Albertine Sainte Vierge dans l’œuvre théâtrale et romanesque de Michel Tremblay
Abstract
Francese | IngleseL’œuvre romanesque et théâtrale de Michel Tremblay aménage une place importante pour la figure de la Vierge Marie, notamment à travers le personnage central d’Albertine. Le présent article entend explorer les variations de cette figure afin d’identifier les conceptions de la femme et de la mère qu’elles présentent dans un monde où les hommes sont absents.
Dans cet article, nous examinons la manière dont est traitée la figure de la Vierge à travers le personnage d’Albertine dans l’œuvre romanesque et théâtrale de Michel Tremblay. Notre intérêt se porte sur les différents aspects de la Vierge mis en scène par Tremblay, certains historiquement infléchis, comme l’Immaculée Conception, d’autres témoignant d’un amalgame avec les théories psychanalytiques. Nous verrons que les diverses images de la Vierge sont intégrées au récit d’une filiation décrite par Jacques Cardinal comme « entravée par [une] transgression de l’interdit1 », celle d’un inceste fondateur du roman familial. Une telle analyse de l’œuvre de Tremblay semble pertinente lorsqu’on connaît la position critique de l’auteur vis-à-vis de la tradition catholique du Québec d’avant la Révolution tranquille. Son intérêt provient surtout de l’interrogation qu’elle propose sur la situation des femmes à cette époque et de leur relation aux hommes, largement absents de l’œuvre de Tremblay, et particulièrement de la sphère familiale.
Conception virginale et virginité perpétuelle
Outre les quelques allusions directes à la ressemblance entre Albertine et la Vierge2 dans l’œuvre de Tremblay, nous observons que ce personnage possède plusieurs traits caractéristiques de la mère de Jésus. Même si l’on ne peut lui attribuer une virginité réelle (comme on peut d’ailleurs douter de celle de Marie), le personnage d’Albertine présente une virginité symbolique que lui confère l’absence d’un mari rapidement disparu à la guerre et celle de tout homme ayant pu le remplacer. Aussi, son lit reste-t-il vide jusqu’à ce qu’il soit occupé à nouveau, par son fils Marcel, alors que celui-ci a une vingtaine d’années et ne possède pas de chambre à lui dans leur petit appartement. Il s’agit là d’une forme de répétition de l’inceste, sur lequel nous reviendrons, qui a donné naissance à Albertine elle-même, dont les parents, Victoire et Josaphat, sont frère et sœur. Dans tous les cas, Albertine ne connaît pas d’autre homme dans sa vie après la disparition de son mari, qu’elle n’a d’ailleurs jamais aimé et qui l’a désintéressée de tous les hommes, « mal mariée qu’elle était, mal baisée, vite écœurée d’un mari malhabile et égoïste3 ». Le personnage élève donc ses deux enfants seule, dans un appartement où cohabitent trois générations de sa famille. Si Marie tiendrait sa virginité perpétuelle d’un vœu fait par sa mère, Sainte Anne, de la consacrer au Seigneur, Albertine, elle, est condamnée par ce que Josaphat décrit dans la pièce La Maison suspendue comme « le trop beau péché de ses parents4 ». Elle est d’ailleurs maudite par Victoire qui, enceinte d’elle, doit quitter son frère et leur maison de campagne à Duhamel pour épouser Télesphore et vivre à Montréal :
Tu vas… tu vas hériter de tout c’que j’ai de plus laid, tu vas hériter de ma toute rage d’avoir été obligée de laisser la campagne pour aller m’enterrer en ville… Tu le sauras pas, mais tu vas traîner avec toé… Tu vas traîner avec toé mon malheur à moé… J’s’rai pas capable de pas te transmettre mon malheur… pis de pas le transmettre aussi à tes enfants5.
La virginité symbolique d’Albertine se traduit dans sa manière d’apparaître aux yeux de ses deux enfants, Thérèse et Marcel. Ils imaginent facilement qu’elle est la seule responsable de leur conception, même s’ils ont tous deux brièvement connu leur père, très rarement évoqué dans l’œuvre de Tremblay. Ainsi, à Marcel qui évoque la contribution de leur père à leur existence dans la pièce Marcel poursuivi par les chiens, Thérèse répond : « Lui… Y’a tellement jamais compté… Des fois j’ai l’impression que moman nous a faites tu-seule, comme la Sainte Vierge6. » L’élément masculin est ici complètement expulsé de la procréation et Albertine semble être l’unique génitrice de ses enfants, sans qu’on évoque, par ailleurs, une intervention divine. De son côté, Marcel, alors qu’il a vingt-trois ans dans le roman Un objet de beauté, peine à imaginer sa mère dans les bras d’un homme, fut-il son père :
Il a toujours eu beaucoup de difficulté à imaginer les gens qui l’entourent en train de faire l’amour. Quand il a fini par comprendre, tard, comment ça se pratique, et pourquoi, il a fait le tour de sa parenté – en commençant par sa mère, évidemment –, et ce qu’il a imaginé l’a plutôt dégoûté parce que, se disait-il, les gens qu’on connaît ne se mettent sûrement pas dans des situations pareilles : Albertine dans les bras de l’homme mystérieux qu’il poursuivait depuis son enfance dans des rêves toujours inachevés, posait des gestes indignes d’une mère, et même grotesques […]7.
Le père de Marcel reste un homme mystérieux par son absence, sa mémoire n’ayant pas été entretenue par Albertine qui semble éprouver pour lui une haine tenace. Pour le jeune homme, sa mère conserve un rôle uniquement maternel, incompatible avec toute forme de sexualité, même imaginée, et s’apparente effectivement par-là à la Vierge exempte du péché de la chair. En d’autres termes, le personnage d’Albertine correspond uniquement au modèle d’accomplissement de la mère, en excluant complètement la femme qu’elle est pourtant aussi8. Et cela, même si ce modèle maternel ne correspond pas aux véritables aspirations du personnage, comme il le dit expressément dans la pièce Albertine en cinq temps, et même s’il ne lui apporte pas l’épanouissement et la réussite qui peuvent y être associés, puisqu’il est d’emblée décrit comme un échec dans toute l’œuvre de Tremblay.
Immaculée Conception
Le personnage d’Albertine s’apparente aussi à la Vierge telle qu’elle est décrite par le dogme catholique de l’Immaculé Conception, c’est-à-dire conçue et née exempte du péché originel9. Tandis que Marie tient sa conception immaculée de sa mère, qui aurait elle aussi enfanté sans intervention d’homme, Albertine a été conçue par l’union incestueuse de Victoire et de son frère Josaphat. Or, on peut considérer qu’en un sens l’inceste est assimilable à l’Immaculée Conception en ce qu’elle n’implique pas d’élément extérieur puisqu’elle est l’union d’un même au même, confondant ainsi identité et altérité10. Ainsi, l’inceste de Victoire et de Josaphat est fondateur d’une filiation refermée sur elle-même ; cette transgression de l’interdit a des conséquences irréparables sur leur famille et se traduit notamment par l’expulsion de l’élément hétérogène masculin. D’ailleurs, pour Albertine comme pour la Vierge, on fait plus largement référence à l’ascendance matrilinéaire dans le récit familial, d’autant plus que le patronyme de la famille de Victoire reste inconnu dans toute l’œuvre de Tremblay, ce dont résulte un certain désancrage de l’ordre symbolique. Pour cette famille, comme le rappelle Jacques Cardinal, « le nom du père, constamment effacé ou tu, n’inscrit donc pas la marque reconnue et clairement repérable de la prohibition de l’inceste, interdit fondateur et condition première de la mise en place du système de parenté à partir duquel le sujet est appréhendé comme un être différencié, occupant une place déterminée dans le fil des générations11. » Albertine elle-même s’interroge sur sa filiation, doute de l’identité de son père et s’efforce de « lui » ressembler, c’est-à-dire de ressembler à Télesphore, l’homme qu’a épousé sans l’aimer Victoire, pour fuir la vie de paria qu’elle menait avec Josaphat.
Dans la pièce Le Passé antérieur, le personnage d’Albertine, qui a alors vingt ans, attribue à sa filiation incertaine sa propre incapacité à trouver et conserver l’amour : « Comment est-ce que j’ai pu rêver à ça ! Moé ! Moé qui est venue au monde un mois avant que mes parents se marient, pis qui essaye de ressembler à mon père parce que je veux trop que ce soit lui, mon vrai père, pas un inconnu ou un quelconque mononcle de la campagne12 ! » Cette réplique révèle tout son sens si l’on considère, avec Alain Badiou, que « l’amour traite une séparation ou une disjonction, qui peut être la simple différence entre deux personnes, avec leur subjectivité infinie13. » Or, l’inceste ayant donné naissance à Albertine inaugure une filiation privée de la séparation nécessaire à l’amour, engluée dans une fusion qui nie la subjectivité de chacun. Ainsi, l’amour qu’Albertine éprouve pour son cavalier qui l’a quittée, Alex – le seul amour qu’elle a connu et perdu –, balaie leurs subjectivités respectives. D’une part, Albertine se laisse envahir, effacer par ce qu’elle considère comme de l’amour : « Moé, je l’ai connu, je l’ai connu pour lui, j’ai viré folle pour lui, j’me suis laissée virer folle pour lui, pis jamais je le regretterai ! Y prenait toute la place, rien d’autre, rien d’autre, Madeleine, comptait dans la vie, c’était complet, ça me remplissait, ça me suffisait ! Ça me suffisait ! Pis y m’aurait suffi jusqu’à la fin de mes jours14 ! » D’autre part, Alex refuse l’amour envahissant d’Albertine qu’il considère comme guidé par l’égoïsme et sans considération pour ses sentiments à lui : « Tout ce que vous faisiez, c’était pour vous, Albertine, pour votre bien-être à vous, pour votre avenir à vous15. » Cette forme d’amour ne tient donc pas compte de la singularité de chacun et ne mène pas, comme l’avance Badiou, à l’expérimentation du monde à partir de la différence plutôt qu’à partir de l’identité16. Aussi, lorsque les deux personnages étaient encore ensemble et allaient au cinéma, Albertine tournait-elle continuellement la tête vers Alex plutôt que de regarder le film et s’attendait à ce qu’Alex fasse de même pour elle : « Quand on allait aux vues, Albertine, aurait fallu que je vous regarde au lieu de regarder l’écran ! J’avais l’impression que vous étiez jalouse de la vue qu’on regardait17 ! » Or, pour Badiou, ce n’est pas sur le visage aimé que nous lisons l’amour, mais dans le monde tel que nous le regardons à deux. Nous savons alors que la personne aimée voit le même monde, « et que cette identité fait partie du monde, et que l’amour est justement, en ce moment même, ce paradoxe d’une différence identique18 ». Ce « paradoxe d’une différence identique » et la vision commune qu’il donne sur le monde ne sont pourtant pas accessibles à Albertine, qui n’a d’ailleurs jamais fait attention aux remarques d’Alex lui disant d’arrêter de le regarder pendant leurs sorties au cinéma. Comme nous l’avons fait remarqué ailleurs19, l’inceste fondateur de la famille de la rue Fabre repose, comme tout inceste, sur une vision impossible, celle « de sa propre chair comme extériorité désirable20 » et a pour conséquence une cécité symbolique familiale généralisée. Le personnage d’Albertine confirme sa propre cécité sur le monde extérieur dans le contexte de son amour pour Alex : « Vous preniez toute la place ! Même celle de popa ! J’aurais été capable de vous consacrer tout le reste de ma vie ! Tout le reste de ma vie ! J’aurais rien vu d’autre ! J’aurais rien vu d’autre que les enfants que vous m’auriez faites, pis les attentions que vous auriez eues pour moé, pis la vie que vous auriez eu les moyens de me payer ! Rien21 ! » La menace d’une relation si fusionnelle effraie Alex et le fait finalement fuir : « c’était trop… c’était trop trop vite, Albertine, pis j’me suis senti prisonnier22 ! » Sourde aux explications et consolations d’Alex et de sa propre famille, Albertine persiste dans sa vision des choses et s’isole définitivement des autres. Le Passé antérieur se termine sur cette déclaration de sa part : « J’vas devenir comme un diamant. Comme un diamant noir. Dure, pis noire23. » Cette image d’un diamant convoque une forme de pureté qu’on retrouve, plus tard dans la vie d’Albertine, dans l’image de la Vierge, alors associée au blanc plutôt qu’au noir. La pureté se double ici d’une dureté caractéristique du personnage qui redouble son isolement vis-à-vis des autres, notamment des hommes.
Le sentiment d’indignité du personnage d’Albertine et l’absence d’un homme significatif dans sa vie se retrouvent aussi chez sa fille Thérèse, qui épouse un homme passif qu’elle considère comme minable. Déjà enceinte lors de son mariage, Thérèse ressemble elle aussi à la Vierge, notamment dans les couleurs qu’elle porte, comme le rappelle un personnage de la pièce En pièces détachées : « Ça faisait ben drôle, une mariée en velours bleu avec les cheveux rouges24 ! » Sa grossesse non reconnue par une union, le personnage de Thérèse s’inscrit dans la filiation incestueuse de sa famille qui expulse l’élément hétérogène masculin25. D’ailleurs, dans la pièce Albertine en cinq temps, le personnage d’Albertine appuie cette répétition du rôle maternel et la transmission matrilinéaire de la rage dans cette réplique qui concerne la mort de Victoire : « Mais j’me sus arrangée pour le remplir, ce vide-là… J’ai pris la place de moman pis c’est Thérèse qui a hérité des bêtises26… » La virginité symbolique se transmet donc entre les personnages féminins de cette famille, dont la filiation semble s’épuiser au fil des générations.
Vierge à l’enfant
Nous trouvons également une ressemblance entre la Vierge et le personnage d’Albertine dans la relation que celle-ci entretient avec son fils Marcel. Tout au long de l’œuvre de Tremblay, on assiste au cheminement de Marcel vers la folie, présentée comme un monde voisin de l’absolu. Par exemple, dans le roman Le Premier Quartier de la lune, Marcel s’échappe dans « un endroit absolument merveilleux dont personne d’autre ne pouvait soupçonner l’existence, une cachette inviolable, une forêt enchantée qui lui appartenait à lui tout seul et où tout était possible […], une bulle parfaitement ronde, parfaitement lisse, qui le coupait du reste du monde27. » Ainsi, parce qu’il est, grâce à son monde imaginaire, en contact avec « le tout », Marcel incarne une forme d’absolu, à la manière du Christ. Il se compare d’ailleurs lui-même à Dieu dans une rêverie du roman Un objet de beauté, dans laquelle il se positionne à la place du Dieu en majesté de la fresque du Jugement dernier de Michel-Ange. Le personnage attribue précisément son pouvoir absolu (et mégalomane) à la virginité de sa mère et à sa propre conception virginale :
J’pouvais même imaginer que mon pére m’avait pas fait pantoute, tabarnac, que ma mére était une espèce de Sainte Vierge, Saint Albertine-de-Montréal, ou quequ’chose du genre, qu’a m’avait faite tu-seule parce qu’l’ avait besoin de moé pour vivre pis que, surtout, surtout, surtout, j’étais tout-puissant parce que j’avais juste une mére ; tout-puissant, pis pas loin d’être le Tout-Puissant28 !
Cette position de Marcel, bien qu’imaginaire, témoigne pourtant de la relation étroite qu’il entretient avec sa mère, dont il n’est pas complètement indépendant, même physiquement. En effet, comme nous l’avons montré ailleurs29, le corps d’Albertine, comme celui de la Vierge, est le symbole de l’incarnation et comparable au tabernacle, refuge protecteur de l’absolu. La chambre même d’Albertine, en tant que prolongement de son corps, apparaît comme un espace sacré au sens où l’entend Mircea Eliade. Comme l’espace décrit par cet auteur dans Le Sacré et le profane, cette chambre « constitue une rupture dans l’homogénéité de l’espace30 ». Ainsi, pour Marcel adolescent, qui y est exceptionnellement admis dans Le Premier Quartier de la lune, il s’agit d’un havre défendu, auquel on lui donne accès rarement et uniquement à titre de récompense. Eliade considère aussi qu’il existe une communication entre le lieu sacré et le Ciel, « exprimée indifféremment par un certain nombre d’images se référant toutes à l’Axis mundi : pilier (cf. l’universalis columna), échelle (cf. l’échelle de Jacob), montagne, arbre, liane, etc31. » Or, dans cette scène du roman où Marcel est allongé sur le lit de sa mère, le personnage est surpris par sa première érection, son sexe dressé constituant alors une sorte d’axe cosmique, autour duquel se constituerait le monde. En un sens, le monde du roman tourne effectivement autour de ce personnage, qui apparaît comme l’élément de cristallisation d’un funeste héritage qui l’amènera progressivement, mais définitivement, vers la folie. Son sexe dressé, ou plutôt un poil qu’il aperçoit à côté pour la première fois, signe d’une maturation et d’une différence sexuelle, lui est pourtant insupportable. Lorsqu’il se rend compte qu’il a « de la barbe en bas32 », le personnage saute en hurlant « j’en veux pas33 ! », refusant ainsi d’appartenir au monde des hommes et de leur désir, celui-ci étant entièrement refoulé dans son roman familial. Son sexe pointe alors vers l’impossible structuration du monde familial et celle, individuelle, de ses membres. Si Marcel n’accepte pas sa position de sujet désirant, c’est qu’elle reste pour lui irreprésentable, faute de lui avoir été transmise : sa mère et sa grand-mère apparaissent en effet inentamées par le désir de l’autre. Contre la faute de l’inceste qu’il incarne, le personnage est alors sacrifié par sa grand-mère, au cours d’une rêverie qu’il fait dans le même roman. Offert aux étoiles et jeté dans l’eau d’un lac plutôt que crucifié, le fils d’Albertine est condamné à « une insoutenable grisaille qu’il n’[a] pas envie de connaître34 » sans que son sacrifice lui soit utile car, comme le souligne Jacques Cardinal, « un destinataire est […] manquant qui pourrait valider l’acte sacrificiel ; tiers devant qui Victoire pourrait enfin céder un peu de sa toute-puissance et s’inscrire dans le registre d’une autre jouissance, autre que l’inceste35. » En l’absence de ce tiers structurant et continuellement travaillé par l’inceste familial, le personnage reste dans une relation fusionnelle avec sa mère jusqu’à ce que, devenu trop dangereux, il soit interné.
Dans le roman Un objet de beauté, le personnage d’Albertine continue de prendre soin de son fils qui s’égare de plus en plus vers la folie. Elle refuse jusqu’à maintenant de l’envoyer dans une institution psychiatrique malgré les recommandations qui lui sont faites, par culpabilité, consciente de sa détresse et, pense-t-elle, irrémédiablement liée à lui, « parce que c’[est] leur destin à tous deux d’être inséparables à ce point36. » Marcel est toujours considéré, à vingt-trois ans, comme un enfant et sa mère le traite comme tel, notamment lorsqu’il est souffrant. Dans une scène où il sort d’une crise d’épilepsie, elle lui parle en le berçant, sa tête contre sa poitrine : « Reste avec moman. Reste avec moman, là. M’entends-tu, Marcel ? Reste avec moman37… » Lorsqu’elle bouge alors un peu pour soulager ses reins, Marcel resserre son étreinte croyant qu’elle veut se lever. Puis, lorsqu’elle lui demande si quelque chose le préoccupe et qu’il redresse la tête d’étonnement, « un filet de bave le relie à la robe de sa mère38 ». On peut voir, dans ce couple formé par les deux personnages, l’image de la Mater dolorosa, thème artistique de l’iconographie chrétienne, dont la plus connue est probablement celle de la Pietà de Michel-Ange. Il n’est d’ailleurs pas improbable que Tremblay ait eu cette image en tête lorsqu’il écrivit cette scène qui suit immédiatement la rêverie de Marcel sur le Jugement dernier, les deux œuvres de l’artiste étant toutes deux exposées au Vatican. La crise du personnage, comparée à une « petite mort » suivie d’une résurrection39, intervient au moment où Marcel s’imagine à la place du Christ dans la fresque et rappelle d’autant plus le sort de celui-ci après sa descente de croix accompagnée par les pleurs de Marie. Le filet de bave qui relie Marcel à sa mère témoigne, quant à lui, de la relation fusionnelle qui les unit, leur corps formant presque une seule et même masse magmatique, marquée par la liquidité de la bave. Cette bave qui joint la bouche de Marcel à la robe d’Albertine renvoie aussi à une autre représentation du couple de la Vierge et l’enfant, celle de la Vierge allaitant (Virgo lactans), rappelant ici le caractère nourricier maternel d’Albertine et la dépendance de Marcel envers elle.
On constate que l’œuvre de Tremblay laisse une place importante à la figure de la Vierge, que l’auteur connaît par son éducation chez les frères de l’Instruction chrétienne mentionnée dans ses récits autobiographiques40. Cet apparent culte mariologique n’est toutefois pas anodin et va de pair avec une réinterprétation et une adaptation de son modèle qui incorpore l’inceste fondateur du récit familial, la relation œdipienne particulière qu’il signifie, la position d’enfant et de mère nourricière dans lesquelles il confine les personnage de Marcel et d’Albertine et, plus généralement, l’enfermement qu’il signifie pour les personnages. Le cycle romanesque des Chroniques du Plateau-Mont-Royal se termine d’ailleurs sur une tentative, par Marcel, d’échapper à la loi de la filiation incestueuse en « mettant le feu » à sa mère, manière, pour lui, d’opérer une purification qui permettrait de tout recommencer. Tremblay n’est donc pas dupe des croyances de l’Église catholique du Québec d’avant la Révolution tranquille, dont il dénonce la fausseté, comme le souligne notamment sa description de la Fête-Dieu dans le roman Thérèse et Pierrette à l’École des Saints-Anges. Par son traitement de la figure de la Vierge, Tremblay montre aussi que le modèle féminin proposé par l’Église cantonne les femmes dans un rôle maternel qui ignore l’accomplissement de leur féminité et laisse, de manière générale, peu de place au tiers masculin dans leur vie personnelle et familiale. Cela peut paraître paradoxal dans une Église gouvernée par les hommes, mais on peut lier cette réalité à la situation de la femme dans la tradition catholique, qui fait de celle-ci la responsable du péché originel. Seule la Vierge Marie y est préservée de cette souillure par une grâce qu’elle tient de son fils, tandis que toutes les autres femmes sont associées au péché, comme le témoigne ce commentaire fait par le personnage du curé au sujet des enfants dans Thérèse et Pierrette à l’École des Saints-Anges : « Il n’aimait pas les enfants. Ils avaient longtemps représenté pour lui le Mal, l’œuvre inachevée du Seigneur, l’hypocrisie, la chute de l’homme après le péché originel, le fruit de ce péché, le fruit de la femme41 ».
Bibliographie
Corpus primaire
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Corpus critique
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BÉDARD-GOULET S. , « Lunettes noires et autres écrans identitaires dans l’œuvre de Michel Tremblay », Theatre research in Canada/Recherches théâtrales au Canada, n°33(1), 2012, p. 44-58.
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LOJKINE S. , « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène. », dans M.-T. MATHET (dir.), La Scène. Littérature et arts visuels, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 9-34.
Note
↑ 1 J. Cardinal, Filiations. Folie, masque et rédemption dans l’œuvre de Michel Tremblay, Montréal, Lévesque éditeur, 2010, p. 10.
↑ 2 La conception virginale est la doctrine biblique selon laquelle Marie a conçu le Christ tout en restant vierge. La doctrine de la virginité perpétuelle de Marie veut qu’elle soit restée vierge après la naissance de Jésus et jusqu’à sa propre mort.
↑ 3 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2000, p. 86.
↑ 4 M. Tremblay,La Maison suspendue, Montréal, Leméac, 1992, p. 113.
↑ 5 Ibid., p. 112.
↑ 6 M. Tremblay, Théâtre II, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2006, p. 164.
↑ 7 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, p. 1062.
↑ 8 C. Eliacheff et N. Heinich, Mères-filles. Une relation à trois, Paris, Albin Michel, 2002, p. 18.
↑ 9 Dogme catholique défini le 8 décembre 1854 par le Pape Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus. URL consulté le 18 février 2014 : http://www.icrsp.org/Saints-Patrons/Christ-Roi-Immaculee-Conception/Ineffabilis_Deus_Pie_IX.htm
↑ 10 S. Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène. », dans M.-T. Mathet (dir.), La Scène. Littérature et arts visuels, Paris, L'Harmattan, 2003. p. 31.
↑ 11 J. Cardinal, p. 15.
↑ 12 M. Tremblay, Théâtre II, p. 434.
↑ 13 A. Badiou, Éloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2009, p. 31.
↑ 14 M. Tremblay, Théâtre II, p. 450.
↑ 15 Ibid., p. 469.
↑ 16 A. Badiou, p. 26.
↑ 17 M. Tremblay, Théâtre II, p. 469.
↑ 18 A. Badiou, p. 28-29.
↑ 19 S. Bédard-Goulet, « Lunettes noires et autres écrans identitaires dans l’œuvre de Michel Tremblay », Theatre research in Canada/Recherches théâtrales au Canada, n°33(1), 2012, p. 44-58.
↑ 20 S. Lojkine, p. 31.
↑ 21 M. Tremblay, Théâtre II, p. 471.
↑ 22 Ibid., p. 470.
↑ 23 Ibid., p. 475.
↑ 24 Ibid., p. 15.
↑ 25 Pour plus de détails sur l’apparente virginité du personnage de Thérèse, voir S. Bédard-Goulet, p. 49.
↑ 26 M. Tremblay, Théâtre I, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 1991, p. 357.
↑ 27 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, p. 798.
↑ 28 Ibid., p. 1147.
↑ 29 S. Bédard-Goulet, « Lunettes noires et autres écrans identitaires dans l’œuvre de Michel Tremblay », p. 49-50.
↑ 30 M. Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965 [1957], p. 38.
↑ 31 Ibid., p. 38.
↑ 32 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, p. 908.
↑ 33 Ibid.
↑ 34 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, p. 870.
↑ 35 J. Cardinal, p. 38.
↑ 36 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, p. 977.
↑ 37 Ibid., p. 1089.
↑ 38 Ibid., p. 1090.
↑ 39 Ibid., p. 1093.
↑ 40 Voir notamment M. Tremblay, Un ange cornu avec des ailes de tôles, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 1994, et M. Tremblay, Bonbons assortis, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2002.
↑ 41 M. Tremblay, Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal, p. 328.