Publifarum n° 8 - AFFRONTER LA CRISE : OUTILS ET STRATEGIES

Crise de l’intrigue, triomphe de la configuration

Marielle MACE


Les réflexions ici esquissées partent d’une hypothèse sur le rapport paradoxal que nous entretenons aujourd’hui avec les récits, et sur notre difficulté à définir ce que nous attendons d’eux. Certes la Mémoire, comme valeur et devoir, est le mot-clé de notre temps ; mais la narrativité est en crise ; les Lieux de mémoire de Pierre Nora, d’ailleurs, célébraient moins le besoin de commémoration qu’ils n’en faisaient le symptôme d’un affaiblissement des liens actifs entretenus avec le passé ; de ce point de vue, l’empire de la mémoire est peut-être aussi une perte d’histoires (tout comme le succès du storytelling marque une accentuation du rôle social de la fiction plus que du récit). En littérature, tout un pan des récits contemporains témoigne d’une rupture en profondeur avec la généalogie longue du roman, et leur fraternité évidente avec la grande Histoire (avec ses objets, ses fonctions, ses protocoles…) doit sans doute être considérée hors des cadres conceptuels qu’offrait jusqu’à une date récente cette aventure générique.
On peut proposer de faire remonter cette rupture à la Seconde guerre mondiale, qui a en partie dissocié le roman d’une conception vectorielle de l’Histoire, d’une pensée du temps comme milieu propre des actions, des projets, des modalités inchoatives de la conscience, nourri de l’appui sur une vision « tensive » et « passionnelle »1
de la narration ; une formule qui, donnée comme en passant dans le Journal de Raymond Queneau, avait manifestement une force d’évidence pour sa génération, s’insère mal désormais dans notre paysage littéraire et semble difficilement nommer ce que nous attendons des récits : « On peut, écrivait-il, se situer dans le passé pour situer son futur (dans le passé) : [c’est] le roman »2. Le goût de l’imminence, la dialectique de prospection-rétrospection, l’ouverture à l’infini des possibles, cette « élation vers l’éventuel »3 qui définit pour Gracq le roman, ce goût donc ne semble plus être moteur, remplacé qu’il est dans bien des cas par un romanesque de l’incidence, de la mélancolie ou du minuscule.
L’émergence du motif de l’archive, la généralisation de la forme de l’enquête, l’arrivée au centre de l’espace littéraire des récits de vie et de la figure du témoin, sont des marques fortes de ce nouveau rapport à l’Histoire et, partant, au récit. Je crois que ces questions ne regardent pas seulement le grand thème de la Mémoire, comme forme et comme valeur, auxquelles on se contente souvent de les rapporter ; elles doivent aussi être associées à cette insistante mise en débat de la narrativité que l’on peut observer au long du siècle, à cette crise déjà ancienne du récit prospectif et tendu, crise du « principe-espérance » de la narration comme dirait Ernst Bloch, décrochement par rapport à l’histoire séculaire du roman, qui largue d’un coup une série de fonctions affectives et sociales traditionnellement associées au genre. Dans le vocabulaire de la poétique, on parlerait d’une « crise de l’intrigue », d’un recul du narratif en tant que tel, crise qui est proportionnelle à l’empire actuel des disciplines historiques, car celles-ci imposent d’autres usages du temps ; le temps est comme vidé de sa tensivité, il s’intensifie désormais par éclats, dans la brillance des reliques dont beaucoup d’écrivains contemporains se font les porteurs ; il y semble parfois figé – c’est d’ailleurs le grief formulé à l’encontre de la littérature « mémorielle » contemporaine, très reconnue, en particulier par l’université, mais réputée essoufflée et socialement enclavée (même si bien des auteurs4 viennent démentir ou combattre ce sentiment).

Le réel à l’état passé

L’objet de ces récits sans intrigues, son milieu, est le « réel à l’état passé ». L’expression décrit dans La Chambre claire ce qui constitue pour Barthes la force émotionnelle du document photographique, qui change la donne du temps et l’expérience que nous en faisons. Ce qu’imposent l’archive, l’enquête, la biographie, c’est en effet la substitution d’un réel rechargé vers l’arrière (un réel qui se défait, se fragmente, se dépose, s’oublie, se conserve, que l’on peut perdre et retrouver, moteur concret, intense jusqu’au pathétique) au « monde » des récits-espérance (ce monde narratif orienté, conflictuel, discordant, encore décrit par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, ce monde directionnel où l’on se meut, que l’on transforme, et dont le partage fonde la permanence d’une espèce sociale). Le réel, désormais, est ressaisi non dans la perspective du réalisme, mais, dans une conversion à ce qu’il a d’« intraitable », en direction des valeurs de l’attestation et de la reconnaissance, c’est-à-dire d’une autre pratique du récit et d’une autre conception de l’Histoire. Archives de soi dans L’Age d’homme, annales des siens dans le Roland Barthes par Roland Barthes, féerie des hypothèses appelées par les lacunes des documents chez Michon, mémorial du Convoi du 24 janvier chez Delbo, quête d’un oublié rencontré sur les pages d’un registre dans Dora Bruder et dans le Pinagot de Corbin (histoire et dispositif fictionnel sont devenus les deux faces d’une seule et même fonction)… Ces morceaux de « réel à l’état passé » sont corrélatifs du régime général de la commémoration ; ils tombent dans notre présent médusé et y diffusent leur aura ; si ces nouveaux objets de récit deviennent visibles, c’est sans doute parce que le futur est invisible, qu’il n’est plus l’affaire de la majorité des romanciers, sauf à être pris dans des scénarios-catastrophes – l’étrange anticipation du 11 septembre dans Plateforme, la projection de désastre chez Volodine…
Ce décrochement du récit par rapport au bolide de l’Histoire, de l’Histoire qui se fait, ce ralentissement du roman lesté par la mémoire et alourdi par la dette, le souvenir de la « dépossession » diagnostiquée par Denis Hollier5 m’invite à le rapporter aux années 30 ; les années 30 ont été les dernières années de l’imminence, de la projection et de la prospection comme évidence collective, années remplies par l’attente d’un événement qui s’apprêtait, depuis l’avenir, à bondir sur le présent « comme un voleur » - la guerre, la vraie, attends un peu qu’elle arrive, écrivait Sartre pendant la drôle de guerre. Après la magique année 1913, ce sommet des temps inchoatifs (ceux de la volupté des possibles bergsoniens, de « l’aventure » de Rivière, du vent surréaliste de « l’éventuel »), le siècle a tragiquement marqué le pas, et sa réserve énergétique s’est comme dégradée. C’est la querelle que Gracq faisait à la résurrectine de Proust, « considéré comme terminus » : « Je n’ergote en rien sur l’admiration que je porte comme tout le monde à la Recherche du temps perdu, si je remarque que la précision miraculeuse du souvenir, qui de partout afflue pour animer ses personnages […] les prive en même temps de ce tremblement d’avenir, de cette élation vers l’éventuel qui est une des cimes les plus rares de l’accomplissement romanesque »6. L’expérience bizarre d’Antoine Roquentin, de ce point de vue, s’est rapprochée de nous, et montre la transformation apportée aux récits et à leur poussée d’avenir par les années menaçantes ; dans le roman de Sartre, le héros-historien condamnait le récit – coupable de raconter les événements à l’envers, depuis leur fin, et de donner par là l’illusion de l’aventure – et renonçait à exploiter les documents dont il disposait sur le marquis de Rollebon, c’est-à-dire à écrire sa biographie. A rebours, le parti pris actuel du document7, le goût de l’archive et du réel à l’état passé, apparaît une solution parmi d’autres à une énigme déjà ancienne : celle de l’attente romanesque, de la sollicitation des récits. Sartre lui-même, l’homme des courses, comme Breton fut celui du « lâcher tout », s’est d’ailleurs converti aux biographies et à la rétrospection.

De l’intrigue à la configuration

Crise de « l’intrigue », prise en son sens courant, de l’intrigue « intrigante »8, de sa motivation et de sa tension, dans cette littérature vouée à la Mémoire ; mais aussi, et de ce fait, triomphe de la « configuration », au sens que Paul Ricœur a donné à ce mot (qu’il appelle aussi « intrigue », mais on peut justement accentuer la distinction entre ces deux notions), et qu’a adopté dans son sillage, et sous l’impulsion de ce que François Hartog appelle l’« évidence de l’histoire »9, une grande partie de la pensée contemporaine. Cette relève de l’intrigue par la configuration implique des formes, des fonctions narratives, et surtout des expériences affectives très particulières.
La configuration, on le sait, est le moment central de l’opération mimétique décrite par Ricœur. Elle se distingue de l’intrigue comme la concordance de la discordance, la suture de la rupture, le rétrospectif du prospectif, le déjà fait du « se faisant », l’après-coup de l’avenir, la synthèse compréhensive de l’intérêt surpris, ignorant, impatient ; elle implique une conception réparatrice, pacifiée, conciliante du récit, une vision de la narration comme agencement signifiant de données et de faits rassemblés, plutôt que comme dispositif d’avancée, accompagnement rusé de la marche incertaine d’un wagon-lecteur parmi les événements. On reconnaît dans cette substitution de la configuration à l’intrigue intrigante les valeurs de Temps et récit – la construction même de l’ouvrage, qui règle l’énigme temporelle d’Augustin par la mimèsis d’Aristote, pose d’emblée cette substitution ; le récit apparaît comme une solution apportée a posteriori à la distensio animi, et bien des convictions actuelles, en matière narrative, convergent vers ce sentiment de régulation à la fois formelle et existentielle. L’important, ici, est l’orientation donnée par les lecteurs de Ricœur à la pensée narrative, c’est-à-dire la banalisation de ses concepts ; le succès de Temps et récit a accompagné une subordination du narratif aux mécanismes du récit factuel, il a donné la priorité à la suture, au sens fait, à la compréhension, au dénouement, à un temps rétrojecté.
Temps et récit offre des raisons pour donner un statut matriciel à la narration factuelle ; car le muthos y est défini comme « synthèse de l’hétérogène », « nouvelle congruence » dans l’agencement des incidents ; c’est le « prendre ensemble » de la configuration, associé au jugement selon Kant et au travail de l’imagination productrice ; on pourrait pourtant considérer que le récit fictionnel n’a pas de passé, n’a pas de mémoire, n’a pas de donné à réorganiser ; mais ce n’est pas cet aspect de la fiction qui semble importer aujourd’hui. Certes Paul Veyne ou François Hartog posent que le récit historique s’écrit « comme un roman » (et l’expression cache un certain plaisir), c’est-à-dire que l’histoire va vers la littérature, se retrouve en elle, se sait écrite ; ils se reconnaissent en cela dans la notion unifiée d’« intrigue », c’est-à-dire en réalité de configuration ; mais la conviction qui peut nous habiter est sans doute inverse : ce n’est pas l’histoire qui s’est rapprochée de la littérature, mais la littérature de l’histoire, le récit littéraire remplit des fonctions définies par l’histoire, et il en adopte les formes ; il ne s’agit pas de l’histoire tensive du modernisme et du romanesque, mais de l’histoire comme tâche morale, comme devoir de reconstitution, une histoire qui tourne le dos à certains aspects de la narrativité, proportionnelle à la méfiance que les historiens des Annales avaient manifesté pour le récit, pour l’événementialité de ce qu’ils appelaient « l’histoire-bataille ». L’idée de configuration prend fondamentalement appui sur le modèle du récit historiographique, sur le modèle sans tensivité (même s’il n’est pas sans lacunes ou sans mystère) du récit non fictionnel, du récit factuel, celui qui met rétrospectivement de l’ordre dans la masse informe des faits bruts, et par là leur donne sens. La notion d’« identité narrative », qui découle directement de cette concordance, nomme la vertu essentielle du récit pour nos vies, elle dit ce que nous semblons espérer des histoires : une réparation.

Attestation, reconnaissance

Certes, Ricœur définissait explicitement le récit comme une dialectique de concordance et de discordance, mais les valeurs vers lesquelles a tendu son parcours intellectuel invitent à minorer les catégories de la discordance, à refouler la négativité temporelle, au profit d’une vision profondément résolutive du récit, du récit comme réponse aux trouées du réel. Les valeurs de « l’intrigue » (curiosité, suspens, surprise, comme le résument M. Sternberg et R. Baroni, ces valeurs qui sont analogues à la logique de l’action qui est fondamentalement téléologie, protension, projection, programming), le cèdent aux figures morales propres à la configuration que sont l’« attestation » et la « reconnaissance » ; et les fonctions de l’intrigue intrigante (figurer l’incertitude temporelle, organiser l’attente) s’effacent devant une vaste mission mémorielle.
La fiction est en effet renvoyée par Ricœur à la réalité d’une façon très contraignante, et très morale ; elle implique un amarrage constant à la réalité, et vise l’instauration du Semblable. Ce que Ricœur appelle la « représentance », ou la « lieutenance », c’est-à-dire la façon dont le récit historiographique vise le réel, constitue le mot-clé même pour la fiction – tout comme la « survivance » d’un Benjamin et le « ça-a-été » d’un Barthes. C’est ce qu’a fait aussi Hayden White, qui articule la pensée du récit à une théorie des tropes. La notion de « lieutenance » pointe vers un rapport figural au réel qui se retrouve dans les fictions contemporaines : la trace est là pour le passé, puisque les choses « ont pu » se passer « comme » il est dit dans le récit que voici. Il y a une croyance ontologique très forte au fondement de Temps et récit, car le besoin narratif y nomme fondamentalement la dette, la fidélité à l’égard du réel passé. Il y a là une « conversation » permanente entre les récits fictionnels et les récits historiques ; Ricœur accorde d’ailleurs que ses propositions risquent d’effacer la frontière entre fiction et histoire. Mais à vrai dire ce n’est pas au détriment de l’histoire que cela se produit, je dirais même que c’est au profit du réel, d’un réel visé indirectement mais qui est toujours posé aux racines de la mimèsis. Dans cette philosophie, toute invention est subordonnée à la figure de la reconnaissance, et de ce point de vue, le dernier ouvrage de Ricœur, Parcours de la reconnaissance, aura magistralement bouclé la boucle.
De l’intrigue à la configuration, on change donc non seulement de formes, mais aussi de fonction narrative, (en particulier de point d’action des refigurations) : de « l’élation » romanesque, de la participation des récits à une directionnalité de l’Histoire, on passe à l’attestation et à la reconnaissance ; tout se passe comme si cette transformation des attentes narratives larguait d’un coup deux siècles de roman : ni Great expectations, ni Illusions perdues, mais des Vies antérieures ou minuscules ; après guerre, Sartre a par exemple dû courir après l’avenir, à coup d’engagements, d’autant plus vivement que cet avenir s’était décroché du roman. Comme si l’Histoire était devenue un milieu d’intervention rétroactive, l’espace opaque des oublis et des réparations, la ressource pour de possibles résurrections ; son fil n’est plus nécessairement tendu par un romanesque des projets ; le temps, d’ailleurs, n’est que rarement représenté comme la flèche d’un arc ; spatialisé, démultiplié, il déploie les paysages de la mémoire dans la complexité de leurs reliefs. Et une telle idée de l’Histoire fournit de nouvelles coordonnées à la littérature.
On pourrait mettre ce nouvel espace narratif sous le signe d’une phrase de Mallarmé : « Ordonner, en fragments intelligibles et probables, pour la traduire, la vie d’autrui, est tout juste, impertinent : il ne me reste qu’à pousser à ses limites ce genre de méfait. Seulement, je me renseigne »10. Gérard Macé cite volontiers ce morceau du « Rimbaud » des Divagations pour présenter son travail, appuyant sur la dernière et prosaïque partie de la phrase : « je me renseigne ». L’expression nomme un rapport au donné et pourrait servir d’allégorie au destin littéraire des deux dernières décennies ; elle désigne un usage du document qui rapproche les pratiques littéraires de celles de l’histoire professionnelle, et désigne l’un des objets privilégiés de notre temps : l’archive, lieu de mémoire et de factualité, pièce authentifiée et source de récits.
Les prosateurs actuels, de ce point de vue, font retour vers des formes très anciennes, des genres pré-modernes depuis longtemps livrés à l’obsolescence, et qui ont souvent la particularité de ne pas faire le partage entre discours et récit, manifestant ainsi leur recul à l’égard du narratif. Le traité, mais « petit », la méditation, la leçon, voire la prière, les hagiographies, le « mémorable » identifié par André Jolles, les formes littéraire de la collection (inventaires, arts de mémoire), et surtout l’exemplum (dont on sait l’actuel succès critique), anecdote livrée « à sec », fait divers précieusement découpé… tous genres souvent anonymes où l’auteur est témoin et restaurateur, plutôt que narrateur. On sait que Foucault avait en projet une collection de vies que sont venus exemplifier la confession de P. Rivière (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère) et les mémoires de l’hermaphrodite Alexina Babin (Herculine Babin, dite Alexina B.), récits puisés aux Annales d’hygiène publique et de médecine légale et qui pourraient servir de préhistoire à nos histoires.
Dans ces formes narratives de l’inactualité, d’un anachronisme médité, on cherche moins à fonder, c’est-à-dire aussi à prospecter ou à espérer, qu’à hériter11. Le thème généalogique nourrit lui aussi la crise de l’intrigue et le triomphe de la configuration, via « l’identité narrative » et la définition généalogique de soi12 ; il n’est que de citer Rimbaud le fils, de Michon, pour prendre le pouls de cette littérature filiale. « La métaphore du père mort a été comme prise à la lettre, de façon violente, par la situation ; la littérature ne s’est plus occupée que d’une foule de fils, de noms seuls, une fratrie »13, expliquait Patrick Mauriès deux ans après la mort de Sartre et de Barthes. Ces « récits de filiation » imposent de nouvelles images de l’auteur, moins vocationnelles : le tiers, le scribe, le compilateur, le conservateur, le glaneur… Leiris ou Bataille (ethnologue et bibliothécaire, hommes à document et à terrains), Warburg ou Malraux (hommes-musées), Benjamin (collectionneur de ce qui va disparaître) ne sont sans doute pas pour rien dans ces transformations de la figure de l’auteur. Mais ici, c’est Proust qui peut être considéré comme l’ancêtre essentiel, lui dont l’œuvre a incarné une solidarité nouvelle entre le récit et la mémoire, une collusion désirable entre la littérature et ce « réel à l’état passé » que Barthes explore dans le récit « vaguement proustien »14 de La Chambre claire. Un Proust métamorphosé par l’arrivée de Foucault, par une passion pour la mémoire revivifiée à la source des exempla et des documents réintroduits dans la matière culturelle par les historiens. Proust « mémoire de la littérature », comme le développe aujourd’hui A. Compagnon dans ses cours du Collège de France.

Espoir, mémoire, pitié

Cette passion de la concordance, qui est l’autre nom de la mémoire, son nom narratif, est l’un des aspects de la pensée pacifique de Ricœur (critiquée par R. Rochlitz15). Elle implique des expériences affectives et esthétiques très particulières, sur lesquelles il est important de s’arrêter ; j’opposerai de ce point de vue, à nouveau très schématiquement, une image de la lecture à une autre, et une conception de la sollicitation romanesque à une autre.
La première est la lecture d’un roman d’aventure de Saint-Exupéry par Sartre, Terre des hommes ; c’est une sorte d’acmé de l’élation romanesque ; cette description, on va le voir, s’est considérablement éloignée de nos attentes narratives, en tout cas de ce que tout un pan de la littérature s’offre aujourd’hui à combler. Sartre rapporte cette lecture dans une lettre à Beauvoir :

j’ai passé une soirée toute sentimentale et toute pure, parce que j’ai lu Saint-Exupéry. Ce n’est pas que cela soit si bon […] mais ça m’avait dépaysé. Pour une fois je ne regrettais pas ma vie réelle et passée, vous autre, Paris, mon époque, les lieux que j’ai connus. C’était autre chose ; beaucoup plus tendre et plus résigné : je regrettais l’Argentine, le Brésil, le Sahara, le monde que je ne connais pas, toute une vie où ni vous ni personne n’aviez de place, une vie que je n’ai pas eue, que j’aurais pu avoir du temps que j’étais “mille Socrate” comme dit Lévy. Je me sentais seul et enfantin, ému comme un tout jeune homme pour un avenir qu’il entrevoit – et en même temps je savais que ça ne serait plus jamais mon avenir. […] Je crois bien que c’est la première fois depuis dix ou douze ans que ça m’arrive de rêver à une tout autre vie que la mienne. […] Je suis borgne et maladroit, voilà qui suffit à m’écarter pour toujours du métier de pilote de ligne. Mais c’était plutôt une sorte de réalité humaine générale, en moi, qui aurait pu être ça.16

Une « sorte de réalité humaine générale, en moi, qui aurait pu être ça ». C’est le sentiment des « possibles » comme matière de romans, une imagination tensionnelle dont la dynamique narrative organise l’expérience. Le plaisir décrit par Sartre est représentatif d’un certain âge du roman, un âge marqué par la passion des projections, le goût de l’éventuel qui a défini toute une génération et que cristalliseraient aussi bien « Le roman d’aventure » de Rivière que Nadja ou Le Paysan de Paris.
L’émotion aujourd’hui associée au récit semble s’être éloignée de ce vent de l’éventuel ; on attend autre chose des histoires. Les paysages de la mémoire remplacent les aiguillages de l’aventure ; et ces paysages renferment une réserve affective très particulière. J’en prendrai pour exemple la lecture de Proust par Barthes17 ; elle n’est évidemment pas orientée vers le futur, puisqu’il s’agit de Proust ; mais, et c’est ce sur quoi je voudrais insister, elle n’est pas même orientée vers le passé, car elle est située en deçà de la mémoire, c’est-à-dire de la rétrospection et de la réparation, hors de la flèche du temps ; cette lecture aboutit à l’expérience à certains égard très peu narrative, de la Pitié. En 1979, Barthes a consacré son tout dernier séminaire aux archives photographiques du « monde proustien » capturé par Paul Nadar, le fils de Félix. Ce séminaire est issu d’une pratique concrète de l’archive, il anticipe la pente documentaire des récits actuels : Barthes est allé consulter un fonds de 400 000 plaques de verre. Son expérience de l’archive a surtout l’intérêt de pousser un peu ailleurs la balle de la mémoire, et de nous indiquer qu’en littérature le document peut s’épuiser en une émotion qui surpasse sa fonction mémorielle, qui l’arrache à la rétrospection, qui arrête en quelque sorte le récit, et situe l’effort en deçà du temps, dans ce que François Hartog appellerait peut-être un « présentisme » absolu, le présentisme de l’affect.
L’expérience morale fondamentale pour Barthes, c’est la pitié, vers laquelle tend, comme on sait, tout le récit de La Chambre claire. Barthes ne se donne pas ici une mission de résurrection, de réparation d’un oubli, de remplissage de lacunes, mais s’interroge sur le rapport que nous avons avec les documents du passé, sur l’intensité affective qu’ils enferment ; le discours consiste simplement à indexer l’archive en la montrant du doigt, en la portant à « l’examen » : « vous le voyez ». Barthes livre donc un simple répertoire de photographies légendées. Synthèse de l’hétérogène, si l’on veut, et travail herméneutique d’identification et de commentaire. Mais la « chance » du séminaire, dit Barthes, c’est-à-dire sa fonction et son espérance, n’est ni de comprendre, ni de rappeler ; c’est « seulement de vous intoxiquer d’un monde, comme je le suis de ces photos, et comme Proust le fut de leurs originaux »18. Le document exhumé est amputé de ses enjeux mémoriels pour se cristalliser sur son punctum ; de la même façon, la portée de l’archive pour le dernier Foucault était resserrée sur une seule de ses fonctions, la brillance : « Vies […], exempla, mais – à la différence de ceux que les anciens recueillaient au cours de leurs lectures –, ce sont des exemples qui portent moins des leçons à méditer que des brefs effets dont la force s’éteint presque aussitôt. »19. Sans l’appui d’un récit vectoriel, la poétique de l’archive, aujourd’hui dominante, est une poétique « des effets », des effets sidérants provoqués par un fragment de réel lorsqu’il revient au monde – ainsi que le dit Quignard : « Le fragment de réel tombant comme la foudre dans le réel provoque plus en moi d’imaginaire que le faux donné pour tel »20.
Barthes s’en tient, en-deçà de la sollicitation de la mémoire, à cette émotion assez peu temporelle qu’est la fascination ; le chemin qui m’a menée de l’intrigue à la configuration, c’est-à-dire de l’élation à la mémoire, s’aggrave ou se défait : le temps est vidé de sa tensivité, de sa direction vers l’avant mais aussi vers l’arrière, car il ne s’agit même pas d’opérer sur des vestiges en les rapportant au présent, mais de se montrer affecté – presque interdit – par le réel. Voilà l’aura médusante de l’archive lorsqu’elle est extraite (c’est-à-dire sortie) d’une intrigue. Mines d’excitation, les clefs qui rattachent telle photo réelle à tel personnage de la fiction proustienne affermissent et développent pour le lecteur un lien imaginaire à l’œuvre, elles font naître une rêverie propre à la lecture. Tout l’objet du séminaire de Barthes est de montrer que le document à la fois aide et gêne la pulsion de reconnaissance du lecteur amoureux de La Recherche, de montrer que le document n’est pas forcément le point de départ d’un nostos, d’une histoire de retour, mais qu’il peut se consumer en une autre aventure affective, que la Mémoire ne suffit pas à nommer.
La Chambre claire disait bien que la photographie n’est nullement résurrectionnelle – « rien de proustien », analysait Barthes ; elle ne faisait pas appel aux formes narratives de la mémoire, mais à cet affect tout tolstoïen qu’est la Pitié, qui est sans histoire. Ce n’est pas l’émotion de l’attente évidement, pas même celle du mémorable. Plus loin encore du souvenir, le séminaire s’attarde à son tour sur l’emprise des photos, non sur leur capacité d’attestation mais sur l’affrontement du rêve au réel, au risque de la déception et de la distorsion plutôt que de la reconnaissance : quoi, ça n’est que ça ! « Il y aura donc, par rapport à la lecture, surtout des phénomènes de déception, de gêne, de surprise (mais il y aura aussi des phénomènes compensatoires, d’autres intérêts »21 ; cette étrange émotion du réel va jusqu’à la « dérision » et au « vertige » dans la découverte du visage « disgracié, pitoyable de laideur »22 du plus beau et du plus noble les personnages de La Recherche : la grand-mère bien aimée. « Pitoyable », voilà encore le côté Tolstoï de Proust. C’est l’inversion paradoxale de la perspective mémorielle ou du sens de l’archive, puisque l’on remonte de la fiction au document non pour sauver, non pour se rappeler, non pour réparer, mais au contraire pour s’étonner du réel, mesurer combien la rencontre avec l’image vraie gêne la fiction. Cela fait peut-être écho à la formule de Philippe Forest que les organisateurs de ce colloque ont choisi de mettre en exergue, et qui annonce qu’une sortie du régime mémoriel a déjà eu lieu.

J’aurais peine à évaluer l’exemplarité de ce cas très singulier et très paradoxal, de rapport barthésien au roman ; on a beau jeu à ne pas trouver de récit dans ce qui se donne a priori comme un répertoire d’images. Ce qui me retient pourtant, dans cet exemple dont je fais mon point d’arrivée, c’est le sentiment, une nouvelle fois, d’une difficulté narrative, d’une absence d’histoires que masque l’empire de la mémoire ; on est évidemment très loin de Roquentin, mais peut-être le problème est-il toujours le même : celui d’une crise durable de la sollicitation narrative, qui a brusquement réorienté le roman vers les dehors de la littérature. Dans cette drôle d’entreprise de Barthes, qui se situe en plein contexte proustien, en pleine transition, aussi, vers le triomphe de l’histoire et de l’historien, le Temps apparaît vidé de ses flèches : ni prospection ni rétrospection, le punctum du réel a absorbé sa fonction temporelle, l’émotion de l’archive a tranché ses fils narratifs.


Note

↑ 1 Voir R. Baroni, La Tension narrative, Paris, Le Seuil, 2007. C’est lui qui a souligné, dans l’espace français, ce resserrement de la conception du récit autour de la « configuration » au détriment de « l’intrigue ».

↑ 2 R. Queneau, Journal 1914-1965, Paris, Gallimard, 1996, p. 683.

↑ 3 J. Gracq, « Proust considéré comme terminus », En lisant en écrivant, Œuvres II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 622.

↑ 4 C’est la ligne qu’explore L. Ruffel, Le Dénouement, Paris, Verdier, 2005.

↑ 5 D. Hollier, Les Dépossédés. Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1993.

↑ 6 J. Gracq, « Proust considéré comme terminus », op. cit., p. 621-622.

↑ 7 Voir Communications, n° 71 : « Le parti pris du document : Littérature, Photographie, Cinéma et Architecture au XXe siècle », Paris, 2001.

↑ 8 Voir R. Baroni, op. cit.

↑ 9 F. Hartog, Evidence de l'histoire, ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, « Folio », 2007.

↑ 10 S. Mallarmé, Divagations, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, vol. II, p. 126.

↑ 11 Voir G. Declercq, « Roman, fable, déclamation l'invention romanesque dans l’œuvre de Pascal Quignard », Le Romanesque, G. Declercq et M. Murat (éds.), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004.

↑ 12 Voir L. Demanze, Encres orphelines, Paris, Corti, 2008.

↑ 13 P. Mauriès, Apologie de Donald Evans.Résurgences de la rhétorique, Paris, Le Seuil, 1982, p. 97.

↑ 14 Voir M. Charles, « L’amour de la littérature », Poétique, 47, septembre 1981, p. 371-390.

↑ 15 « Temps et récit »de Paul Ricœur en débat, sous la direction de C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Éditions du Cerf, 1990.

↑ 16 J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, 1926-1963, Simone de Beauvoir (éd.), Paris, Gallimard, 1983, t. I, p. 441-442.

↑ 17 R. Barthes, « Proust et la photographie. Examen d’un fonds d’archives mal connu », dans La Préparation du roman, Paris, Le Seuil, coll. « Traces écrites », 2004.

↑ 18 Ibid., p. 391.

↑ 19 M. Foucault, « La Vie des hommes infâmes », art. cit., Cahiers du Chemin, janvier 1977, p. 12.

↑ 20 Pascal Quignard le solitaire, P. Quignard / rencontre avec C. Lapeyre-Desmaison, Les Flohic éditeurs, 2001, p. 182.

↑ 21 R. Barthes, op. cit., p. 397.

↑ 22 Ibid., p. 451.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482