exotisme en dix leçons :
Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans la cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fût à l’article de et se négligeât, mais du dehors. […] Mot à mot, râle après râle, Lutz Bassmann se battait pour faire durer l’édifice mental qui allait redevenir poussière. » (pp. 9 et 16)
Même variation sur l’état critique du sur-narrateur dans Des anges mineurs, où le moment d’énonciation et celui de l’écriture semblent correspondre à l’attente de la mort. Ainsi au vingt-deuxième narrat :
Il y avait trois semaines que l’exécution de Will Scheidmann était en cours. Depuis l’échec de la première fusillade, le condamné attendait que les vieilles le tuent. Et elles, au lieu de le mitrailler, discutaient pour savoir si elles devaient se rapprocher du poteau et reprendre à zéro les opérations, ou si elles feraient mieux de gracier Scheidmann, quitte ensuite à lui infliger une peine d’une autre nature, par exemple le contraindre à archiver à haute voix leurs rêves de jeunesse que l’amnésie amenuisait. La décision semblait impossible à prendre. […]
Trois semaines.
Vingt et un jours.
Et c’étaient aussi vingt et une histoires que Will Scheidmann avait imaginées et ruminées face à la mort, car en permanence ses grands-mères pointaient sur lui leurs carabines, que l’on fût à la belle étoile ou en plein midi, comme pour bien lui rappeler que d’une seconde à l’autre l’ordre de déclencher le feu pouvait une nouvelle dois sortir de la bouche de Laetitia Scheidmann ou de Yaliane Heifetz ou d’une autre. Vingt et un et bientôt vingt-deux narrats étranges, pas plus d’un par jour, que Will Sheidmann avait composés en votre présence, et en disant Will Scheidmann, je pense à moi, bien sûr. » (pp. 95-96)
A proprement parler littérature de l’instant critique, ces narrats font converger l’activité d’évaluation perpétuellement reconduite des vieilles (« La décision semblait impossible à prendre »), une forme de salvation par la littérature (imaginer des histoires pour exorciser l’insoutenable réalité) et l’actualisation de la punition, sous la forme d’une écriture contrainte : la forme du narrat semble en effet correspondre à cette « peine d’une autre nature » sur laquelle réfléchissent les vieilles, « par exemple le contraindre à archiver à haute voix leurs rêves de jeunesse que l’amnésie amenuisait ». Le narrat est donc tout à la fois une littérature de l’opprimé et de l’oppression. Réécriture des Mille et une Nuits, pour reprendre une formule de Dominique Viart13, Des Anges mineurs est avant tout une expression de la contrainte. Ce que Le Post-exotisme en dix leçons formalise, en faisant du discours critique le pendant symbolique du totalitarisme et de l’interrogatoire hostile.
Ce lien de nécessité entre post-exotisme et interrogatoire est d’ailleurs explicité à plusieurs reprises par Volodine lui-même, qui fait bien de « l’interrogatoire en tant que genre, sous-genre ou pseudo-genre » une des modalités essentielles de sa littérature. Celui-ci est tout d’abord, et de manière immédiate, le déclencheur de l’édifice post-exotique, dont il constitue la réponse déplacée :
On se trouve dans un présent réduit à une confrontation brutale, c'est un présent qui ne peut plus déboucher sur autre chose que la mort ou la folie. Seul le passé, seule la mémoire du passé possèdent encore une dynamique, et c'est cela qu'exploite le personnage interrogé, qui endosse, sous la pression de l'échec et de la douleur, le statut de narrateur. Cet homme ou cette femme sans avenir essaient de combattre l'horreur du présent en inventant un présent fictif (comme Moldscher dans Rituel du mépris ou Breughel dans Le Port intérieur), mais, surtout, ils construisent mentalement, et oralement, et théâtralement, un passé modifié, un passé d'images et de souvenirs qui devient un ultime refuge. Dans le livre alors s'épanouissent deux familles de mensonges : celle des mensonges à l'inquisiteur, et celle, plus intime, plus onirique, des mensonges qui s'attaquent à la mémoire individuelle et collective pour la métamorphoser et en faire un lieu d'accueil. L'interrogé, pour survivre, doit combiner de façon consciente ces deux systèmes de déformation du monde. »14
Dans cette perspective, le post-exotisme constitue bien un moyen de résistance face au pouvoir, dans son contenu, et dans son mode d’énonciation même, ainsi que le montrent Lionel et David Ruffel15 : chez Volodine, la dualité sur laquelle repose l’interrogatoire est en effet mise à mal soit par l’impossibilité d’identifier et de « saisir » réellement l’interrogé (par l’hétéronymie des sur-narrateurs, principalement), soit par l’impossibilité de séparer l’interrogateur et l’interrogé. Dans Le Nom des singes, l’interrogateur et l’interrogé se confondent ainsi au point de finalement se superposer, l’enjeu étant « de faire disparaître toute origine de la parole fictionnelle et symboliquement de se délivrer d’une exigence supérieure qui juge »16. Nuit blanche en Balkhyrie marquerait alors une étape plus aboutie dans ce dispositif de fusion, puisque « l’interrogateur est remplacé par une planche sur laquelle est couchée l’interrogé, position matérialisant une réunion ontologique d’où est issue la fiction. Il ne s’agit donc plus cette fois d’un renversement de la dualité mais d’une tentative de s’en défaire »17. Le dispositif fictionnel du post-exotisme permettrait donc de détourner, voire de retourner, la finalité de l’interrogatoire (l’expression d’un pouvoir permettant un jugement). L’interrogé « utilise la brutalité de la parole autoritaire et la déforme pour en faire une matrice de fictions »18. Ce détournement de la parole autoritaire se retrouverait alors dans l’attitude adoptée par Volodine au cours de ses entretiens avec la critique :
Au risque de paraître malaimable, j’affirme que seuls mes textes contiennent les réponses aux interrogations que vous souhaitez me faire. L’entretien est un exercice auquel je me plie, parce que j’y suis obligé, mais je ne pense pas, sincèrement, qu’il fasse partie de la communication entre mes lecteurs et moi, ou plutôt entre les voix de mes narrateurs et l’amitié de mes lecteurs. […] Je mets en scène cette mauvaise écoute de ceux qui posent les questions, je le fais dans plusieurs livres, dans Lisbonne, dernière marge, évidemment, mais aussi, par exemple, dans Vue sur l’ossuaire, où un livre écrit à deux voix, la voix de Jean Vlassenko et la voix de Maria Samarkande, se superpose à leur double interrogatoire. C’est un livre amoureux, les tortionnaires lui affectent une autre valeur et ne le comprennent pas. »19
En refusant de commenter ou d’évaluer sa propre production, Volodine dissocie ainsi la prise de parole littéraire d’une prise de pouvoir, et refuse toute forme d’autorité, fût-elle celle de l’auteur20. Ce que l’hétéronymie et l’exigence post-exotique de la « mort du narrateur »21 traduisent fictivement.
Pourtant, là encore, en niant, à l’instar de ses personnages22, toute possibilité de dialogue, voire de communication, Volodine réaffirme la clôture de son univers, dont le pluralisme des voix n’est que la variante fictionnelle d’une pensée unique.
C’est ce paradoxe que peut par exemple figurer la situation d’énonciation du Post-exotisme en dix leçons. Lutz Bassmann est seul, et endosse fictivement une parole collective :
Il s’asseyait en face de nos visages abîmés et il les regardait. Il contemplait les photographies mal lisibles, spongieuses, les portraits obsolètes de ses amis hommes et femmes, tous défunts, et il se remémorait on ne sait quoi de trouble et, en même temps, de merveilleusement scintillant, qu’il avait vécu en leur compagnie, du temps où ils étaient tous en liberté et scintillaient, du temps où tous, du premier au dernier, nous étions autre chose que. Mais peu importe. J’ai dit « nos » visages, parmi « nous », « nous étions ». C’est un procédé du mensonge littéraire, mais qui, ici, joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction. » (PE, pp. 10-11)
Cette « vérité tapie en amont du texte », ce « non-mensonge » passant par une fiction de pluralisme, ce peut-être que l’égalitarisme post-exotique porte en lui un discours totalitaire.
De fait, en confessant que « dès Lisbonne, dernière marge, l’interrogatoire a été mené sur deux fronts : celui du Renseignement et celui de la littérature »23, Volodine confirme que la littérature demeure le champ d’action d’un interrogatoire, notamment par le biais d’une « xénocritique » qui se suffit à elle-même, gère les questions et les réponses, et réaffirme la présence d’un pouvoir en le déplaçant. D’où, par conséquent, l’ambiguïté fondamentale du système post-exotique. Ce qui fait dire à Dominique Viart que le monde post-exotique « est un monde dans lequel la "globalisation" est devenue telle que l’"exotisme" n’y a plus de sens. Rapporté à notre situation historique, c’est un monde où le capitalisme que dénoncent les fictions volodiniennes a définitivement triomphé. Le monde "post-exotique", c’est le nôtre : celui de la globalisation néo-libérale »24.
Ce retournement, à l’état larvé ou inconscient, de l’égalitarisme post-exotique en totalitarisme, est d’ailleurs signifié à maintes reprises dans l’œuvre de Volodine. De manière assez explicite dans Vue sur l’ossuaire, ou Maria Samarkande confie :
Après mon recrutement, j’ai occupé des fonctions dans le secteur de la propagande. J’ai composé de nombreux articles favorables à la Colonie et favorables au régime que j’avais aidé à mettre en place avec des millions de mes codétenus et que, malgré son parcours monstrueux, j’aiderais de nouveau à mettre en place si l’occasion se présentait, car je n’ai rien renié de la luminosité fraternelle qui habitait l’Orbise, et parce que je ne vois pas d’autre voie que celle qui a menés au cauchemar. J’aime écrire, j’ai façonné des romånces, des livres de fiction onirique dont aucun n’a vu le jour. »25
De manière plus symbolique dans Le Post-exotisme en dix leçons :
Nous avions fini par comprendre que le système concentrationnaire où nous étions cadenassés était l’ultime redoute imprenable de l’utopie égalitariste, le seul espace terrestre dont les habitants fussent encore en lutte pour une variante de paradis. » (p. 65)
La prison devient ainsi, pour Manuela Draege, « un moindre enfer » (PE, p. 69), car elle permet de structurer une résistance qui épouse les formes de la coercition.
La double distance critique introduite par Volodine dans Bardo or not Bardo (Seuil, Fiction & Cie, 2004) semble d’ailleurs confirmer l’indispensable recul avec lequel accueillir l’édifice post-exotique : qualifiée de « roman » (première distance critique), et d’une tonalité clairement ironique confinant parfois au burlesque (deuxième distance critique), cette œuvre adopte un point de vue surplombant et en quelque sorte exogène, relayé par le personnage de Maria Henkel, qui « n’[est] pas là pour séduire qui que ce [soit], mais seulement pour photographier en paroles la réalité présente » (p. 27). Cette « réalité », c’est celle d’une profonde identité entre des acteurs a priori antagonistes, mais prisonniers d’un même jeu à la fois ludique et structurel. Suite à une erreur de manœuvre, Strohbusch, révolutionnaire passé à l’ennemi, est en effet réduit à lire une anthologie de Cadavres exquis à Kominform, révolutionnaire moribond, afin de pouvoir espérer l’interroger - l’ironie de la situation inversant le rapport de force au profit de la victime, et au profit d’une littérature cryptée :
- Ecoute-moi avec attention, Kominform. Concentre-toi sur ce que tu entends. Ne t’endors pas. Le cadavre exquis boira le vin nouveau. Le vieux a beau dire, je ne suis pas sûr que des phrases pareilles… Enfin, réfléchis bien à ce que je vais te lire à l’oreille, Kominform… En retenant ses larmes l’ours rond du milieu a ébloui les poissons rouges… Même s’il n’en reste qu’un, le commis voyageur pourra veiller l’œuf fou… Hé, Kominform, du cran, ne t’évanouis pas !... Le monstre du Grand Nord a longtemps bruni nos vrais crocs… Ne nous quitte pas, Kominform !... Tu m’entends ?...
- C’est toi, Strohbusch ? demanda Kominform.
- Ah, tu es conscient ! J’ai cru que tu avais une syncope…
- Je suis conscient, dit Kominform. Je peux même te répéter ce que quelqu’un disait près de moi, il y a un instant… Des phrases prophétiques, Strohbusch. En reprenant les armes, nous serons des milliers à rétablir les passions rouges… Même s’il n’en reste qu’un, le communiste va agir pour réveiller les foules… Le monde de Grand-mère va longtemps punir vos escrocs… La suite je ne sais pas… Je… » (p. 33)
La forme du cadavre exquis prend dans ces conditions clairement l’allure d’une mise en abyme : elle renvoie au projet déclaré de Volodine (transmettre l’inconscient collectif sous une forme littéraire), livre ce qui semble constituer le scénario fondateur de sa littérature (l’interrogatoire d’une parole collective moribonde, dont le seul champ d’action demeure poétique), et elle permet de véhiculer « en sous-main » une idéologie politique. Se limiter à ce constat, ce serait néanmoins oublier le quiproquo qui structure la communication, quiproquo d’ailleurs constamment souligné par Volodine (le discours post-exotique ne peut être compris que par un de ses membres, c’est-à-dire, finalement, un de ses énonciateurs). Dans le cas de l’échange entre Strohbusch et Kominform, ce quiproquo peut tout d’abord rappeler ironiquement au premier sa trahison : la « traduction » idéologique du cadavre exquis pratiquée par Kominform renverrait, en écho, au discours passé de son ancien camarade, et à sa duplicité (« Je peux même te répéter ce que quelqu’un disait près de moi, il y a un instant… Des phrases prophétiques, Strohbusch. En reprenant les armes, nous serons des milliers à rétablir les passions rouges… »). Mais parallèlement, en enfermant dans une idéologie la parole emblématique de l’inconscient collectif (le cadavre exquis), Kominform signale que la communication post-exotique n’a pas vocation à constituer un espace de liberté, mais à maintenir, sous une forme poétique, l’impératif d’une interprétation univoque, et unilatérale, fût-elle posthume.
Littérature de l’instant critique, l’édifice post-exotique a donc bien pour fonction d’opérer, pour reprendre le titre d’un romånce de Manuela Draege, une « Passation de mouroir »26 : sous une forme moribonde, le pouvoir s’y donne encore à lire, via l’inconscient collectif d’une expression linguistique (« passation de pouvoir »). Se trouvent ainsi liées l’angoisse de la mort (le mouroir) et la réaffirmation de ce qui en est la cause (le pouvoir totalitaire), sous la forme d’un système xénocritique (le post-exotisme, dont le romånce est un des modes d’expression). Aussi la disparition physique constitue-t-elle tout logiquement la condition indispensable du pouvoir effectif du post-exotisme : elle protège paradoxalement les sur-narrateurs de toute identification, et leur permet de concrétiser la « conscience d’être entre soi » (PE, p. 63). Bien qu’elle se présente comme une « technique de survie »27, la littérature post-exotique renvoie d’ailleurs en même temps, si ce n’est plus, à un « pouvoir-mourir », comme en témoigne l’influence prononcée du Bardo Thödol. Mais là encore, cette réutilisation ne semble valoir que dans la mesure où elle permet de donner forme à un entre-deux suspendant tout jugement, toute opposition antinomique, et ainsi de figer l’instant critique : Bardo or not Bardo. Le recours au Bardo Thödol permet donc finalement de mettre en place une structure ne souffrant pas la contradiction, puisqu’elle concilie les contraires28.
Dans ces conditions, le système de référence mis en place par le post-exotisme constitue simultanément une alternative au totalitarisme (un refuge au moment critique de la disparition), et l’expression d’un autre totalitarisme (par la disparition de toute distance critique au sein d’une structure commune). Ce serait là une des spécificités de la représentation de la crise dans l’œuvre volodinienne. Une crise passant par un déni de réalité, pour mieux exhiber les structures donnant forme à cette réalité. Une crise dont les procédés de mise en scène pourraient être rapprochés de ce que l’on appelle, en informatique, la virtualisation : un ensemble de techniques matérielles qui permettent de faire fonctionner sur une seule machine plusieurs systèmes d’exploitation, séparément les uns des autres, comme s’ils fonctionnaient sur des machines physiques distinctes. Autrement dit, un ensemble de techniques (l’appareil xénocritique) permettant de faire fonctionner simultanément deux systèmes d’exploitation (le régime totalitaire réel et le post-exotisme), en donnant l’illusion de leur parfaite autonomie, voire antinomie. Le fonctionnement traditionnel de l’univers exotique (à la fois radicalement autre mais appelant un retour critique sur le même) s’en trouverait ainsi renouvelé, par une virtualisation pointant sa facticité.
Note
↑ 1 « Un tel édifice romanesque n’aurait aucune solidité s’il était alimenté par le fantastique et la fantaisie seuls. Il serait semblable à d’autres constructions qu’on rattache à la tradition littéraire du merveilleux ou du nonsense, ou à celle, plus contemporaine, de certaines branches de la science-fiction. / Mon objectif est bien éloigné de ces traditions-là. », A. Volodine, « Ecrire en français une littérature étrangère », Chaoïd, n°6, automne-hiver 2002, p. 6.
↑ 2 Ibid., p. 6.
↑ 3 Voir D. Viart, p. 38 et D. Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent – héritage, modernité, mutations (Paris, Bordas, 2005), pp. 188-206.
↑ 4 Voir « L’humour du désastre. Entretien avec Antoine Volodine », La Femelle du requin.
↑ 5 Seuil, Fiction & Cie, 1999, p. 95.
↑ 6 Nuit blanche en Balkhyrie, Gallimard, 1997, p. 13. Voir également Frédérik Detue, « La bibliothèque de Babel d’Antoine Volodine, un contre-monument baroque » (Antoine Volodine, fictions du politique, La Revue des Lettres Modernes, Caen, lettres modernes minard, 2006), en particulier p. 156 : « la « claustrologie post-exotique » [Vue sur l’ossuaire, p. 77) de Volodine ressemble à une vanité baroque, un tableau de la finitude. Prenant acte de ce que le monde s’est refermé au XXe siècle et n’offre plus de lieu à l’utopie (qui a toujours nécessité l’exotisme), elle passe le temps, en attendant, ailleurs ». Voir également la déclaration de Volodine, Prétexte, n°16, hiver, 1998, p. 42 : « Une des obsessions narratives de mes personnages consiste à revenir sur les sacrifices inaboutis, et sur l’obscène catastrophe que représente l’échec du projet révolutionnaire au XXe siècle ».
↑ 7 A. Volodine, « Ecrire en français une littérature étrangère », art. cit., pp. 2 et 7.
↑ 8 Sur les allusions aux grands traumatismes du XXe siècle (goulag, univers concentrationnaire…), voir Fictions du politique, op. cit.
↑ 9 Le Post-exotisme en dix leçons, Gallimard, 1998, p. 40. Voir sur ce point Dominique Viart, « Situer Volodine ? Fictions du politique, esprit de l’histoire et anthropologie littéraire du « post-exotisme » », dans Fictions du politique, op. cit., en particulier pp. 32-33 : « A certains égards, cette structure à la fois "égarante" et "englobante" de l’œuvre, qui prétend établir à l’interne sa propre glose, et par là même régir la critique qui s’intéresse à elle, ressemble à aux systèmes concentrationnaires qu’elle décrit volontiers, et dont la structure concentrique serait la meilleure figuration ».
↑ 10 A. Volodine, « Ecrire en français une littérature étrangère », art. cit.,p. 2.
↑ 11 « je voudrais rappeler que je parle beaucoup de révolutionnaires et de combattants armés généreux et anarco-communistes, qui n’ont rien à voir avec l’islamisme, les guerres de religion ou l’assassinat en masse des civils. », ibid., p. 5.
↑ 12 « Entretien avec Antoine Volodine », Revue Prétexte N° 21/22 [http://perso.orange.fr/mondalire/volodine%20entretien.htm]
↑ 13 D. Viart, art. cit., p. 46.
↑ 14 « Entretien avec Antoine Volodine », Revue Prétexte n° 21/22.
↑ 15 « Oui ou non, répondez », Chaoïd, n°3, printemps 2001 [http://www.chaoid.com/numero03/ouiounon/oui%20ou%20non.swf].
↑ 16 Ibid., p. 16.
↑ 17 Ibid., p. 16.
↑ 18 Ibid., p. 16.
↑ 19 Volodine, Jean-Didier Wagneur, « On recommence depuis le début… », dans Fictions du politique, op. cit., pp. 228 et 247.
↑ 20 Volodine s’inscrit ainsi dans la réflexion ouverte par L’Inquisitoire de Pinget et L’innommable de Beckett telle que Lionel et David Ruffel la définissent. Les deux critiques montrent en effet que l’interrogatoire, depuis ces deux œuvres, constitue le paradigme d’une interrogation sur le sens de la prise de parole littéraire, et un moyen de mettre en scène le pouvoir qui l’accompagne.
↑ 21 Voir encart n°4 dans Le Post-exotisme (PE), p. 38.
↑ 22 Voir le discours d’Ellen Dawkes (PE, p. 33) : « Nous n’avons pas de langue critique commune… […] Votre littérature et la nôtre… ne dialoguent pas… Par paresse intellectuelle, vous considérez que le post-exotisme constitue un courant esthétique parmi d’autres, une variante bizarre de post-modernisme magique… alors que le post-exotisme est à votre littérature ce que… »
↑ 23 Volodine, Jean-Didier Wagneur, art. cit., p. 227.
↑ 24 D. Viart, art. cit., p. 54.
↑ 25 Vue sur l’ossuaire, Gallimard, 1998, p. 22. Thierry Saint Arnoult (« De la fêlure dans le post-exotisme », http://remue.net/spip.php?article2067) fait de la position de Maria Samarkande l’emblème de la tragique alternative affrontée par tous les personnages, et résumée par A. Camus : « Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique. Dans l’univers purement historique qu’elles ont choisi, révolte et révolution débouchent dans le même dilemme : ou la police ou la folie » (Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 1951, p. 311).
↑ 26 Le Post-exotisme, p. 74.
↑ 27 Voir « L'écriture, une posture militante », entretien avec A. Volodine, Le Matricule des Anges, n° 20, juillet-août 1997 : « La seule porte de sortie, c'est un refuge provisoire qui est celui de la négation du réel dans une construction intellectuelle, consciente ou inconsciente, ou littéraire ou idéologique. La négation du réel est une technique de survie. Dans Nuit blanche en Balkhyrie, une des techniques de survie, c'est de ne pas respirer. Souvent mes personnages traversent les scènes de violence, d'incendie, de meurtre en apnée. C'est une technique de survie absurde. »
↑ 28 Voir sur ce point ce qu’en dit Bruno Blanckeman : le recours au Bardo Thödol « invalide tout mode de penser antinomique au profit d’une ligne de continuité paradoxale : quand la division vie/mort est transgressée, d’autres binômes de choix sautent, qui ouvrent à la fiction des horizons inexplorés – identité/altérité, réalité/surréalité, avant/après, littérature/paralittérature. », « Une lecture de Bardo or not Bardo, mange tes morts (et dis bonjour à la poule) », Fictions du politique, op. cit., p. 210.