La complexité du souvenir dans « Tempo di Roma »
Résumé
En 1957, l’écrivain belge Alexis Curvers publie son roman majeur, Tempo di Roma, qui raconte l’histoire d’un jeune belge arrivé dans l’après-guerre à Rome, ville dont il tombe amoureux et qui sera le cadre de la naissance d’un amour, d’une mort tragique et d’un apprentissage fascinant de la vie à travers l’observation des hommes et des existences qui se croisent dans la Ville Éternelle. Le roman contient aussi bien des références à la Belgique, le pays natal abandonné, qui resurgit de façon ambivalente dans la mémoire. Ce travail tache à faire ressortir les différents aspects et fonctions de ce rapport avec le passé et le souvenir, qui est en partie aussi un rapport avec les lieux et avec l’autre.
Arrivé à Rome suite à la deuxième guerre mondiale pour échapper à «l’absence implacable de la beauté»1 qui caractérise sa terre natale, la Belgique, Jimmy, le protagoniste de Tempo di Roma du belge Alexis Curvers (1957), est un jeune passionné d’art, qu’il a tout de même en partie renié alors qu’il a compris qu’il ne serait jamais un artiste lui-même. Il devient, par des détours et par des coïncidences rocambolesques, guide touristique dans une Rome qu’il connaît à peine. Mais ce qui compte vraiment pour lui, à ce moment de son existence, comme il le dit lui-même, est, encore plus que la beauté éblouissante de la ville, celle de la vie qui s’y déroule:
Depuis que j’ai renoncé à créer moi-même cette beauté qui m’est nécessaire, je ne la cherche pas volontiers dans les œuvres des autres. […] Il ne me reste plus que la beauté de la vie, à l’état brut. (p. 31)
Une beauté déchirante et mystérieuse, celle du hasard2 qui gère les vies des hommes et auquel Jimmy se livre, en ne gardant au début du roman presque aucune attache, même pas mémorielle, avec son pays d’origine.
Mais l’abandon au vouloir du hasard se paye cher; on y gagne le contact avec l’existence, on y perd soi-même. Jimmy le dira à un certain moment, en parlant de sa vie romaine:
Depuis longtemps, ma vie errante, ou plutôt la complaisance avec laquelle je m’y prêtais, m’avait si bien détaché de moi-même que je ne savais plus qui j’étais. En gagnant l’univers, j’avais perdu mon âme. (p. 186)
L’errance et le détachement, émotionnel surtout, de son passé, cet oubli momentané et intermittent de tout ce que l’on a été, s’il permet une rencontre avec le monde et avec la multiplicité des vies d’autrui, il implique de lourdes conséquences pour l’individu. Car c’est justement la mémoire qui «nous permet d’avoir une identité personnelle, c’est elle qui fait le lien entre toute la succession des moi qui ont existé depuis notre conception jusqu’à l’instant présent
» (TADIÉ, 1999: 301): «Cette continuité de ce que nous avons été et de ce que nous sommes, de nos souvenirs et de nos perceptions présentes, de notre mémoire et de notre imagination, constitue la réalité de notre moi. La mémoire construit notre identité personnelle
» (TADIÉ, 1999: 281-282).
Pour une grande partie de son Tempo di Roma, cette période romaine à la fois enchantée et difficile, pleine de rencontres qui vont se révéler déterminantes, Jimmy apparaît par contre surtout engagé, plus qu’à relier les différents pans de sa vie, à observer les autres, les Italiens, en premiers, et les étrangers qui arrivent à Rome.
Le roman est ainsi parsemé par un nombre considérable de considérations sentencieuses, presque des maximes, sur les caractéristiques des hommes et des peuples: des énoncés parfois voisins des stéréotypes, profonds, amusants, et qui finissent par s’intégrer sans décalage dans la subtilité des analyses que le protagoniste conduit par ailleurs sur lui-même.
Les Italiens apparaissent par exemple comme possédant l’art d’attendre que quelque chose se passe:
[.. ] les Italiens ont tellement le goût du spectacle qu’il ne faut pas chercher ailleurs le moteur de leur histoire […] ces regards innombrables avaient suscité la beauté de Rome. Pour répondre à leur muette exigence, l’Italie était devenue la patrie des arts, où tout est spectacle et promesse de spectacle (pp. 128-129).
Inutile pour les autres peuples de chercher à les imiter: «Il manquait à leur regard cette patience italienne, cette insistance qui provoque le miracle
» (p. 130).
La question des peuples – à la fois les Italiens et les autres qui dans la Ville éternelle se croisent constamment, en particulier lors de l’Année Sainte décrite dans le roman –, de leur sentiment d’unité, de leur différence et de leur ressemblance occupe une partie importante des réflexions de Jimmy. Une phrase le frappe en particulier, celle avec laquelle ses amis romains terminent toute discussion au sujet du chômage. Noialtri, Italiani, siamo troppi!.
Certes plutôt niaise dans la bouche de gens qui, tel Paolino, avaient trop d’enfant et s’en félicitaient, cette phrase rituelle avait toujours, par l’accent dont elle était prononcée à mi-voix, les yeux détournés comme pour dénombrer au loin la multitude des Italiens surabondants, quelque chose de chaleureux, de pudique, de modestement sublime. Par elles, tous les Italiens devenaient des frères; comme des frères ils se serraient et se bousculaient autour de leur antique table incompréhensiblement miséreuse et splendide; mais aucun n’était écarté. (p. 92)
Ces considérations naissent à son esprit lors de son premier jour de travail comme guide, lorsqu’il regarde un groupe de Zurichois qu’il a promenés dans la ville et qui mangent maintenant dans le restaurant de Paolino sur le Monte Mario. «Noialtri, nous autres»: tout peuple le dit, et Jimmy y découvre le plus spontané, et le plus naïf, des signe de patriotisme.
Mes Zurichois peut-être en cet instant se regardaient entre eux, étonnés d’être là presque ivres morts sur le Monte Mario, et soupiraient « Wir, Deutschschweizer…». Chacun des groupes humains, sur toute la surface de la terre, exprimait de même sa solidarité dans la solitude. Et c’est un semblable soupir que pousse le prêtre à la messe, mais sur le mode de l’universel, quand il commence la prière par quoi les hommes cessent enfin de se déclarer autres et sont mis tous dans le même sac: Nobis quoque peccatoribus… Car dans le péché nous sommes tous d’accord, il n’y a plus de différence. (p. 92)
Mais la vie quotidienne des hommes n’est pas sur le mode de l’universel, et chacun perçoit des lieux et des rituels qui sont pour lui maison. C’est pour cela que Jimmy, qui vient de montrer au groupe de Suisses les endroits les plus beaux de Rome, sent bien le fossé insurmontable qui sépare les serveurs italiens et lui-même de ces touristes qui achèvent leur journée sur la terrasse du restaurant:
[…] il n'y avait pas de communication possible entre cette cuisine où chacun de nous penchait dans le clair-obscur un visage peint par le Caravage, et le jardin où les Suisses excités par la fin du voyage étaient en train de se confectionner des coiffures en papier. Leurs fous rires retentissaient aigrement sous le ciel où les nuages d’ocre, comme des monuments en marche, s’essayaient à recomposer dans l’azur devenu sombre une Rome aussi divine que l’autre, moins profanée et perpétuellement changeante. Un orateur porta un toast où il affirma, au milieu d’un exubérant enthousiasme, qu’après tout Zurich était la plus belle ville du monde. (pp. 93-94)
Étranger, Jimmy regarde les étrangers. Dans cette Rome où il perd presque son nom – qui est connu de très peu d’intimes, alors que pour tout le monde il est la guida col fiore (p. 148) –, il voit défiler, en touristes qui ne le reconnaissent parfois même pas, plusieurs personnages de sa ville natale en Belgique: «le juge de paix du coin de la rue où j’étais né, la belle marchande de parapluies avec ses deux filles, un collègue retraité de mon père […]» (p. 148)
Ils marchaient devant moi, escortés d’un paysage familier que ma rêverie superposait comme un écran de fumée aux sites et aux splendeurs romaines que j’avais cependant à leur dévoiler. […] Le passé du fond duquel ils surgissaient m’était cher. Mais je n’aimais pas les mêler au présent. Je gardais mon incognito. (p. 148)
La vie passée commence donc à émerger par petites bulles dans la quotidienneté du protagoniste. Encore plus que les touristes occasionnels, un autre personnage constitue une présence concrète du pays natal de Jimmy. Il s’agit de la femme belge que Fedele, un italien parti travailler en Belgique, a rapportée avec lui lors de son retour en Italie pour en faire son épouse: celle qui sera définie par sa belle-mère, et avec justesse par ailleurs, la puttana. Mais cette présence, loin de créer un pont rassurant entre son passé et son présent, trouble l’abandon total du protagoniste à sa nouvelle vie italienne.
Involontairement, par son langage et par ses intarissables récits qui me rappelaient tant de choses, cette femme achevait de me désorienter. J’éprouvais à l’entendre un dépaysement dont elle-même semblait exempte, ses pareilles partageant avec les rois le privilège d’être partout chez soi et partout à leur aise. Elle transformait par sa présence la via Flaminia en une simple annexe de la rue Marguerite […].
Mon accoutumance, bien que plus attentive et plus longue, ne m’avait pas guéri de l’étonnement. Je n’étais de plain-pied avec rien. Je m’étais épris de l’Italie mais elle m’intimidait; le culte que je lui vouais m’interdisait toute désinvolture et trop de lucidité. […] j’en étais encore à découvrir chaque jour avec des yeux éperdus de néophyte une Italie surnaturelle, une Italie qui n’étais pas celle des Italiens. J’avais oublié mon ancien pays et mon nouveau pays ne m’avait pas assimilé […]. (p. 185)
Le rapport entre les deux pays, celui d’appartenance et celui d’accueil, ne pourrait être plus clairement décrit: Jimmy, qui n’était visiblement pas fait pour vivre en Belgique, ne partage pas non plus avec les rois et avec les prostituées le privilège d’d’être partout chez soi: profond connaisseur de ses sentiments et de ses mécanismes intérieur, il sait que l’Italie qu’il découvre, la Rome qu’il parcourt jour et nuit, appartiennent seulement en partie à la réalité, et qu’il ne sera jamais, au fond, un de ses habitants.
J’en arrivais à me demander si l’Italie existait réellement, en dehors du mythe que je m’en étais forgé avec tant d’amour […].
Ces doutes me venaient à l’esprit nullement quand je songeais à ma mère ou bavardais avec un compatriote, ni dans aucune des occasions où il sied de ressentir le mal du pays, mais au contraire lorsque le présent éclipsait entièrement le passé et que celui-ci se résorbait au point de n’être plus, à son tour, qu’une sorte de mythe effacé. Alors mon pays, mon enfance reposaient au fond de moi comme un lac tranquille, d’où montaient indistinctement à mon cœur la fraicheur des eaux invisibles […]. (p. 186)
Singulièrement, c’est donc l’effacement du passé, réduit à une sorte de lac enfoui au fond de la vie intime, à mettre en question la réalité du présent, et de Rome même. Un excès de présent, on pourrait dire, la perte du passé, met en péril le présent même, la réalité de l’actuel. Pour cela aussi ce titre, si beau, Tempo di Roma, est si juste: car l’expérience, bien que profonde, de l’altérité et de la plongée dans Rome ne pourra qu’être limitée dans le temps.
À la construction de cette Rome réelle et mythique à la fois, de ce que l’on pourrait définir un «mythe vécu», s’accompagne dans le roman d’abord une résurgence, ensuite une véritable réécriture du souvenir du pays natal. Le processus se met en place en parallèle avec une période heureuse de la vie de Jimmy.
Oui, ce furent là des jours heureux. […] J’étais de plus en plus mêlé à la vie de la ville, à une parcelle de son histoire. […] Mes heures de nostalgie, elles-mêmes, étaient romaines: elles naissaient des flots du Tibre ou du vent dans les cyprès, à la voix desquels revivaient dans mon cœur, avec une soudaine clémence, mes longs et âpres hivers de jadis, les rivières chargées de glaçons et que survolaient des mouettes, les sifflements de la bise et le chantonnement de la lampe que ma mère allumait dès le milieu de l’après-midi dans la chambre surchauffée où j’étudiais mes leçons. (pp. 194-195)
C’est à ce moment-là, alors qu’il est entièrement «mêlé à la vie de la ville», que la mention du Cormoran, un café de sa ville natale, de la part d’un camarade rencontré par hasard, lui suscite d’emblée une montée de souvenirs vifs, précis, et tendres: «le passé m’était remonté à la gorge avec toute sa vérité
» (p. 200).3
Le noctambule qu’il n’a jamais cessé d’être (une partie de son identité profonde et inchangeable) tisse le lien entre le bar notturno de ses soirées de Rome et le Cormoran de sa jeunesse, qui revient à plusieurs reprises.
J’étais entré au bar notturno pour boire une orangeade. J’y étais seul, appuyé au comptoir de l’autre côté duquel le garçon rinçait des verres d’un air bougon, et dont l’accoudoir de cuivre rouge, disparate dans ce cadre flambant neuf où dominait les jaunes, me rappela les dorures vieillottes du café du Cormoran où j’avais éternisé dans ma jeunesse tant de soirées pareilles à celle-ci. Rien n’avait changé. Le noctambule irrésolu que j’étais toujours n’était si puissamment attiré, enchaîné et comme envoûté par le bar notturno qu’en vertu de la parenté mystérieuse que j’avais inconsciemment établie entre cet asile consolateur et le Cormoran de jadis, parenté symbolisée, malgré toutes leurs différences, par la grosse barre de cuivre autour de laquelle, maintenant comme alors, les rêves de mon demi-sommeil s’enroulaient tels des serpents fascinés. (pp. 284-285)
«Peu à peu», écrit un critique du roman, «l’habitude s’installe, le passé fait parfois surface». Mais à ce moment «[l]e lien avec le pays de l’enfance et du souvenir, c’est la correspondance que le héros échange avec sa mère qui l’assure» (BOLOGNE, 1981: 57). La mère de Jimmy, en fait, restée en Belgique, commence à lui écrire de longues lettres. Grace à cette correspondance, le protagoniste découvre que la mère héberge chez elle deux italiens de Crémone, deux pensionnaires employés dans les mines qui – au défaut d’un voyage en Italie où elle pourrait retrouver son fils et qu’elle finira par ne pas faire – lui permettent de tisser un lien à distance avec lui, en se créant une Italie, encore une fois, imaginaire et mythique, suscitée par ces deux immigrés jeunes et exotiques avec lesquels elle joue aux cartes, elle écoute jouer de la guitare, dans une espèce de jeunesse retrouvée: «Depuis que je vis avec eux, je comprends mieux ton caractère» elle lui écrit. «Tu n’étais pas fait pour rester ici. Tu es un artiste, mon cher fiston» (p. 250).
Ces lettres engendrent chez le protagoniste une émergence, une montée de souvenirs involontaires teintés, plus que de nostalgie – car, il l’expliquera, il n’y a en eux aucun regret – d’un sentiment de lontananza, un mot italien qu’il dit trouver très juste:
De vagues images émergeaient de ma rêverie: celles d’un poêle à feu continu, d’un verger sous la pluie, d’une cathédrale grise, d’une tartine, d’une de ces vraies tartines que ma mère enduisait pour moi, quand je rentrais de l’école, d’une épaisse couche de confiture faite à la maison, et qui avaient, sous la sucrerie, le goût si rare du beurre salé. […] Ce n’était pas de la nostalgie, puisque je ne regrettais rien. […] Éloigné des choses qui m’avaient été autrefois familières, je ne l’étais pas moins de celles qui m’entouraient actuellement. Toutes me devenaient indifférentes. (p. 286)
C’est maintenant la dimension de l’ailleurs quitté et de l’autrefois passé, le souvenir, qui érode le présent, en faisant suivre à un premier moment de chaleur une indifférence subtile et envahissante. Dans cette espèce de vide (p. 286), où l’individu ne peut mettre de racines que superficiellement, les rapports se renversent et le présent commence à ne pouvoir vivre que si le passé apparaît:
En toute occasion, le présent s’imposait à moi dans la mesure où le passé revivait en lui […]. Les journées ou rien ne revivait m’exilaient de Rome aussi bien que de ma patrie oubliée. J’étais alors un étranger partout. (p. 286)
Dans un jeu de miroirs et de renversements, la Belgique se présente à lui (sous formes de gens, de lettres, de réminiscences) à Rome, et l’Italie apparaît, est recrée même, par sa mère et par les immigrés italiens en Belgique. Le souvenir devient complexe, croisé; l’image de l’Italie que mère et fils se sont construite, l’une à distance, l’autre en y vivant, leur permet de parler, au moins, maintenant, d’un même mensonge; les liens se rétablissent, mais dans un intrigue nécessaire et fragile d’illusions et d’auto-illusions.
Ma mère prenait goût à m’écrire de plus en plus souvent. […] Elle m’acceptait enfin pleinement et tendrement pour son fils depuis qu’elle avait adopté en leur personne une parcelle de cette Italie pour laquelle je la délaissais. […]
[Elle] me consultait sur la préparation du minestrone, sur les prix et la réputation des différentes marques de Chianti. Elle m’écrivait […] [q]u’ils avaient bu ensemble un verre de grenadine au terminus du tram qu’elle appelait maintenant le mercato dei fiori […]. Elle me parlait aussi d’une Piazza San Marco où je fus longtemps à reconnaître la Place Saint-Macle (pp. 313-315)
Dans une ville de Belgique qu’elle lui décrit sous le charme des émigrés italiens, Mario et Gioacchino, les deux Crémonais, sans le savoir et en ne faisant sans doute que leur intérêt, créent les conditions pour ces fragiles retrouvailles, en suscitant chez la femme une nouvelle vision, une nouvelle nomination, presque, des lieux familiers, qui baignent maintenant dans une douce lumière italienne. Pour ne pas troubler cette possibilité de réconciliation, la mère renonce inconsciemment au vrai voyage qui pourrait la conduire physiquement jusqu’à son fils. La proximité n’est ici possible que dans la distance. Et ce qui en elle est implicite, chez son fils arrive à la conscience explicite:
Elle en apprenait davantage, non seulement sur l’Italie, mais sur moi, en s’acclimatant chez nous à la compagnie des deux Crémonais et de leurs amis; elle se dépaysait et me rejoignait ainsi plus doucement que par un voyage qui l’aurait fatiguée cet certainement déçue. (p. 314)
Leurs deux Italie sont deux constructions de l’âme: jamais ils ne pourraient en confronter de près les objets. Bien loin des souvenirs d’enfance retrouvés par bribes, la Belgique arrive à Jimmy transformée par ces lettres, métamorphosée, de «nordique» et «enfumée» qu’elle était, en un lieu teinté de la même lumière méditerranéenne qu’il vit, lui, sur sa peau.
Mais ce n’est pas seulement la Belgique transformée en une construction de l’âme par sa mère qui se superpose à sa mémoire; la ville natale a changé en son absence, non pas dans le sens invoqué par sa mère, mais dans celui qui lui est impitoyablement dévoilé par les journaux qu’elle envoie avec ses courriers: artères géométriques, pylônes à projecteurs fluorescents, immeubles affreux, tout rappelle à Jimmy que l’urbanisme est en train d’effacer le peu qu’il a aimé de ces lieux.
Je ne m’avisai pas sans étonnement, après bien des calculs, qu’un certain boulevard Hector-Van-der-Vervaeckeren, fréquemment cité […], n’était autre que la charmante rue Notre-Dame-des-Trois-Tilleuls dont j’avais suivi si souvent les méandres en courant au collège, et dont le tracé capricieux et berceur ralentissait ma hâte et m’invitait à respirer une minute, à l’époque des examens d’été, le parfum des trois arbres en fleurs disposés là devant l’église comme un céleste bouquet […]; mes concitoyens n’attendaient qu’une occasion de l’abattre à son tour, puisqu’elle avait, comme les arbres d’or, le malheur d’être belle. (pp. 318-319)
Mais la complexité du souvenir – et c’est, je crois, l’aspect qui rend ce thème si subtil et intéressant – ne s’arrête pas chez Curvers aux superpositions de regards, aux changements, au rénominations presque, auxquels les choses sont soumises.
Il y a en parallèle dans le roman une réflexion plus vaste et souterraine sur la réalité même de la perception du présent, sur ce que l’on pourrait appeler le souvenir du présent; la conscience aiguë que toute connaissance, même empreinte d’amour, est réécriture, oubli, perte, dans la mesure où elle concerne l’autre. La solitude est au fond indépassable, car non seulement le passé et les lieux nous échappent, mais le présent lui-même le fait, dès que nous l’apercevons.
À coté de ces quelques passages que nous avons lus, concernant une forme de mémoire involontaire, toujours mystérieuse pour l’individu qui la subit, le roman propose un passage à mon avis perçant sur l’énigme, par contre, de la mémoire volontaire, alors que son objet lui échappe.
À la fin de sa première journée de travail en tant que guide touristique, le soir, du car qui ramène les touristes à l’hôtel, Jimmy aperçoit dans la rue le visage de Geronima, la fille dont il tombera amoureux. Ce visage qui s’imprime en lui de façon spontanée et imprévue résiste à ses tentatives de remémoration successive:
Je me demandais quel avait été le visage de Geronima dans le premier moment où je l’avais aperçu, plein d’inquiétude et de patience, incliné, pâle et un peu carré, me semblait-il; puis quand il s’était détourné vers celui de sa mère pour m’échapper aussitôt, happé par le vent qui soufflait sur les lampes des boutiques et balançait la cime du pin parasol au-dessus de la rue. Mais je n’arrivais pas plus a réunir ces deux images de la jeune fille qu’à concilier dans mon souvenir les deux aspects du Colisée, ni les autres dualités de cette journée fantastique et de ma vie toute entière… Je me représentais les êtres et les choses à la manière des peintres modernes qui séparent et juxtaposent dans un même portrait les différents profils que peut offrir une figure; ou comme ces peintres anciens qui plaçaient l’une à côté de l’autre les scènes les plus disparates de l’histoire d’un personnage, reconnaissable dans toutes à l’identité factice de son costume ou de son auréole. Mais je n’avais même pas distingué la couleur de la robe de Geronima; je croyais bien, pourtant, qu’elle était sombre, et j’étais presque sûr que ses cheveux étaient noirs. Quant à l’auréole que mon imagination commençait à lui prêter, elle se confondait avec la vibration des mille petites lumières de la rue faubourienne et du marché nocturne. Seule se dressait, pure et ferme sur l’amas de ces images fugitives, la forme inoubliable de l’arbre. (pp. 104-105)
L’objet de l’amour, donc, se dérobe; seul s’impose, de façon inattendue, le détail non recherché, ce pin parasol, symbole de Rome et du Sud qui veillera sur le Tempo di Roma de Jimmy en revenant sans cesse dans ses visions.
L’impossibilité de retrouver les traits d’un visage qui l’a toutefois marqué si profondément montre toute la différence désespérante qui existe entre un être et sa représentation: la mémoire nous empêche l’accès à ce que nous aimons le plus, alors qu’il vient à peine de sortir de notre champ visuel. La difficulté à retrouver dans l’esprit ce que nous venons de quitter devient le signe le plus efficace de l’illusion que cache tout rapport avec autrui. Le visage de Geronima est ainsi pour Jimmy emblème de la distance parmi les êtres. Comme l’écrit Véronique Jago-Antoine: «Assurément, quand bien même s’actualisent en elle tout le passé de Rome, sa beauté et sa vérité, Geronima se révèle tout aussi insaisissable que la ville même. […] De multiples allusions du narrateur à l’étrange impossibilité qui est la sienne de garder en mémoire l’ensemble des traits de la jeune fille thématisent ainsi de la manière la plus aiguë cette fantasmatique du recentrement, de la captation toujours déçue» (JAGO-ANTOINE, 1988: 181).
Le souvenir, qui s’impose parfois au sujet sous la forme d’une image qui deviendra figée, récurrente («Lorsque nous explorons nos souvenirs, la plupart d’entre eux sont restés imprimés d’une façon tout à fait indépendante de notre volonté. Lorsque nous explorons notre passé, spontanément ce sont toujours les mêmes images ou scènes qui réapparaissent», TADIÉ, 1999: 117), est indissociable de l’oubli et se dérobe à toute tentative d’investigation successive, de mise au point. «Tout souvenir est entaché d’imprécision, d’effacement, de lacune, c’est-à-dire de formes d’oubli» (TADIÉ, 1999: 201); ainsi «Le rappel d’un souvenir demande un travail de l’esprit. Mais on retrouve moins que ce qu’on reconstruit» (TADIÉ, 1999: 9).
Pour cela le présent ne se présente d’une certaine façon que sous les marques du passé:
Comment se fait-il que tous mes récits soient écrits au passé, même quand l’objet en est toujours actuel? À ce signe encore, ne dirait-on pas que l’inexistant seul existe pour moi? (p. 424)
La mémoire et ses défaillances ne sont par ailleurs pas les seules responsables de ces pertes. C’est la complexité de l’autre qui explique, encore mieux, la complexité du souvenir:
Moi qui n’oubliais jamais un visage, comment avais-je eu tant de mal, le soir même de notre rencontre, à me souvenir de celui de Geronima? […] Cette bouche, ces joues au dessin changeant, ce teint pâle mais chaud, ces yeux tantôt voilés et tantôt lumineux, il me resta toujours difficile, à peine m’en étais-je éloigné, d’évoquer exactement dans mon esprit la physionomie réelle qu’ils composaient sans cesse, et que le moindre mouvement de l’âme éclairait d’une expression nouvelle et fugace. Je procédais par esquisse successives en partant du menton carré, du nez assez large, éléments fixes autour desquels ma mémoire s’essayait vainement à reconstituer toutes ensembles les lignes d’un visage où la destinée hésitait encore à poser sa marque définitive. (p. 121)
Les pensées demeurent quant à elles d’une complexité aussi insaisissable: comme la marquise Lala, qui «jouait trop de personnages différents, et il fallait à tout moment s’assurer de celui auquel on avait affaire pour en comprendre le langage» (p. 269), dans sa simplicité Geronima n’est pas moins imprévisible et distante. Ses valeurs et ses jugements ne cessent d’étonner le narrateur.
En tout ce qui datait du XXᵉ siècle, Geronima et moi étions à peu près de la même race. Mais touchions-nous à quelque point du passé, l’écart entre nous s’élargissait dans le mesure où ce passé était plus éloigné. Les questions importantes, celles que nos ancêtres s’étaient posées avant nous, je les résolvais avec l’instinct d’un tisserand d’Arras ou d’un batteur de cuivre dinantais, Geronima avec l’adresse d’une jolie petite garce du temps de Boniface VIII. (p. 187)
La distance entre les êtres est déterminée donc aussi par l’incommunicable différence des parcours et des identités réciproques. C’est en cela que l’intérêt porté par Curvers dans le roman à la différence entre les peuples quitte le domaine des stéréotypes et des préjugés – bien que l’auteur s’amuse discrètement à décrire les particularités des gens en fonction de leur provenance – pour se muer en une réflexion sur la solitude foncière de toute conscience: «L’autre, comme soi-même, demeure irrémédiablement fuyant, chacun prisonnier du champ clos de la subjectivité» (M. LERAY 2008: 151).
Des mois après la première apparition de Geronima, alors qu’elle est désormais devenue sa fiancée, Jimmy la voit rentrer au milieu de la foule dans l’église de Saint-Pierre, de loin.
[…] je la reconnus moins à son visage à peine entrevu qu’à son maintien modeste et fier, à sa petite silhouette qui s’offrait et se dérobait d’un même mouvement aux lumières trop vives, cette fois encore comme la première fois […]. Elle m’apparaissait toujours ainsi, à l’improviste et sous des éclairages violents (pp. 341-342)
Toute vision de Geronima réactualise sa première apparition: la seule image que Jimmy peut en avoir est une image par éclair, l’espace d’un instant. Le seul amour possible est une illusion de proximité dans la distance, avec les êtres, aussi bien qu’avec les lieux.
C’est ainsi que le soir, au moment de saluer Geronima, Jimmy éprouve «une minute de pur amour et de solitude parfaite»: «Jamais je n’aimais mieux Geronima qu’en cette minute qui me détachait de tout et même d’elle» (p. 364).
Le souvenir aussi ne s’offre que par éclair, quand il n’est pas recherché; c’est là seulement qu’il peut être précis. La nuit de la première rencontre avec la jeune fille, alors qu’il est rentré chez lui:
[…] soudain, le vent de la nuit se leva, je songeai que dans un instant il heurterait et remuerait délicatement la couronne du pin parasol sur la Via San Giovanni, sur le sommeil de Geronima, et le visage de l’enfant se dessina, précis et pur, sous mes paupières que mouillaient les premières larmes. (p. 116)
La résurgence des souvenirs, leur vie autonome, indépendante de la volonté, revient comme thème de réflexion à la fin du roman, alors que Jimmy, suite à la mort tragique de Sir Craven et à la veille de son mariage, quitte Rome. Son Tempo di Roma se termine et s’éternise à ce moment.
Ainsi finissent toutes choses en ce monde: elles se fatiguent d’exister parce que nous sommes fatigués d’elles. Les empires ne périssent pas sous les coups de leurs ennemis mais par leur propre épuisement et par la démission des forces qui les soutiennent. Il en va de même de nos amours et de nos vies. […]
Seulement, quand les choses sont finies pour toujours, elles se fatiguent aussi de ne plus exister. Elles essaient alors de revivre, de pousser dans nos regrets des racines invisibles […]. Parvenue à son déclin, ma saison romaine a déjà commencé de refleurir dans ma prison et dans mon cœur. (p. 470)
BIBLIOGRAPHIE
A. CURVERS, Tempo di Roma, Bruxelles, Éditions Labor, 1991 [1957]
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AA. VV., Itinéraires, 306, septembre-octobre 1986 (Alexis Curvers, pour son 80ème anniversaire)
AA. VV., Revue générale, 141, 10, octobre 2006, numéro consacré à Alexis Curvers (Tempo Alexis Curvers)
S. ARENA, «Tempo di Roma. La vie, la ville», in La Sensibilità della ragione. Studi in omaggio a Franco Piva, Verona, Fiorini, 2012, pp. 35-46.
CH. DE BLAUWE, «À propos de Tempo di Roma d’Alexis Curvers», in A. Soncini Fratta (dir.), La deriva delle francofonie. Les avatars d’un regard. L’Italie vue a travers les écrivains belges de langue francaise, Centro Interfacoltà Sorelle Clarke dell’Università di Bologna, Bologna, CLUEB, 1988, pp. 163-183
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Note
↑ 1 A. CURVERS, Tempo di Roma, Bruxelles, Éditions Labor, 1991 [1957] p. 19. Désormais toutes les citations extraites du roman seront tirées de cette édition et, par brièveté, seront suivies par le numéro de page directement dans le texte. Dans les citations du roman, c’est toujours nous qui soulignons.
↑ 2 Je me permets de renvoyer pour cela à ma contribution «Tempo di Roma. La vie, la ville» (ARENA, 2012: 35-46).
↑ 3 L’étude des mécanismes du souvenir n’est sans doute pas sans lien avec l’amour précoce de Curvers pour l’œuvre de Marcel Proust, témoigné déjà par un de ses premiers teste, Essai romancé, publié sur les «Cahiers Mosans» en 1929. Cf. sur ce texte Bologne, 1981: 7 et les extraits du texte reproduits Ibid., pp. 59 ss.