Pierre Savard et la francophonie canadienne
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Abstract
Francese | IngleseCet article porte sur un aspect de l'œuvre de Pierre Savard : son interêt scientifique pour la francophonie canadienne. Dans un premier temps, nous nous interrogeons sur les origines intellectuelles de l'interêt de Pierre Savard pour la francophonie canadienne. Ensuite, nous abordons sa contribution à l'étude de la francophonie canadienne en insistant sur ce que Pierre Savard nous a appris sur ce sujet et sa place dans les études québécoises.
Je remercie les responsables du colloque d’avoir organisé une séance en hommage à l’historien Pierre Savard, décédé il y a 15 ans, le 4 octobre 1998. Je salue l’intelligence des organisatrices d’avoir pensé à organiser cette séance. En effet, rendre hommage à cet universitaire dans le cadre d’un colloque consacré aux études québécoises qui se tient à l’extérieur du Québec est tout à fait approprié. En effet, nous savons que Pierre était un grand voyageur, mais aussi un excellent animateur de la recherche. Il croyait dans la mission des universitaires de disséminer leurs recherches et surtout à soutenir les efforts des chercheurs, qui ont comme objet d’étude le Canada, le Québec et la francophonie, mais qui travaillent à l’extérieur du pays.
Pierre Savard était un enseignant fort généreux pour les étudiants inscrits dans des programmes de baccalauréat ou aux cycles supérieurs. Pour lui, les jeunes chercheurs constituent une relève qu’il faut appuyer. Par conséquent, il est crucial de créer des véhicules de dissémination de la recherche qui accordent aux jeunes chercheurs une tribune afin de signaler qu’il y a encore de larges pans de la connaissance humaine qui nous échappe. Nous avons donc besoin de jeunes pour stimuler la recherche, pour revisiter des questions que l’on croyait bien étudiées et pour débroussailler de nouvelles pistes de recherche. La tenue de ce colloque reflète adéquatement la pensée et la philosophie de l’historien, de l’enseignant et de l’animateur de recherche qu’était Pierre Savard.
Mes propos portent sur un aspect de l’œuvre de Pierre Savard : son intérêt scientifique pour la francophonie canadienne. Savard était un spécialiste du XIXe siècle, notamment des échanges entre la France et le Canada. Comme le rappelle l’historien Guy Laperrière dans son très beau texte consacré à Pierre Savard et à sa contribution à l’avancement des connaissances, les objets d’étude de Pierre étaient fort nombreux. Pierre a exploré les questions religieuses, celles portant sur les jeunes, notamment en étudiant le développement du mouvement des scouts, mais aussi celles centrées sur la francophonie canadienne.
Mon texte se divise en deux parties. Dans un premier temps, je m’interroge sur les origines intellectuelles de l’intérêt de Pierre Savard pour la francophonie canadienne. Ensuite, je traite de sa contribution à l’étude de la francophonie canadienne en insistant sur ce que Pierre Savard nous a appris sur ce sujet et sa place dans les études québécoises.
Origines intellectuelles
Pierre Savard est devenu membre du département d’histoire de l’Université bilingue d’Ottawa en 1972. En déménageant dans la capitale nationale, Pierre Savard a découvert l’expérience d’une autre francophonie, celle de l’Ontario qui se caractérise par son état de minoritaire. En fait, les Franco-Ontariens, rappelait Pierre Savard, étaient dans une situation triplement minoritaire. Ils appartiennent à une minorité linguistique à l’échelle continentale, canadienne et provinciale1. Né à Québec dans une ville à majorité d’expressions françaises, Pierre se retrouve dans une institution universitaire bilingue, située dans une ville qui refuse toujours de se proclamer bilingue en dépit du fait qu’il s’agit de la capitale nationale.
S’intéresser à l’objet d’étude d’un universitaire est fascinant. Il y a toutefois un problème : comment expliquer les objets d’étude d’un universitaire si ce dernier n’a pas laissé un texte dans lequel il fournit des pistes d’explication ou même un récit autobiographique? On sait que Savard s’intéressait aux scouts, car il était un ancien scout lui-même. Il a même participé au 8eWorld Jamboree qui s’est tenu à Niagara-on-the-Lake en Ontario en 1955. Mais qu’en est-il de son intérêt scientifique pour la francophonie canadienne? Contrairement à d’autres chercheurs qui ont publié sur les émigrants francophones du Québec dans les États de la Nouvelle-Angleterre entre 1840 et 1930, je pense ici aux historiens Yolande Lavoie, Yves Roby, Bruno Ramirez et Yves Frenette, Savard a étudié la francophonie canadienne. Est-ce que sa longue association avec le département d’histoire de l’Université d’ Ottawa fournit des éléments de réponse? Pas nécessairement, car l’on sait que bien des universitaires développent une expertise qui n’ont rien à voir avec l’établissement qui les emploie. Est-ce que ses 12 années à la direction du Centre de recherche en civilisation canadienne-française, de 1973 à 1985, expliquent cet intérêt? Encore ici, nous ne pouvons donner une réponse affirmative bien qu’il soit difficile d’assumer la direction d’un centre de recherche si son titulaire déteste son objet d’étude. Comme je l’ai dit précédemment, Savard nous a quittés trop jeune et n’a pas eu le temps d’amorcer la rédaction d’un récit autobiographique.
Pierre Savard a fourni quelques éléments de réponse dans le cadre d’un exercice auquel il se livrait rarement. Le 7 novembre 1997, il prononce une conférence qui constituait « un rare exercice où je mélangerai allégrement souvenirs, histoire et jugements sur hier et, à l’occasion, aujourd’hui »2. Intitulé « Ma traversée de l’Ontario français, 1975-1977 », Pierre affirmait dès le début de son allocution qu’il n’était pas un spécialiste des Franco-Ontariens. Par ailleurs, il a appris à les connaître lorsque le recteur de son université, le père Roger Guindon, l’a fortement encouragé à accepter l’offre du Conseil des arts de l’Ontario. Pendant deux ans, Pierre Savard a présidé le Groupe d’étude sur les arts dans la vie franco-ontarienne. Grâce aux rencontres avec des Franco-Ontariens de divers horizons sociaux économiques et au travail d’experts qui ont documenté divers aspects de la vie culturelle, Pierre a découvert la francophonie ontarienne, sa richesse et sa très grande diversité. Il écrivait que cette traversée « m’a fait mieux connaître une province trop ignorée par ses voisins du Québec mis à part les chûtes Niagara ou le Toronto touristique »3. Probablement que ces rencontres l’ont influencé à développer les volets franco-ontariens et francophonies minoritaires lorsqu’il a assumé la direction du CRCCF.
Lors de son passage à la direction du CRCCF, Pierre Savard a été un animateur de recherche. Il a lancé les « Mercredis du Centre » qui permettaient aux chercheurs de partager les fruits de leurs recherches. Puisque Savard connaissait l’importance de la préservation des sources écrites et visuelles, il a créé un comité des acquisitions pour le CRCCF. Il a participé à plusieurs chantiers de recherche, notamment ceux qui ont amené à la parution d’ouvrages et d’outils intellectuels importants : Le Dictionnaire de l’Amérique française et les Textes poétiques du Canada français4. Cet animateur de la recherche et cette volonté de réunir des experts autour d’un objet de recherche reflètent l’un des aspects de sa personnalité : il aimait la compagnie des gens. Pierre Savard aimait le travail en équipe, à la fois pour briser l’isolement qui caractérise souvent la manière avec laquelle les chercheurs travaillent, mais surtout pour faire progresser plus rapidement la recherche en y associant plusieurs individus. En plus, la recherche en équipe gagne lorsque les chercheurs proviennent de différentes disciplines.
La francophonie canadienne dans un colloque international sur les études québécoises : Que nous dirait Pierre Savard?
Il peut paraitre surprenant de traiter de francophonie canadienne dans le cadre d’un colloque sur les études québécoises. Le texte de mon collègue Guy Laperrière s’insère très bien dans le cadre d’un colloque en études québécoises. Après tout, l’historien Pierre Savard s’est intéressé aux rapports entre le Québec et la France, aux jeunes et aux questions religieuses. Par ailleurs, Pierre Savard était sensible au mouvement de distanciation entre le Québec et sa mémoire historique canadienne-française.
Avant les années 1960, le Québec et le Canada français étaient des expressions interchangeables. On les confondait souvent. Par contre, l’expression Canada français renvoie à une réalité culturelle et historique bien précise. En effet, le Canada français était un véhicule identitaire et nationaliste qui incluait tous les gens d’expression française du Québec, mais aussi ailleurs au Canada, qu’ils s’agissent des francophones de Windsor, de Sudbury, d’Ottawa, de Hearst ou de Cornwall en Ontario, de Saint-Boniface au Manitoba, de St. Albert en Alberta ou de Maillardville en Colombie-Britannique. Ces francophones, du moins leurs élites, croyaient que les locuteurs francophones, y compris les Acadiens, partageaient une identité fondée sur la langue, le catholicisme et une histoire marquée par la survivance du fait français en Amérique. En plus d’être dotés d’une identité commune, ces francophones croyaient que l’expérience d’être minoritaire conférait à la majorité canadienne-anglaise l’obligation de respecter leurs droits à pouvoir vivre et s’épanouir en français partout au pays. Afin de donner du poids à cette réalité géographique et démographique, le politicien et intellectuel Henri Bourassa développe, au début du XXe siècle, la fameuse théorie interprétative des liens entre les deux principaux peuples qui, en travaillant ensemble, ont participé à la naissance du Canada en 1867. Cette fameuse théorie, appelée la théorie des peuples fondateurs, a été utilisée par les francophones, qu’il s’agisse des politiciens, du clergé et des dirigeants des communautés francophones des diverses provinces, pour justifier les bases sur lesquelles la coexistence entre ces deux communautés allait s’établir. Comme on le sait, les droits des francophones à l’extérieur du Québec à faire instruire leurs enfants en français et à obtenir des services gouvernementaux dans leur langue étaient limités et la plupart du temps ignorés.
Quel est le lien entre les travaux de Pierre Savard sur la francophonie canadienne et la théorie du pacte entre deux nations qui devait influencer la manière avec laquelle les gouvernements devraient gérer la diversité linguistique au Canada? Pierre Savard déménage en Ontario au moment où les tensions linguistiques, mais surtout nationalistes sont importantes au pays. Dans la foulée de la Révolution tranquille, qui est définie comme un mouvement de transformations sociales, politiques, économiques et identitaires, les Québécois ont développé une nouvelle conception de leur identité et surtout une conceptualisation différente de leurs rapports avec la majorité anglaise, mais aussi avec les francophones vivant ailleurs au pays. À compter des années 1960, les francophones du Québec se définissent comme Québécois et amorcent un processus de divorce avec les autres francophones vivant ailleurs au pays. Des intellectuels québécois, s’appuyant sur les données des recensements décennaux, observent un mouvement de transferts linguistiques dans les communautés francophones minoritaires favorisant la majorité anglaise. En d’autres mots, les francophones de l’Ontario, de la Nouvelle-Écosse et de l’Alberta, pour ne nommer que ceux-là, s’assimilent. Pour donner du poids à ce constat démographique, des intellectuels affirment que ce mouvement est irréversible. Puisque les francophones s’assimilent, un phénomène facilité par l’inaction des gouvernements provinciaux dans le domaine des services et de l’enseignement en français, les Québécois ont des intérêts stratégiques, nationalistes et politiques à faire du Québec l’unique territoire où il sera possible de favoriser l’épanouissement du fait français. Ce processus d’abandon du fait français n’en est pas un puisque les francophones des autres provinces abandonnent le français de toute façon. Par conséquent, la nouvelle identité qui émerge au Québec, dans le cadre de la Révolution tranquille, se fonde sur les notions d’une territorialité limitée au Québec et d’un État provincial qui a l’obligation de défendre et de promouvoir le fait français non seulement au Canada, mais aussi en Amérique. On assiste à un mouvement de transformation identitaire et de redéfinition de la territorialité de ce qui était alors connu sous l’appellation du Canada français. Le Canada français était graduellement remplacé par l’appellation de Québec. En ce qui concerne la notion de dualité, elle se fonde dorénavant sur une province, devenue le bastion de la nationalité canadienne-française, et le reste du pays.
En réaction à ce mouvement de transformation du Canada français et d’abandon des communautés francophones, le gouvernement fédéral met en place des politiques destinées à combattre la notion que hors du Québec, il n’y a pas de salut pour les francophones. La pièce maitresse de cette stratégie est sans contredit l’adoption de la loi sur les langues officielles en 1969. Cette loi réaffirme le caractère bilingue des institutions fédérales et surtout enjoint le gouvernement à développer une offre active des services en français. À l’époque, le gouvernement fédéral croyait que toutes les autres provinces adopteraient également une politique similaire, ce qui n’a pas toujours été le cas.
Par rapport à ces changements identitaires, nationalistes et politiques qui affectent l’imaginaire des parlants français au Canada, mais aussi la manière dont ils s’identifient, se définissent et s’affirment, Pierre Savard était troublé. La rupture, terme qui est maintenant utilisé pour caractériser l’abandon du Canada français comme référence nationaliste, identitaire et politique pour l’ensemble des francophones au pays au cours des années 1960, constituait aussi une transformation radicale de l’expérience francophone historique. Après tout, les francophones qui se sont d’abord installés dans la vallée du Saint-Laurent au temps de la colonisation française, sont partis à la découverte d’un continent. À l’époque de la colonisation française, soit de 1608 à 1759, les Français ont défriché les terres de la vallée du Saint-Laurent, mais aussi celles qui étaient en Acadie, en Ontario, notamment la région de Windsor, et dans les Prairies canadiennes. Après la conquête britannique de 1759, les francophones ont continué à voyager à l’extérieur de la vallée du Saint-Laurent. La révolution industrielle, qui transforme radicalement le Canada dans la seconde moitié du XIXe siècle, amène la construction de chemins de fer favorisant la mobilité des francophones. Certains d’entre eux s’installent dans le nord de l’Ontario et les Prairies canadiennes.
Briser les liens entre les francophones et oublier comment s’est effectué le processus de colonisation par les parlants français constituent des erreurs historiques importantes. Faire une croix sur plus de 300 ans d’histoire constitue un grave problème d’amnésie collective, selon Pierre Savard. Ce dernier n’acceptait pas le discours de la disparition inéluctable de la francophonie canadienne et de la futilité des luttes, menées jusqu’à ce moment-là et justifiées par l’idéologie de la survivance qui prenait racine dans les milieux intellectuels et récupérés par la classe politique québécoise. La nouvelle mouvance nationaliste qui domine la société québécoise niait le passé historique et celui de l’expérience historique francophone en Amérique et plus particulièrement au Canada. On oubliait qu’il y a eu un réseau institutionnel fort important, mis en place par les nombreuses communautés religieuses qui ont suivi le mouvement de population francophone en Amérique. La construction de ce réseau institutionnel s’est poursuivie avec la création des sociétés mutuelles à la fin du XIXe siècle. Tout au long du vingtième siècle, de nouvelles institutions s’ajoutent à ce réseau, notamment les caisses populaires qui se développent grâce au dynamique et infatigable Alphonse Desjardins.
Le Canada français avait une signification pour bien des francophones du Québec et de Québec, la ville natale de Pierre Savard. C’était plus qu’une identité, célébrée par les élites, et une référence intellectuelle. Le Canada français était à l’action, notamment à Québec. Pierre n’avait pas de parents qui demeuraient à l’extérieur du Québec, bien qu’en 1955, il rencontrait avec son père un petit cousin Savard qui habitait Ste Catharines, en Ontario. Le petit cousin ne parlait pas français et Pierre n’était pas troublé par ce fait. Comme il l’écrivait dans son texte sur la traversée de l’Ontario français, « je n’ai tiré aucune conclusion sur l’avenir du français au Canada et au Québec ni subi quelque traumatisme identitaire»5. Il ne fréquentait pas non plus les sociétés nationalistes. C’est en participant aux activités de la Société historique de Québec que Pierre était devenu un plus familier avec ceux qui ont animé un organisme qui coordonnait les efforts des institutions qui appuyaient les communautés francophones au Canada, mais aussi aux États-Unis.6 Il connaissait les activités du Conseil de la vie française en Amérique. Fondé en 1937 au lendemain du Deuxième Congrès de la langue française en Amérique, cet organisme réunissait les chefs de fil du réseau institutionnel canadien-français. Sous le dynamisme de son secrétaire, l’abbé Paul-Émile Gosselin, le Conseil donnait un sens à l’expression « Canada français » et « solidarité nationale ». Il a organisé des souscriptions pour le quotidien L’Évangeline pour les Acadiens des Maritimes, en 1943, et pour la construction de stations radiophoniques pour les francophones de l’Ouest canadien, après la Seconde Guerre mondiale.
En s’intéressant à la francophonie canadienne alors que le sujet semblait banal et surtout peu utile, car le processus d’abandon de la francophonie canadienne était déjà amorcé depuis la seconde moitié des années 1950, Pierre Savard fait preuve d’un courage intellectuel. Il a publié quelques textes sur la francophonie canadienne. En fait, ce sont les Franco-Ontariens qui capturent son intérêt. En 1970, il publie «Relations between French-Canadian and American Catholics in the Last Third of the Nineteenth Century»7. Six ans plus tard, il se concentre sur les Franco-Ontariens en publiant «L’Affaire Amyot : rapports entre Franco-Ontariens et Québécois dans les années 1920»8. Dans ce texte, Savard étudie un épisode des rapports entre le Québec et la francophonie canadienne. George-Elie Amyot était président de la Banque Nationale. Cette banque avait une succursale à Ottawa qui, selon Amyot, ne connaissait pas un succès financier. Il était amer à l’égard des francophones de la capitale nationale, car il comptait sur leur appui pour rentabiliser les activités de sa succursale. Dans le cadre de la bataille scolaire qui fait rage à Ottawa, Amyot ne se gêne pas pour dénoncer les francophones en jugeant inutile leur bataille. Après tout, pourquoi s’entêter à vivre en français alors que la société ontarienne était majoritairement anglophone? Ce point de vue reflétait la perception que de nombreux hommes d’affaires avaient de la question scolaire et de la lutte des francophones de l’Ontario pour avoir accès à des écoles dans lesquelles le français est une langue d’enseignement. Pour Amyot et bien d’autres hommes d’affaires, les querelles linguistiques nuisaient au climat économique. Par conséquent, les francophones devaient rentrer dans les rangs et accepter la réalité du minoritaire privé de droits9.
Savard publie d’autres textes, notamment en 1977, «Les Franco-Ontariens face au Québec»10, puis un an plus tard, «De la difficulté d’être Franco-Ontarien»11. C’est toutefois en 1993 qu’il publie un texte remarquable, effectuant une synthèse des rapports entre le Québec et les Franco-Ontariens. Intitulé «Relations avec le Québec», Pierre Savard signe un texte qui reflète sa manière de faire comme chercheur. D’abord il veut lutter contre le processus d’amnésie collective qui s’installe alors chez les francophones du Québec. En rappelant que le Québec a été solidaire des luttes des francophones de l’Ontario au moment de la crise du Règlement XVII, Savard veut rappeler que la solidarité caractérise l’expérience historique des francophones au Canada. L’ignorer constitue un grave affront. Les premières phrases de son texte présentent clairement son propos et la manière qu’il interprète les rapports entre le Québec et la francophonie ontarienne. «Les Franco-Ontariens ont une histoire indissociable de celle du Québec, province d’origine de l’immense majorité d’entre eux». Et il poursuit «Dans la lutte pour la défense de leur langue et de leur culture, ils ont toujours pu compter sur l’appui des Franco-Québécois»12. Ces deux phrases présentent sa thèse, mais aussi la compréhension des rapports entre ces groupes qu’il propose aux lecteurs. Il utilise le mot «toujours» et non pas «souvent», «occasionnellement» ou «de temps en temps». Ce toujours constitue un rejet de cette nouvelle interprétation fondée sur l’assimilation inévitable et ses conséquences, c’est-à-dire que le Québec n’a plus à se préoccuper de ces autres francophones qui, pour Savard, ne sont pas des étrangers. Au contraire, ces « autres francophones » sont des individus qui ont participé au développement du fait français au Canada.
Avec ce texte, Savard fait œuvre de vulgarisateur, mais aussi d’éveilleur. Il insère la crise scolaire dans les rapports historiques entre les deux provinces les plus populeuses du pays. Il rappelle surtout que les rapports entre les francophones des deux provinces ont précédé la crise scolaire. Si le Québec a répondu aussi généreusement, c’est qu’il y avait des liens qui existaient déjà. La durée de cette crise a permis au Québec de multiplier les gestes de solidarité. Les défenseurs de la cause scolaire ont fait appel à la population, au clergé en raison du rôle historique de l’Église dans le développement des communautés francophones et la défense du fait français, mais aussi aux politiciens puisque le règlement de cette crise était politique. En effet, les tribunaux n’avaient pas donné raison aux Franco-Ontariens. Mais si la crise s’est conclue par une victoire partielle, Savard rappelle que les liens se sont maintenus et même multipliés.
Savard constate toutefois que les liens entre les Québécois et les Franco-Ontariens se sont transformés dans la foulée de la Révolution tranquille. Il reconnaît ces transformations lorsqu’il écrit que les Franco-Ontariens «définissent peu à peu avec le Québec des rapports libres de toute forme de sujétion»13. Si des points de convergence existent encore entre les Québécois et les Franco-Ontariens, Savard observe qu’il y a des différences, notamment l’appui des Franco-Ontariens au bilinguisme et leur identification à leur province. Ce ne sont pas des « Québécois égarés»14.
Écrit dans un style clair et précis, on retrouve ses talents de vulgarisateur. Comme le souligne Marc Lebel, les écrits de Pierre Savard ne sont pas obscurs. Au contraire, Savard écrit pour être lu et compris, ce qui rappelle ses talents de conteur. Ses textes ne sont jamais encombrés par un cadre théorique accessible à seulement quelques initiés15. Mais Savard était aussi un éveilleur et un stimulateur de la recherche. Son texte signale qu’il y a tout un pan des relations entre les francophones du Québec et ceux d’ailleurs au pays qui doivent être fouillés, analysés et synthétisés. Puisque les Québécois avaient tissé des liens avec les francophones de l’Ontario avant 1912, il importe de les découvrir. Si les liens ne sont pas disparus après 1927, que sont-ils devenus? Pourquoi se sont-ils maintenus? Pourquoi y a-t-il eu une mutation aussi importante après la Seconde Guerre mondiale et notamment dans la foulée de la Révolution tranquille? Savard n’a pas répondu à ces questions. Il les a formulés pour que d’autres y apportent des réponses.
Comment conclure?
Ce texte est beaucoup trop court pour saisir l’œuvre de l’historien Pierre Savard. J’ai toutefois trouvé dans un ouvrage sur les francophonies canadiennes et acadiennes, dont les textes ont été réunis par Raymond Breton et Pierre Savard, un paragraphe résumant comment Pierre Savard définissait son rôle comme chercheur. Je me permets de le citer :
We hope that these papers will not only contribute to an increased knowledge of francophones outside Quebec and Acadia, but that they will also inspire methodological developments and encourage additional studies aimed at more structured knowledge acquisition concerning these ethnic groups which are among the oldest and most widely dispersed in North America16.
Ce passage illustre bien la manière avec laquelle Pierre Savard envisageait son rôle. Pierre était un animateur de la recherche, un intellectuel suscitant de nouvelles interrogations, mais aussi un enseignant rappelant que les connaissances sont limitées, mais que la curiosité humaine est, tout au contraire, illimitée.
Note
↑ 1 Pierre Savard, « Les Franco-Ontariens face au Québec », dans Robert Vigneault, éditeur, Langue, littérature, culture au Canada français, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1977, p. 28.
↑ 2 Pierre Savard, « Ma traversée de l’Ontario français, 1975-1977 ».
↑ 3 Savard, « Ma traversée… »
↑ 4 Jean-Pierre Wallot, « Hommage à Pierre Savard à propos de sa contribution au Centre de recherche en civilisation canadienne-française », Sous la direction de Jean-Pierre Wallot avec la collaboration de Pierre Lanthier et Hubert Watelet, Constructions identitaires et pratiques sociales. Actes du colloque en hommage à Pierre Savard tenu à l’Université d’Ottawa les 4, 5, 6 octobre 2000, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2002, p. 37.
↑ 5 Savard, « Ma traversée… »
↑ 6 Savard, « Ma traversée… »
↑ 7 Cultures, vol. 31, no 1, mars 1970, p. 24-39.
↑ 8 Repris dans Aspects de la civilisation canadienne-française (1983)
↑ 9 Pierre Savard, « L’Affaire Amyot : rapports entre Franco-Ontariens et Québécois dans les années 1920 », sous la direction de Pierre Savard, Aspects de la civilisation canadienne-française, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1983, p. 195-198.
↑ 10 Dans Robert Vigneault, Langue, littérature, culture au Canada français.
↑ 11 Publié dans la revue du Nouvel-Ontario en 1978 et reproduit dans l’Avenir de la francophonie ontarienne.
↑ 12 Pierre Savard, « Relations avec le Québec » sous la direction de Cornelius J. Jaenen, Les Franco-Ontariens, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 231.
↑ 13 Savard, « Relations avec le Québec », p. 232.
↑ 14 Savard, « Relations avec le Québec », p. 254.
↑ 15 Pierre Savard, Entre France rêvée et France vécue. Douze regards sur les relations franco-canadiennes aux XIXe et XXe siècles, texte établi par Marc Lebel avec la collaboration de Madeleine Renaud, Editions Nota bene, 2009.
↑ 16 « Introduction » dans Raymond Breton et Pierre Savard (sous la direction de), The Quebec and Acadian Diaspora in North America, Toronto, The Multicultural History Society of Ontario, 1982, p. XIX.