Publifarum n° 21 - Le Québec recto/verso

Pierre Savard (1936-1998), un historien ouvert au monde

Guy LAPERRIÈRE



Abstract

Francese  | Inglese 

Cet article trace d'abord un portrait d'ensemble de la vie et des écrits de l'historien Pierre Savard, puis présente ses travaux, qui portent notamment sur les voyageurs et les historiographes canadiens-français, sur les relations du Canada avec la France et l'Europe, sur l'Ontario français et sur la jeunesse canadienne.


C’est pour moi un grand honneur d’avoir été invité à présenter Pierre Savard au colloque de l’AJCEEQ, l’Association des jeunes chercheurs européens en études québécoises. Pierre a été l’un des premiers historiens que j’ai consultés quand j’ai décidé de m’orienter vers l’histoire religieuse contemporaine; j’ai suivi ses traces en allant faire mon doctorat à Lyon avec le doyen André Latreille, qu’il a d’ailleurs présenté lors de son décès comme «l’ami des Canadiens»1. Je suis resté en contact avec lui tout au long de sa carrière. À tout moment, il me gratifiait d’un tiré-à-part de ses innombrables articles ou d’une carte postale «historique» ornée de notes aussi savoureuses qu’instructives. Après son décès, on m’a demandé d’écrire un article retraçant son apport2. Son enracinement au Canada français et son ouverture sur le monde m’étaient alors apparus comme les deux principales caractéristiques de son parcours. Devant des jeunes chercheurs européens en études québécoises, je mettrai surtout l’accent aujourd’hui sur son intérêt pour l’Europe et sur les chantiers qu’il voulait ouvrir du côté de l’histoire de la jeunesse. Mais traçons d’abord un portrait d’ensemble de sa vie et de ses écrits.

1. Un parcours

Pierre Savard est né à Québec le 10 juin 1936. Il fréquente d’abord à Limoilou le couvent des Servantes du Saint-Cœur de Marie, une communauté d’origine française, puis fait son cours classique au Petit Séminaire de Québec, institution multiséculaire au cœur de la capitale. Il se dirige alors vers l’histoire, qu’il étudie d’abord à l’université Laval (licence, 1960), puis à Lyon (diplôme d’études supérieures, 1961). L’année suivante, il est engagé comme professeur au département d’histoire de l’université Laval : il y demeurera dix ans. C’est là qu’il rédige sa thèse sur Jules-Paul Tardivel (1965), un journaliste ultramontain, sous la direction d’un maître qu’il chérira beaucoup, Philippe Sylvain3.
Comme plusieurs de ses collègues avant lui, il est attiré par l’université d’Ottawa qui l’engage en 1972. Dès l’année suivante, il est nommé directeur du Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) auquel il donnera une grande extension pendant les douze ans de son mandat4, à l’issue desquels il assumera la direction du département d’histoire (1985-1988). Le sommet de sa carrière se situe peut-être en 1980-81, alors qu’il préside la Société historique du Canada, le plus important regroupement d’historiens professionnels du pays. En 1983, il devient le deuxième président du Conseil international d’études canadiennes (CIEC), fondé deux ans plus tôt5. Ce conseil se positionne rapidement comme le principal organisme de coordination des études canadiennes à l’étranger et on peut croire que c’est surtout dans ce cadre et à ce titre que Pierre Savard est honoré ici aujourd’hui.
Il y a quinze ans ce mois-ci, le 4 octobre 1998, que Pierre Savard nous a quittés, prématurément, à l’âge de 62 ans, encore en pleine activité. Je suis heureux de pouvoir honorer sa mémoire avec vous6.

2. Les principaux centres d’intérêt : ses écrits

Tout au long de sa carrière, Pierre Savard a prononcé mille conférences et s’est répandu dans de multiples congrès, tant en Amérique qu’en Europe. Nous nous concentrons cependant ici sur ses écrits, tout aussi nombreux et diversifiés. Pour les retracer, nous partons de la liste établie par Marc Lebel en 2000 : quelques titres se sont ajoutés par la suite7. Les intérêts de Savard sont des plus variés : il aimait jeter son regard de tous les côtés. Pour reprendre une expression qu’il a utilisée pour décrire un de ses voyageurs, on peut dire que c’était un «esprit curieux de tout et mêlé à tout»8. En synthétisant au maximum, nous avons classé ses écrits en quinze centres d’intérêt, regroupés ici en quatre blocs.

a. Du voyage à l’historiographie, en passant par Tardivel, les ultramontains et Garneau

C’est de loin le bloc le plus important, du moins le premier massif qu’on peut distinguer dans sa production. Le premier article que publie Savard se trouve dans la revue Vie française, en 1961 : «Voyageurs canadiens-français en Italie au dix-neuvième siècle9». Par coïncidence, on trouve dans ce titre quatre des univers majeurs qui intéresseront notre auteur : le voyage, le Canada français, l’Italie, le 19e siècle. Cinq relations de voyage sont présentées, d’Honoré Beaugrand (1889), de Jules-Paul Tardivel (1890), de l’abbé Jean-Baptiste Proulx (1888), d’Henri-Raymond Casgrain (1891) et du juge A.-B. Routhier (1881, 1883). C’est déjà un article typique de la manière Savard : on y trouve une maturité de jugement, des traits saillants ou pittoresques, une vue d’ensemble, une sobriété et une solidité de l’analyse. Dès l’année suivante, la Revue d’histoire de l’Amérique française, la principale revue d’histoire professionnelle au Québec, publie en trois articles sa thèse de licence ès lettres, dirigée par Claude Galarneau, sur un thème qui l’occupera beaucoup dans ces années 1960 : l’enseignement de l’histoire, dont il fait l’historique au Petit Séminaire de Québec, son alma mater, de 1765 à 1880.
Vient alors le massif principal : sa thèse sur Tardivel et ses recherches sur les ultramontains, un groupe de catholiques ultraconservateurs du troisième tiers du 19e siècle, très liés aux écrivains français de la même tendance, dont la figure de proue est le journaliste Louis Veuillot et son journal L’Univers. L’hebdomadaire équivalent de Tardivel se nomme La Vérité. Les débats autour du libéralisme et de l’ultramontanisme constituent la pièce de choix dans l’histoire des idées de ces années 1965 à 1972 et Savard publie alors une foule de textes sur le sujet, autour de figures comme l’abbé Benjamin Paquet ou le chevalier Clément Vincelette10. Le sommet de cet ensemble est la publication de sa thèse en 1967 : Jules-Paul Tardivel, la France et les États-Unis, 1851-1905, son œuvre principale, où se décèle bien l’ouverture sur le monde, tant français qu’américain.
Autre grand projet qu’on voit naître à cette époque et qu’il poursuit avec ardeur avec le littéraire Paul Wyczynski après son passage à l’université d’Ottawa en 1972 : le projet Garneau. Le projet principal ne put aboutir : il consistait à publier une édition critique de la célèbre Histoire du Canada de Garneau, l’œuvre reconnue comme la plus importante du 19e siècle canadien-français, qui connut trois éditions fort différentes du vivant de l’auteur. Les deux collègues produisirent tout de même une solide biographie de Garneau dans le Dictionnaire biographique du Canada (1977) et une analyse fouillée de son principal ouvrage dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (1978) et montèrent à cette occasion une grande exposition sur Garneau à la Bibliothèque nationale du Canada dont le catalogue a été conservé. Savard a publié cinq autres articles importants sur l’historien national.
Un dernier volet qu’on peut rattacher à ce premier ensemble touche l’histoire de la littérature et l’historiographie. L’aspect multidisciplinaire du travail de Savard apparaît ici. Très volontiers, il collabore à des œuvres d’équipe. C’est ainsi qu’il rédige plusieurs chapitres de l’Histoire de la littérature française du Québec dirigée par Pierre de Grandpré et publiée en 1967-1969. Il analyse plus de quinze ouvrages pour le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec et il est l’un des collaborateurs assidus du grand recueil des Textes poétiques du Canada français, 1606-1867. Il prend plaisir à produire un certain nombre de bilans historiographiques qui viennent s’ajouter à ses comptes rendus sur une multitude d’ouvrages de tous horizons. Le premier, en 1974, est l’un des plus intéressants : «Un quart de siècle d’historiographie québécoise, 1947-1972». Ses deux dernières études historiographiques, en 1993 et 1994, portent sur deux historiens du 20e siècle, Gustave Lanctot et Philippe Sylvain. Ce sont des contributions aux Cahiers des Dix, une vénérable institution qui remonte à 1935 et qui réunit, à Québec surtout, des intellectuels d’horizons divers : il y publia dix articles substantiels entre 1983 et 1999.

b. Les relations avec la France et avec l’Europe

Un deuxième bloc de publications touche les relations du Canada français avec la France et avec l’Europe. Sa principale étude sur les relations France-Québec est son ouvrage Le consulat général de France à Québec et à Montréal de 1859 à 1914, publié en 1970. Son discours de réception à la Société royale du Canada, en 1975, porte précisément sur les rapports franco-canadiens de la Conquête à la Révolution tranquille. Son intérêt pour la France est si grand et ses études sur divers personnages français si variées que c’est le thème qu’a retenu Marc Lebel lorsqu’il a voulu publier un ouvrage posthume prolongeant la mémoire de notre auteur : Entre France rêvée et France vécue : douze regards sur les relations franco-canadiennes aux XIXe et XXe siècles (2009). C’est peut-être le livre qui permet le mieux, à ce moment-ci, de connaître Pierre Savard. Le dernier article est autobiographique : l’auteur y décrit sa relation personnelle avec la France. Cinq personnages français font l’objet d’autant d’articles : deux très connus, Montalembert et Péguy, trois autres beaucoup moins : l’historien Henri Martin, dans sa relation avec François-Xavier Garneau, Claudio Jannet, un juriste catholique conservateur féru de colonisation, grand ami du juge Basile Routhier, qu’on voit aller «du lac Saint-Jean au Texas», et Francisque Gay, député M.R.P. (démocrate-chrétien) qui fut ambassadeur au Canada au sortir de la guerre, en 1948-1949.
Nous reviendrons plus en détail dans un moment sur ses études portant sur l’Europe : la Grande-Bretagne, l’Irlande, l’Italie, la Sicile, l’Allemagne, l’Europe centrale. Il les a surtout effectuées entre 1981 et 1995, période pendant laquelle il a beaucoup voyagé.
Je me permets de rattacher à ce bloc quelques recherches se rapportant à la question sociale, surtout autour de l’encyclique de Léon XIII Rerum novarum (1891), dont on lui a demandé de souligner la fortune au Canada français, lors du centenaire de 1991. Savard s’était déjà intéressé à cette question sociale en publiant dès 1968 deux monographies écrites dans la perspective du sociologue Frédéric Le Play, l’une par le consul de France à Québec, Gauldrée-Boilleau, en 1861-1862 et l’autre par l’abbé S.-A. Lortie en 1903.

c. Le rayonnement à partir de l’Ontario français : mélanges et colloques, encyclopédies et dictionnaires

Une constante de la personnalité de Savard consiste à maintenir un sain équilibre entre deux passions : un profond enracinement dans son milieu et un rayonnement instinctif vers l’extérieur. Lorsqu’il arrive à Ottawa, Pierre Savard s’intègre rapidement dans la communauté franco-ontarienne : c’est justement l’objet de la communication de mon collègue Marcel Martel.
Soulignons plutôt, dans la production de Savard, la multiplicité des contributions à des œuvres collectives. Celles-ci prennent diverses formes. Il y a par exemple des mélanges en hommage à deux collègues : Paul Wyczynski (1977) et Marcel Trudel (1978), sans oublier ses contributions à d’autres mélanges : Luc Lacourcière (1978), Jean-Charles Falardeau (1982), Philippe Sylvain (1983), le cardinal Louis-Albert Vachon (1989), tous personnages de l’université Laval, on le remarquera. Ensuite, une série de colloques qu’il organise : Guy Frégault (1980), la diaspora québécoise et acadienne en Amérique du Nord (1982, avec Raymond Breton), Lamennais (1987), «La morale prescrite et vécue au Canada français de l’après-guerre, 1945-1960» (1991).
Plusieurs encyclopédies et dictionnaires ont pu bénéficier de sa collaboration. Il participe surtout au Dictionnaire biographique du Canada à ses débuts, pour les volumes IX et X (personnages morts entre 1861 et 1880). Au total, il y publie onze biographies, dont les plus importantes sont celles de Garneau et de Tardivel. Le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec l’a aussi beaucoup sollicité : seize contributions au total, dont six pour diverses œuvres de Tardivel. Dix de ces œuvres sont publiées entre 1837 et 1900 (tome I), les autres s’échelonnant de 1900 à 1985 (tomes II, III, VI, VII).
Il fournit quatre articles à L’Encyclopédie du Canada, sur Garneau, la littérature de voyage, l’historiographie en français et les Franco-Ontariens. Avec plusieurs collègues, il conçoit et mène à terme en 1988 un Dictionnaire de l’Amérique française. Francophonie nord-américaine hors Québec de près de 400 pages. Enfin, dans la veine de l’historiographie, il écrit des articles sur Garneau, Groulx et Fernand Ouellet pour A Global Encyclopedia of Historical Writing, publiée l’année de sa mort (1998).

d. Les dernières productions

Sous ce titre, nous regroupons quelques-uns de ses derniers écrits, sur les scouts et les mouvements de jeunesse, des articles de souvenirs et l’histoire religieuse d’Ottawa. Savard a produit cinq ou six articles sur les scouts et les mouvements de jeunesse, thème qui lui tenait particulièrement à cœur. Vu que ce colloque regroupe de jeunes chercheurs, nous consacrons plus loin une section de notre exposé à cette question. Il écrit aussi un certain nombre d’articles de souvenirs, évocations vivantes de son propre passé, soit sur ses années chez les sœurs, son passage au séminaire de Québec, ses relations avec la France ou avec son ancien professeur, André Latreille : nous les avons déjà signalés au passage. Enfin, des anniversaires l’amènent à participer à deux collectifs sur l’histoire religieuse d’Ottawa : le 125e anniversaire de la paroisse Saint-Jean-Baptiste en 1997, la paroisse des dominicains qu’il aimait fréquenter, et le 150e anniversaire du diocèse, la même année. Ces dernières contributions nous portent à réfléchir sur un aspect central de sa vie, qu’il n’a cependant jamais exposé dans son milieu professionnel, à notre connaissance : son attachement au catholicisme, dont l’étude approfondie fut l’un des axes principaux de ses recherches11.
Voilà donc, rapidement tracée, une vue d’ensemble de la production écrite de Pierre Savard, découpée par thèmes. Voyons maintenant des projets collectifs auxquels il a été associé.

3. Des projets collectifs

Ils sont nombreux : nous nous limitons ici à trois. D’abord, le principal, le Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) de l’université d’Ottawa, dont il fut le directeur et l’animateur de 1973 à 1985. Un travail qui montrerait son action pour le développement de ce centre serait fascinant12. Les publications abondent, les initiatives se multiplient dans toutes les directions, avec comme souci central de développer l’analyse et la compréhension de la culture canadienne-française, tant au Québec que dans le reste du Canada francophone. N’en donnons ici qu’un exemple : c’est au Centre qu’il rapatrie en 1982 le projet de sœur Jeanne d’Arc Lortie de publier le corpus des Textes poétiques du Canada français de 1606 à 1867, projet qui aboutit à la publication de douze gros volumes (1987-2000). Savard y collabore à la rédaction de notes historiques.
Un deuxième projet est celui de la bibliographie France-Québec, lancé en 1993 par le centre de recherche Lionel-Groulx de Montréal, auquel il s’associe volontiers dès l’origine, en devenant même à la fin de sa vie le directeur scientifique pour le volet québécois.
Mentionnons enfin son action au Conseil international d’études canadiennes. Nous avons mentionné plus haut qu’il en fut le deuxième président. Il y met alors en place de nouvelles structures et lui donne une impulsion qui en fait l’organisme dynamique que nous connaissons aujourd’hui.
Nous avons jusqu’ici brossé un tableau d’ensemble de la vie et de l’activité de Pierre Savard. Penchons-nous maintenant sur deux chantiers de recherche qui intéressent particulièrement notre colloque : les recherches sur l’Europe et celles sur les jeunes.

4. Les recherches sur l’Europe

Regardons d’un peu plus près ses recherches sur l’Europe. Elles coïncident sans doute avec ses voyages et ses participations à des congrès ou colloques : il aimait tellement transmettre sa passion et ses découvertes! Ces recherches se concentrent surtout sur les années 1974 à 1995, soit après son arrivée à Ottawa. Un premier massif est constitué par ses travaux sur la France : le plus grand nombre a été reproduit dans l’ouvrage publié par les soins de Marc Lebel, Entre France rêvée et France vécue, que nous avons déjà présenté. Voyons les autres pays d’Europe dont il a traité.
D’abord, la Grande-Bretagne et l’Irlande : une analyse du traitement du Canada français dans l’Encyclopaedia Britannica, édition de 1974, et un voyage de deux familiers de Savard, le juge A.-B. Routhier et son cher Jules-Paul Tardivel, en Irlande, le premier en 1876, l’autre en 1888. De la Grande-Bretagne, en passant par la France, sur la trace de ses voyageurs, on arrive ensuite tout naturellement à ce qui fut peut-être sa destination préférée : l’Italie et Rome. Dans le collectif Constructions identitaires…publié en son honneur en 2002, son bon ami Luca Codignola, de l’université de Gênes, produit une synthèse des relations entre «Pierre Savard et l’Italie», dont il repère des traces dans une trentaine d’articles, notant mille traits divers. En mars 1981, Savard participe au congrès international de l’Association italienne des études canadiennes à Messine, en Sicile. Quoi d’étonnant qu’il produise dans son bulletin en italien, et en français dans la Revue d’histoire littéraire du Québec et du Canada français, une courte contribution sur «Lettres québécoises et canadiennes-françaises en Trinacrie», le nom de la Sicile pour les Grecs anciens. Au même moment, il publie à la fois en français et en italien un article plus consistant sur «L’Italie dans la culture canadienne-française au 19e siècle», dans les mélanges Sylvain. Un article comme celui-là permet de mesurer l’étendue de sa culture. Il y traite, bien entendu, des voyageurs canadiens-français en Italie, mais il passe également en revue l’influence de la musique, de la peinture et de la littérature italiennes, sans oublier la part de l’art religieux. Les questions politiques y trouvent également place, avec tout le mouvement des idées, si riches surtout lors de la question de l’unité italienne. La culture et l’opinion : voilà deux des pistes majeures explorées par Savard tout au long de son parcours.
De 1983 à 1987, notre chercheur est vice-président (Italie) de l’Institut canadien de la Méditerranée et président du comité scientifique du Centre académique canadien en Italie. En 1990, il publie un article plus élaboré intitulé «La Rome de Pie IX jugée par un prêtre québécois». Il s’agit de l’abbé P.-T. Sax, de tendance libérale, plus tard curé de Saint-Romuald mais alors vicaire à Notre-Dame de Québec, qui se trouve à Rome durant l’année 1850-1851 (il a alors 28 ans). Toute une histoire des idées et des mentalités se développe ici avec talent et la conclusion traite de l’ouverture des Canadiens français sur le monde dès ce milieu du 19e siècle, grâce à ces voyages.
Puisque nous sommes aujourd’hui à Berlin, il convient de s’arrêter particulièrement à l’article de 1983 publié dans le Zeitschrift der Gesellschaft für Kanada-Studien, qui porte sur les «Voyageurs canadiens-français dans l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II» pour la période 1866 à 1914. Cinq récits de voyage sont analysés : Ernest Gagnon, un fonctionnaire organiste à la cathédrale de Québec (1873), l’abbé Henri Cimon, curé du lac Saint-Jean qui pousse une pointe en Bavière en 1892, un autre prêtre du séminaire de Chicoutimi, Victor-Alphonse Huard (1900), Ferdinand Canac-Marquis, médecin et musicien, qui séjourne plus longuement en Allemagne, et particulièrement à Berlin, de 1888 à 1890, et enfin Gustave Lanctot, un historien qui deviendra plus tard archiviste à Ottawa et qui passe l’été de 1910 en Allemagne, alors qu’il a 27 ans. Il parcourt tout le pays ainsi que l’Europe centrale : Vienne, Budapest, Prague.
Les villes attirent beaucoup nos voyageurs, Berlin, Cologne, notamment. Ces derniers observent les mœurs des habitants, sont frappés par leur piété, par la musique et la culture. Sur les traits des Allemands, le passage suivant de Lanctot est peut-être le plus instructif : «Les Allemands sont solides. Ils le sont physiquement, cela se voit; ils le sont intellectuellement, ils l’ont démontré; ils le sont moralement, ils le prouvent chaque jour. Avec cela, ils sont lents mais la force lente est celle qui dure.» (cité p. 64).
On le voit : la trame de fond, la lunette d’approche par laquelle Savard visite et analyse l’Europe est principalement celle des voyageurs, par le biais de leurs correspondances et de leurs récits de voyage. Deux derniers textes, publiés en 1995, nous le confirment : ils traitent de Jean Bruchési, de son voyage en Europe de l’Est et du Sud-Est en 1929 et de sa relation de voyage Aux marches de l’Europe (1932) et sont publiés dans un collectif international (en anglais) et dans un des Cahiers des Dix. C’est toujours le même thème qui est mis en relief : l’ouverture au monde extérieur.
Voilà donc un ensemble consistant et nous avons beaucoup espéré, pour notre part, que Pierre Savard puisse publier un jour une étude d’ensemble sur les voyageurs canadiens-français à l’étranger entre 1850 et 1950.

5. Les recherches sur la jeunesse

Nous terminons avec les recherches sur le scoutisme et la jeunesse, qui ont passionné Savard, sans doute parce qu’elles le reliaient à sa propre jeunesse. Reçu membre de la Société royale du Canada en 1975, il publie en 1979 dans les Mémoires de la Société son premier article sur le mouvement scout : «Affrontements de nationalismes aux origines du scoutisme canadien-français». Il continuera à approfondir cette veine dans les années suivantes. Significativement, son premier article aux Cahiers des Dix, en 1983, porte sur le même sujet : «L’implantation du scoutisme au Canada français». L’aspect international des mouvements de jeunesse l’intéresse aussi beaucoup. En 1992, il analyse le mouvement étudiant de Pax Romana, de 1935 à 1962. Il s’agit d’un de ses articles les plus considérables, qui présente ce mouvement d’étudiants universitaires catholiques implanté au Canada en 1935 et illustré par des noms de futurs hommes politiques comme Daniel Johnson ou Gérard Pelletier. Pax Romana connut son heure de gloire au Canada lors du congrès de Montréal en 1952, réunissant quelque 700 délégués provenant de 47 pays. Là encore, Savard met l’accent sur l’esprit d’ouverture à l’autre que représente ce mouvement.
En 1994, il participe à un collectif international sur le type de chrétiens formés par le scoutisme. En 1997, c’est le jamboree mondial scout de Niagara de 1955 qui retient son attention. Et sa dernière contribution aux Cahiers des Dix, posthume (1999), une étude substantielle, porte encore sur les scouts : «Une jeunesse et son Église : les scouts-routiers de la Crise à la Révolution tranquille». Entre-temps, il lance un appel à des recherches sur la jeunesse, publiant dans Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle un article «Pour l’histoire des jeunes» (1994). On l’y voit se préoccuper de «la condition précaire de bien des jeunes d’aujourd’hui», dresser un bilan de ce qui existe dans le domaine, particulièrement pour les mouvements de jeunesse, et inviter «à explorer un champ mal défriché». L’article se termine sur cette pensée que plusieurs ont reprise : «Car personne n’a échappé à sa jeunesse, aventure personnelle et collective à la fois.» On voit donc que chez lui cette préoccupation est profonde et on peut être assuré que si une mort prématurée n’était pas venue mettre un terme abrupt à ses travaux, d’autres fleurs auraient sans doute poussé dans ce jardin.

Conclusion

Pour moi, la conclusion coule de source : Pierre Savard a été un historien ouvert sur le monde. Bien ancré dans son milieu, très attaché à ses racines : la ville de Québec, la culture canadienne-française, en ayant exploré les origines au 19e siècle, particulièrement dans le mouvement ultramontain, ouvert aux différentes disciplines des sciences humaines, en particulier la littérature, attaché aux travaux de fond, comme l’édition critique de l’Histoire du Canada de Garneau, il a tout de suite été intéressé par les racines européennes de cette culture, insistant tout au long de sa carrière pour enseigner autant l’histoire européenne que l’histoire des idées au Canada français.
Sa transplantation à Ottawa, en 1972, lui a ouvert de nouveaux horizons, en particulier du côté de l’Ontario français. Il s’est engagé à fond dans son nouveau milieu. Mais ses antennes internationales, notamment en Italie, l’ont amené à multiplier les recherches dans les correspondances et les relations de voyage entre l’Europe et le Canada français. D’où une série de contributions des plus stimulantes. Enfin, son souci des jeunes, sa présence toujours active auprès de ses étudiants, ont fait de lui un mentor dont tous appréciaient la sagesse, la bonne humeur et cette pointe d’humour critique qui rendaient sa compagnie si sympathique.
Tous gardent de lui un merveilleux souvenir et on ne peut croire qu’il y a déjà quinze ans qu’il est disparu. Il reste vivant dans nos mémoires et sa famille comme ses collègues se réjouissent que l’Association des jeunes chercheurs européens en études québécoises ait choisi de l’honorer cette année à l’occasion de son 7ᵉ colloque.

jeunes chercheurs quebec

Note

↑ 1 «Un grand professeur, un maître-historien et un ami des Canadiens : André Latreille (1901-1984)», dans Solitude rompue, textes réunis par Cécile Cloutier-Wojciechowska et Réjean Robidoux en hommage à David M. Hayne, Éd. de l’Université d’Ottawa, 1986, p. 332-339; repris dans Entre France rêvée et France vécue : douze regards sur les relations franco-canadiennes aux XIXe et XXe siècles, Nota bene, 2009, p. 195-208.

↑ 2 Guy Laperrière, «De Québec à Ottawa : un historien du Canada français ouvert sur le monde, Pierre Savard», Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, 10 (1999), p. 7-12.

↑ 3 «Philippe Sylvain et nous», Les Cahiers des Dix, 49 (1994), p. 9-19. C’est d’ailleurs Philippe Sylvain qui le présente à la Société royale du Canada et qui trace à cette occasion un beau portrait de ses 40 premières années : Présentation de M. Pierre Savard par M. Philippe Sylvain, Société Royale du Canada, 31, 1975-76, p. 57-66.

↑ 4 Il publie plusieurs articles dans le Bulletin du Centre, qu’il transforme en 1984 en véritable revue, Cultures du Canada français (1984-1992). Avant de quitter la direction du Centre, il organise en 1983 un colloque pour en marquer le 25e anniversaire : «Québec et Ontario français : mythes et réalités», Revue de l’Université d’Ottawa, vol. 55, n° 2, avril-juin 1985, 156 p.

↑ 5 Son action est bien décrite dans Serge Jaumain, Les Canadianistes : le CIEC / 25 ans au service des études canadiennes, Ottawa, Conseil international d’études canadiennes, 2006, p. 22.

↑ 6 Je tiens à souligner ici le précieux concours que m’a apporté sa veuve, Susan W. Savard, à la préparation de cet article.

↑ 7 Marc Lebel, «Quatre décennies de travaux : l’itinéraire bibliographique de Pierre Savard», dans Jean-Pierre Wallot, dir., Constructions identitaires et pratiques sociales. Actes du colloque en hommage à Pierre Savard tenu à l’Université d’Ottawa les 4, 5, 6 octobre 2000, Les Presses de l’Université d’Ottawa et Centre de recherche en civilisation canadienne-française, 2002, p. 409-432. Un exemple d’article posthume : la présentation de l’ouvrage de mélanges en l’honneur de son maître Philippe Sylvain, Les ultramontains canadiens-français dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome VII, 1981-1985, Montréal, Fides, 2003, p. 963-964. Sur la pensée et la manière de Savard, on lira également l’avant-propos du même Marc Lebel au recueil d’articles : Pierre Savard, Entre France rêvée et France vécue. Douze regards sur les relations franco-canadiennes aux XIXe et XXe siècles, Québec, Éd. Nota bene, 2009, p. i-xxix.

↑ 8 Mot appliqué à l’abbé V.-A. Huard dans «Voyageurs canadiens-français dans l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II», p. 58.

↑ 9 Pour éviter d’alourdir notre article, les références ne sont données que pour quelques titres; on trouvera aisément les autres dans la bibliographie chronologique de Lebel citée plus haut.

↑ 10 Huit de ses études sont publiées en 1980 dans Aspects du catholicisme canadien-français au XIXe siècle, dont deux de 1967 sur le Cercle catholique de Québec et la vie du clergé québécois au XIXe siècle.

↑ 11 À partir d’un ouvrage dirigé par Jean Delumeau et publié en 1996, L’historien et la foi, nous avions publié une note critique, «Histoire, religion, engagement», dans Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle de 1998, où nous tentions de situer les historiens du religieux au Québec par rapport à la foi. De Savard, nous avions alors dit que ses écrits ne permettaient pas facilement de voir où il loge. Nous sommes aujourd’hui porté à réviser ce jugement, notamment à la lumière de ces deux dernières publications sur la vie religieuse à Ottawa. Pierre Savard est manifestement un écrivain croyant, profondément marqué par le catholicisme qu’il a analysé avec perspicacité, mais à une ère où les convictions religieuses de chacun demeuraient dans une sphère séparée qu’on n’aurait pas eu idée de manifester dans des écrits professionnels.

↑ 12 On trouvera plusieurs éléments d’information dans l’histoire du centre publiée lors de son 50e anniversaire en 2008, sous la direction d’Yves Frenette, Le Centre de recherche en civilisation canadienne-française, 1958-2008 : archives, recherche, diffusion, CRCCF / Le Nordir, 2008, 130 p.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482