Publifarum n° 8 - AFFRONTER LA CRISE : OUTILS ET STRATEGIES

Le fantôme en temps de crise

Jutta FORTIN


« Les plaies peuvent disparaître mais les cicatrices restent ; elles sont fragiles ; elles peuvent s’ouvrir à nouveau. Les épines font un travail soigné dans la chair, ineffaçable ».
Jean Cayrol, « Lazare parmi nous »

Introduction

« Crise » figure parmi les mots que l’on rencontre dans Le Grain des mots (2003) de Camille Laurens. C’est, à l’origine, un terme médical. « C’est, très précisément, ce moment d’une maladie caractérisé par un changement subit et généralement décisif en bien ou en mal. Du grec krisis, décision, la crise est ce point périlleux où tout se joue, l’instant critique qui peut basculer dans une issue heureuse ou funeste »1. Il s’agira ici d’observer deux moments critiques bien différents : d’une part, la Seconde Guerre mondiale ; d’autre part, la naissance d’un enfant. Comment parler de ces événements s’ils basculent dans une issue funeste, puisque ce fut le cas de la Seconde Guerre mondiale, et aussi celui de l’accouchement de Philippe, mort deux heures après sa naissance ? Comment maintenir un lien avec ces événements dans un texte littéraire, sans en parler, ou sans en faire le sujet principal de l’écriture ? Dans « Les éléphants sont-ils allégoriques ? A propos des Racines du ciel de Romain Gary », Pierre Bayard s’interroge sur les manières de penser la question du lien entre le massacre des éléphants en Afrique, qui est le sujet du livre de Romain Gary, et l’extermination des Juifs en Europe, dont le livre ne parle pas. Bayard propose d’appeler « fantomatique » ce mode littéraire d’inscription de la Shoah qui n’est ni thématique, ni allégorique. Le fantomatique serait à penser selon un troisième mode, qui est celui de la hantise. Je voudrais d’abord présenter la notion de fantôme chez Pierre Bayard, et ensuite l’employer afin d’étudier l’œuvre littéraire d’Alain Fleischer et d’évoquer, en conclusion, celle de Camille Laurens. Il s’agira de réfléchir, d’une part, à la présence de la Shoah dans Mummy, mummies d’Alain Fleischer, et, d’autre part, à cette hantise, chez Camille Laurens, liée à la mort de son bébé, dont traite le récit Philippe et qui est présente également, de façon fantomatique, dans ses romans ultérieurs.

1. Le fantomatique selon Pierre Bayard

Pierre Bayard part du principe qu’un certain nombre d’œuvres d’art prennent pour thème central la Shoah : par exemple, dans le domaine cinématographique, Shoah ou La liste de Schindler, et, en littérature, Si c’est un homme ou L’Espèce humaine. On pourrait dresser un « corpus fixe » des œuvres centrées sur ce crime contre l’humanité, mais l’hypothèse de Bayard est inverse, puisqu’il montre, à partir d’un texte dont le sujet n’est pas la Shoah, que le champ des œuvres concernées de manière indirecte par la Shoah est beaucoup plus important2. Les Racines du ciel (1956) de Romain Gary se passe dans l’Afrique Equatoriale Française des années cinquante et relate le combat mené par un Français, Morel, pour défendre les éléphants, menacés par les chasseurs d’ivoire et par les populations africaines affamées. Lançant, dans la clandestinité, des expéditions punitives non-violentes contre les chasseurs d’éléphants, Morel parvient à s’attirer des sympathies en Afrique et à sensibiliser l’opinion mondiale, mais il ne peut pas empêcher un massacre de plusieurs centaines d’éléphants au bord du lac Kuru. On voit la raison principale pour laquelle il est impossible de placer Les Racines du ciel au rang des textes portant sur la Shoah, en tout cas si l’on pose la question sur un plan purement thématique : ce roman ne porte pas sur la Shoah parce qu’il porte sur autre chose, le massacre des éléphants en Afrique (p. 35).
L’absence d’un lien thématique direct entre Les Racines du ciel et la Shoah ouvre cependant à une seconde manière de penser la question du lien, qui consisterait à prendre acte de l’absence directe de la Shoah dans le roman et à considérer l’extermination des éléphants comme une allégorie de l’extermination des Juifs. A une telle lecture, Bayard oppose trois obstacles. D’abord, le personnage principal du roman, Morel, ne cesse de dire qu’il se bat pour la défense des éléphants et rien d’autre – car tous ceux qu’il rencontre, et notamment les révolutionnaires africains qui l’accompagnent, sont persuadés que son combat dissimule des motifs politiques (p. 36). La seconde raison de refuser une lecture allégorique, est, selon Bayard, l’opposition de l’auteur, qui s’est expliqué sur ce point dans un ouvrage autobiographique, La Nuit sera calme. Dans ce texte, qui a la forme d’un long entretien que conduit un ami (François Bondy) avec lui, Romain Gary évoque les significations des Racines du ciel. A la question « Dans quelle mesure les éléphants du roman sont-ils allégoriques ? »3, il répond que les éléphants ne sont pas allégoriques du tout, et que « c’est simplement la plus grande quantité de vie, et donc de souffrance et de bonheur qui existe encore sur terre ». Si cette position de Gary, de même que celle de son porte-parole, Morel, n’interdit pas toute lecture allégorique, il est difficile de ne pas tenir compte de cela : les éléphants sont des éléphants (p. 37). La troisième et déterminante raison au refus de l’allégorie relève de la difficulté du parallèle entre extermination humaine et extermination animale : « Si l’on peut souhaiter que l’homme s’encombre des éléphants ou d’autres espèces animales, un même souhait portant sur des communautés humaines reviendrait en fait à réduire leur droit à l’existence, lequel est un droit absolu égal pour tous, que la tolérance conduirait paradoxalement à restreindre » (p. 37).
Si le livre de Gary ne parle pas de la Shoah et qu’une lecture allégorique serait maladroite, pourquoi vouloir l’y rattacher ? Afin de maintenir un lien fort entre ces deux événements, Bayard propose d’abord des arguments d’ordre contextuel. D’une part, il considère la vie de Gary : Juif par sa mère, Gary part en Angleterre en juin 1940 où il s’engage contre le nazisme comme aviateur. Il perd plusieurs proches dans l’extermination, dont son père (p. 38). D’autre part, Bayard considère les autres livres de Gary : à mesure que son œuvre avance, la Shoah se fait de plus en plus présente thématiquement. Elle apparaît dans La Promesse de l’aube, et elle est au premier plan dans La Danse de Gengis Cohn, La Vie devant soi, L’Angoisse du roi Salomon et Les Cerfs-volants (pp. 38-41). Mais déjà dans Les Racines du ciel, la Shoah apparaît à un certain nombre de reprises, sans être centrale thématiquement. Bayard souligne que le monde des Racines du ciel est un monde de l’après-Shoah : « Le combat local de Morel pour la défense d’une espèce animale, comme son scepticisme envers la philosophie du progrès qui sous-tend les nationalismes, s’inscrivent sur fond de cette perte générale des idéaux collectifs, dans laquelle la Shoah a joué un rôle » (p. 42). Le lien entre la Shoah et l’extermination des éléphants tient aussi à l’histoire des personnages, qui puisent les raisons de leur engagement au côté des éléphants dans leurs expériences dans la Seconde Guerre mondiale. L’épisode des hannetons montre que les raisons de l’engagement de Morel, ancien déporté, sont liées aux camps de concentration. Lorsque Morel, en transportant des sacs de ciment avec ses camarades de captivité, remet surs ses pattes un hanneton tombé à ses pieds, plusieurs de ses camarades font de même avec d’autres insectes et provoquent ainsi la colère de leur gardien, qui comprend la dimension symbolique de ce geste et se met au contraire à exterminer le plus grand nombre possible d’insectes4. Et puis, le livre donne une autre explication à la passion de Morel pour les éléphants : pendant sa captivité, il rêvait, pour garder espoir, à des troupeaux d’éléphants fonçant dans les plaines d’Afrique (Racines, p. 233).
Enfin, il circule dans le texte non seulement des fragments d’histoire, mais encore des fragments de langage évoquant l’extermination, considérée, selon Bayard, « à titre d’unité de mesure de l’horreur ou de l’indicible » (p. 43). Par exemple, il est dit à propos d’un trafiquant d’ivoire qui bricole des objets avec des pattes d’éléphants qu’il a des idées « que les fabricants d’abat-jour en peau humaine de Belsen eussent pu lui envier » (Racines, p. 163).
On voit que la Shoah n’est pas absente du livre de Gary, mais y entretient une sorte de présence flottante : selon l’expression de Bayard, elle « occupe » le texte (p. 44). Les victimes juives ne sont pas symbolisées dans ce livre par les éléphants, mais elles font au contraire retour sans trouver place dans le langage, et sans parvenir à écrire une histoire organisée. C’est ce troisième mode littéraire d’inscription de la Shoah, qui n’est ni thématique ni allégorique, que Bayard appelle « fantomatique ». Si les éléphants sont des éléphants, ils sont aussi marqués par le fantomatique : ils sont le produit de la circulation des fantômes de la Shoah dans ce texte.

2. Mummy, mummiesd’Alain Fleischer et les fantômes de la Shoah

Et les momies, chez Fleischer, quelle signification ont-elles ? Mummy, mummies (2002) consiste en quatre brefs textes qui s’organisent autour de neuf photographies de Fleischer représentant les momies de Ferentillo, un village d’Ombrie en Italie. Le livre s’ouvre sur un mini-essai intitulé « Le corps fixe », une réflexion sur les momies des catacombes des capucins à Palerme : sur l’impression produite sur l’auteur par ces momies, sur le rapport entre la momification et la photographie, et sur le mot « momie », qui, en français, en italien, en espagnol et en allemand, est féminin et qui, en anglais (mummy), est même « étrangement maternel »5. A la fin de ce premier texte est amorcé, à la manière du conte fantastique, le second, la nouvelle « Mummy, mummies », présentée comme le récit d’une confidence presque inavouable qu’un ami anglais aurait racontée à l’auteur lors d’une soirée d’ivresse dans un pub d’Oxford. L’histoire s’est produite dans les années cinquante à Ferentillo, où sont exposées, dans la crypte d’une chapelle, estampillée « Museo delle Mummie », une vingtaine de corps momifiés presque intacts, conservées naturellement par un caprice chimique de la terre locale. Agé de sept ou huit ans, l’ami anglais a visité la crypte en compagnie de sa mère et a été surtout troublé par la momie d’une jeune femme, morte en accouchant d’un enfant mort lui aussi. Dans la nuit, dans le grand lit qu’il partage avec sa mère, l’enfant, à demi réveillé dans son rêve par ce qu’il ne sait pas être une érection, recherche un corps de femme et se jette sur celui de sa mère, qui se dégage doucement. En troisième position, viennent les neuf photographies en noir et blanc des momies de Ferentillo, précédées de la mention « Ferentillo, août 1992 ». Deux fragments autobiographiques prennent place à la fin du livre. Le « Fragment autobiographique 4 » (nommé ainsi parce que l’auteur avait déjà glissé trois autres textes du même type dans des livres antérieurs) évoque cette visite de Fleischer à Ferentillo lors de laquelle il a photographié les momies. Le « Fragment autobiographique 5 » est consacré au récit d’une deuxième visite, en août 2002, du musée modernisé et à l’examen des différences survenues dans la présentation des momies depuis le passage précédent. on le voit : Mummy, mummies ne porte pas sur la Shoah.
Fleischer naît en France en 1944 d’un père juif hongrois de Budapest. De nombreux membres de sa famille sont déportés en cette même année. Fleischer a développé une œuvre multiforme qui prend corps sur les différents supports qu’elle aborde – film, photographie, installation, livre – et au travers de laquelle se lisent « dans une cohérence affirmée, comme l’observe Bernard Millet, les thèmes récurrents de la disparition, de la mémoire, du souvenir, du mouvement toujours renouvelé des choses »6. Selon Frédéric Mora,la singularité de Fleischer, c’est qu’il ne se place pas – directement du moins – dans la lignée des écrivains dits ‘négatifs’ de l’après-guerre : il ne partage ni leur dolorisme, ni la blancheur de leur ton ; même si son œuvre trahit une préoccupation constante à l’égard de l’impossibilité d’écrire après la Shoah (on peut, à la limite, écrire autour de cette impossibilité), elle demeure résolument tournée du côté de la présence, avec ses rondeurs, l’épaisseur souvent encyclopédique de ses phases descriptives, un jet continu de matière et de monde que ne menacent ni la gravité des thèmes connexes, ni la mélancolie plus profonde, plus dissimulée aussi, présidant au tout (le temps, la mort)7.
Dans un entretien intitulé « Mes histoires me rendent à ce que j’ai perdu », Fleischer répond à la question de savoir d’où viennent ses histoires :

Elles viennent de loin de ma propre histoire : il ne m’arrive jamais de me mettre au travail à partir d’une idée nouvelle, ou récente. Il faut qu’un thème de départ, un projet, ait résisté (et d’abord à moi-même) pendant plusieurs années, souvent plusieurs décennies, pour que je cède, enfin convaincu que le moment est venu de m’y consacrer, de lui donner sa place. Cette ancienneté de l’idée de départ brouille l’origine de mes livres, mais elle désigne aussi un temps encore antérieur à celui de ce que je viens d’évoquer. L’épicentre de l’ébranlement d’où procède l’écriture se situe pour moi dans cette Europe centrale où je ne suis pas né, à une époque où ceux dont je suis issu y ont disparu, me laissant au bord de cette disparition.8

Donc, ses histoires rendent Fleischer à ce qu’il a perdu, mais elles attendent le moment où elles lui permettent de parler du présent. Il est significatif qu’un thème doive lui résister longtemps avant que le processus d’écriture s’amorce. Pierre Bayard le dit à propos de l’œuvre de Romain Gary : le fantôme est ce qui ne peut pas, à un moment donné, être élaboré, psychiquement et littérairement.
Si rien n’est dit dans Mummy, mummies des Juifs, ni de leur disparition dans les camps, Fleischer en parle dans d’autres textes, et plus récemment dans les romans Immersion (2005) et L’Amant en culottes courtes (2006). Les dernières pages de ce dernier livre relatent le voyage que le jeune Alain Fleischer, âgé alors de treize ans, effectue en 1957 à Budapest, avec ses parents, sur les traces de sa famille. Sur la plaque d’un monument aux morts figurent les noms d’une dizaine de Fleischer disparus en 1944, l’année de la déportation massive des Juifs hongrois à Auschwitz9. Dans Immersion, le narrateur, photographe, vient à Venise pour collecter des noms et photographier des visages sur les médaillons du vieux cimetière juif du Lido, où « la mort elle-même est morte, oubliée depuis longtemps, sans aucun survivant qu’elle puisse concerner et donc paradoxalement, d’une tristesse, d’une désolation plus absolues alors qu’il n’y a plus personne pour être triste »10. Il appelle son amante tchèque, née « là où sont nés les miens »11, « Stella Venezianer » – Venezianer comme le nom de la rue à Budapest où habitaient les grands-parents paternels de Fleischer. Et Fleischer notait dans l’essai « La vitesse d’évasion », à propos de l’installation A la recherche de Stella (1995) : « Une double exploration se produit : celle de cette population de femmes, mortes dans les années 1930 – c’est-à-dire avant que leur mort ait pu leur être volée par le grand désastre collectif –, et celle de l’architecture du lieu »12. Mais la Shoah apparaissait déjà dans Quelques obscurcissements, paru en 1991, que Jean-Bernard Vray juge focal dans la mesure où l’œuvre de Fleischer serait « un dispositif anaclastique qui répercute en rayons incidents ou réfléchit une scène originelle dont il a pris connaissance de manière différée et que relate obliquement le récit autobiographique de Quelques obscurcissements »13. Ce livre juxtapose en effet deux textes, « un récit de pure fiction et un récit de pure mémoire. L’un, situé en Europe Centrale, où sont mes origines, est né de l’autre qui évoque un épisode autobiographique situé à Londres »14. Il s’agit du vingtième anniversaire de Fleischer, fêté à Londres, chez sa tante, qui lui révèle comment elle et son frère, le père de Fleischer, étaient « les seuls survivants d’une famille, la mienne »15.
Il existe, selon Bayard, une forme de présence des morts des camps – autre que la présence thématique – qui appelle à la reconnaissance, une présence liée aux phénomènes collectifs de culpabilité et de refoulement (p. 46). Des fragments d’histoire et de langage évoquent dans Mummy, mummies la Shoah. Par exemple, Fleischer compare à l’état de Lazare, sûrement peu appétissant lors de sa résurrection, l’état des cadavres, enfin exposés quelques jours au soleil, après avoir été desséchés et lavés au vinaigre (p. 21). Lorsqu’il nomme celui que le Christ ressuscite, selon l’Evangile de Saint Jean, Fleischer renvoie aussi, peut-être, à la Shoah, puisqu’on parle, depuis que Jean Cayrol a forgé ces termes, d’homme lazaréen et de littérature lazaréenne. De même, lorsque Fleischer écrit que l’être dont il nous reste la momie est moins disparu que l’être dont le corps s’est « dissipé parmi la terre ou dans l’air » (p. 10), cette désintégration dans l’air ne renvoie peut-être pas seulement à la pratique de la crémation : on sait que l’expression employée par les détenus des camps était « partir par la cheminée ».
Ce sont la place accordée aux momies, leur corps fixe, leur importance – dans le musée, dans tous les quatre textes du livre, dans les photographies, pour Fleischer, pour le jeune Anglais – qui renvoient avec le plus de force à ce que Primo Levi nomme le « trou noir d’Auschwitz ». Si aucune trace ne marque la mort de l’homme, celle-ci se perd dans le vide. Auschwitz inaugure ce « rien » après la destruction, l’abandon de cadavre, l’absence de sépulture. Il est significatif que Fleischer insiste sur cette complicité qui le lie aux momies : il adhère lui aussi à ces motivations, ces mœurs et ces rites qui ont conduit des vivants à embaumer et à momifier leurs morts (p. 9-10). Pour lui, « l’être dont il nous reste la momie est un peu moins mort, ou un peu moins disparu que l’être dont le corps s’est entièrement désintégré, définitivement inaccessible » (p. 10). Chacune des momies de Ferentillo porte un nom, chacune a sa propre histoire, à chacune, dans le livre de Fleischer, sont consacrés son propre récit et une photographie, et l’auteur signale même, dans le fragment autobiographique ajouté in extremis, l’existence d’un autre livre, sur l’Ombrie, qui parle de ces momies (p. 63). Fleischer affirme, dans l’essai, que les momies lui sont sympathiques et familières ; par leur présence même, elles le rassurent, l’apaisent, le réconfortent : « certes, elles font la grimace, mais elles sont là » (p. 9). Significativement, il revient dans la nouvelle sur leur pouvoir de réconfort : « Mon ami anglais était âgé de sept ou huit ans l’été où sa mère, tout juste séparée du père, l’emmena en voyage à travers l’Italie, réalisant malgré les circonstances un projet antérieur à la désunion auquel elle n’avait pas voulu renoncer, peut-être même pour surmonter le chagrin » (p. 31).
Les momies de Ferentillo sont comme vivantes : on leur rend visite, les rencontre, fait leur connaissance (p. 24-25). La première phrase du livre y insiste déjà : « Les catacombes des capucins, à Palerme (…) n’ont jamais évoqué pour moi une nécropole, ni un cimetière, ni un caveau collectif où s’entassent sous terre des dépouilles humaines, ce que sont pourtant toutes les catacombes » (p. 7). Fleischer explique avoir photographié les momies, non comme des sculptures, mais « comme on fait des portraits sur le vif ou des nus d’après modèle vivant » (p. 57). Dans l’essai, il s’emploie à lier la pratique de la momification et celle de la photographie, la momie et l’image photographique. Les catacombes seraient ce laboratoire où les momies, comme des images photographiques exposées, se révéleraient lentement mais jamais ne se fixeraient. Malgré le noir et la nuit, ces corps-images finissent par être brûlés et noircis par le temps devenu lumière16. Il s’agit là d’une « survie des morts » qui permet aux morts, selon l’expression de Fleischer, de continuer de mourir, de ne pas en finir de mourir (p. 15). La fascination de ces images survivantes consiste précisément en leur fragilité. C’est par leur capacité de mourir que les momies renvoient à tous ceux à qui a été volée la mort à Auschwitz ; elles peuvent apporter en même temps un réconfort à ceux à qui à été dénié leur deuil.

Conclusion : Camille Laurens et le fantôme de l’enfant mort

Bayard fait l’hypothèse que les fantômes sont de deux ordres : il y aurait les fantômes collectifs, anonymes, et les fantômes individuels, porteurs d’un nom (p. 44). En conclusion, je voudrais évoquer l’œuvre de Camille Laurens, hantée par un fantôme qui s’appelle Philippe. On lit dans son roman Dans ces bras-là (2000) : « Elle a eu un fils. Il est mort. Lorsqu’on lui demande si elle a des enfants, elle fait la même réponse que sa mère, elle dit : ‘J’ai deux filles.’ Au début elle précisait, elle nommait ce fils. Elle ne le fait plus, les gens comprenaient mal. Elle a arrêté, elle n’en parle plus. » Et puis, quelques lignes plus loin : « C’est l’enfant là-pas là, il va et vient comme la bobine qui roule et puis revient »17. Selon Bayard, l’intérêt des Racines du ciel est de se situer au début d’un processus et de montrer comment les fantômes commencent à apparaître dans les textes en y demandant asile (p. 44). Camille Laurens vient à la littérature en 1991, avec Index. En 1995, paraît Philippe, récit sur la naissance et la mort, ce même jour en 1994, de son bébé nommé Philippe. Ce texte bouleversant porte sur cet événement bouleversant : la mort d’un bébé, imputable à des négligences médicales. Mais, pour reprendre les termes de Fleischer dans Mummy, mummies, quelque chose de cette histoire bouge encore, refuse de se laisser enfermer dans le livre qui lui est consacré, ne cesse de revenir (p. 61). En effet, sans en être le sujet principal, le fantôme de Philippe fait retour dans tous les textes que publie Camille Laurens après la mort de son fils, y compris Quelques-uns (1999) et Le Grain des mots (2003), et le roman Les Travaux d’Hercule, paru en 1994, est dédié « à Yves et Philippe Mézières »18. Souvent, c’est sans aucune raison évidente qu’apparaît le nom de Philippe ; c’est ainsi qu’il est en quelque sorte associé à ce que relate le texte. A titre d’exemple, dans L’Amour, roman (2003), il est question de « cette clinique où Philippe devait mourir trente-cinq ans plus tard »19. Parfois, le texte revient de manière directe à l’accouchement de Philippe. Tel est le cas dans Cet absent-là (2004) : « J’ai des photographies de Philippe. Elles ont été prises par le pédiatre de l’hôpital, comme il est d’usage, je crois, pour les enfants mort-nés »20. D’autres fois, le texte renvoie de manière plus indirecte à cet événement traumatisant. Par exemple, la narratrice, dans L’Amour, roman, dit après la naissance de sa fille : « Qu’on ne me demande pas de me reposer, ‘reposez-vous’, conseillaient les manuels pratiques, mais pas question, je connaissais la fin de l’histoire, les yeux fermés je connaissais, Philippe, je ne les ai même pas vus, ses yeux, la mort est aveugle » (p. 192).
Une étude du fantomatique dans l’œuvre littéraire de Camille Laurens doit se distinguer de celle de l’œuvre de Romain Gary dans la mesure où le texte Philippe, situé au début d’un processus, porte directement sur Philippe. Pourquoi Philippe ne cesse-t-il de revenir ultérieurement ? Pourquoi, et comment, maintenir un lien avec lui dans d’autres ouvrages ? Ce retour sur le mode de la hantise donne lieu à réfléchir à la signification de la répétition, d’autant plus que revient, chez Camille Laurens, non seulement le fantôme de son fils Philippe, mais également celui de sa sœur, morte, comme Philippe, à la naissance. Enfin, Camille Laurens associe la naissance, pour l’angoisse et la dénudation qui lui sont propres, étroitement à l’amour, et notamment à la séparation involontaire et à la rupture amoureuse. Dans Cet Absent-là, elle écrit : « Enfin, ou d’abord, il y a Philippe, mon fils, mon premier-né, il y a Philippe, l’alpha et l’oméga de mon visage, la source et la mer, dans la glace il y a l’enfant que j’ai été et celui qu’il ne sera jamais » (p. 39). Mort le jour où il est né, Philippe renvoie à la fois au commencement et à la fin, au positif et au négatif. « La pierre blanche est aussi une croix noire, l’heureux événement un tragique accident, une même et unique date est inscrite sur l’agenda et sur la tombe… Sitôt nés, nous disparaissons ; il y a dans chaque anniversaire des bougies et des cierges, c’est le commencement et la fin, le commencement de la fin »21, lit-on à l’article « Anniversaire » dans Le Grain des mots. L’amour aussi est symétrique, selon Camille Laurens, puisque l’angoisse est son signe initial et en signe également la fin : « L’amour commence comme il finira, il finit comme il a commencé, par cet effroi qui serre le cœur autour d’un vide »22.
C’est depuis Philippe, il me semble, que Camille Laurens montre comment tout commencement s’achemine toujours déjà vers la fin. La rencontre amoureuse et la naissance étant étroitement associées, la rupture renvoie forcément aussi à la mort. La mort de Philippe est particulièrement importante : parce que c’est le fils de la romancière, parce que sa mort survient presque aussitôt après sa naissance, parce qu’elle réactualise de manière étrangement inquiétante un passé qui se reproduit. Lorsque la narratrice-romancière, dans Ni toi ni moi, écrit au cinéaste que : « C’est un film sur la fin, je vous l’ai dit dès le début. C’est même son originalité, à mon avis : ça commence, et presque aussitôt ça finit » (Ni to ni moi, p. 291), il s’agit dans un d’abord de leur projet de film. Mais si le sujet du film est la rencontre et la rupture de deux êtres, Philippe n’en est pas absent. Avec la petite sœur morte à la naissance, il y entretient une présence flottante : selon l’expression de Pierre Bayard, ils « occupent » le texte. Si la fin d’une relation amoureuse est la fin d’une relation amoureuse, cette fin est aussi marquée par le fantomatique : elle est marquée par la circulation de fantômes de deux enfants morts à la naissance dans ce texte.


Note

↑ 1 Camille Laurens, Le Grain des mots , Paris, P.O.L, 2003, p. 113.

↑ 2 Voire Pierre Bayard, « Les éléphants sont-ils allégoriques ? A propos des Racines du ciel de Romain Gary », Europe. Ecrire l’extrême. La littérature et l’art face aux crimes de masse (juin-juillet 2006), p. 34-47, p. 34.

↑ 3 Romain Gary, La Nuit sera calme , Paris, Gallimard, « Folio », 1982, p. 218 ; Bayard, p. 37.

↑ 4 Romain Gary, Les Racines du ciel , Paris, Gallimard, 1956, p. 197-198.

↑ 5 Alain Fleischer, Mummy, mummies , Lagrasse, Verdier, 2002, p. 16.

↑ 6 Bernard Millet, « Eléments biographiques », dans La nuit sans Stella , Actes Sud, 1995, p. 68.

↑ 7 Frédéric Mora, « Le spectacle du bord », dans La Vitesse d’évasion , Paris, M.E.P., Léo Scheer, Centre Pompidou, 2003, p. 105-108, p. 106.

↑ 8 Alain Fleischer, « Mes histoires me rendent à ce que j’ai perdu », propos recueillis par Patrick Kéchichian, Le Monde , 2 septembre 2005, p. III.

↑ 9 Voir Alain Fleischer, L’Amant en culottes courtes , Paris, Seuil, 2006, p. 619.

↑ 10 Alain Fleischer, Immersion , Paris, Flammarion, 2005 p. 28.

↑ 11 Alain Fleischer, Immersion , 2005, p. 227.

↑ 12 Alain Fleischer, « La vitesse d’évasion », p. XLII.

↑ 13 Jean-Bernard Vray, « Mummy, mummies d’Alain Fleischer : entre œuvre au rouge et œuvre au noir », dans Et in fabula pictor. Peintres-écrivains au XXe siècle : des fables en marge des tableaux , sous la direction de Florence Godeau, Paris, Editions Kimé, « Les Cahiers de marge », 2006, p. 267-287, p. 269.

↑ 14 Alain Fleischer, Quelques obscurcissements , Paris/Lagrasse, Deyrolle/Verdier, 1991, quatrième de couverture.

↑ 15 Alain Fleischer, Quelques obscurcissements , p. 49.

↑ 16 A ce sujet, voir également Alain Fleischer, « La vitesse d’évasion », dans La Vitesse d’évasion , Paris, M.E.P., Léo Scheer, Centre Pompidou, 2003, p. I-LV, p. LII.

↑ 17 Camille Laurens, Dans ces bras-là , Paris, P.O.L, 2000, p. 219.

↑ 18 Camille Laurens, Les Travaux d’Hercule , Paris, P.O.L, 1994, p. 9.

↑ 19 Camille Laurens, L’Amour, roman , Paris, P.O.L, 2003, p. 161

↑ 20 Camille Laurens, Cet absent-là , Paris, Leo Scheer, 2004, p. 43.

↑ 21 Camille Laurens, Le Grain des mots , Paris, P.O.L, 2003, p. 80-81.

↑ 22 Camille Laurens, Ni toi ni moi , Paris, P.O.L, 2006, p. 28.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482