Publifarum n° 19 - Ricerche Dottorali in Francesistica

Les apprenants en formation bilingue franco-italienne : construction discursive des représentations

Hélène DAVID



Abstract

This contribution is based on a PhD research in French-Italian bilingual education, and is focused on the qualitative analysis of learners’ discourses. The researcher discusses the possibility of investigating discourse both as a product of actors, grounded in political, social and cultural contexts, and as an expression of subjectivities through which the learners’ experience is re- and co-constructed. To this purpose and within the framework of qualitative research, discourse analysis and social representations analysis will be adopted and combined. This process will be illustrated by extracts of interviews taken from the research project corpus.

Introduction

Le présent article se propose comme une réflexion épistémologique et méthodologique, concernant un aspect du travail de la recherche doctorale poursuivie par l’auteure qui porte sur les dispositifs d’éducation bilingue italo-français. Ceux-ci sont appréhendés en tant que processus mettant en jeu des stratégies politiques/idéologiques, linguistiques et culturelles, et dans ce cadre, l’expérience subjective des apprenants acteurs sociaux en formation bi-plurilingue fait l’objet d’une focalisation particulière, à travers l’analyse de leurs discours. Il s’agit donc précisément de s’interroger ici sur l’interprétation des voix d’apprenants, recueillies lors d’entretiens semi-structurés approfondis auprès d’étudiants du lycée où l’auteure de cet article enseigne elle-même le français, le lycée « L. Galvani » de Bologne. La question qui se pose dans ce type de recherche qualitative est celle de l’analyse du matériau textuel recueilli, en fonction des finalités et objectifs de la recherche. En d’autres termes, nous nous interrogeons sur les conditions d’analyse des discours d’apprenants à la croisée de l’individuel et du social : à l’écoute de la subjectivité du sujet acteur social, en tenant compte du contexte historique, social et culturel de production du discours.
La démarche entreprise s’inscrit donc dans une approche sociologique compréhensive, portant sur la capacité du sujet à investir du sens dans le monde qui l’entoure, et dans la perspective d’une sociolinguistique critique (HELLER, 2002), qui appréhende les pratiques langagières en tant que pratiques sociales. Elle se fonde sur la matérialité linguistique des entretiens,1 et fait par conséquent appel à l’analyse du discours et à l’analyse des représentations sociales, qui permettent de distinguer les stratifications discursives dans les textes, lieux d’ancrage linguistique d’un certain déterminisme social et de la subjectivité du locuteur, souvent entremêlés.

Les « discours d’apprenants » : émergence et interprétation

Dans un premier temps, il convient de revenir sur la notion de « discours d’apprenants », en tant que corpus analysable, ainsi que sur deux aspects de l’interprétation sur lesquels nous nous arrêterons ici : la question de la subjectivité du sujet entre analyse du discours et analyse compréhensive, et le rôle des représentations sociales et de leur traitement discursif dans cette optique.
Tout d’abord, si nous n’avons pas pour objet ici d’exposer les recherches préalables nécessaires à la définition du « discours » pour l’analyse de notre corpus, nous indiquons simplement que nous nous appuyons sur la définition de D. Maingueneau (2009: 44) : « Le discours est dans son acception la plus large, […] l’activité de sujets inscrits dans des contextes déterminés produisant des énoncés d’un autre ordre que celui de la phrase. », définition complétée par les critères suivants :

On considère donc qu’il y a formation d’un corpus de « discours d’apprenants » dans la mesure où il s’agit, dans le cas d’un corpus d’entretiens auprès d’adolescents-apprenants, « de productions d’une catégorie de locuteurs » (ibid.: 45). En effet, parler de « discours » d’apprenants, c’est nécessairement définir ce que nous entendons par discours et préciser son positionnement (la parole des locuteurs/acteurs/apprenants adolescents sur l’expérience bi-plurilingue au sein de l’institution scolaire), son inscription (médiation de cette parole à travers l’entretien compréhensif semi-directif), et ses relations aux autres discours (intertextualité) (SARFATI 2009: 16).
Une fois ce cadre défini, il sera question de la stratification discursive et de l’imbrication de la parole individuelle et de l’interdiscours. Au carrefour de l’individualité en construction et des cadres sociaux, familiaux, institutionnels et autres qui lui servent de repères, le discours adolescent existe déjà, il est pré-fabriqué, comme tout discours qui se fait écho des discours précédents. Mais comme tout discours, il est aussi nouveau, recomposé, subjectif. La mobilisation d’outils méthodologiques issus de cadres théoriques et épistémologiques différents interroge le chercheur sur la compatibilité et de l’intégration de ces outils dans le cadre précis de la recherche, notamment en ce qui concerne le sujet, et la valeur accordée à son discours en tant que discours exprimant une subjectivité propre. Qui produit la parole du sujet ? Le sujet est-il entièrement producteur autonome de son discours, ou bien n’est-il que le reproducteur de discours circulants qu’il pense être siens ? C’est bien la question que l’on doit se poser, à partir du moment où le corpus d’entretiens devient source d’informations : quelle est la valeur de cette information ? Est-elle l’expression d’une subjectivité ou bien de conditions de productions sociales et historiques ?
L’enjeu dès lors est de concilier une approche qualitative et compréhensive, héritée de la sociologie de M. Weber, qui privilégie la compréhension et l’interprétation du sens investi par l’acteur social dans les structures complexes du monde social, et une analyse du discours « à la française » qui s’est longtemps inscrite dans une tradition structuraliste, considérant le sujet comme dépendant des conditions de production du discours et tendant à lui nier sa propre subjectivité. Si l’approche qualitative accorde une large place à l’acteur social et à une conception interprétativiste-constructiviste du sens, à partir de l’intersubjectivité chercheur/sujets, l’analyse du discours se concentre traditionnellement sur les règles et structures de formation des discours en relation avec leurs conditions de production et d’inscription en contexte. Cette opposition semble pourtant pouvoir être dépassée, notamment par les finalités mêmes de la recherche. D’un côté, la prise en compte de l’intentionnalité du sujet producteur de sens, grâce à l’émergence des théories pragmatiques entre autres, a permis à l’analyse de discours de se rapprocher de la pratique interprétative ; par ailleurs, dans le champ des sciences sociales qualitatives, on a attaché plus d’importance à la matérialité de la langue, et au fait que le sens n’est pas directement transparent et accessible à la compréhension à travers la parole de l’acteur social (ANGERMÜLLER, JEANPIERRE, OLLIVIER-YANIV 2005: 40). Ainsi l’analyse du discours constitue un « réservoir d’outils « quasi-qualitatifs » », utile à la méthodologie qualitative (ANGERMÜLLER 2005: 19).
L’analyse de discours par entretien est par ailleurs devenu le lieu par excellence d’étude des représentations sociales (désormais RS), entretiens durant lesquels le sujet est amené à « parler sur » et à commenter sa propre expérience, faisant appel à des « microthéories prêtes à l’emploi » (PY 2004: 8) qu’il va manipuler et réélaborer pour les concilier avec son système personnel de production du sens. Les représentations sociales ont depuis quelques années déjà investi les champs de la didactique des langues et des cultures (PY 2004, MOORE 2001), de la didactologie et de la linguistique, la langue étant à la fois « objet possible des RS » et « lieu d’existence de ces mêmes RS »2 (PY 2004: 7). Le sujet possède ainsi des connaissances métalinguistiques qui s’actualisent dans son discours, et qui influent par ailleurs sur les processus d’enseignement/apprentissage. À l’origine issue de la psychologie sociale (MOSCOVICI, 1961), les travaux en linguistique ont approfondi la notion de représentation, appréhendée dès le départ comme un phénomène social, aux dimensions cognitives et communicatives, autour de son caractère discursif, de formation dynamique en interaction, ce qui en a fait un outil déterminant pour la compréhension du rapport que l’acteur social entretient avec l’objet étudié et des modalités de connaissance qu’il produit sur cet objet.
A partir de la matérialité linguistique des textes, l’analyse de discours fournit donc les outils nécessaires à la mise en évidence des marques discursives de la structuration des représentations sociales et de l’élaboration progressive par le sujet d’une interprétation de sa propre expérience. Ainsi, replacée en contexte, la voix du sujet empirique nous renseigne à la fois sur son autodétermination et son aptitude à agir dans le monde social, tout en exprimant sa spécificité interdiscursive, qui structure et légitime son discours dans un contexte social et idéologique particulier.

Voix d’apprenants et stratifications discursives : extraits de corpus

Le corpus recueilli rassemble 16 entretiens semi-structurés approfondis3 réalisés auprès d’élèves de la section française du lycée L. Galvani de Bologne, âgés de 15 à 17 ans. La constitution de l’échantillonnage s’est fait en fonction des interrogations de départ, mais aussi en fonction des contraintes liées au contexte scolaire, et à notre activité professionnelle et personnelle. Il s’agit donc d’un échantillonnage intentionnel ou « par choix raisonné » (TRUCHOT, 2006), dont les critères ont été définis afin de donner une certaine homogénéité et une certaine représentativité (représentativité relative cependant, étant entendu qu’il ne s’agit pas d’un échantillon statistique quantitatif, mais d’une recherche qualitative, qui explore le discours du sujet, représentatif dans sa singularité et sa complexité des significations socioculturelles de la communauté à laquelle il appartient). La grille d’analyse a été élaborée en relation directe avec ces interrogations de départ, considérant le discours de l’adolescent apprenant-acteur social au carrefour de l’individuel et du social. La richesse et la complexité constitutive des discours d’expériences recueillis obligent la chercheure à faire le choix des catégories et notions susceptibles de s’intégrer de la manière la plus cohérente possible au cadre d’analyse global, tout en admettant dès le départ le caractère sélectif et partiel de la démarche. L’exploration des discours des apprenants interrogés a été entreprise selon deux niveaux, permettant une analyse croisée sur le plan du contenu (analyse thématique) et sur le plan de la construction sémiolinguistique (CHARAUDEAU, 1995) (analyse du discours). Une première opération de catégorisation a été opérée par la chercheure, en amont du recueil proprement dit des données, par l’élaboration d’une trame d’entretien reflétant les anticipations sur le sens investies a priori dans le terrain de recherche, à travers les catégorisations thématiques de départ.4 Une fois recueillies, écoutées et lues les paroles d’apprenants ont émergé de nouvelles catégories, composées par la chercheure, fruit du croisement des thématiques d’entretien a priori et de l’émergence de thèmes saillants horizontaux (ensemble des discours) et verticaux (dans chaque discours) :

Les deux extraits de corpus suivants illustrent certains processus discursifs de reproduction et (re)-élcoboration des représentations liées au français langue-culture. Dans le premier extrait, Cesare évoque son rapport à la langue et à la culture françaises, posé sur le mode conflictuel : ici culture savante et culture courante se mêlent et déterminent le rapport de Cesare avec la culture partenaire.

89-90 eh il y a été une- une grande rivalité entre France et Italie, et donc euh: j’ai:::- j’ai::- j’ai eu des problèmes à:- à étudier le français, parce que (-) euh: quand je- quand je pense- quand je pense à les- à: euh:: à la France, je pense euh: à la coupe du monde.

98-103 et ton ton avis pourquoi est-ce que euh justement cet événement sportif la coupe du monde a (--) a pu provoquer ce genre de réaction ?

Cesare : euh:: selon moi c’est::- bon c’est: la rivalité entre les deux- les différentes cultures.

HD : hm hm ?

Cesare : et::: j’ai::- je sais- je sais pas exactement, mais: c’est: la différence entre les- les deux cultures, et hm chaque fois que je pense euh: euh:: aux français, euh: je: je sens [t] la: culture- la tradition italienne qui me dit euh ils sont des ennemis.

105-108 Cesare : (-) mais (-) bon comme j’ai déjà dit maintenant on va:- je vais l’étudier vraiment, je vais étu- étudier la littérature, et donc euh je penserai: plutôt à: euh à Napoléon pour euh l’histoire et à Pascal pour la littérature,[ plutôt que à Zidane.

HD :[[rit] d’accord !

Cesare : qui est- c’est entre parenthèse mon injure préférée.

La séquence sélectionnée ici part du topos argumentatif (ANSCOMBRE, DUCROT 1983) suivant : la « rivalité » entre la France et l’Italie entraine un rejet de la langue française et donc des difficultés à étudier le français. Cette rivalité, si elle est associée à un événement médiatico-sportif (quand je pense- quand je pense à les- à: euh:: à la France, je pense euh: à la coupe du monde.), est posée en filigrane sur le mode quasi-ontologique : la différence entre les cultures, essentialisée et soulignée par le procédé de rhématisation (c’est la différence entre les- les deux cultures/c’est: la rivalité entre les deux- les différentes cultures.)
Le référent Coupe du Monde appartient à la « culture partagée » (GALISSON, 1987) d’une part mondialisée, d’autre part cristallisant les représentations et sentiments nationalistes au niveau local. Sur le terrain se met en scène l’affrontement symbolique entre deux nations, deux peuples, deux cultures, qui se nourrit de et vient nourrir le nationalisme sous sa forme essentialiste bien souvent. Lorsque Cesare est sollicité par l’enquêteur pour expliquer cette réaction, il rencontre des difficultés d’interprétation, visibles dans la modalisation du discours : je sais- je sais pas exactement/ je sais pas comment décrire mon attitude/je sais pas.
Il fait donc appel à l’interdiscours pour structurer son raisonnement et fait intervenir une instance énonciative extérieure : je sens [t] la: culture- la tradition italienne qui me dit euh ils sont des ennemis. Une instance énonciative à forte valeur déontique5 (la tradition italienne). Cesare y adhère, car il ne s’agit pas d’un énonciateur concret et véritablement extérieur, mais plutôt d’une interprétation personnelle d’un discours circulant/représentation de référence. Finalement, Cesare délègue la responsabilité de son discours à une instance énonciative extérieure, qui lui impose un discours quasiment contre sa volonté : je sens/ qui me dit. Ceci nous éclaire sur la réception et laa manipulation des discours circulants, de ce qui peut être dit, et ce qui ne peut pas être dit dans un certain univers discursif. Lorsque Cesare explique un ressenti, avec ses propres mots, en utilisant des exagérations et des dédramatisations sur le mode de l’humour (c’est entre parenthèse mon injure préférée.), il est en position de l’enquêté qui explique son positionnement, et reporte la responsabilité de son discours sur une instance extérieure. Il adopte une position passive (Cesare emploie le verbe je sens- interprété comme inférence, il s’agit selon nous du verbe entendre- et non pas j’écoute par exemple), et reproduit un discours quasiment contre son gré, sans que entre lui et l’enquêteur ne soit rompu le contrat implicite de l’acceptabilité éthique du discours.
En parallèle à l’interdiscours, il est intéressant ici de s’attarder un instant sur les catégorisations mises en place : Cesare introduit une opposition entre la France et l’Italie sur le mode de l’affrontement (cf. rivalité répétée deux fois), qui concerne d’abord les deux pays, et s’étend ensuite aux peuples, par la catégorisation français = ennemis (catégorisation opérée dans le cadre de l’interdiscours). Le résolution du conflit passe par l’étude et la culture savante : maintenant on va:- je vais l’étudier vraiment, je vais étu- étudier la littérature, et donc euh je penserai: plutôt à: euh à Napoléon pour euh l’histoire et à Pascal pour la littérature,[ plutôt que à Zidane. On note que les figures convoquées ici s’inscrivent dans une culture savante traditionnelle, représentantes d’une certaine vision partagée et figée, voire essentialiste, de la culture française. La résolution ne passe pas par le contact ou la rencontre avec l’autre. On passe d’une représentation figée à l’autre.
Dans le deuxième extrait, Elena fait le récit d’un autre type de rapport à la langue-culture française, particulièrement xénophilique cette fois, mais qui lui aussi a évolué :

95-105 Elena :[bah j’avais un peu: (.)

HD : culture française ?

Elena : c’est une idée que j’ai (..) pas forcément maintenant,

HD : hm hm ?

Elena : euh c’était une idée qu’j’avais- pour moi c’était la famille française. C’était com- un peu comme la: famille de la Mulino Bianco, [(rit)

HD : [(rit)

Elena : oui parce que j’imaginais cette famille parfaite, avec une mère très très douce parce que pour moi le français c’était quelque chose de très doux, et donc je m’imaginais: cette mère très euh:- très- toujours contente, toujours tendre: et: ce père aussi euh joyeux, c’ét- c’était pour moi °quelque chose de°- et après quand j’ai commencé à lire des auteurs français euh ça m’a beaucoup plu mais c’était une idée un peu plus mature °que ça°.

107-109 ma j’sais- j’sais pas c’est peut-être hm: à cause des- des gens que j’ai connus euh en France parce que j’ai connu des familles qui (.) étaient au moins euh: du côté euh: superficiel, des familles très euh: (..) bon je:- XX que j’aimais beaucoup parce que c’était complètement différent de ma famille (rit) donc euh:

Elena compose ici un récit biographique, par rapport auquel elle se positionne en tant qu’interprète réflexive d’une relation qu’elle estime aujourd’hui plus équilibrée: c’était une idée qu’j’avais- pour moi, j’imaginais, c’était pour moi. Cet extrait donne une illustration de l’élaboration d’une représentation individuelle, construite à travers à l’expérience individuelle, et interprétée à l’aide d’une comparaison dont le référent est issu du discours publicitaire, posé comme référence culturelle partagée. Ainsi, Elena donne sens à son ancien rapport au français à la lumière d’une représentation produiteà partir de l’affectif et intime, cristallisée sur la famille française : la famille française. C’était com- un peu comme la: famille de la Mulino Bianco/j’imaginais cette famille parfaite, avec une mère très très douce parce que pour moi le français c’était quelque chose de très doux, et donc je m’imaginais: cette mère très euh:- très- toujours contente, toujours tendre: et: ce père aussi euh joyeux.
On voit ici comment la formationd’une représentation personnelle du français, basée sur des perceptions affectives liées à l’expérience familiale du sujet enfant, se base par ailleurs sur un signifiant tiré de la publicité, un discours « circulant » (SERRA 200: 77), pour lui donner du sens. Par ailleurs, « la famille Mulino Bianco » est une référence culturelle partagée, qui permet de communiquer du sens à l’interlocuteur, sur la base d’une complicité culturelle implicite. On y décèle enfin une pointe d’ironie de la part de Elena, qui rit à l’évocation de cette famille, et qui interprète avec humour une représentation idéalisée du français à travers l’élément famille parfaite : réseau sémantique du bonheur, de la douceur (valeurs modales hédoniques et affectives), souligné par l’emploi de l’adverbe d’intensité très.
Elena poursuit son interprétation (proposition causale péjorative : c’est peut-être à cause): l’adjectif superficiel, s’il est attribué aux familles, renvoie en fait à sa connaissance des familles françaises en question : j’ai connus euh en France parce que j’ai connu des familles qui (.) étaient au moins euh: du côté euh: superficiel. Cela explique donc la vision idéalisée produite alors. Finalement, elle explique aujourd’hui cette représentation par le rapport entretenu alors avec sa propre famille : j’aimais beaucoup parce que c’était complètement différent de ma famille (rit) donc euh: À travers le français, elle découvrait un univers culturel, social et affectif, un ailleurs où elle pouvait projeter ses désirs personnels, liés à sa réalité quotidienne. Les rires, les exagérations, les recherches d’explications (parce que), la comparaison, autant d’éléments qui montrent la posture interprétative de Elena et la volonté de se démarquer, de souligner son évolution et sa compréhension des faits passés.

Conclusion

La démarche de réflexion entreprise, concernant les motivations et le sens que les apprenants-acteurs sociaux investissent dans leur formation francophone, amènent le chercheur à explorer différents champs théoriques et épistémologiques, qu’il doit insérer dans le cadre précis d’une recherche qualitative. Dans le cas d’un parcours doctoral en linguistique et didactique des langues, cela revient à traiter la langue-culture à la fois comme objet et comme instrument de la recherche, entre discours subjectif, interdiscours, représentations sociales et individuelles. La mise en mots à travers laquelle le sujet apprenant compose et donne sens à son expérience du français langue-culture illustre le processus de constitution d’une relation complexe et évolutive, ayant des incidences sur l’acquisition des compétences linguistique et socioculturelle de l’acteur social plurilingue. Une mise en discours qui apporte un éclairage spécifique sur la situation d’enseignement/apprentissage en section bilingue. Nous avons vu ainsi de quelle manière le discours s’articule autour de l’imbrication des voix subjectives et de l’interdiscours. À partir des extraits présentés, on peut distinguer différentes fonctions que joue cet interdiscours dans la structuration discursive subjective :

L’interdiscours véhicule ainsi des « représentations de référence » (PY 2004 : 11), autour desquelles le sujet module ses propres représentations : acceptation, refus, modification etc. et établit son propre positionnement.
La production discursive ici retranscrite et analysée illustre par ailleurs le processus herméneutique de recherche et de construction du savoir mis en place, à la croisée de la matérialité discursive et de l’analyse compréhensive. Ce qui nous amène à reconsidérer le « sujet empirique » en analyse de discours, « à la fois ancré dans les blocs de réalité et pris dans les effets discursifs transverses » (GUILHAUMOU 2005 : 105). La capacité réflexive du sujet est mise en avant à travers le discours, et les pratiques langagières des acteurs traduisent les qualités interprétatives, accessibles par l’énoncé lui-même. Ce qui nous intéresse par ailleurs, car s’inscrivant véritablement dans notre posture de départ, est la relation chercheur/sujet dans l’ « espace de co-construction en analyse de discours », donnant lieu à une élaboration dialogique du sens. L’échange qui s’établit entre enquêté et enquêteur est rendu complexe par le positionnement du chercheur qui, renonçant à la place d’observateur extérieur et objectivant, prend une nouvelle responsabilité dans le recueil de la parole de l’autre.6
La présentation d’extraits de corpus ici ne représente qu’un aspect de la démarche herméneutique mise en œuvre, puisque l’interprétation des discours se fait par la compréhension du tout à partir des parties et vice-versa, impossible à retranscrire dans l’espace d’un article (la relation au français langue-cultures se traduit à travers la relation aux autres langues, aux différents modes d’apprentissage, au réseau d’apprenants, aux études en général etc.). Cette démarche interprétative permet d’une part de réifier l’expérience de l’apprenant-acteur social (le discours comme un tout), et d’autre part de préserver la complexité présente dans chaque séquence étudiée (les parties).

Bibliographie

 

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Note

↑ 1 Nous envisageons l’entretien individuel en tant que situation d’interaction présentant une dimension fortement ritualisée. Elle est sollicitée et créée par le chercheur-enquêteur, qui guidera l’entretien selon une trame plus ou moins rigide. Sa finalité scientifique est déclarée, l’entretien vise une connaissance de l’expérience du sujet interrogé vis-à-vis d’un certain objet social.

↑ 2 On peut ici proposer une distinction ultérieure : si la langue, les langues sont objet des représentations sociales, c’est dans le discours en tant qu’actualisation de la langue au niveau individuel et collectif que se construisent ces représentations.

↑ 3 La typologie retenue dans le cadre de notre recherche est l’entretien semi-structuré (ou bien semi-directif), nous nous appuyons ici sur la définition établie par R. Bicchi : « il tipo di intervista in cui vengono poste alcune domande, sempre le stesse e nello stesso ordine per tutti, lasciando libero l’intervistato di rispondere come crede. È, in pratica, un’intervista che prevede un insieme fisso e ordinato di domande aperte. » (2007: 54). L’entretien semi-structuré offre une certaine flexibilité et multimodalité dans la mise en place de la trame et la conduite de l’enquête. Un « patchwork ou mosaïque » (ivi: 57) des typologies d’entretien qui permet d’alterner les différents types de questions, et de laisser une large place à la parole de la personne interrogée, tout en présentant un certain degré de standardisation et de structuration, lié dans notre cas au champ spécifique de l’objet de recherche et à la formation en amont de certaines catégories et questions de recherche, visibles dans la trame. Celle-ci se trouve donc organisée selon une progression thématique prédéterminée, à l’intérieur de laquelle les questions posées sont de types indirectes, afin de laisser la place à la parole de l’adolescent interrogé et de favoriser l’élaboration discursive des concepts et de l’interprétation réflexive de l’action.

↑ 4 Nous en reproduisons ici les axes principaux : 1. Biographie linguistique : L’adolescent apprenant-acteur social en contact de langues - quelle élaboration d’un monde en langues au niveau individuel et collectif ? 2. Le bilinguisme scolaire : (re)construction du parcours didactique, personnel et collectif en section internationale à option française- récit, interprétations, représentations, quelles cultures d’enseignement/apprentissage en jeu ? 3. Bilinguisme et plurilinguisme, compétence individuelle et sociale : quelles représentations des pratiques bi- et plurilingues ? Peut-on établir des liens avec l’expérience formative bi-plurilingue?

↑ 5 Nous nous appuyons ici plus particulièrement sur le modèle de modalisation discursive, modélisation d’ « énoncé », élaborée par O. Galatanu (voir notamment 2003: 94).

↑ 6 « S’il y a positionnement initiale de ‘l’enquêteur’ et de ‘l’enquêté’, dans lequel le premier sollicite, pour son information, le témoignage du second, l’acceptation par ce dernier de témoigner ressort à une complexification de l’échange, puisque c’est l’enquêteur qui devient, en définitive pour le narrateur, le témoin de son énonciation ». (J.N. PELEN, in J. GUILHAUMOU « Où va » cit., 2005 : 106)

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482