Publifarum n° 19 - Ricerche Dottorali in Francesistica

L’esthétique de l’inattendu dans les Mémoires du duc de Saint-Simon. Bilan et perspectives d'une enquête orlandienne sur les « Mémoires »

Francesco PIGOZZO


Abstract

This article offers a summary of my doctoral research on Louis de Saint-Simon’s Mémoires and an essay of retrospective assessment of its main theoretical and methodological enjeux. Few studies have attempted at a comprehensive interpretation of Saint-Simon’s memorialistic masterpiece, even fewer focus on its astonishing pluralism in style and composition from a high level of synthesis: these were nonetheless the challenges I addressed when undertaking a thorough reading and a sample, empirical analysis of the text under the light of Francesco Orlando’s literary theory and method. Such an endeavor resulted in many fruitful interpretative insights on the role of the unexpected in the duke’s chronicle, which raise at the same time some questions about Orlando’s theory itself and the limits of applicability of his method to factual writings.



Louis de Rouvroy, second duc de Saint-Simon (1675-1755) après son père Claude (1607-1693) – qui avait été l’un des favoris de Louis XIII – est universellement reconnu comme l’auteur du chef-d’œuvre de la tradition française des mémoires d’ancien Régime. Il a été toutefois bien souvent qualifié de « petitesse » dans son choix des événements à privilégier tout au long de la chronique du règne finissant de Louis XIV et de la Régence qui le suivit (c’est-à-dire de 1691 à 1723) : de Marmontel à Michelet, de Chéruel à Le Roy Ladurie, les historiens français n’ont jamais fini de souligner le caractère somme toute privé de ce que ce duc et pair de France semble investir d’une valeur « historique » (j’emploie cet adjectif à dessein, avec toute sa signification anachronique pour l’époque de Saint-Simon). Si le jugement de ces historiens est devenu un lieu commun c’est aussi qu’il a eu la chance quelque peu paradoxale de s’étayer pendant les deux derniers siècles sur une conception « autonomiste » du beau : en d’autres termes, le préjugé épistémologique des historiens a pu rejoindre un préjugé esthétique qui lui serait potentiellement contraire, et qui en effet est devenu tel aux temps de la vogue déconstructionniste. Car la revendication autarcique des littéraires et des littérateurs aboutit d’abord à la négation de tout rapport entre la littérature et la réalité, puis à la pan-fictionnalisation de tout discours humain – y compris le discours historique – pour parvenir, enfin, à la négation de la réalité elle-même. Or, ce qui nous intéresse ici dans cette conception, c’est l’idée selon laquelle le style et la valeur littéraire d’un discours quelconque n’auraient pas seulement une autonomie relative par rapport aux préférences idéologiques affichées par le locuteur (ou, plus correctement, par son texte), mais ils en seraient tout à fait indépendants... À son stade romantique, cette conception a été magnifiquement abrégée par Stendhal dans la formule célèbre : « Saint-Simon n'a pas de profondeur, mais il a un style profond » (STENDHAL 1967-1973: III, 269).

C’est pourtant à partir des petits faits divers qu’ils racontent avec une rage ou une indignation idéologiques, quoiqu’au fond aussi avec amusement ou raillerie, qu’on a pu reconnaître aux Mémoires de Saint-Simon une extraordinaire sensibilité pré-historiciste (je fais référence ici à la célèbre étude d’Erich Auerbach, dans son Mimesis ; AUERBACH 1973: 395-427) et une lucidité politique unique à l’époque (René Girard l’a remarqué dans un article de 1956 ; GIRARD 1956: 393). Et ce n’est donc pas un hasard si Marc Hersant, l’un des plus important chercheurs saint-simonistes contemporains, a pu finalement réhabiliter dans sa thèse publiée en 2009 le « discours de vérité » qui anime les Mémoires de Saint-Simon (HERSANT, 2009). Mais pour ce faire, s’il a dégagé Saint-Simon des notions de vérité et de littérature que forgea le XIX siècle, c’est plutôt par la négation que par un véritable dépassementde la contradiction dont je viens de parler : car, de son point de vue, il ne s’agit au fond que d’une contradiction née de lectures anachroniques successives. En réalité, Hersant nous dit-il, Saint-Simon ne se soucie guère de l’accomplissement esthétique de son écriture et, par sa chronique, il veut atteindre cette vérité singulière qui « privée de voix collective ou de voix prophétique, s’est dramatiquement repliée dans une parole solitaire et se déchire de vouloir être "la vérité" dans l’espace étriqué d’un "individu" qui ne peut, à lui seul, la fonder ou la soutenir ». Pour Hersant il s’agit avant tout, bien entendu, de distinguer la vérité comme « adéquation de la parole au rang de celui qui la profère », d’une vérité (roturière, professionnelle) qui désormais n’a d’autre fonction que d’égaler « l’écriture historique à ce à quoi elle se réfère » (HERSANT 2009: 119-120).

Avant de connaître l’interprétation de Hersant, j’avais déjà axé mon travail de recherche sur la même problématique visée par celui-ci, mais le point de départ étant très différent, je ne pouvais qu’aboutir à des résultats complémentaires. Il faut que je m'étende ici sur le magistère de Francesco Orlando, qui non seulement a été mon directeur de thèse – nous en avons relu et corrigé ensemble le dernier chapitre deux semaines avant sa mort –, mais qui surtout a été et continue d’être ma principale référence théorique et méthodologique. Au niveau théorique, on peut dire que Orlando a proposé une interrogation scientifique de la notion de littérature, afin justement de mieux en fonder l’autonomie – mais en même temps aussi l’interdépendance – par rapport à d’autres phénomènes qui font l’objet des sciences humaines et sociales (voir avant tout ORLANDO, 1990 ; ORLANDO, 1992 et ORLANDO, 1997). Il a ainsi forgé un critère de définition « quantitative » des aspects littéraires du langage humain : le « taux de figuralité » – ou de polysémie ou de logique symétrique, pourrait-on dire –, où toutefois les « figures », les significations multiples, les symétries s’écartent doublement de leur définition traditionnelle.

En premier lieu, ces structures formelles ne jouissent jamais d’une innocence ludique de principe et d’une neutralité sémantique, car Orlando remarque qu’elles expriment déjà en elles-mêmes un rapport de force inconfortable et lourd de sens : je veux dire la tension entre deux modalités de fonctionnement du psychisme humain. Il ne s'agit pas simplement de la « négociation » rhétorique dont nous parle Meyer (1999: 293), mais de véritables « formations de compromis » où deux logiques conflictuelles et inconciliables trouvent une expression simultanée.1 En second lieu, ces mêmes structures formelles ne se laissent pas réduire aux manifestations linguistiques localisées dans l’espace d’un mot ou d’une phrase seulement (ce qui rétrécit indûment l’objet des études rhétoriques, comme l'a remarqué Françoise Douay (1994)), mais touchent au contraire toutes les dimensions d’un texte – de la partie la plus petite jusqu’à sa totalité – et toutes les dimensions du discours – c’est-à-dire, en suivant Quintilien (Institutio Oratoria, III, 3), les choix ou en tout cas les données textuelles qui tiennent à l’élocution (elocutio), à l’ordre (dispositio) et aux thèmes (inventio) : cet « au-delà des figures » dont Joëlle Gardes Tamine a tout récemment entamé l'exploration (2011: 184-210). Il est clair que dans un tel cadre théorique, tout discours, qu’il soit oral ou écrit, achevé ou inachevé, relève de la littérature dans une certaine mesure ; y compris en particulier les textes où la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux est en vigueur : le critère de Orlando en effet inclut et dépasse la conception qu'on pourrait appeler « imaginaire » de la littérature (mot qu’il faudrait préférer à « fictionnel » pour qualifier toute œuvre théâtrale, narrative et lyrique, c’est-à-dire ces genres où la distinction même entre ce qui est vrai et ce qui est faux est suspendue pour donner lieu à une formation de compromis).

En étudiant les Mémoires, il ne s’agissait donc pour moi ni de nier leur littérarité ni de méconnaître leur valeur de vérité. Au niveau théorique déjà, la perspective orlandienne me poussait au dépassement de la contradiction apparente entre la beauté du texte et la prétendue niaiserie de son auteur ; cette conception originale de la « figuralité » d’un texte me garantissait de toute tentation biographique (c’est-à-dire de toute lecture en termes de stratégies rhétoriques et stylistiques, ou antirhétoriques et anti-stylistiques comme le dirait sans doute Hersant) et me permettait d'ancrer ma recherche dans une donnée simplement textuelle : afin de jouir de l’extraordinaire vitalité de la reconstruction presque matérielle d’une époque et d’un milieu que les Mémoires nous proposent, tout lecteur est obligé de prêter son oreille à un discours idéologique qui sonne de plus en plus périmé mais qui structure d'une manière passionnelle (on dirait parfois maladive) la chronique, souvent même en l’interrompant. Or, le modèle abstrait des « formations de compromis » sollicitait précisément ma recherche à regarder au-delà du principe de contradiction car il est évident que plus le taux de figuralité d’un texte est élevé (c’est-à-dire plus la logique des formations de compromis fait preuve de cohésion en structurant l’énonciation, l’ordre et le sens même du discours) moins la dimension idéologique de ce texte peut être considérée sans rapport avec ce réseau de figures. Ce qui dans le cas de Saint-Simon se traduit à peu près dans la question suivante : y a-t-il réellement et simplement contradiction entre la défense des prérogatives du duché-pairie à l’intérieur d’une société d’ordres et l’habileté presque unique de plier le langage à une représentation plastique et encore vivante de la réalité historique ? N’y aurait-il pas, au contraire, un rapport de dépendance réciproque entre ces deux aspects du texte ?

Mais j’ai dit que Orlando n’a pas fourni seulement un cadre théorique à mon étude des Mémoires. Il m’a avant tout donné des outils méthodologiques afin de mieux comprendre, après l’expérience de la lecture, les raisons du plaisir qu’on y éprouve. C’est en lisant et relisant les Mémoires que j’ai essayé de cataloguer les « constantes » et les « variantes » qui pouvaient m’introduire dans le réseau de significations symétriques du texte. J’ai partant d’abord répertorié un ensemble de phénomènes thématiques récurrents (c’est l’opération que Orlando nomme « décomposition paradigmatique ») dont j’ai étudié après le statut axiologique et le spectre de variations formelles qui s’y rattache au niveau de l’élocution, de l’organisation du texte et des structures du récit. J'ai ainsi concrètement découvert que les Mémoires nous proposent une représentation de la réalité où il y a toujours des attentes à combler et toujours bivalence dans l'expression de leur déception ; plus profondément encore, j'ai pu noter que cette bivalence relève d'une problématique de la maîtrise de soi (ou des circonstances – ce qui revient presque toujours à la même chose chez Saint-Simon) en face des événements. Il s’agit d’une bivalence logique parce qu’il n’y a pas d’épisode où le souci de se contrôler ne révèle pas une connivence trouble avec son contraire, avec l’incontrôlé ; en d’autres termes, il n’y a pas d’épisode où la consistance ontologique des normes et des codes comportementaux (ou plus généralement, la consistance d’un horizon d’attente quelconque) ne soit pas bâtie sur l’existence des écarts, du surprenant ou de la malséance. Mais la bivalence de ce rapport est aussi axiologique, parce que la puissance émotive de la parole saint-simonienne finit par nous faire jouir précisément des charmes de l’incontrôlé et de l’imprévu, alors même qu’elle prêche la stabilité et l’immuabilité aussi bien dans le domaine psychologique que social.

La bivalence logique et axiologique de la maîtrise de soi ou des circonstances est une sorte de principe d’ordre (ou de désordre – car elle trouve aussi son expression dans la liberté de l'énonciation) qui régit la manière saint-simonienne de représenter la réalité : c’est-à-dire que dans la chronique saint-simonienne il n’y a pas de principe d’ordre (qu’il s’agisse de l’idéologie ou de l’écriture elle-même) qui ne puise sa raison d’être dans le surgissement d’une infraction et dans le vertige d’authenticité qu’il comporte. Le sentiment du lecteur de la chronique trouve ainsi toujours l’occasion de se détourner du plan de la (condamnation) morale pour accéder au plan de la stupéfaction rationnelle, par une « figure de déplacement » qui le dérobe aux devoirs de la connaissance orientée par un système de valeurs rigides pour le faire jouir d’une connaissance moralement « neutre ». L’analyse des manifestations concrètes de cette figure ne conduit pas seulement à décomposer l’une des constantes les plus profondes des Mémoires, mais elle permet aussi de toucher à l’une des clés de leur vivante beauté. Puisqu'il ne serait pas le lieu ici de donner un catalogue exhaustif et exemplifié des articulations textuelles qu’on peut ramener à cette constante, je me limiterai à quatre citations : l’une, tirée des Mémoires, concernant la présence de cette constante au niveau des thèmes et des structures narratives ; les trois autres, tirées respectivement du Journal d’André Gide et des Mémoires de Saint-Simon, concernant une caractéristique de l’écriture du duc et pair qui trouve son sens dans le cadre de mon interprétation.
Nulle part ailleurs que dans la gestion du temps du récit peut-on mieux observer le déplacement favorisé par l’esthétique de l’inattendu. La scène suivante est très célèbre : il s’agit du camp de Compiègne, où Louis XIV voulut faire parade de la puissance militaire française devant toute l’Europe, mais finit par afficher surtout, d’une manière impudique et choquante pour Saint-Simon, son assujettissement ambigu à Mme de Maintenon. Pendant les opérations, le roi était presque toujours découvert, et à tous moments se baissait dans la glace de la chaise à porteurs de Mme de Maintenon pour lui parler et lui expliquer tout ce qu'elle voyait. Saint-Simon nous dit l’incroyable stupeur dont un tel spectacle remplit les présents : l’indignation reste donc implicite et comme suffoquée dès l’abord. Mais le sommet de la figure de déplacement est atteint peu après, lorsque le mémorialiste peut mettre en scène la stupeur, par le biais de la focalisation sur un personnage qui survient tout en ignorant ce qui se passe sur le rempart occupé par la cour :

Il y avait vis-à-vis la chaise à porteurs un sentier taillé en marches roides, qu'on ne voyait point d'en haut, et une ouverture au bout, qu'on avait faite dans cette vieille muraille pour pouvoir aller prendre les ordres du Roi d'en bas s'il en était besoin. Le cas arriva : Crenan envoya Canillac, colonel de Rouergue, qui était un des régiments qui défendaient, pour prendre l'ordre du Roi sur je ne sais quoi. Canillac se met à monter, et dépasse jusqu'un peu plus que les épaules : je le vois d'ici aussi distinctement qu'alors. À mesure que la tête dépassait, il avisait cette chaise, le Roi et toute cette assistance qu'il n'avait point vue ni imaginée, parce que son poste était en bas au pied du rempart, d'où on ne pouvait découvrir ce qui était dessus. Ce spectacle le frappa d'un tel étonnement qu'il demeura court à regarder, la bouche ouverte, les yeux fixes et un visage sur lequel le plus grand étonnement était peint. Il n'y eut personne qui ne le remarquât, et le Roi le vit si bien qu'il lui dit avec émotion : « Eh bien ! Canillac; montez donc. » Canillac demeurait; le Roi reprit : « Montez donc ; qu'est qu'il y a ? » il acheva donc de monter, et vint au Roi à pas lents, tremblants, et passant les yeux à droit et à gauche avec un air éperdu. Je l'ai déjà dit: j'étais à trois pas du Roi ; Canillac passa devant moi et balbutia fort bas quelque chose. « Comment dites-vous ? dit le Roi ; mais parlez donc ! » Jamais il ne put se remettre. Il tira de soi ce qu'il put ; le Roi, qui n'y comprit pas grand-chose, vit bien qu'il n'en tirerait rien de mieux, répondit aussi ce qu'il put, et ajouta d'un air chagrin : « Allez, Monsieur. » Canillac ne se le fit pas dire deux fois, et regagna son escalier et disparut. À peine était-il dedans, que le Roi, regardant autour de lui : « Je ne sais pas ce qu'a Canillac, dit-il; mais il a perdu la tramontane et n'a plus su ce qu'il me voulait dire. » Personne ne répondit (SAINT-SIMON 1983-1988: I, 543-544).

Il faut souligner ce compromis subtil entre l’indignation (reléguée à l’arrière-plan) et la surprise pour ainsi dire neutre (et partant libératrice) qui saillit au premier plan : le silence de Canillac est en même temps ridicule, car il n’a pas su dominer son embarras devant la conduite du Roi, et légitime, car il a le mérite de reprocher au souverain l’avilissement de la couronne avec l’éloquence d’une réaction authentique.

C’est la même éloquence qu’on peut sans doute attribuer à Saint-Simon lui-même, lorsqu’on réfléchit à l’énonciation des Mémoires. En août 1943, André Gide remarquait dans son Journal :

[Saint-Simon] n'est nullement gêné pour écrire : « toute espèce de divertissement fut défendu à Vienne et observé exactement » ; et cette sorte d'anacoluthe hardie est chez lui très fréquente. (Car ce qui est, en ce lieu, « observé exactement », c'est la défense de se divertir, et non le divertissement.) La chose suggérée indirectement dans une phrase devient soudain le sujet propre d'une phrase suivante. En raison de l'incorrection même et de la surprise que celle-ci provoque, cela est souvent d'un effet merveilleux. Chaque phrase, chaque mot, vit, tressaille, s'émancipe, en gardant la marque de son génie impétueux. C'est le propre d'un écrivain-né, de plier à soi la langue; mais nul ne le fit avec une hardiesse aussi désinvolte, ni pour un résultat plus heureux (GIDE 1996-1997: II, 970).2

L’incorrection provoque une surprise ; on pourrait dire, en généralisant, que la liberté aristocratique du langage saint-simonien est une autre voie que le texte s’ouvre (et nous ouvre) pour figurer cette joie dans la souffrance qui relève d'un rapport ambigu avec la maîtrise de soi. Car l’extravagance linguistique (qui ne touche pas seulement la grammaire, mais aussi la syntaxe, et implique souvent un recours au langage métaphorique) devient précisément hyperbolique à chaque rencontre avec les ennemis de l’ordre social. Aussi, je ne peux me passer d’ajouter deux exemples célèbres, le premier plutôt plaisant à cause de sa pente caricaturale. Il s’agit du portrait de la princesse d’Harcourt, dont je vous invite à remarquer la véhémence linguistique sur le plan des choix lexicaux et des énumérations renchérissantes :

Cette princesse d'Harcourt fut une sorte de personnage qu'il est bon de faire connaître, pour faire connaître plus particulièrement une cour qui ne laissait pas d'en recevoir de pareils. Elle avait été fort belle et galante ; quoiqu'elle ne fût pas vieille, les grâces et la beauté s'étaient tournées en gratte-cul. C'était alors une grande et grosse créature fort allante, couleur de soupe au lait, avec de grosses et vilaines lippes et des cheveux de filasse toujours sortants et traînants comme tout son habillement sale, malpropre; toujours intriguant, prétendant, entreprenant ; toujours quérellant, et toujours basse comme l'herbe, ou sur l'arc-en-ciel, selon ceux à qui elle avait affaire. C'était une furie blonde, et de plus une harpie: elle en avait l'effronterie, la méchanceté, la fourbe, et la violence; elle en avait l'avarice et l'avidité ; elle en avait encore la gourmandise et la promptitude à s'en soulager, et mettait au désespoir ceux chez qui elle allait dîner parce qu'elle ne se faisait faute de ses commodités au sortir de table, qu'assez souvent elle n'avait pas loisir de gagner, et salissait le chemin d'une effroyable traînée, qui l'ont maintes fois fait donner au diable par les gens de Mme du Maine et de Monsieur le Grand. Elle ne s'en embaraissait pas le moins du monde, troussait ses jupes et allait son chemin, puis revenait disant qu'elle s'était trouvée mal : on y était accoutumé (SAINT-SIMON 1983-1988: II, 271-272. C’est moi qui souligne).

Il faut noter aussi, en passant, ce renversement final par lequel la princesse d’Harcourt établit le surprenant (qui devient ici synonyme de ignoble et dégoûtant) en coutume – c’est-à-dire en règle. L’autre passage nous donne en revanche un exemple des résonances apocalyptiques dont la prose saint-simonienne est capable sur le plan de la syntaxe. C’est le vertige des antithèses et de l’insistance anaphorique :

Ce qu’ils [M. du Maine e Mme de Maintenon] voulaient maintenant était toute autre chose. Devenir par être ce que par être on ne peut devenir; d’une créature quoique couronnée en faire un créateur [...] enfin persuader cet épouvantable ouvrage à faire à un homme qui ne peut commander à la nature et faire que ce qui n’est pas soit, au chef de cette race unique, et tellement intéressé à en protéger le droit qu’il n’est roi qu’à ce titre, ni ses enfants après lui, et à ce roi de la nation la plus attachée et la plus soumise, de la déshonorer et de renverser tout ce qu’elle a de plus sacré, pour possiblement couronner un double adultère, qu’il a le premier tiré du néant depuis qu’il y a des Français, et qui y est demeuré sans cesse jusqu’à cette heure enseveli chez toutes les nations, et jusque chez les sauvages; la tentative était étrangement forte, et si ce n’était pas tout, parce qu’elle ne pouvait se proposer seule sans s’accabler sous ses ruines, et perdre de plus tout ce qu’on avait conquis (SAINT-SIMON 1983-1988: IV, 832-833. C’est moi qui souligne).

Alors même qu’il veut blâmer le déchaînement du despotisme chez le Roi Soleil, Saint-Simon nous donne l’impression de s’abandonner à son tour : un sentiment de surprise à l’égard de l’énonciation vient se mêler dans le lecteur à l’effarement que voudrait lui provoquer l’énoncé. Sous le vernis des préférences idéologiques du duc et pair, la duplicité de la surprise – un passeport pour l’indignation aussi bien que pour le plaisir de l’incontrôlé – nous indique une antinomie révélatrice : elle est comme une irruption d’authenticité qui vient donner de la profondeur au réel représenté par le mémorialiste.
Pour résumer, cette analyse empirique des Mémoires menée sous le signe des idées et des méthodes orlandiennes m’a fait découvrir le rôle principal que l’inattendu et l’incongru jouent chez Saint-Simon, non pas malgré mais en raison des logiques implicites dans l’idéologie normative et conservatrice du duc et pair. Ce résultat ne va pas sans soulever à son tour quelques questions théoriques et c'est pourquoi il me faut revenir, en conclusion, au paradigme qui a inspiré mon travail empirique sur un texte monumental et discontinu. En effet, l’opération n’allait pas sans risques. Le cœur du problème tient probablement au rapport entre la théorie et la méthodologie de Francesco Orlando : tandis qu’il élargissait le champ du littéraire avec sa compréhension théorique nouvelle, Orlando restreignait aussi le champ d’application de sa méthode (la décomposition paradigmatique, « ligne par ligne », d’un texte ; voir ORLANDO 1992: 221-241) à l’ensemble des « chefs-d’œuvres ». S’il avait dégagé la notion de littérature de toute implication esthétique, ce n’était pas pour nier le problème du jugement de valeur, dont il souhaitait tout au contraire contribuer à l’objectivation... – partielle, bien entendu ! , car il ne s’agit pas de définir les chefs-d’œuvre (un ensemble sujet à la relativité historique, sociale et culturelle du jugement de valeur) aussi rigoureusement que la littérature (un produit naturel du langage humain). Il s’agit plus simplement d'étudier s’il y a des critères nécessaires (mais pas suffisants) de leur existence.
Or, parmi ceux que Orlando nous propose à travers son travail scientifique, on doit avant tout rappeler le critère de la cohérence – à tous les niveaux du discours – du réseau de formations de compromis qu’on peut découvrir par l’analyse d’un texte donné. Dans un texte tel que les Mémoires de Saint-Simon il y a, évidemment, des limitations structurelles à cette cohérence et par conséquent aussi au taux de figuralité dont il fait preuve. Les logiques de la formation de compromis n’entachent pas la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux, comme nous le rappelle Hersant, et elles doivent même se plier au respect de l’ordre chronologique (les Mémoires suivent un modèle annalistique) dans le récit des événements. On peut le regretter, comme s’il s’agissait d’un défaut – c’est après tout la position de Marcel dans la Recherche (voir 1987-1989 : II, 127) et de Proust lui-même sans doute (PIGOZZO, 2011) –, ou bien s’en réjouir, comme d’une condition même de la profondeur de Saint-Simon : peu importe, puisque le fait demeure. Ce qu’il me faut noter ici est que Orlando ne nous a pas laissé d’étude où il aie appliqué sa méthode à un texte de ce genre : il était encore un jeune chercheur lorsqu’il écrivait sa thèse sur Ramond de Carbonnière (ORLANDO, 1960) ; même son étude sur Infanzia, memoria e storia da Rousseau ai romantici précède la trilogie théorique – et il s’agit en tout cas d’une approche thématique intertextuelle (ORLANDO, 2007). Il est donc licite et utile de se poser la question : jusqu’à quel point peut-on voir des symétries dans une écriture de mémorialiste (au lieu d’y voir uniquement une figuralité élocutive et par accumulation) ? Jusqu’à quel point la reconstruction d’un paradigme textuel est-elle possible ? À travers ma recherche doctorale, j’espère avoir ouvert la voie à ces problèmes théoriques tout en montrant déjà qu’on peut aller beaucoup plus loin qu’on n’oserait le croire dans une telle reconstruction.

Bibliographie

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Note

↑ 1 Sur ce point décisif, Orlando trouva un fondement scientifique à sa conception dans les travaux épistémologiques du psychanalyste chilien Ignacio Matte Blanco (voir MATTE BLANCO 1998 et MATTE BLANCO 1988). Pour une définition de « formation de compromis » voir ORLANDO 1997: 3-9 et 19-64.

↑ 2 (SAINT-SIMON 1983-1988: V, 618-619 pour la citation des Mémoires). La seule autre citation de Saint-Simon dans le Journal de Gide est datée 19 janvier 1902 (GIDE 1996-1997: I, 338) : Gide compare le style du cardinal de Retz «qui semble tout en substantifs et en verbes, et qui marche sur les talons», avec celui de Montesquieu et de Saint-Simon en particulier ; malgré son originalité, Retz ne laisse pas d’avoir «plus de cambrure et d'étroitesse que celui-ci».

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482