Les fous en marche. La figure du fou dans le roman d’Afrique noire d’après les Indépendances
Indice
Introduction : prémisses théoriques et méthodologiques
Abstract
The massive presence of fools in the narrative of Black Africa from the colonial era up to and beyond independence, leads us to question the writing strategies of contemporary African authors. This cross-sectional and diachronic study on the implementation of the madman in francophone novels, from 1947 to 2009 (namely from Birago Diop’s "Sarzan" to Boubacar Boris Diop’s Les petits de la guenon, through the works of six more novelists), aims to shed light on the critical value of its function in literature. Beyond the anthropological and historical implications that typify the fool in the colonial era, the madman plays an increasingly crucial role in the past decades, not only as a theme or character, but first and foremost as a code and discursive function. The madman thereby becomes a figure of mediation and protest in the social and religious fields, as well as in the political and literary institution, where he catalyses the novelists’ critical discourse.
Introduction : prémisses théoriques et méthodologiques
De nombreux questionnements sur la prolifération de fous dans la littérature d’Afrique noire durant les soixante dernières années d’écriture post-indépendante sont à l’origine de notre étude sur la fonction littéraire de la figure du fou dans la fiction. Le thème de l’errance, ayant balisé cette recherche, se montre opératoire dans la mesure où il valorise le caractère mouvant de la figure conformément au dynamisme sociohistorique que les nouveaux États indépendants ont connu au lendemain de la colonisation française et de l’impérialisme britannique. Un corpus1 volumineux étalé sur trois générations et couvrant plusieurs pays d’influence française et anglaise se justifie par l’objectif que nous nous sommes fixé : tracer une évolution de la représentation du fou perceptible dans une perspective diachronique afin de montrer les nouvelles tournures caractérisant les écrivains engagés dans une redéfinition du discours africain. En raison de la complexité du corpus due aux spécificités linguistiques et culturelles consubstantielles aux situations coloniales française et anglaise2, et vu l’espace réduit d’un article, nous nous pencherons davantage sur la production francophone, déjà très différenciée.
Le choix d’aborder la représentation du fou dans le roman, et non pas de la folie, selon la nosologie occidentale, entraîne des précisions théoriques concernant la conception sociale de la présence du fou à deux niveaux. Premièrement, par rapport à l’Europe, les théories des antipsychiatres nous permettent de contourner la vision psychiatrique de la folie conçue comme maladie mentale : « Depuis Descartes, la politique est renvoyée à la morale, celle-ci à la médecine, cette dernière à la mécanique. De même la folie sera renvoyée aux maladies "mentales", et celles-ci confondues avec toutes les maladies organiques. » (DELACAMPAGNE 1974 : 14) Selon ce postulat, le fou constitue un paramètre mesurant le degré d’anomie d’une institution sociopolitique, le même que Deleuze et Guattari appliqueraient comme métrage de la « colonie intérieure » (1972/73 : 201). À côté de cette perspective théorisée, certes, en Occident, mais compatible avec toutes les structures sociales caractérisées par la logique de domination (cf. BOURDIEU), nous devons également tenir compte de la conception traditionnelle de folie en Afrique qui n’exclut point le principe du trouble mental mais l’explique dans un cadre de participation collective à un désordre survenu dans le monde. En effet, cette vision partage, avec les théories occidentales évoquées, le caractère social du phénomène selon lequel le fou est une figure codifiée engageant la communauté entière. Dans la philosophie africaine, le fou attire l’attention sur l’ordre social à rétablir (dans le microcosmos, le monde de l’immanence) comme reflet de l’ordre cosmique (le macrocosmos, le monde transcendant de la Loi et de l’Ancêtre) en côtoyant un espace intermédiaire (le mésocosmos), « caché, […] fonctionn[ant] comme la réplique invisible (duplication) de la société visible des hommes actuels ». (SOW 1978 : 10)
Nous comprenons dès lors que les deux approches mentionnées ne s’excluent pas, au contraire elles se complètent insistant autant sur le fonctionnement social de l’imaginaire autochtone que sur le caractère politique de la folie comme désordre survenu dans la société avec la colonisation. Cela entraîne comme conséquence d’invoquer une méthodologie différenciée qui tienne compte, en même temps, de l’anthropologie endogène et des outils capables de pénétrer l’imaginaire dont font preuve les romanciers dans leur œuvre. Par ailleurs, la fonction littéraire du fou comme code romanesque, qui constitue le fondement de cette recherche, nous empêche de négliger l’arsenal méthodologique de la tradition occidentale du roman. C’est pourquoi, faute d’une épistémologie exhaustive sur les spécificités du roman africain, nous ouvrons un chantier d’outils composite à travers lequel nous comptons démontrer que le personnage du fou fonctionne comme une figure de médiation en vertu de sa charge dynamique qui le caractérise dans le temps. À cet effet, nous aborderons d’abord une typologie de fous errants ; nous verrons ensuite comment le discours du fou s’articule autour de trois axes langagiers ; nous terminerons par les significations du fou médiateur.
Une typologie de fous errants
Le voyage, la marche, la fuite, le pèlerinage, le cheminement initiatique, la quête mystique, sont pour nous autant de métonymies du mouvement dignes de signifier un type de fou errant. Le fil rouge du cheminement est représentatif du changement dans la perception de l’espace comme effet de l’implantation coloniale se répercutant dans le texte romanesque. Ainsi, l’ivrogne d’Amos Tutuola dans The Palm-Wine Drinkard est présenté comme l’idiot du village pour faire lumière sur une Afrique perçue comme "éternelle brousse" (cf. MOORE 1962 : 46). Au dérangement mental du fou du village s’associe l’égarement physique des tirailleurs : d’abord déracinés et ensuite rapatriés après les conflits mondiaux dans une aliénation plus au moins évidente, les ex-combattants montrent les nuances du traumatisme par rapport à la nouvelle situation socioculturelle qui met en cause la survivance des sociétés traditionnelles. Dans « Sarzan » de Birago Diop, le sergent Kéita est entièrement assimilé à la logique coloniale : à la suite de son retour « civilisateur » au village, pour expliquer aux siens « comment vivent les blancs » (B. DIOP 1961 : 174), il sera puni par les esprits qui lui infligent la folie. Contrairement à ce tirailleur devenu fou une fois revenu à Dougouba, Tanor dans Véhi-Ciosane de Sembène, incarne la démence due à la violence de la guerre. Celui-ci, tout comme Kéita, entre dans la scène en tenue de combat ; de même, le fou de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane est encore présenté sous le stéréotype du militaire portant l’uniforme fané sur le boubou traditionnel des Diallobés.
Chez ces fous la divagation est une essence du dément, contrairement aux fous de l’époque de l’instauration des États chez qui le voyage fonctionne comme issue de secours. Au moment des protestations contre les abus des nouveaux pouvoirs, l’arène politique devient pour les personnages de romans « l’espace contraint » (MOLES 1982 : 75) par excellence, en raison duquel les « vagabonds [et les] anomiques […] érig[ent] l’errance en conduite protestataire. » (LOUBIER 1998 : 14) En effet, le fou du quartier dans Les Crapauds-brousse de Tierno Monénembo participe à la fuite en brousse de la « petite armée de pourchassés » (MONÉNEMBO 1979 : 160) qui est celle des marginaux n’ayant plus rien à perdre. Cette armée cocasse est composée d’alcooliques, d’étudiants, de détenus, d’artistes, tous marginaux sociaux parmi lesquels le fou ne peut manquer à compléter le cadre des "parfaits maquisards" : « les nés-ombres, les fouettés-sans-répit, les têtes brûlées, les gueules béantes. » (MONÉNEMBO 1979 : 156). De la même manière, dans L’Anté-peuple de Sony Labou Tansi, les maquisards sur l’autre rive du fleuve Congo – c'est-à-dire en Congo-Brazzaville –, se cachent derrière le cliché du « fou gentil errant » (TANSI 1983 : 175), comme le fait d’ailleurs le personnage principal du roman, Nitou Dadou, à l’instar des clandestins qui ont trouvé dans le maquis le refuge ultime. Parmi les fous voyageurs citons encore les personnages de Tchicaya U Tam’si. Le double caractère, grotesque et sacré, de Sékhélé-l’œil-sec dans « Le fou rire » appartient aussi au fou prédicateur dans Les Méduses ou les orties de mer qui nous est présenté en train de lancer des méduses aux pêcheurs pour "méduser" ses compatriotes et les "irriter", tel l’effet prurigineux des orties. Pour ce fou prêcheur, pour Sékhélé – prononciation déformée de "secret" (cf. CHEMAIN 1996 : 123) – et pour Gaston dans Ces fruits si doux de l’arbre à pain le voyage se réalise dans le trépas et dans la dimension du sacré. Le voyage est alors une ascèse mystique dans sa réconciliation avec l’espace mythique des origines ; pourtant, eux non plus, n’échappent pas à l’épithète de fou, ne serait-ce que par leur rébellion au statu quo institutionnel.
À l’époque récente, l’action des contestataires politiques est aussi inscrite dans l’expérience visionnaire : ces fous romanesques sont plus réfractaires à se laisser renfermer dans une définition univoque ; et il n’est pas rare de voir la politique et l’imagination s’imbriquer dans une nouvelle texture qui interroge l’œuvre même. Aux côtés des fous gît maintenant la folie sénile des vieux sages, comme pour garder une marge d’impénétrabilité nécessaire à l’analyse de la folie visionnaire et artistique. D’autre part, l’alliance entre les vieux et les fous semble faire allusion à la réitération de l’histoire à travers la folie – délirante ou mystique – ; c’est le cas dans les romans étudiés de Nuruddin Farah, Mongo Beti et dans Les Petits de la guenon de Boubacar Boris Diop où, le narrateur Nguirane Faye confie ses écrits au fou Ali Kaboye. Quant à L’Histoire du fou de Mongo Beti, le vieux patriarche est le père de Zoaétoa, devenu fou suite à son adhésion aux combines putschistes ; mais nous comprenons bientôt que le vrai fou est, en vérité, une entité aux mille visages qui nous interroge sur la voix narrative et sur l’identité du "fou" dont il est question dans le titre : le "fou" est-il l’objet de l’Histoire ou bien l'auteur de l’histoire fictive ? Avec cette question, nous sommes menés à enquêter sur la nature du texte dans la mesure où "le fou" devient le créateur du roman. Un continuum avec les affabulateurs de Boubacar Boris Diop est donc assuré dans la même coexistence du domaine politique et créatif. Chez ce dernier les fous sont des créateurs d’art en herbe : Khadidja dans Le Cavalier et son ombre est conteuse de fortune, N’Dongo dans Le Temps de Tamango est le portrait de l’artiste inaccompli, le vieux Nguirane dans Les petits de la guenon est apprenti écrivain par nécessité de communication avec son petit-fils disparu. De la même manière, le fou tout-puissant de Sémou MaMa Diop dans Thalès-le-fou ne peut que s’autoproclamer Créateur de son monde littéraire.
Le discours du fou
La présence dans les textes de ces fous "dévissés" et "perturbés", fous voyageurs (en fuite ou en quête), fous visionnaires et créateurs d’art, n’est jamais sans retombées sur le discours promu dans les œuvres. Le besoin de réappropriation de la réalité que les Africains ressentent avec la décolonisation se vérifie également dans l’écriture des romanciers ; c’est ainsi que la figure du fou attire l’attention sur les effets des changements socioculturels en redéfinissant les perspectives. Le discours élaboré à propos du fou montre une persistance du cliché du vagabond par la description caricaturale : Tanor nous apparaît « prodigue en gestes » (SEMBÈNE 1966 : 58) et Kéita « agita[n]t une queue de vache » (B. DIOP 1961 : 179) ; mais la liste de fous aux gestes théâtraux est davantage longue. Il devrait suffire d’affirmer la récurrence du dément caricaturé qui semble suggérer deux constats : dans les cas cités, le narrateur (homodiégétique), qui en fait le portrait amplifié, n’est jamais extérieur à l’histoire racontée, ce qui signifie que le point de vue intérieur recouvre la fonction de témoignage de ce qui se passe réellement. Deuxièmement, les fous-narrateurs emploient, à leur tour, le langage hyperbolique pour se désigner : le buveur de Tutuola se définit « Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde » (TUTUOLA 2000 : 25) et Thalès répète comme un refrain « je fais de la création littéraire comme Dieu Le Bon la Création de la Terre » (S. M. DIOP 2007 : 91, 93 ; cf. 34). Or, s’il est vrai que le compromis littéraire consiste en un consensus que le narrataire doit accorder au "meneur de jeu" et si celui-ci est un fou, le lecteur n’a pas le choix. Le principe énonciatif de la « subjectivité langagière » correspondant à la « vérité d’un énoncé » (KERBRAT-ORECCHIONI 2009 : 170) inaugure le paradoxe de la vérité de l’énonciation d’un fou qui, par défaut, a toute licence de tenir les propos qu’il veut sans se soucier d’être cru ; d’où sa "parole errante" à qui il donne libre cours selon son gré. En définitive, ne pouvant mettre en doute sa parole, l’allocutaire est obligé de se livrer à lui et de croire à sa version de l’histoire. C’est donc une invitation à nous méfier des regards trompeurs que les observateurs venus de loin – en filigrane le regard occidental défendu par la littérature coloniale – portent sur le fou, et à privilégier la parole – quand bien même douteuse – d’un locuteur interne et exigeant. De même, il est tout à fait plausible que la présence mutique du fou et de son langage silencieux répondent à la même sollicitation adressée au récepteur appelé à l’effort critique et interprétatif allant au-delà d’une lecture facile des stéréotypes. Le fou des Crapauds-brousse, « distant et impénétrable », suivra l’armée de pourchassés dans le silence, comme en traînant « un fabuleux trésor » (MONÉNEMBO 1979 : 186) utile pour les fuyards. La présence du fou convoque donc le "langage indirect" qui « exige du destinataire un travail de dérivation d’un sens caché. » (MAINGUENAU 2010 : 329) En bref, c’est en faisant place au silence que l’on veut donner, avec plus de force, la parole aux malheureux longtemps assujettis ; ainsi, par son voyage silencieux, Okolo – qui signifie "voix" en langue ijaw – met en scène dans The Voice la gestation de sa voix. Ce que Jacques Rancière appelle l’« errance de la lettre orpheline » (RANCIÈRE 1998 : 84) n’est rien d’autre que l’énonciation qui refuse d’imiter son maître modèle. Par conséquent, le fou comme sujet parlant et non plus comme objet d’observation, prend entièrement en charge l’énonciation dans un langage "débordant" qui se manifeste clairement dans le délire du raisonnement. La divagation verbale (dans le sens étymologique de sortir de son lit comme une rivière et errer ça et là) peut donner lieu à des impasses et à des apories : Thalès-le-fou justifie la nomination du Premier ministre par un étrange syllogisme qui aboutit à l’absurde : « La nature a horreur du vide, or il faut respecter la diversité biologique, donc voilà le Premier Ministre qu’il me faut. » (S. M. DIOP 2007 : 80) Les adverbes "or" et "donc", qui assurent en principe la linéarité de l’argumentation, occasionnent un sophisme, d’où l’ironique « rigueur du raisonnement chez notre président » (Ibidem), c’est-à-dire l’impasse argumentative.
Au niveau des procédés narratifs, la parole débordante du fou contamine le roman jusque dans sa structure en désarticulant et en multipliant la voix quand elle n’est pas prise en charge par le fou même. C’est le cas dans les romans contestataires de Monénembo, U Tam’si, Boris Diop, et bien d’autres. Le narrateur omniscient, qui caractérisait les romans "classiques" calqués sur le modèle français à la Balzac du XIX siècle, a bel et bien disparu en faveur d’une voix indistincte et polyphonique, mais aussi de la rumeur publique – voix officieuse par définition – qui remplace la "voix officielle" du "meneur de jeu" qu’est le narrateur. Les nombreux « m’a-t-on dit » (BETI 1994 : 100) et pronoms impersonnels, de même que les récits rapportés sans source et pris pour vrais (v. MONÉNEMBO 1979 : 84), constituent ce qu’on a appelé à juste titre le "récit pluriel" (cf. GARNIER 1995 : 893 ; CHEMAIN-DEGRANGE 1998 : 326) et le « romanesque des milieux » (GARNIER 2001 : 58). Par ailleurs, il n’est pas rare d’apercevoir l’apparition de la voix rumorale dans les œuvres où le fou prend de fait la parole, fonctionnant comme narrateur externe à l’histoire (extradiégétique) : Khadidja, dans son conte sur la rocambolesque nomination du héros national dans Le Cavalier et son ombre, laisse la place au véritable moteur de l’action, les « folles rumeurs [qui] partirent des grandes-places, voyagèrent en bus et en cars rapides, s’insinuèrent dans les ruelles des quartiers populaires […], prirent le train pour les villes de l’intérieur ». (B. B. DIOP 1999 : 122) Il est de plus en plus clair que les pérégrinations de la parole se répandent dans la structure même du roman à travers des procédés subversifs, typiques du roman africain anti-mimétique des années 1980. Cela est particulièrement évident chez Boris Diop doué d’un esprit parodique corrosif grâce auquel il renverse les canons du roman classique. Comme, entre autres, chez Labou Tansi et Beti, la rumeur publique dans les romans de Boris Diop est capable de créer des légendes ; mais chez ce dernier la légende et le conte mythique s’imposent à la diégèse et s’emparent de sa place prééminente se substituant au récit principal. Plus en général, chez les auteurs cités l’architecture du roman se complexifie à cause des nombreux récits enchâssés, des romans en abyme, d’histoires spéculaires, ou, encore, des renvois intertextuels. Nous choisissons à titre d’exemple le dernier roman de Boubacar Boris Diop, qui nous paraît l’auteur le plus représentatif à ce sujet, afin de montrer comment le fou agit sur le texte de manière à produire une œuvre extra-vagante dans le sens où il transgresse les frontières du roman et renverse les points de vue. Le propos mensonger du narrateur Nguirane qui dans le IV Carnet des Petits de la guenon raconte la « fausse histoire de Ninki-Nanka » (B. B. DIOP 2009 : 143-208) nous met en garde, au contraire, sur sa véridicité. L’histoire "inventée" des deux singes agressifs, Ninki et Nanka, qui s’emparent du vieux Atou Seck éclaircit, en réalité, le sens du récit-cadre en lui étant spéculaire : c’est une fois de plus le fou Ali Kaboye qui fait lumière sur les renvois entre les histoires enchâssées et les histoires enchâssantes en relatant que les petits-fils de Nguirane, Mbissine et Mbissane, ont été transformés en singes (B. B. DIOP 2009 : 400), et leur mère, à la peu blanchie, en guenon. À travers ses « inversions parodiques » (v. SOB 2007 : 122) le fou peut révéler l’arrière-pensée de l’auteur : en faisant allusion au mythe de Ninkinanka, très répandu en Afrique de l’ouest (cf. KESTELOOT 2007), il invite les Africains à redécouvrir leur patrimoine culturel et à refuser de se soumettre aux "singeries" au sens donné par le bestiaire wolof selon lequel le singe est paradigmatique de l’imitation des manières de l’autre – par ricochet du Blanc. En somme, les fous-narrateurs, non seulement chez Boris Diop, sont des chercheurs de vérité pourvus de l’art de conter et, pour cela, intentionnés à changer les règles du jeu romanesque dans la mesure où « le narrateur, qui appartenait jusqu’ici à la diégèse du roman, en sort brusquement en franchissant délibérément (et bruyamment) le seuil qui sépare le niveau diégétique […] du niveau extradiégétique qui est le nôtre » (GENETTE 2004 : 29), et atteint le monde extérieur.
Enfin, c’est également par le langage de l’imaginaire que nous sommes en mesure de discerner le potentiel dynamique du fou. Celui-ci convoque un archipel d’images dans lequel les poétiques des auteurs se croisent révélant un univers symbolique. Le sentiment diffus de déstabilisation, après les premières euphories des indépendances, se matérialise dans les romans à travers les espaces embrouillés et les passages tordus qui caractérisent le parcours du fou semé de pièges. Les figures labyrinthiques caractérisent la plupart des œuvres de notre corpus et elles ouvrent la scène sur les isotopies de la terreur et de l’écroulement comme effet de l’errance dans le noir. Pourtant, le sentiment d’angoisse est moins produit par l’obscurité que par le vertige des espaces hypogés et par l’animation grouillante dans les labyrinthes. Les foules "fourmillent" autour du fou (v. The Voice d’Okara) ; ailleurs les fous se rassemblent (MONÉNEMBO 1979 : 160) et se dispersent stratégiquement (TANSI 1983 : 175), pour ensuite se grouper afin de résister à la désintégration. Par cette résistance, nous assistons au triomphe de la « volonté ouvrière » (BACHELARD 2004 : 41) des fous qui, par leur activité, tournent le sens du verbe, du passif à l’actif, en signe d’une emprise sur leur histoire. L’atmosphère souterraine du fourmillement et la gravitation abyssale sont intimement liées par la chute dans un "trou existentiel" (cf. TANSI 1983 : 41, 102-103, 96-97) dès lors que – comme l’affirme Bachelard – l’abîme est davantage un état psychique qu’un lieu ou un objet (BACHELARD 2004 : 352). La "chair" et la "viande" – termes clés chez Labou Tansi – se confondent dans l’amalgame du ventre sexuel, digestif et fécal pour exprimer le sens de nausée. Dans Les Crapauds-brousse et L’Anté-peuple, par exemple, les fous sont glissés dans un espace morbide labyrinthique qui rappelle la trivialité des entrailles comme métaphore des subterfuges politiques : par la dictature paranoïaque de Sékou Touré en Guinée et les luttes intestines entre l’Angola et le Congo-Brazzaville, Monénembo et Labou Tansi – respectivement – mettent en scène l’imaginaire scatologique qui a quelques retentissements avec les déflagrations intestinales de l’ex-ministre Koomson, dans The beautiful ones are not yet born d’Armah, précédant la fuite dans les égouts. À vrai dire, l’imaginaire excrémentiel et de la putréfaction, comme réaction littéraire à l’ébauche socio-politique, a déjà été soulevé avant nous (cf. PARAVY 1999 : 330-339). Cependant, nous aimerions intégrer les images sous le signe du destin néfaste – c’est-à-dire du malaise ressenti comme menace d’anéantissement – dans un système articulé à l’intérieur duquel le fou agit en euphémisant les espaces. On pourrait désigner ce passage par la valorisation de l’abîme transformé en profondeur, signifiant, cette dernière, l’ancrage et la réflexion. Les archétypes de l’arbre et du fleuve et le bestiaire de créatures hybrides, si présents dans les romans étudiés, n’évoquent plus l’antithèse mais la dialectique. En vertu de leur morphologie bipolaire, les fleuves infernaux qui apparaissent dans L’Anté-peuple, The Voice et Le Cavalier et son ombre, d’une part, et les arbres séculaires du tchilolo dans Ces fruits si doux, les ifs jumeaux dans « Fools » de Njabulo Ndebele et le kàdd dans Les Petits de la guenon, d’autre part, préfigurent le cours de l’Histoire et la continuité de l’héritage socio-symbolique. Il est donc logique que les transitions de l’Histoire soient exprimées par ces espaces de la liaison symbolique au sein desquels le fou proclame la bipolarité conciliée. De fait, la racine et le fond fluvial, loin d’être simplement des appendices de la plante et de la rivière, suggèrent la nécessité de connaître en profondeur le détail dans lequel est conservé le sens véritable de l’action du fou. Les personnages voguant sur les fleuves doivent "toucher le fond" pour comprendre la portée de leur cheminement : Okolo dans The Voice y arrive après sa navigation vers la ville de la dissolution, Sologa – greffe symbolique de Lagos et Sodome – ; Lat-Sukabé dans Le Cavalier et son ombre fait de même dans son voyage (mythique) vers Bilenty situé à l’autre rive du fleuve ; Dadou dans L’Anté-peuple y parvient par son geste fatal contre l’homme politique du côté brazzavillois du fleuve Congo. Ainsi, il est possible pour eux d’assumer leur destin fatal – pour les deux premiers, il s’agit d’une fin symbolique sur les eaux « de la primordiale et suprême avaleuse » (DURAND 1992 : 256). En outre, certains personnages utilisent le langage arborescent pour désigner les idées qui "poussent" – cf. Okara, U Tam’si – puisque la terre travaillée est l’isomorphisme du for intérieur. La racine, renvoyant au principe originaire, lie le "soi" à l’histoire présente, de même qu’elle lie l’arbre totémique à la généalogie, soit à l’histoire des Ancêtres. Cet aspect est essentiel dans la poétique de Boris Diop, mais aussi du dernier Beti dans L’Histoire du fou où le lien générationnel constitue, selon le patriarche Zoaételeu, la seule véritable résistance à l’anéantissement de matrice coloniale. Les images de la transition montrent, en définitive, l’impulsion progressiste que le fou imprime à l’imaginaire, ce qui est confirmé par la présence abondante de figures salvatrices que nous appelons, avec Durand, "figures messianiques" (surtout enfants : Tunde dans Le Cavalier et son ombre, Mouissou dans Ces fruits si doux, Blanche-Genèse dans Véhi-Ciosane, Sadani Thiam dans Les Petits de la guenon, Waris dans Close sesame), prometteuses de la tant attendue "renaissance". Il semble clair, enfin, que le fou convoque la transition comme possibilité de synthèse palingénésique dans le sens où, au-delà du malaise dans l’immanence, son errance encourage l’activité et le discernement de l’Histoire passée sans laquelle nul ne peut construire une conscience identitaire.
La fonction médiatrice du fou
Tous les éléments sont en place pour affirmer que le fou recouvre une fonction médiatrice par son dynamisme actif dans trois domaines de la vie sociale : la spiritualité, l’institution politique, la littérature. L’aspiration conciliante du fou que nous venons d’apercevoir à travers la syntaxe des images est centrale pour comprendre la médiation religieuse du fou dans le monde contemporain, marqué, certes, par la pensée matérialiste d’empreinte occidentale, mais surtout par la pensée traditionnelle, qui est loin d’être effacée dans les sociétés africaines. En affirmant la médiation religieuse du fou, nous tenons compte du fait qu’une distinction entre symboles sacrés et symboles profanes est privée de sens selon la pensée traditionnelle. La valeur sacrée est d’emblée conférée au fou en vertu de l’étymologie latine re-ligare (relier) que nous préférons à re-legere (recueillir), les deux étant possibles pour désigner la religion. En effet, le fou est médiateur en ce qu’il lie le monde invisible au monde visible en côtoyant le mésocosmos. Cet espace moyen, Soyinka l’appelle "abîme transitionnel" (« transitional abyss », SOYINKA 1976 : 32) dans lequel sont canalisées les pulsions collectives. C’est bien le fou qui en est l’incarnation étant l’expression d’un déséquilibre social à la suite d’une rupture avec l’ordre cosmique. Or, le fou lie non seulement l’espace concret des relations sociales à l’espace codifié de l’imaginaire mésocosmique (v. les espaces charnières : le marché et les carrefours), mais aussi le temps mythique de l’histoire des Ancêtres au temps concret du quotidien. Ce que nous voulons mettre en exergue, avec Mircea Eliade, c’est surtout le caractère unique du temps fondé sur le devenir. L’historien des religions nous vient en aide pour dissiper l’idée fallacieuse selon laquelle le temps cyclique et rituel du mythe serait une « "éternelle répétition du même", par une immobilité culturelle ». (ELIADE 1963 : 176) Il insiste, au contraire, sur le fait qu’il n’existe pas « un seul peuple qui n’ait pas changé au cours du temps, qui n’ait pas une "histoire" » (Ibidem), d’où notre conviction que les symboles messianiques et progressistes relevés dans les romans renvoient à une réflexion sur l’Histoire présente en vertu du principe de l’hic et nunc consubstantielle à la mentalité africaine. Cela dit, il n’est pas exceptionnel de trouver chez les auteurs (v. U Tam’si, Boris Diop, Beti) un rythme répétitif qui, différemment, exprime l’enrayement de l’histoire dans le sens de la réitération de dégâts coloniaux. Finalement, si nous prenons garde à refuser le propos tendancieux d’une Afrique immuable, nous comprendrons à quel point la réflexion des auteurs sur le temps mythique et le temps historique – de fait coïncidant – est raffinée en ce qu’elle convoque le lien crucial et changeant entre la spiritualité, la politique et la culture. Comme le buveur de Tutuola, Ali Kaboye de Boris Diop a les traits du tricheur mythique (ou décepteur, en anglais trickster), mi-homme, mi-dieu, qui intercède entre les deux mondes et sauve les peuples des châtiments. En outre, les syncrétismes religieux (christianisme, islam et spiritualité traditionnelle) renforcent la médiation du fou vers le principe divin : per exemple, les fous-prophètes dans Les petits de la guenon, Close sesame de Nuruddin Farah et L’Aventure ambiguë de C. H. Kane montrent le potentiel médiateur du walī (de l’arabe, saint, ami d’Allah ; waliou ou waliyu, en wolof) reconnu dans la mystique soufi et souvent pris pour un fou. Par ailleurs, ils témoignent de la profonde imbrication existante entre la mystique soufi – dans la spécification mouride chez Boris Diop – et la politique, dans la mesure où la première influence la seconde et non vice versa.3
Dans une époque où l’« instauration d’un système politique et social […] bouleverse les anciennes stratifications sociales » (MOURALIS 2007 : 381), le fou ne peut que symboliser la résistance et la révolte afin de sortir d’une impasse structurale. C’est précisément dans le domaine institutionnel que nous reconnaissons la deuxième fonction médiatrice du fou qui entre en conflit aussi bien avec l’autorité familiale (le père de famille) qu’avec l’autorité clanique et nationale (le chef de village, le chef d’État). Loin d’être conciliant, comme il apparaissait dans le domaine spirituel, le fou fait maintenant valoir sa capacité de rupture envers les structures en place pour mettre fin à la corruption. Au cœur du discours demeure maintenant la menace de survie de la descendance : les ex-combattants, Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë, les fils du patriarche Zoaételeu dans L’Histoire du fou, illustrent les effets néfastes du colonialisme sur les systèmes locaux, ou encore la connivence des systèmes coloniaux avec les gérontocraties, d’où la réaction contestataire du fou projeté vers une autorité digne de ce nom. En tuant son père coupable d’inceste, Tanor dans Véhi-Ciosane défend la continuité du lignage noble auquel est conféré l’espoir d’une nouvelle genèse (le nouveau-né est baptisé Blanche-Genèse). Les figures tutélaires du concept authentique d’autorité, dépourvu des sinueuses logiques coloniales, sont incarnées par des femmes : la noble guelewar Ngoné War Thiandum, femme et mère malheureuse dans Véhi-Ciosane, consacre le fruit de l’inceste ; la Grande Royale décide du sort du neveu Samba Diallo ; Nadiifa prodigue des recommandations à son mari Deeriye dans Close sesame ; Tuere dans The Voice encourage la recherche d’Okolo en dépit du chef du village. En un mot, elles font valoir leurs raisonnements sur les souffrances subies par lesquels elles garantissent l’auctoritas, dans le sens premier de auctor (augere, accroître, renforcer) renvoyant à la fondation première, à l’origine. Néanmoins, il serait inexact d’interpréter ce sens de auctor par la fonction biologique de la procréation ; il doit plutôt être reconduit à la fondation éthique des principes constituants d’une communauté (la tradition) à laquelle s’oppose le potestas (souveraineté étatique édifiée sur la jurisprudence), préfiguré par la figure du père institutionnel. Nous comprenons ainsi que la médiation politique du fou concerne précisément le reniement de la hiérarchie malsaine, à la tête de laquelle trône le "père" dans l’objectif de défendre la parole d’autorité véhiculée par les tutrices de l’héritage culturel, accru dans le temps mais aussi remis en question. Or, sur le plan de l’interprétation, il est clair que l’objectif des auteurs est de marquer une nette distinction entre ces deux instances de la politique, l’une complice du pouvoir, l’autre gardienne de la morale d’un peuple ; c’est pourquoi le fou recouvre tout naturellement le rôle contestataire de la mauvaise politique nationale derrière laquelle se dissimule le spectre du "père colonial". Tant de fous empoignent des armes dans l’objectif de tuer symboliquement le "père" abusif (national et occidental) afin de se libérer avant tout du carcan colonial en « accord[ant] à la parole de l’homme, de tout homme, “sa prophétie directe” et sa banale vérité ». (MUDIMBÉ 1982 : 198)
Le geste fatal de se libérer du "père adoptif" préfigure, en fin de compte, la « réflexion sur l’action » (MOURALIS 2007 : 394). En effet, d’un point de vue symbolique, il ne s’agit point du geste démentiel ou irrationnel mais d’un « principe de légitimation nouveau, selon le modèle de l’hérésie » (BOURDIEU 1992 : 304). Nous nous acheminons ainsi au cœur du discours africain contemporain véhiculé par le fou, capable aussi de révéler le statut aussi bien des œuvres que des auteurs. La médiation littéraire du fou consiste en sa capacité de déclencher le mécanisme de réappropriation du champ littéraire africain, resté jusqu’ici sous le joug de l’hégémonie culturelle occidentale. Or, c’est sa position d’homme socialement exclu qui nous permet de saisir le statut marginal des œuvres par rapport à l’institution littéraire dominante. Les procédés romanesques que nous avons étudiés illustrent, en effet, la vocation révolutionnaire d’un statut qui, à travers l’action du fou, veut sortir du confinement et veut affirmer son autonomie. En d’autres termes, les nombreux exemples d’œuvres boycottées ou censurées ne sont que le signe de la volonté de reléguer les auteurs aux propos gênants (Beti, Monénembo, Farah, Labou Tansi, S. M. Diop, et bien d’autres) à la marge de la scène littéraire officielle, souvent en les exilant ; et ce, afin d’assurer la suprématie de l’institution littéraire complaisante envers les pouvoirs en place, africains et néocoloniaux. En bref, il est question de la légitimité d’un texte d’entrer de plein droit dans la littérature, sans pour autant se définir par rapport à la littérature occidentale, et, aussi, de se dissocier de la « Vulgata » littéraire coloniale qui informait erronément sur l’Afrique (cf. MOURALIS 2011 : 13). Or, l’enjeu de cette quête d’autonomie est scellé dans la présence du fou dans les textes, et non de la folie : ce n’est pas le caractère privé de la perturbation mentale qui gêne les institutions, mais précisément le caractère publique du fou qui dénonce des vérités inacceptables aux yeux du monde "officiel". Par conséquent, la marginalité propre au fou devient, sous la plume des auteurs, une stratégie pour véhiculer le discours – également marginal et par nature contestataire (cf. NGAL 1994 : 16) – sur l’autonomie critique et scientifique libérée du joug intellectuel de l’Occident. Pour récapituler, la conséquence d’utiliser l’expédient de la marginalité est que l’isolement d’une œuvre censurée attire paradoxalement l’attention de l’opinion publique, produisant, de fait, l’effet inverse. De cette manière, elle renforce le champ littéraire africain dans le but de créer un public et non pas d’être créé par le public. En dernière instance, comme la marginalité sociale du fou révèle celle de l’œuvre et du discours dans l’institution littéraire, il en va de même pour le romancier se confondant avec la figure littéraire du fou qui en est la métaphore la plus puissante : analogiquement au fou, l’auteur (auctor) n’a aucun pouvoir mais seulement le droit d’accroître le patrimoine littéraire ; et l’artiste revendique au militant le droit d’occuper une place dans le champ africain. Beti ne se fatiguait pas de rappeler qu’il était, avant tout, un homme de lettres, alors que Boris Diop a clairement formulé, dans ses essais, le statut indispensable de l’imaginaire dans l’écriture littéraire (cf. B. B. DIOP 2007). Enfin, c’est précisément à travers le fou que le romancier, démiurge et prométhéique, exprime les contradictions de l’écriture en Afrique, de par sa capacité de se manifester tout en gardant sa position au bord de la société, par où observer le monde sans être dérangé.
Conclusion : contre un statut marginal
Les catégories d’errance nous ont permis de reconnaître chez le fou une poussée dynamique occasionnée par les conditions tumultueuses des indépendances mal réussies. L’analyse du langage et des procédés narratifs ont précisé ultérieurement son emprise littéraire sur le discours africain à travers son zèle activiste d’une part, et son pouvoir conciliant et dialectique d’autre part. Les fous-dissidents et les fous-prophètes sont beaucoup plus complices qu’ils n’y paraissent de prime abord ; ils partagent tous l’activité laborieuse (et l’activisme) afin de rétablir les principes d’une autorité de droit : le « sens du verbe » (DURAND 1992 : 236), qui compte plus que la représentation, est actif dans la diégèse, comme le montre le langage des images ; de même, la « direction du texte » (MOURALIS 2011 : 13) est opérante en dehors de la diégèse où le champ africain agit pour se faire une place dans l’institution littéraire. De cette manière, la figure littéraire du fou ne peut qu’interpeller d’urgence celle du romancier hanté par les mêmes soucis de réconciliation avec ses valeurs culturelles authentiques, mises en cause par l’influence coloniale. Le second se sert du premier pour mettre en scène le repositionnement critique du discours africain vis-à-vis du discours officiel que l’Occident a soigneusement amorcé à propos de l’Afrique depuis plus d’un siècle. Ainsi, l’espace dans lequel se déploie l’errance du fou révèle la recherche d’un « centre intime » au sein duquel il est nécessaire de redéfinir une conscience identitaire post-indépendante. Cela se manifeste également par un imaginaire de la transition et de l’enfoncement, faisant écho à la mise en profondeur et à l’enchâssement sur le plan des techniques narratives ; d’où l’autoréflexivité du sujet qui est convoquée par l’autoréflexivité du texte. En résumé, le centre intime en question s’oppose au « centre stratégique » néocolonial de l’institution littéraire officielle d’Occident qui continue d’exercer son pouvoir politique et social sur les ex-colonies. Une fois de plus, le statut marginal du fou dévoile la quête de l’auteur d’une reconnaissance littéraire indépendamment d’une étiquette d’« africain ». Le fou cesse d’être simplement un topos pour devenir un outil cognitif, c’est-à-dire un code littéraire.
Bibliographie
Corpus
M. BETI, L’Histoire du fou, Paris, Julliard, 1994.
B. DIOP, « Sarzan » in Les contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1961 (I éd. 1947).
B. B. DIOP, Le Cavalier et son ombre, Paris, Nouvelles Éditions Ivoiriennes, 1999 (I éd. 1997).
B. B. DIOP, Les petits de la guenon, Paris, Editions Philippe Rey, 2009.
S. M. DIOP, Thalès-le-fou, Paris, L’Harmattan, coll. Encres noires, 2007.
T. MONÉNEMBO, Les Crapauds-brousse, Paris, Seuil, 1979.
O. SEMBÈNE, Véhi-Ciosane. Suivi de Le Mandat, French & European Pubns, 1969 (I éd. 1966).
S. L. TANSI, L’Anté-peuple, Paris, Seuil, 1983.
A. TUTUOLA, The Palm-Wine Drinkard, London, Faber and Faber, 1952 ; tr. fr. de R. QUENEAU, L’ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard, coll. Continents noirs, 2000.
Études citées
G. BACHELARD, La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imaginaire de la matière, Paris, José Corti, 2004 (I éd. 1947).
P. BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. Libre Examen, 1992.
R. CHEMAIN, A. CHEMAIN-DEGRANGE (ed.), Imaginaires francophones, Nice, Centre de Recherches Littéraires Pluridisciplinaires, Association des Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université de Nice Sophia Antipolis, 1996.
A. CHEMAIN-DEGRANGE, « Écriture symbolique des Fruits si doux de l’arbre à pain, œuvre ultime » in Imaginaire et littérature II : Recherches francophones, Université de Nice-Sophia Antipolis, Centre de Recherche littéraires pluridisciplinaires, 1998, pp. 325-246.
Ch. DELACAMPAGNE, Antipsychiatrie, Paris, Grasset, 1974.
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie. L’Anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972/73.
B. B. DIOP, « Génocide et devoir d’imaginaire » in L’Afrique au-delà du miroir, Paris, Philippe Rey, 2007, pp. 17-35.
G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Paris Dunod, XI éd. 1992 (I éd. 1969).
M. ELIADE, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. Essais, 1963.
C. FAÏK- NZUJI, Arts africains. Signes et symboles, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2000.
X. GARNIER, « Poétique de la rumeur : l’exemple de Tierno Monénembo », Cahiers d’Études africaines, XXXV, 140 (1995), pp. 889-895.
X. GARNIER, L’Éclat de la figure: étude sur l’antipersonnage de roman, Bruxelles, Bern; Berlin: P. Lang, 2001.
G. GENETTE, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004.
C. KERBRAT-ORECCHIONI, L’énonciation, Paris, Armand Colin, coll. Linguistique, 2009 (I éd. 1999).
L. KESTELOOT, Dieux d’eau du Sahel. Voyage à travers les mythes, de Seth à Tyamaba. Paris, L'Harmattan ; Dakar, Institut fondamental d'Afrique noire (IFAN), 2007.
P. LOUBIER, Le poète au labyrinthe. Ville, errance, écriture, Fontenoy, Saint-Cloud, ENS Éditions, 1998.
D. MAINGUENAU, Manuel de linguistique pour les textes littéraires, Paris, Armand Colin, coll. Linguistique, 2010.
A.A. MOLES, Labyrinthe du vécu : l’espace, matière d’action, Paris, Librairie des méridiens, 1982.
G. MOORE, Seven African writers, London, Oxford University Press, 1962.
B. MOURALIS, « Folie et modernité dans quelques œuvres africaines récentes » in L’illusion de l’altérité, Paris, Honoré Champion, 2007, pp. 379-395.
B. MOURALIS, Les contre-littératures, Avant-propos d’Anthony Mangeon, Paris, Hermann Éditeurs, 2011 (I éd. 1975).
V.Y. MUDIMBÉ, L’odeur du père, Paris, Présence africaine, 1982.
G. NGAL, Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, coll. Critiques littéraires, 1994.
F. PARAVY, L’espace dans le roman africain francophone contemporain (1970-1990), Paris, L’Harmattan, 1999.
J. RANCIÈRE, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, coll. Littératures, 1998.
J. SOB, L’impératif romanesque de Boubacar Boris Diop, Ivry-sur-Seine, Éditions A3, 2007.
W. SOYINKA, Myth and literature and the African World, Cambridge University Press, 1976.
A. I. SOW, Les structures anthropologiques de la folie en Afrique noire, Paris, Payot, 1978.
Note
↑ 1 L’étude menée dans le cadre du doctorat repose sur un corpus constitué de 21 textes (pour la plupart des romans) de 17 auteurs d’Afrique noire. Du côté francophone, nous touchions aux pays d’Afrique subsaharienne et d’Afrique centrale : Sénégal (Birago Diop, Ousmane Sembène, Boubacar Boris Diop, Fatou Diome, Sémou MaMa Diop), Guinée Conakry (Tierno Monénembo), Cameroun (Mongo Beti), Congo-Brazzaville (Tchicaya U Tam’si), Congo-Kinshasa (Sony Labou Tansi) ; du côté anglophone nous allions des pays d’Afrique subsaharienne au Corne de l’Afrique jusqu’en Afrique du Sud : Ghana (Ayi Kwei Armah), Nigeria (Amos Tutuola, Chinua Achebe, Gabriel Okara), Somalie (Nuruddin Farah), Zimbabwe (Shimmer Chinodya), Afrique du Sud (Njabulo S. Ndebele). Des auteurs abordés dans la thèse nous nous limiterons à citer les cas les plus représentatifs.
↑ 2 Nous n’avons pas procédé à une différentiation géolinguistique par influence coloniale, dans l’intention de dénaturer le moins possible les spécificités géoculturelles des auteurs de référence. Dans la même visée différentielle, nous avons jugé inopportune une tripartition par génération car certains auteurs sont également concernés dans des périodisations différentes.
↑ 3 Le personnage de Sayyid dans Close sesame est inspiré de Mohammed Abdullah Hassan, sheikh de la confrérie sufi en Somalie, appelé "Mad Moullah" par les colons anglais. Il a joué un rôle déterminant dans la résistance somalienne. Dans Les Petits de la guenon, Ali Kaboye incarne le waliyu en même temps que la figure du marabout, non sans la parodier.