Parfait Jans de petit berger à parlementaire de la République et retour : Les amoureux du trou du diable (1989), roman de la montagne
Que signifie ce titre ? Que Parfait Jans, parti de la Vallée d’Aoste avant sa naissance, fils unique de parents émigrés dans la région parisienne à Levallois-Perret, passa ses vacances d’été jusqu’à l’adolescence dans le pays d’origine des siens à Lillianes, en Vallée d’Aoste, y habita une bonne partie de la période de la guerre, dans une atmosphère patriarcale faite de grands-parents, de tantes, de nombreux cousins et cousines, vivant dans les alpages ; gardant petit enfant les vaches et les chèvres, faisant le bûcheron lorsqu’il était adolescent et jeune homme au temps de la seconde guerre mondiale, vivant au rythme des saisons, en contact étroit de la nature qu’il a porté avec lui dans son cœur pour le reste de son existence. Puis il retourna à Paris en 1946 où il exerça différents métiers - ajusteur en machines-outils, chauffeur de taxi, — avant d’entamer une fulgurante carrière politique. Maire de Levallois-Perret, commune d’environ 70.000 habitants de 1965 à 1983, il est député à l’Assemblée nationale (PCF) durant quatre législatures, de 1967 à 1968 puis de 1973 à 1986. Par la suite, toujours lié à la Vallée d’Aoste où sa mère Pierina Vallomy a passé ses dernières années, il entreprit une brillante carrière d’écrivain, et il situa plusieurs romans dans la Vallée et en particulier dans la commune de ses aïeux : c’est le cas du roman «Les amoureux du trou du diable » dans lequel il fait le « retour » dont je parle dans le titre avec sa publication de 1989. Berger au temps de son enfance, puis parlementaire, enfin retour littéraire dans le rôle de berger.1
Ceux qui consacrent leur vie, ainsi que leur intellect et leur vocation à la vie politique, (je parle délibérément de vocation qu’on peut appliquer pas seulement au sacerdoce, mais encore à la médecine (Jules Romain) et à la politique d’autrefois) arrivent à un moment donné à abandonner leurs activités et leurs responsabilités. Ils passent par la suite à d’autres activités, au repos de la retraite ou à d’autres engagements. Bon nombre de ces personnages écrivent leurs mémoires, (désormais ils sont même trop nombreux), et ils peuvent aussi nous livrer des confessions intéressantes ou raconter des expériences captivantes. Des aveux curieux qui ouvrent une fenêtre sur une profession souvent pleine de mystères et pourquoi pas d’intrigues curieux pour le lecteur. Giulio Dolchi, un homme politique valdôtain qui a écrit la préface à ce roman de Parfait Jans affirme :
En général, ils écrivent leurs mémoires, pour faire part de leurs expériences vécues et de leurs compétences accumulées. Ils apportent des informations et surtout une grande documentation sur les activités développées et le travail réalisé et trop souvent ignoré. 2
Parfait Jans après avoir abandonné son activité a décidé oui d’écrire, mais il s’est dirigé vers la littérature : une quinzaine de romans, (quelqu’un fait des distinctions entre roman d’amour, roman social, science-fiction, policier classique et policier psychologique), des contes, une pièce de théâtre, des livres pour enfants. Et avec un bon succès! Il a été au début souvent éditeur de ses ouvrages. Dans quelques romans l’action se passe au Val d’Aoste, dans la ville d’Aoste même, à Saint-Vincent, à Pont-Saint-Martin et dans toutes les époques historiques, au temps des Romains, au Moyen âge, aux XVe et XVIe siècles, au XIXe, aussi bien que dans le premier après-guerre et à l’époque contemporaine. Je dois avouer que la semaine dernière j’ai encore trouvé un roman, je cite : « publié en exclusivité électronique, avec le titre De Dijon au Val d’Aoste disponible uniquement par téléchargement ».3 Cette nouvelle était unie aux vœux que Notre auteur a adressé pour la Noël de 2010 à ses amis, huit mois avant sa mort. Ecrivain fécond jusqu’à la dernière heure !
Dans Les amoureux du Trou du diable c’est vraiment son monde de l’enfance, le hameau de moyenne montagne et plus haut les pâturages de l’été, la vie dure, réglée par la nature, mais combien enchanteresse, magique dans ses paysages, ces grottes des amoureux, la saveur de la terre, des sources, des racines, un retour vraiment aux origines après la parenthèse politique exceptionnelle pour célébrer dans la maturité ses souvenirs qui s’étaient entretemps idéalisés. Mais il n’y a pas que cela. Ce monde est aussi « le bourg qui grouillait à nouveau comme une ruche dérangée », avec des positions bien différentes entre une famille et l’autre, avec des idées diverses au sein d’une même famille, avec la lutte entre conservateurs et libéraux et avec toutes les nuances possibles au sein de ces courants d’idées.
Notre protagoniste, Clovis, avec ce nom remontant au haut Moyen âge est un jeune homme du milieu du XIXe siècle, l’action se déroule à Lillianes, commune de quelques centaines d’habitants, (dans le temps beaucoup plus peuplé), toutefois l’auteur ne fait jamais le nom de son village, mais on comprend bien qu’il s’agit du village de l’auteur, par les descriptions, la position géographique et par le nom des communes environnantes. Dans le roman il y a aussi un constant renvoi à l’histoire de la Vallée d’Aoste et des Valdôtains : les positions idéologiques et les traditions, le bien et le mal, la religion, le sens de la famille, la dureté du travail, l’instruction et l’ignorance, le sens du sacrifice et tous les sentiments, l’amour et la haine, la générosité et l’avarice, la bonté et la méchanceté, l’égoïsme et l’altruisme.
Les prises de position politiques des personnages sont nombreuses : en cela on se rend compte que les années vécues par l’auteur dans la politique ont laissé leur empreinte et plusieurs personnages, ainsi que quelques situations, incarnent les vicissitudes et les rêves, les idéaux politiques avec une grande force. La période historique traitée est une période complexe et difficile, c’est l’époque du 3° Régiment des Socques, mouvement ou insurrection difficile à définir. La Vallée d’Aoste s’est insurgée trois fois au cours de quelques décennies, trois révoltes appelées insurrections ou Régiments des Socques, la première en 1799, la seconde en 1801, la troisième, celle qui a fait le plus parler, en 1853.4 Compte tenu de la difficulté de raconter cette révolte paysanne qu’on pourrait définir conservatrice, mais qui comme toutes les insurrections garde quelque chose de la rébellion libertaire et de l’affirmation de l’autodétermination des populations locales, je fais appel à un historien.
Donc, pour être plus convaincante et plus claire j’espère, je reprends en partie un texte de l’historien André Zanotto :
Une profonde crise économique travailla en 1853 le royaume sarde. La récolte des céréales et des pommes de terre fut très médiocre, à cause de l’inclémence de la saison. En Vallée d’Aoste, depuis deux ans la production de vin était pratiquement réduite à rien.
La misère, la cherté des vivres, les perspectives de disette pour le printemps prochain provoquèrent un grand mécontentement. Les conservateurs, qui ne perdaient occasion pour critiquer le gouvernement et, avec lui, le régime constitutionnel, eurent beau jeu et se mirent à souffler sur le feu. Mais le peuple avait bien d’autres plaintes à faire. Profondément attaché à la foi catholique, il se sentait blessé dans ses sentiments les plus profonds par des mesures vexatoires. […] La défaite des candidats conservateurs aux élections politiques du 8 décembre 1853 contribua à augmenter l’exaspération des masses rurales […].
L’état de mécontentement des populations finit par faire éclater la troisième Insurrection des socques, du 26 au 28 décembre 1853.5
Ce qui signifie que le 25 décembre, jour de Noël, le feu couvait sous la cendre. Cette période historique si critique pour la Vallée d’Aoste, si difficile surtout pour les paysans, a fortement touché Parfait Jans qui en a tiré auparavant une pièce de théâtre avec le titre L’Insurrection des Socques 1853, publiée en 1981 et par la suite joué sur la place centrale d’Aoste avec un grand succès. La pièce est écrite en prose, mais, par ci et par là, il y a des pages en vers qui ont le souffle du théâtre classique. Juste une partie d’un Monologue pour comprendre aussi la personnalité de Jans :
Mesdames, mesdemoiselles, Messieurs.
Ils sont nombreux, celles et ceux
Qui vous ont présenté notre Vallée
Du côté Ducs et personnalités.
Nous allons nous, ce n’est pas un hasard,
Vous parler de nos braves montagnards
En ouvrant un colloque
Sur l’Insurrection des Socques
Nous ne prendrons pas parti,
Vous le ferez si cela vous dit.
Certains ont prétendu,
Sages ou petits esprits,
Qu’il s’est simplement agi
- Les Socques ne l’ont pas su
D’un mouvement peu fier
Aux bases réactionnaires ;
Un prêtre a même osé dire,
Avec retenue et sans rire :
Que Champorcher était la Vendée
De notre majestueuse Vallée.
L’atmosphère était prête pour insérer cet épisode dans le roman. Clovis parle comme Adrien, personnage de la pièce et un ami de Clovis ajoute : « Ils [les insurgés] refusent les impôts nouveaux, demandent le respect de nos franchises, de notre langue et de nos fêtes religieuses. Ils ont décidé d’aller à Aoste, par centaines et par milliers si possible pour faire connaître ses exigences à l’Intendant et à l’évêque » (p. 139). La même insurrection dans le roman voit l’emprisonnement du protagoniste à cause d’une dénonciation pleine de fausseté ; le procès de Turin s’est fait dans la réalité historique en 1855 (ZANOTTO, p. 198). Si face aux intrigues de village, Clovis sortira battu de ce moment douloureux, le protagoniste grâce à la dure expérience devient un martyr aux yeux de ses amis, ainsi que du lecteur.
Le roman que nous analysons est aussi une histoire d’amour entre deux adolescents qui mûrit, se fortifie, se contredit comme souvent il arrive. « Les chemins empruntés divergeaient et pourtant, il se retrouvaient chaque dimanche après-midi dans leur grotte » (p. 48). Cet amour est aussi bouleversé et fortement contrasté par les cas de la vie, mais malgré la destinée contraire, les hauts et les bas de l’existence, il reste lucide, responsable, indomptable et invincible jusqu’au dénouement tragique. Il y a des pages très belles, tout d’abord de grande innocence, puis d’amour fou et ardent qui n’accepte pas de contraintes : « Marie et Clovis s’aimaient, cela se voyait. Ils s’aimaient comme des enfants, mais déjà, à l’orée de l’adolescence, pointait un amour plus durable, plus raisonné » (p. 23).
L’amoureuse de Clovis est une enfant de la nature :
Très tôt elle se tourna vers la nature. Elle apprit à la connaître et à l’aimer. Elle se laissait bercer par le vent, son haleine ; elle perdait sa bonne humeur avec la pluie, ses larmes ; elle s’égayait avec le soleil, son sourire. Elle connaissait mieux que personne, les fleurs, les nids, les grottes, les écureuils, les renards, bref elle devint la fille de dame nature. (p. 25)
Marie, c’est son nom, aime d’abord comme un ami spécial Clovis, mais elle est sauvage. « Sauvageonne », l’appelle Parfait Jans et, à cet adjectif, qu’on rencontre dans les toutes premières pages et qui revient plus d’une fois, j’ai immédiatement pensé à un roman que j’ai aimé à la folie pendant ma jeunesse. Sauvageonne était l’appellatif que Marcel Pagnol attribuait à sa belle héroïne de Manon des sources, d’où on a tiré un film aussi beau que le roman.
Cet appellatif m’a fait penser à cette belle histoire qui se passe en Provence et alors par la suite j’y ai vu d’autres similitudes entre les deux romans : tous les deux sont des romans dramatiques et cruels, mais aussi solaires et puissants. Ce sont des histoires même un peu barbares, pleines de préjudices, de méchancetés (qui parfois peuvent paraître invraisemblables), qui se déroulent dans les grands espaces ouverts, dans une nature indomptée, luxuriante et où elle est protagoniste elle aussi, la nature.
C’est peut-être aussi un roman philosophique : « la lutte entre hier et demain est toujours implacable. Le passé semble fort, indestructible, dominateur, alors que le nouveau se présente frêle, timide et incertain » (p. 9). Nous avons la possibilité d’actualiser des personnages à dire que l’homme est toujours le même avec les mêmes variantes : il y a le bon et le mauvais, le gentil et le repoussant, l’usurier et le charitable, l’honnête et le tricheur, le miséricordieux et l’avare, à Paris comme dans la vallée au pied du Mont Rose.
Il y a quelques personnages qui sont délibérément caricaturés. Comme dans les meilleures comédies de Molière il y a toutes les espèces humaines, les faux-dévots, les hypocrites, les usuriers, les tartuffes, les simples, les canailles, les libertins, les voyants, les superstitieux, les sages et les fous, les amoureux, mais ces derniers, les amoureux du roman de Jans, ne trouveront pas une issue à leurs sentiments, comme normalement il arrive chez Molière, parce que dans le trou du diable la comédie tourne à la tragédie.
Lillianes est dans son cœur : « les cloches manœuvrées avec fermeté et harmonie par Gustin, avaient appelé à la messe les montagnards des hameaux perchés tout là-haut sur les flancs des montagnes, à l’adret et à l’envers » (p. 59) et encore « en ce début d’avril, le soleil se couche vers dix-neuf heures, mais l’ombre projetée par un éperon rocheux de la montagne d’en face, vient couper la bienfaisante lumière du soleil et fait surgir les premiers symptômes du soir, bien avant l’heure » (p. 19).
Le trou du diable où nos amoureux se rencontrent est double. Le premier non loin du village était une cachette ou mieux une petite grotte, un vide formé simplement sous une roche importante ; le second est découvert plus tard à l’alpage par Clovis.
Il était appelé dans la tradition le Trou du diable, quelqu’un en connaissait l’existence sans plus savoir où la situer. Il s’agit presque d’une pièce, où pour mieux dire, d’un grand espace sans murs et sans plafond :
Après cette longue étreinte silencieuse, Clovis entreprit de faire visiter son domaine. La salle était au moins cinq fois plus grande que leur malheureuse petite grotte d’en bas. Elle était si haute de plafond que trois Clovis l’un sur l’autre n’y pouvaient atteindre. Les recoins visités mettaient en évidence, ici une couche taillée ou formée dans la roche, comme un véritable lit ; là un coin cheminée permettant de chauffer les repas, avec un conduit naturel dont on sentait le tirage. Clovis explique que la fumée apparaissait trente mètres plus haut, dans la montagne. Dans une niche, au-dessus de la couche, Marie aperçut trois livres. Visiblement Clovis révisait et étudiait ici, en vue de son entrée au collège. Elle pensa aux jours prochains d’une plus grande séparation. Elle eut envie de crier sa douleur, mais elle se domina. (p. 55)
Oui, là il faut expliquer que comme Clovis était jugé d’une intelligence exceptionnelle, l’instituteur a voulu convaincre la famille à lui faire poursuivre ses études au Collège à Aoste, chose que le père de Clovis accepte malgré les grands sacrifices que la famille devra faire et qui sera une des causes de la rupture du jeune homme avec l’aîné de la famille qui, fou de jalousie, se ralliera avec les ennemis de Clovis, en contribuant à sa perte.
Les animaux aussi sont les protagonistes : les vaches, les génisses, les veaux, les chèvres et les brebis et surtout un bouc majestueux qui porte le nom de César :
il n’avait jamais vu une bête semblable. C’était un athlète au poitrail carré posé sur des pattes solides. Ses longues cornes, cintrées, annelées se présentaient comme une couronne ou comme deux épées prêtes à pourfendre les intrus. Sa barbe annonçait une virilité sans défaillance. Quant à l’odeur, il fallait savoir l’apprécier pour être accepté par cette bête qui n’admettait aucune parenthèse dans l’amitié. (pp. 219-220)
Le bouc dans l’imaginaire populaire, ainsi que la chèvre, a en lui quelque chose de diabolique et cela est instrumental à l’accusation de sorcellerie montée par l’ignorance et patronné par un personnage immoral et grossier. César, le bouc, partagera le sort tragique de son berger.
Un autre élément intéressant dans ce roman est le côté ethnographique, non pas voulu, mais qui est tout à fait spontané dans Parfait Jans qui parle volontiers avec naturel des us et coutumes du Pays d’Aoste. Et il faut avoir vécu certaines expériences et certaines atmosphères pour les raconter de la sorte : le jour de la pesée du lait pour savoir si le propriétaire de la vache doit ou non payer la pension de surveillance de l’animal, à la Saint-Jacques le 25 juillet ; mais cette journée est en même temps un moment de retrouvailles à l’alpage où les hôtes portent dans leur sac le vin qui est rare et précieux à la montagne. Puis ils font leur repas tous ensemble avec la polente et les produits du lait. D’autres éléments ethnographiques quand Parfait Jans parle de l’ancienne confrérie, de la médecine alternative, ou de l’école du village au XIXe siècle, normalement tenue par un prêtre vicaire, dans notre cas par un ancien maître de la ville, originaire du lieu, très belle figure d’instituteur illuminé « ce colporteur de la lumière » le définit l’auteur. L’ école autrefois, payée par les communes, n’avait pas le calendrier actuel. Elle commençait à la Saint-Martin et terminait à Pâques parce que les enfants ne pouvaient aller à l’école que dans la saison d’hiver, quand les travaux de la campagne s’arrêtaient. Aujourd’hui on définirait faire travailler les jeunes écoliers un esclavage, mais il ne faut point juger les choses avec anachronisme, nous ne serions pas en mesure de comprendre le contexte, quand d’ailleurs les élèves de cinquième faisaient des calculs mentaux de premier ordre. Je vous fais le premier de la liste, le plus simple : « - Nous allons commencer : Posez votre crayon, Croisez les bras. Voici la première question : 27 fois 11 ? Un, deux, trois, prenez votre crayon, écrivez. Un deux, trois, posez votre crayon. » (p. 12) Et ainsi de suite avec des calculs toujours plus difficiles. Je ne veux pas être laudator temporis acti, mais c’est pour cela que nos vieux faisaient les comptes plus rapides qu’avec une machine à calculer de nos jours.
Le livre de Parfait Jans se lit avec intérêt et plaisir et le lecteur est gourmand de connaître l’issue qui sera dramatique comme il convient aux meilleurs romans traditionnels qui donnent de grandes émotions et font briller les yeux à cause des larmes. Parfait Jans possède une grande maîtrise de la langue, exceptionnelle pour un autodidacte, bien qu’ayant fréquenté les Palais de la République. Nous nous trouvons face à une narration entraînante et bien conduite, à un déroulement psychologique complexe, mais très bien enchaîné et à un dénouement tragique et épique en même temps.
Le professeur Rosanna Gorris dans un texte critique paru comme préface à un autre roman dit que « ces histoires cruelles savent toutefois garder un charme, une poésie du malheur qui fait que leurs héros… ne peuvent pas être facilement oubliés ».6
Elle a parfaitement raison, c’est vraiment cela. Le trou du diable, refuge d’amour et de vie, qui devient une pierre tombale est un aphorisme ancien et sublime comme l’entendaient les héros et les auteurs classiques que nous avons peut-être lus en jeunesse et qui sont présents pour le restant de notre vie.
Deux souvenirs
Un monument au peuple des Salasses
Parfait Jans a construit dans le jardin de sa maison de Lillianes un monument aux Salasses, l’ancien peuple qui a habité nos montagnes avant la conquête romaine autour duquel se sont concrétisées aussi des légendes et auquel il a dédié un de ses romans. Quand je l’ai connu, Parfait Jans me disait toujours qu’il était nécessaire de faire à Aoste, à un endroit central et bien visible, un monument au peuple des Salasses. Il avait cherché à convaincre les administrateurs d’Aoste. Le monument tardait à arriver et alors un été, à la fin des années 80, ses amis ont reçu une invitation. On était invité à Lillianes, chez lui, dans la maison qui avait été de sa mère, pour l’inauguration du Monument au peuple salasse. Un grand rocher dans le jardin en pente, un rocher puissant à la base et pointu à l’extrémité et une inscription en l’honneur d’un peuple fier. Et après il y a eu un vin d’honneur entouré de nous tous.
C’était typique de lui avoir une telle ardeur, vouloir faire quelque chose, vouloir un monument prêché depuis des mois et après le réaliser lui-même, chez lui, parce que l’administration publique paraissait sourde.
En réalité le Monument à Aoste a été fait, quelques années plus tard. Ce sont les temps des administrations publiques, mais la graine avait germé, doucement.
Je regrette que la maison de Parfait Jans à Lillianes, celle du monument, ait été vendue, mais j’ai su aussi que c’est une cousine qui l’a achetée, une cousine faisant partie de la fameuse famille patriarcale de son enfance et de sa jeunesse. Donc son Monument des Salasses est en bonnes mains.
Une visite inattendue
Un autre souvenir. J’enseignais dans les écoles supérieures de Pont-Saint-Martin et pendant deux années j’avais adopté comme livre de lecture deux différents travaux de Parfait Jans
Une année Le mystère de la Chamoisière, un de ses premiers contes ; la seconde année De Profundis à Saint-Vincent, un roman policier que les élèves ont lu vraiment volontiers. J’avais eu donc l’idée d’inviter l’auteur qui a tout de suite accepté l’invitation. Nous avions le rendez-vous à une certaine heure de la matinée qui ne correspondait pas à celle des cours. Donc avec ma classe j’ai commencé le cours, en sachant que Parfait Jans arriverait un peu plus tard. En l’attendant nous étions en train d’analyser le texte d’une comédie de Molière.
Quand le concierge est venu annoncer l’arrivée de Parfait Jans, je dis à la classe : « Nous laissons la lecture parce que notre auteur est arrivé».
Un élève distrait et un per étourdi a dit de manière efficace : « Qui ? Molière ? » Et tout le monde a commencé à rire naturellement.
Parfait est entré quand tout le monde riait et alors je lui ai expliqué la raison. Il a ri de bon cœur lui aussi, j’ai compris que cela lui avait fait tout de même un grand plaisir et de temps en temps, quand nous nous rencontrions, il s’en souvenait et on riait encore avec goût et je comprenais que cette distraction de l’élève l’avait comme enorgueilli, flatté, enfin ça l’avait touché. Je ne saurai pas bien l’expliquer, mais je crois que pour un écrivain une comparaison avec Molière ça rend tout de même heureux.
Note
↑ 1 Sur la biographie de Parfait Jans, voir la Thèse de E. LANTERIO, L'opera romanzesca di Parfait Jans, scrittore valdostano, Université de Milan, a. a 1995-1996 et le site personnel de l’auteur http://www.jans-aoste.org.
↑ 2 G. DOLCHI, “Préface” à P. JANS, Les amoureux du trou du diable, Aoste, Imprimerie Valdôtaine, 1989, p. 5.
↑ 3 Voir aussi le site personnel de Parfait Jans, http://www.jans-aoste.org.
↑ 4 Sur ces Insurrections, voir L. COLLIARD, Précis d’histoire valdotaine, Aoste, Itla, 1980, p. 53 ; R. NICCO, Le Parcours de l’Autonomie, Aoste, Musumeci, 1998, passim et A. ZANOTTO, Histoire de la Vallée d’Aoste, Aoste, Musumeci, 1980, chap X et XI. Parfait Jans a consacré une pièce de théâtre à la IIIᵉ Insurrection des Socques, cf. P. JANS, L’insurrection des Socques (1853), Aoste, 1981.
↑ 5 A. ZANOTTO, Histoire de la Vallée d’Aoste, op. cit., p. 193.
↑ 6 R. GORRIS, Autour de Parfait Jans romancier, préface à P. JANS, Le Seing du Tabellion, Aoste, Imprimerie Valdôtaine, 1994, pp. 15-18.