La survivance de l’ʻut pictura poesisʼ dans la prose française du XIXe siècle
Indice
1. ʻUt pictura poesisʼ et ʻquerelle du colorisʼ. « Les Maîtres mosaïstes » de Sand
Abstract
This paper aims at analysing a specific literary genre which focuses on artistic creation and, more specifically, on the failure of the painter’s creative power. This literary form has been interpreted by critics as one of the reactions by novelists to the fracture between the two sister arts – painting and literature –, a fracture caused by the decline of the ancient ut pictura poesis doctrine. Through the analysis of four 19th century French novels (M. Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre. Scènes de la vie privée -1833-; G. Sand, Les Maîtres mosaïstes -1837-; J. Lefèvre-Deumier, Les Martyrs d’Arezzo -1839-; E. Zola, L’Œuvre - 1855-), the current work will try to demonstrate that this theoretical principle still had influence on French literary creation even after the publication of Lessing’s Laocoon, which historically represents the ultimate fracture between literature and painting. The analysis focuses on the two main elements of the ut pictura poesis, namely the opposition between painting and colour, and the supremacy of literature over painting.
1. ʻUt pictura poesisʼ et ʻquerelle du colorisʼ. « Les Maîtres mosaïstes » de Sand
La littérature française du XIXe siècle est parsemée de figures du peintre, au point qu’on a pu retracer un genre, celui du roman du peintre1 ou roman artiste2, dont cet artiste est le héros. Caractéristique de ce type de récit serait la mise à mort du protagoniste, considérée par la critique comme une sorte d’exorcisation des peurs et des problèmes de la création du romancier, dont le peintre devient l’alter ego3. Toutefois, cette mise à mort ne figure pas toujours dans ce que nous proposons d’appeler le récit de la création picturale, lequel, ayant comme sujet principal la production artistique avec toutes ses problématiques, peut aussi se terminer par le succès du créateur. C’est le cas, par exemple, des Maîtres mosaïstes de George Sand, récit bref qui nous amène à ce que nous avons reconnu comme étant le principal élément commun à tous ces ouvrages : la couleur et le rapport de l’écrivain à ce constituant de la peinture. L’attitude du romancier à l’égard des composants de la peinture est dictée par une tradition enracinée dans l’antiquité.
Déjà Aristote, dans sa Poétique, avait créé la comparaison entre l’intrigue et le dessin, de sorte que, après lui, ce dernier devient « le moyen privilégié pour donner une forme narrative à la représentation, c’est-à-dire pour définir le tableau comme un écrit »4. C’est un vers de l’Ars poetica d’Horace qui donne le nom à la théorie destinée à se poser, à partir de la Renaissance, en véritable guide du rapport entre littérature et peinture : ut pictura poesis. Cette doctrine bouleversera la signification originelle du vers horatien, ainsi que celle de la comparaison aristotélicienne ; par conséquent, le premier sera considéré comme étant l’affirmation de la supériorité de la littérature sur la peinture (laquelle devrait tirer ses sujets des écrits anciens et modernes), et le deuxième témoignerait de l’infériorité de la couleur – élément matériel de la peinture, adressé aux sens – par rapport au dessin, tenu pour principe intellectuel de cet art.
La tentative de conférer à la peinture le statut d’art libéral, de donner au peintre le titre d’artiste et non plus d’ouvrier, amène l’Académie Royale – laquelle, fondée en 1648, a assuré la diffusion de la doctrine de l’ut pictura poesis en France – à poser le principe de la prédominance du dessin sur la couleur et de l’esprit sur la pratique.
Une vingtaine d’années après la fondation de l’Académie, la querelle du coloris remet en cause cette hiérarchie. Cette querelle (consistant en une opposition de l’art de Rubens, peintre flamand du coloris, et de Poussin, peintre français du dessin) existait déjà dans l’Italie de la Renaissance, où les champions de la couleur étaient les Vénitiens et ceux de la ligne les Florentins. C’est exactement à cette époque que se situe l’histoire des Maîtres mosaïstes, dans la Venise de Titien et de Tintoret. Sand met bien en évidence l’opposition entre la couleur, représentée dans le récit par les mosaïstes, et le dessin, dont les champions sont les peintres. Les mots du père Zuccato – peintre qui a été « trahi » par ses enfants devenus mosaïstes – suffisent à révéler l’attitude de cette époque par rapport à la couleur : contraint de reconnaître le mérite des travaux de ses fils dans la basilique de Saint-Marc, il affirme une fois de plus la supériorité de l’artiste qui conçoit et dessine par rapport à celui qui exécute, en affirmant : « tout l’honneur [...] revient au maître qui a tracé les modèles de ces groupes et dessiné le détail de ces ornements ».5
Sébastien est pourtant sûr des brillantes dispositions de ses enfants qui ont fait preuve de leur intelligence par des travaux dans lesquels, en exhibant leurs habiletés dans la composition et le dessin, ils ont démontré d’être de véritables peintres.
D’ailleurs, les fils eux-mêmes affirment que pour être des mosaïstes consciencieux et ne pas ravaler la mosaïque au niveau de la maçonnerie on « doit être peintre, et je soutiens [dit Valerio] que mon frère Francesco, élève de son père et de messer Tiziano, est un grand peintre ; et je le prouve en déclarant que les deux figures d’archange [...] ont été imaginées, composées, dessinées et coloriées par mon frère » (Mosaïstes : 111). Valerio et Francesco se posent en peintres même dans l’innovation qu’ils apportent à leur art: ils remplacent les matériaux habituels de la mosaïque par des morceaux de bois ou de carton peints, afin d’exécuter les détails menus.
Seul défenseur de la mosaïque est, dans le récit, Tintoret, qui repousse les attaques lancées par Sébastien à cet art à travers un plaidoyer où il attribue à la mosaïque le mérite d’avoir « conservé, encore plus que la peinture sur métaux, les traditions perdues du dessin au Bas-Empire » (Mosaïstes : 40). Seulement à la fin de son discours le peintre fait l’éloge de ce qui, dans la réalité historique, a été la marque de son art : la couleur ; et il lie à ce panégyrique celui de la mosaïque en tant que gardienne de la couleur :
La pierre et le métal, substances primitives et inaltérables, garderont, jusqu’à leur dernier grain de poussière, la couleur vénitienne, la plus belle du monde, et devant laquelle Buonarotti et toute son école florentine sont forcés de baisser pavillon. Non, non, vous êtes dans l’erreur, maître Sébastien! Vous êtes injuste, si vous ne dites pas : « Honneur au graveur, dépositaire et propagateur de la ligne pure ! Honneur au mosaïste, gardien et conservateur de la couleur ! ».
(Mosaïstes : 41)
Par l’importance attribuée aux peintres, ainsi que par le sujet et les coordonnées historico-géographiques du récit, George Sand, dans la lutte concernant l’émancipation du pinceau de la plume (pinceau et plume qui, dans ce texte, sont représentés respectivement par la couleur et le dessin), semble prendre le parti de la peinture. Elle fait néanmoins preuve de prudence, puisque dans Les Maîtres mosaïstes l’importance donnée au dessin au détriment de la couleur est telle que même des peintres coloristes comme Titien et Tintoret deviennent les champions de la ligne ! En outre, dans les dernières pages de son conte, Sand explicite la nécessité de la couleur-mosaïque de se laisser guider par le dessin-peinture:
si vous examinez ces magnifiques parois de mosaïque du grand siècle de la peinture vénitienne, [...] vous verrez que les destinées de cet art tout oriental ont été liées à celles de la peinture jusqu’à l’époque des Zuccati ; mais que plus tard, livrée à elle-même, la mosaïque s’abâtardit, et finit par se perdre entièrement.
(Mosaïstes : 126)
Cette attitude pourrait sembler bizarre si l’on considère que la critique a fixé comme terme ultime de la doctrine de l’ut pictura poesis la publication, en 1766, du Laocoon de Lessing, œuvre qui sépare définitivement le domaine de la peinture de celui de la littérature, en établissant ainsi l’indépendance des deux arts. L’idée de la spécificité des arts soutenue par Lessing a été reprise et développée, au siècle suivant, par l’un des deux courants qui ont marqué aussi l’esthétique germanique: le formalisme. Puisque Kant a théorisé qu’on ne peut connaître que l’apparence des choses, ce courant rationaliste s’en tient strictement à l’analyse de la forme et arrive à refuser d’aborder le contenu et la subjectivité que ce dernier peut véhiculer ; chaque technique artistique répondant à des lois et conditions de la création différentes, le formalisme ne pouvait qu’aboutir à la nécessaire séparation des arts. La forme sera par contre étudiée pour arriver à la subjectivité et à la personnalité de l’artiste par les adeptes de l’autre courant de la critique philosophique allemande, l’Einfühlung, dont le nom indique justement l’empathie esthétique permettant au sujet d’accéder au sens de l’œuvre d’art. La philosophie de l’art, si bien enracinée en Allemagne, n’est pas cultivée avec la même ardeur en France, où elle ne trouve une reconnaissance que tardivement ; toutefois, l’esthétique y est développée par la critique d’art, domaine dans lequel émerge le nom de Baudelaire. En tant que critique d’art, ce dernier anticipe de quelque sorte la théorie de l’Einfühlung, quand il écrit, dans le chapitre Dandy du Peintre de la vie moderne : « Les considérations et les rêveries morales qui surgissent des dessins d’un artiste sont, dans beaucoup de cas, la meilleure traduction que le critique en puisse faire ; les suggestions font partie d’une idée mère, et, en les montrant successivement, on peut la faire deviner »6. Mais, en revenant à la querelle du coloris, Baudelaire nous intéresse surtout pour ses pages sur le dessin et la couleur qu’il a écrites dans le Salon de 1846. Ici, l’équité du critique, qui sait reconnaître le talent d’une part d’Ingres et de David (considérés comme les tenants du dessin) et d’autre part de Delacroix (champion de la couleur), touche aussi aux techniques, c’est-à-dire qu’il parle indifféremment de la couleur ou du dessin, sans proposer aucune hiérarchie, jusqu’à affirmer que l’on peut être au même temps coloriste et dessinateur. Par ailleurs, la querelle du coloris ne suscitait plus l’intérêt des académiciens déjà au XVIIIe siècle.
Toutefois, le méfiant recul que les romanciers prennent par rapport à la couleur, et qu’on a déjà souligné dans l’œuvre de Sand, constitue le fil rouge que nous avons discerné dans les récits de la création picturale, comme nous allons le démontrer.
2. La couleur, le diabolique et la folie
Cette attitude est effectivement témoignée, pendant tout le XIXe siècle, par des œuvres littéraires très célèbres, aussi bien que par des textes moins réputés. Ainsi, des titres comme Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac (1831), ou L’Œuvre de Zola (1855), peuvent être associés de ce point de vue à d’autres, méconnus par le grand public, tels que L’Atelier d’un peintre. Scènes de la vie privée de Marceline Desbordes-Valmore (1833), ou Les Martyrs d’Arezzo de Jules Lefèvre-Deumier (1839).
Si Balzac est, parmi les auteurs que nous avons étudiés7, le premier qui, à travers les étapes éditoriales de son conte, a créé un lien étroit entre la couleur, le diabolique et la folie (éléments qu’il rattache, l’un après l’autre, à son héros Frenhofer)8, en anticipant ainsi l’attitude de ses collègues du XIXe siècle, il y a dans ce domaine un autre précurseur : Lefèvre-Deumier. Son très long roman, Les Martyrs d’Arezzo, a le mérite d’anticiper toutes les thématiques dérivant de l’idéologie de l’ut pictura poesis que l’on retrouve dans L’Œuvre de Zola. Le but des deux ouvrages est, pour reprendre les mots des auteurs, celui de « peindre la lutte de l’artiste contre la nature, l’effort de la création dans l’œuvre d’art»9, les « épaisses et inexorables palissades »10 s’élevant entre l’artiste et son idée. Les deux écrivains atteignent leur but en mettant en scène, en tant que représentant de l’artiste qui échoue, un peintre coloriste ; ils déprécient ainsi le constituant fondamental de son art, la couleur, laquelle, pourtant, garde son lien avec la vie qu’elle est censée savoir donner aux figures peintes. Les deux auteurs peignent aussi la folie de leur héros (tare prenant, chez Lefèvre-Deumier, le nom et les traits du diable) et, toujours en épousant les idées de la doctrine de l’ut pictura poesis, ils mettent en scène, à côté du peintre, un écrivain voulant lui servir de guide. La présence de ce couple permet d’introduire dans le récit la confrontation traditionnelle entre peinture et littérature.
2.1. La couleur et le diabolique. « Les Martyrs d'Arezzo » de Lefèvre-Deumier
Les Martyrs d’Arezzo racontent donc l’abyme existant entre la pensée poétique et sa réalisation artistique, ils révèlent les tourments du génie, peines tenant « à un défaut de contrepoids entre l’esprit et la matière, entre la pensée et ses agents » (Martyrs : I, 69).
Il est intéressant de relever que la « mise en matière » de la pensée du peintre Spinello concerne uniquement la couleur : l’auteur ne fait aucune référence au dessin et, toutes les fois qu’il envisage la question de la matière, il ne parle que de l’élément chromatique, en parfait accord avec la doctrine de l’ut pictura poesis. Il écrit par exemple que « concevoir, c’est beaucoup : mais la véritable lutte, la lutte désespérée ne s’engage qu’au moment de l’exécution. La pensée ombrageuse se cabre sous le mors de la parole, ou se débat sous la couleur » (Martyrs : I, 124-125) ; et il en arrive à mépriser la matérialité de cette dernière par les mots de Spinello se demandant : « Qu’est-ce que les plus belles couleurs dont je puisse habiller mes idées ? des sucs de plante, de la poudre de métal, de la terre et de la suie » (Martyrs : I, 79-80).
La « pensée ombrageuse » qui « se débat sous la couleur » est personnifiée dans le roman par la figure d’un Lucifer aux traits angéliques, figure dans laquelle le premier chef-d’œuvre de Spinello – le portrait de sa future bien-aimée, la jeune Béatrix – se mêle au deuxième, La chute des anges. L’obsession du jeune peintre est donc une figure angélique chargée du caractère effrayant de Lucifer ; cette entité vivant dans les rêves et les visions de Spinello, s’insinue dans sa palette et prête ses linéaments à toutes ses figures. Cet être effrayant, attendant « ses couleurs pour entrer dans la vie » (Martyrs : I, 53) pour la première fois, s’en nourrira tout au long du roman.
D’ailleurs, ce sera le peintre même, à la fin du roman, à indiquer ce rapprochement entre le diable et la couleur : avant de s’infliger le suicide, il écrit une lettre pour expliquer les raisons qui l’ont poussé vers une telle résolution : « je fus effrayé de voir qu’en dépit de mes efforts, l’esprit du mal s’obstinait à naître et renaître sous mes couleurs » (Martyrs : II, 365). Le jeune peintre, en essayant de se débarrasser de son hantise, avait même décidé de ne plus peindre, mais, coloriste, les couleurs faisant surgir Satan résidaient en lui : il pourrait devenir aveugle qu’elles ne le quitteraient pas, puisque « la mémoire des couleurs réside sous la paupière éteinte, et l’on peint en dedans ce qu’on ne voit plus au dehors » (Martyrs : I, 253).
2.2. La couleur et la folie. « L'Œuvre » de Zola
À travers la figure de Lucifer, Lefèvre-Deumier ne fait que donner une forme à la hantise du peintre que Zola, dans le contexte des Rougon-Macquart, justifiera par la folie, la tare héréditaire de son héros Claude Lantier, lequel « a des appétits intellectuels irrésistibles et effrénés, comme certains membres de sa famille ont des appétits physiques »11.
De même que le diable surgissait de la palette de Spinello, de même la folie de Lantier se manifeste, dans le domaine artistique, à travers son usage des couleurs. Tous les personnages du roman reconnaissent la folie de Claude dans l’élément chromatique de ses œuvres ; sa femme Christine, par exemple, est frappée par la brutalité du style de cette « terrible peinture, rugueuse, éclatante, d’une violence de tons »12 qui la blessent. Elle arrive même à se demander : « était-ce possible qu’un garçon intelligent peignît d’une façon si déraisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait pas seulement ces réalités d’une hideur de monstres, elle les jugeait aussi en dehors de toute vérité permise. Enfin, il fallait être fou ! » (Œuvre : 134). Et ces réalités qu’elle n’arrive pas à accepter tiennent à la couleur, ainsi qu’elle reste
interdite [...] devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui déroutaient toutes ses idées arrêtées de coloration. Un jour qu’elle osait se permettre une critique, précisément à cause d’un peuplier lavé d’azur, il lui avait fait constater, sur la nature même, ce bleuissement délicat des feuilles. C’était vrai pourtant, l’arbre était bleu ; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnait la réalité : il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans la nature.
(Œuvre : 184)
Même si la querelle du coloris semble dépassée depuis presque deux siècles, on peut donc constater qu’elle survit dans ces récits de la création picturale, dans lesquels les écrivains déconsidèrent la couleur et l’associent indissolublement au diabolique et à la folie. La capacité, traditionnellement attribuée à la couleur, de donner la vie est ainsi reléguée à la production de véritables obsessions du créateur.
3. La supériorité de la littérature
Mais la condamnation de la couleur n’est pas le seul constituant de la doctrine de l’ut pictura poesis : il y a aussi, et surtout, comme on l’a déjà rappelé, l’idée de la supériorité de la littérature par rapport à la peinture.
3.1. Le couple peintre-écrivain. « Les Martyrs d'Arezzo » et « L'Œuvre »
Cette prédominance est évidente dans les récits mettant en scène en même temps un peintre et un littérateur.
Dans ces cas-là, certaines caractéristiques de leurs personnalités portent le peintre à être généralement plus faible que l’écrivain, ainsi que plus instable. Le couple Ippolito Spinello – Benedetto Degli Stabili est emblématique de ce point de vue, puisque tout le roman des Martyrs d’Arezzo n’est qu’un portrait de leurs personnalités, constamment comparées selon plusieurs perspectives.
D’abord, on ne peut pas se dérober à l’opposition macroscopique consistant dans les inverses parcours d’évolution du moi que les protagonistes entreprennent. Benedetto, l’écrivain, débute par un état de colère, de soif de vengeance, de dégoût pour l’humanité, et aboutit, en suivant un chemin linéaire dont tous les pas sont fondés sur des théories très rigoureuses, à une espèce de résignation positive, de pardon et de calme qu’il trouve dans sa conversion à la religion chrétienne. Le peintre, par contre, très serein au début, passe sa vie et la termine dans l’angoisse d’une obsession satanique le menant à une longue série de choix opposés et instables. Il est intéressant de considérer l’importance que l’art des deux amis a sur leurs destinées : si Benedetto veut écrire son Jugement dernier, où il se substituerait à Dieu pour punir à sa discrétion l’humanité qui l’a si souvent blessé, il est aussi vrai que ce même Jugement devient non seulement le symptôme, mais aussi le moyen de sa rédemption : le poète lui-même admet que
Ayant à juger les pensées aussi bien que les actes, je ne pouvais éviter [...] une discussion rigoureuse du christianisme. Or, ce fut une chose merveilleuse pour moi que la facilité d’éloquence, que je trouvais à rendre des idées qui n’étaient pas les miennes, l’apparence de vérité dont je les revêtais, l’énergie, le brillant des images qu’elles m’inspiraient, tandis que les autres ne m’apportaient que des subtilités, des arguties paradoxales et sans poésie. Mon style sentait le ciel quand j’avais l’air de croire, et la poussière quand je doutais.
(Martyrs : II, 323)
Il décide donc, par orgueil créateur, de feindre la croyance qui savait rehausser ses forces et il finit par s’identifier avec son rôle : « Entraîné par amour-propre vers une foi qui m’inspirait, j’y demeurai par reconnaissance » (Martyrs : II, 323). La littérature assume donc pour Benedetto un pouvoir salvifique au point de lui faire terminer sa vie après avoir récité le Dies Irae glosé par des renvois à sa propre expérience, comme dans une sorte d’amission de ses propres fautes et d’invocation de la miséricorde éternelle.
Bien autrement agit la peinture sur son ouvrier, Spinello, lequel ne saura que faire naître et renaître Satan de ses œuvres, en lui donnant la vie à travers ses couleurs, ce qui amènera l’artiste à un incertain scepticisme.
Chrétien au début du roman, le peintre perd sa foi en découvrant son génie ; la peinture le conduira à la perdition à travers un parcours fait de contradictions, où les identifications à Lucifer s’entrelacent constamment à des repentis sans suite. Le problème réside dans le fait que Spinello avait dû étudier les éléments du démon pour pouvoir représenter sous des formes sensibles ses difformités morales ; or, cette étude il l’envisageait d’habitude en s’attribuant les passions de son sujet, pour voir la conséquence que cela pouvait avoir sur ses traits, ainsi qu’à la fin, faible, le peintre absorba la malignité de sa créature : « Il s’était, en l’évoquant, donné sans le vouloir à Lucifer » (Martyrs : I, 163). Cette complète superposition des deux victimes rivales de Dieu, le peintre et le démon, amène Spinello à la conséquence extrême dans le domaine religieux : « il commença à nier Dieu, par terreur même de ses vengeances » (Martyrs : II, 221) ; et, toutefois, il essaiera le possible pour s’éloigner de sa hantise, sans jamais y arriver.
Maria Walecka-Garbalińska montre, dans son essai consacré au mythe du génie chez Lefèvre-Deumier, que les deux héros des Martyrs incarnent deux différents aspects du génie romantique : la vie de Spinello ne serait que l’allégorie de la difficulté de la création artistique, tandis qu’à Benedetto serait réservé le rôle de montrer « la sphère sociale et humanitaire de l’art »13. Spinello serait donc devenu, malgré lui, un Pygmalion malheureux, un de ceux qu’Anne Geisler-Szmulewicz14 définit des « Pygmalions médusés » par leurs œuvres ; Benedetto, au contraire, jouerait dans le roman le rôle de Prométhée : le révolté contre Dieu, se mettant au service de l’humanité. L’image transmise au lecteur oppose un peintre complètement avalé et hanté par son art, par lequel il se laisse conduire aux enfers, et un poète qui s’achemine vers le salut et essaie, à l’aide de son œuvre, de transmettre à l’humanité ses conquêtes : la sagesse et la foi.
On retrouve une opposition pareille dans L’Œuvre de Zola : Claude, le peintre, est un artiste complètement médusé par son œuvre, laquelle le retranche du monde et de la vie réelle, au point d’absorber même ses désirs charnels. Au contraire, son ami romancier, Sandoz, sait mettre un terme à son propre isolement créateur, entérinant ainsi la supériorité d’un être social sur un génie, comme Claude, tuant la société qui l’entoure.
L’opposition entre les deux types d’artiste est nette : l’un retrouve dans la vie réelle et dans son entourage un point d’appui lui permettant de garder l’équilibre qui consent de produire ; l’autre, en effaçant la réalité pour son art, oublie même sa propre réalité, ses limites et s’élance vers un travail impossible qui le rend stérile.
Cette différence est aperçue avant tout par les héroïnes des récits, lesquelles, tombées amoureuses des peintres, reconnaissent néanmoins le courage, la force et la stabilité des écrivains, s’opposant à la faiblesse et à l’instabilité de leurs amants. Lefèvre-Deumier nous révèle les pensées de Béatrix,
qui avait cessé de le [Benedetto] redouter, [et] admirait maintenant cet indomptable archer qui n’avait jamais le dernier mot avec le sort [...]. Elle aimait à entendre gronder cette éloquence de lion qui humiliait la foudre. Elle espérait que Spinello n’oserait être faible devant tant d’énergie ; elle espérait qu’au lieu de se laisser abattre, lui aussi mettrait un talon de fer sur le cou du destin, et lui dirait comme Sapor à Valentinien : « Empereur, à genoux ! j’ai besoin de marche-pied. ».
(Martyrs : I, 168-169)
De même, la femme de Lantier
s’était prise pour lui [Sandoz] d’une vive amitié, en le voyant droit et robuste dans la vie; et elle osa enfin lui demander un service, celui d’être le parrain de Jacques. Sans doute, elle ne mettait plus les pieds à l’église; mais à quoi bon laisser ce gamin en dehors de l’usage ? Puis, ce qui surtout la décidait, c’était de lui donner un soutien, ce parrain qu’elle sentait si pondéré, si raisonnable, dans les éclats de sa force.
(Œuvre : 193)
Christine a tellement confiance en cet homme qu’elle lui confie son fils ; mais c’est surtout quand elle lui demande de l’aide pour son mari (qu’elle chérit beaucoup plus que leur enfant), que Christine témoigne de l’assurance que lui inspire cet écrivain.
Balzac avait déjà reconnu dans l’instabilité la marque du génie, en affirmant que l’homme de talent « offrira dans ce que les hommes appellent le caractère, cette instabilité qui régit sa pensée créatrice ; laissant volontiers son corps devenir le jouet des événements humains »15. Toutefois, il faut remarquer que dans nos romans la stabilité est, au contraire, considérée comme étant le fondement nécessaire à la création productive : c’est ce qu’admet Sandoz, l’écrivain de Zola, en faisant l’éloge du mariage comme étant « la condition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pour les grands producteurs modernes » (Œuvre : 190). Cette même solution est offerte au peintre qui, toutefois, n’en bénéficie pas ; d’ailleurs, déjà dans Les Martyrs d’Arezzo on peut retrouver des remèdes dont seul l’écrivain, et non le peintre, peut jouir. Ainsi Béatrix est une des causes de la conversion salvifique de Benedetto, tandis que, en même temps, elle détermine par son visage angélique la damnation de son bien-aimé Spinello.
La supériorité des écrivains par rapport aux peintres est aussi témoignée dans ces romans par la capacité des premiers de borner leurs ambitions : ils savent accepter le compromis avec leurs œuvres (un compromis concernant la perfection, ou l’ampleur, ou encore le sujet de l’ouvrage auquel ils travaillent) et cette capacité les protège de la stérilité qui gagne leurs amis peintres.
Dans le cas des Martyrs d’Arezzo, par exemple, Benedetto sait corriger la visée de son poème, au fur et à mesure qu’il progresse dans son chemin de conversion, pour en arriver, à la fin, à étalonner son œuvre sur le public qui est censé en jouir : « le suffrage concentré des masses [...] on ne l’obtient qu’en semant dans les cerveaux un grain conforme à leur nature. Il faut s’enraciner dans le passé pour porter ses fruits dans l’avenir » (Martyrs : II, 324).
Mais pour pouvoir s’enraciner dans le passé et réussir à exprimer sa propre pensée conformément à la nature du public, il faut connaître le monde présent. Voilà pourquoi les peintres vivant « hors du monde » (Œuvre : 54) et refusant tout compromis sont voués à l’échec, tandis que le génie prométhéen de l’écrivain peut atteindre le véritable succès.
« Il ne faut pas se limiter à l’excès », écrit Schlegel dans ses fragments critiques16, exprimant, par ce paradoxe apparent, la faute des peintres aussi bien que le mérite des écrivains de nos romans.
3.2. La transmission du message et la réalisation d'une pensée. « Les Martyrs d'Arezzo » et « L'Atelier d'un peintre, scènes de la vie privée » de Desbordes-Valmore
Dans la partie dédiée à la couleur de ses Essais sur la peinture, Diderot, à son tour, souligne que les moyens des artistes du pinceau ne peuvent pas égaler les réussites de la plume:
Oh, mon ami, quel art que celui de la peinture ! J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que ce sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.17
Cet énième témoignage de la supériorité de la plume sur le pinceau est présent dans tous les ouvrages que nous avons étudiés : ils comprennent tous au moins une scène où la voix du peintre produit l’ekphrasis d’un tableau virtuel, qu’il n’arrivera jamais à traduire en acte, à cause du décalage existant entre son idée poétique et ses moyens réels :
Au moment de la rendre, il s’élève entre vous et votre idée d’épaisses et inexorables palissades. Si fidèle, si scrupuleux qu’il puisse être, vous ne trouvez pas un miroir qui en réfléchisse seulement la moitié. Et, dans le fait, comment exprimer avec de la matière, avec de la glaise, du granit ou du bronze, avec des couleurs palpables, avec des mots d’argile et de poussière comme nos lèvres, ces atômes intellectuels qui rayonnent dans le cerveau ?
(Martyrs : II, 205)
Lefèvre-Deumier semble vouloir excuser son héros en expliquant que « c’est là le propre de l’imagination, de vouloir tirer d’un art plus qu’il ne peut donner » ; toutefois, il accuse en réalité Spinello d’avoir tourmenté son art jusqu’à le fausser pour « exprimer des choses que personne ne comprendra, d’autant qu’en dépit de ses efforts [le peintre] les exprime à peine pour soi-même » (Martyrs : I, 148).
Spinello s’est par exemple rendu coupable d’avoir essayé de rendre par la lumière les ombres et les nuances de la couleur, « les divers degrés de la chute de l’âme » dans l’abyme des pêchés ; sa faute consiste à ne pas avoir compris que « ces idées raffinées [...] étaient plutôt du domaine de Benedetto que du sien ; accessibles au langage, ces nuances minutieuses ne le sont pas à la peinture » (Martyrs : I, 147-148).
La différente capacité qu’ont les deux arts de véhiculer une idée est au centre du roman de Marceline Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre, scènes de la vie privée (1833)18. L’autrice parsème son œuvre d’anticipations cachées dans des images, peintes ou racontées par les protagonistes, images que le lecteur ne peut pas déchiffrer si ce n’est par le biais de la littérature même : tout se passe comme si, une fois encore, le sujet et sa signification ne pouvaient être dictés à la peinture que par sa sœur aînée.
C’est ainsi qu’une jeune parisienne, en voyant la tête de mort à laquelle l’héroïne du roman, Ondine, avait essayé de rendre la vie par ses couleurs et ses fleurs, s’écrie : « Ah ! quelle horreur ! [...] mais c’est un monstre qu’une pareille chose »19 et jette avec dégoût l’étude qu’Ondine relève. Le dénouement est anticipé par ce dessin et par les réactions opposées des deux jeunes filles ; toutefois Desbordes-Valmore ne révèle le secret de son roman qu’à un lecteur partageant sa passion pour le théâtre. En lisant le nom shakespearien du héros masculin, Yorick, ce lecteur associera en effet le jeune peintre à la tête de mort et comprendra aisément les sentiments que les deux jeunes filles éprouveront pour lui : Ondine tombe amoureuse de Yorick jusqu’à en mourir, tandis que la jeune parisienne, qu’on découvrira être la fiancée du peintre, le quittera pour se marier avec un autre.
La défense de la littérature par rapport à la peinture, son exaltation à travers la confrontation avec l’art concourant ne s’arrête pas là. Lefèvre-Deumier dédie à cette défense un chapitre entier, le dixième de son premier tome des Martyrs d’Arezzo, à propos duquel on peut véritablement parler d’une apologie de la poésie.
C’est le peintre qui la célèbre, au détriment de son propre art qu’il ne cesse de déprécier en en énumérant les limites. Spinello commence par définir la peinture comme un métier et soi-même comme un manœuvre, puisque l’art qu’il exerce est lié à la matière à laquelle il doit soumettre la réalisation de ses pensées. Il serait donc l’esclave de son talent, tandis que le poète en est le maître, et, qui plus est, le champ de la peinture résulte borné par cette sujétion, alors que celui de la littérature est illimité. Les facultés de l’homme que les deux arts peuvent atteindre sont en nombre inégal elles aussi, puisque le pinceau n’arrive à l’âme que par les yeux, tandis que la plume y pénètre par tous les sens qu’elle peut atteindre grâce à l’infinité du vocabulaire. Elle possède en effet des mots pour stimuler tous les organes de l’homme, en imitant n’importe quel art. On revient donc à l’idée de la supériorité de la littérature sur les autres arts, puisqu’elle sait « s’accaparer tout procédé » et « reproduire tout effet »20, grâce à sa grande flexibilité, lui dérivant de la (non) matière extrêmement souple qu’elle utilise : les mots et la pensée.
Paradoxalement le poète se donne la peine, en répliquant à son ami, de rabaisser la poésie en mettant en lumière les efforts qu’elle demande et les souffrances qu’elle comporte. Benedetto rappelle avant tout la nécessité que la poésie aussi a de recourir à la matière (l’encre et le papier) afin que l’on puisse voir, comprendre et garder la pensée du poète :
Il me faut, moi aussi, appeler la matière au secours de ma pensée, qui n’est peut-être pas autre chose. Il me faut, comme vous, la peindre pour qu’on la voie, et si elle ne se défigure pas dans le travail mécanique que je fais pour l’écrire, que devient l’encre qui la trace, le papier qui la reçoit, le parchemin qui la garde ? Ce que le temps fait de vos tableaux, de la pourriture et de la poussière21.
(Martyrs : I, 80)
Toutefois, dans la polémique entre Spinello et Benedetto, ce dernier est astreint d’admettre, dans son exposé sur la difficile situation de la littérature, des éléments prouvant la supériorité de son art par rapport aux autres.
Le poète, par exemple, répond à tous les éloges de son ami sans les nier, mais tout simplement en montrant comment ce que le peintre considère comme un mérite peut devenir un défaut aux yeux du poète. Et, d’ailleurs, il n’exalte jamais la peinture en lui assignant les vertus de son art, ou d’autres que les mots n’auraient pas ; au contraire, à la fin du chapitre on attribuera au langage une qualité qui, jusqu’à présent, avait été associée seulement à l’art pictural : celle de donner la vie.
D’autres indices nous permettent de comprendre que l’unité des arts témoignée par Lefèvre-Deumier, en accord avec le courant dont il fait partie, est loin de dépasser l’idée de l’hégémonie de la littérature sur la peinture. L’exemple le plus éclatant de ce point de vue est donné par le peintre qui, face à un paysage trop riche, ne sait pas le traduire par son art : « Le livre de la nature est ouvert devant nous, mais on ne le lit qu’en le traduisant. Ne pouvant le traduire lui-même, [Spinello] eut recours à ses interprètes ou à ses abréviateurs, et il chercha dans leurs livres moins vastes une lecture plus facile » (Martyrs : I, 233). Le peintre ne sait pas résumer ce qu’il voit dans une idée représentable par les moyens qu’il possède ; quand il essaie de créer cette composition, ce qui en ressort est toujours Satan, image que nous pouvons bien comprendre, hors métaphore, comme une idée irréalisable devenant par là même l’obsession de Spinello. La seule chance de réussite qu’a ce dernier est celle d’abandonner le rôle de traducteur du monde, de poète, pour reproduire sur sa toile la poésie que quelqu’un d’autre aurait déjà conçue ; et cet autre ne peut être qu’un littérateur. Le peintre doit se borner à reproduire la vision de la nature dictée par les poètes et non la nature même, puisqu’il n’est pas capable de la pensée qui crée la poésie. Il doit tirer cette poésie des livres, non pas de son propre esprit, et composer, avec ces vers, des tableaux.
Taddeo, le maître de Spinello, a beau recommander à son jeune disciple de se passer des livres, « bons pour les paresseux ou les manchots » ; Spinello serait selon lui doué des mains du génie, mais c’est précisément son génie qui le châtre, quand il n’est pas soutenu par « l’échafaudage » des « hautes idées » (Martyrs : II, 165) assuré par la littérature.
Lefèvre-Deumier esquisse ainsi une contradiction qui est à la base de tous les récits de la création picturale: celle d’un artiste poussé par son créateur à la limite de son art – vers une peinture pure, affranchie de la subordination à la littérature et à la narrativité – et destiné à l’échec par cette même recherche de l’impossible. « D’une œuvre que porte une exigence excessive on pourrait dire [...] qu’elle tient dans son échec la condition même de sa réussite », écrit Louis-René des Forêts22, en résumant parfaitement la contradiction à laquelle nos héros-peintres sont voués par des écrivains semblant suivre les impératifs de Lessing, mais qui, en réalité, sont accablés par le lourd fardeau d’une tradition ancienne encore trop enracinée dans leur culture.
Cette attitude des romanciers pourrait sembler en contradiction avec celle de la critique d’art qui, comme on l’a montré à propos de Baudelaire, semble avoir abandonné l’idée d’une hiérarchie régissant les rapports des arts et de leurs constituants. Pourtant, la même contradiction qu’on a repérée dans les œuvres de nos romancier, se retrouve aussi dans les essais de ceux d’entre eux qui se sont engagés dans la critique d’art. Zola, par exemple, écrit dans son essai sur Edouard Manet:
l’artiste ne peint ni l’histoire ni l’âme; ce qu’on appelle la composition n’existe pas pour lui, et la tâche qu’il s’impose n’est point de représenter telle pensée ou tel acte historique. Et c’est pour cela qu’on ne doit le juger ni en moraliste, ni en littérateur ; on doit le juger en peintre. [...] Il groupe les figures devant lui, un peu au hasard, et [...] il n’a ensuite souci que de les fixer sur la toile telles qu’il les voit, avec les vives oppositions qu’elles font en se détachant les unes des autres. Ne lui demandez rien d'autre qu’une traduction d’une justesse littérale. Il ne saurait ni chanter ni philosopher. Il sait peindre, et voilà tout23.
Mais cette défense de la « nouvelle manière en peinture », celle de Manet, se transformera en une accusation, au fur et à mesure que les impressionnistes essayeront de pousser leur art et leur technique jusqu'au bout : Zola leur reprochera d’être des artistes trop facilement satisfaits et qui « dédaignent à tort la solidité des œuvres longuement méditées »24.
S’il est désormais évident que la seule chance de réussite réelle que nos romanciers accordent aux peintres, la seule possibilité qu’ils leur indiquent pour se sauver de l’échec est donc encore celle de s’en tenir à la doctrine de l’ut pictura poesis, ce qui reste à voir c’est la confrontation entre cette conception traditionnellement rigide et celle vraisemblablement plus ouverte à la modernité que les écrivains expriment respectivement dans les œuvres de fiction et celles de critique.
Note
↑ 1 Cf. A. Mavrakis, La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture, L’Harmattan, Paris, 2008.
↑ 2 Cf. M.-F. Melmoux-Montaubin, Le Roman d’art dans la seconde moitié du XIXe siècle, Klincksieck, Paris, 1999.
↑ 3 Cf. A. Rieger, Alter ego : der Maler als Schatten des Schriftstellers in der französischen erzählliteratur von des Romantik bis zum Fin de siècle, Böhlau, Köln, 2000.
↑ 4 J. Lichtenstein, La Couleur éloquente, Flammarion, Paris, 1989, p. 163.
↑ 5 G. Sand, Les Maîtres mosaïstes, in ead., Vies d’artistes, Omnibus, Paris, 2004, p. 46.
↑ 6 C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », in Œuvres complètes, Michel Lévy Frères, Paris, 1868, vol. III, p. 95.
↑ 7 Cf. notre thèse : Le récit de la création picturale dans la littérature française du XIXe siècle (Université de Padoue, avril 2011).
↑ 8 A chaque édition de son ouvrage, en effet, Balzac caractérise son héros Frenhofer par des traits différents, qui se superposent l’un à l’autre en déterminant le peintre en tant que diabolique, fou et coloriste, comme l’a bien montré Pierre Laubriet dans son essai Un catéchisme esthétique. Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Librairie Marcel Didier, Paris, 1961.
↑ 9 Ebauche de L’Œuvre, BNF, MSS NAF 10316, f° 262, cité dans P. Brady, "L’Œuvre" d’Émile Zola, roman sur les arts, manifeste, autobiographie, roman à clef, Droz, Genève, 1968, p. 155.
↑ 10 J. Lefèvre-Deumier, Les Martyrs d’Arezzo, Librairie Firmin-Didot, Paris, 1885, tome II, p. 205.
↑ 11 Ebauche de L’Œuvre, BNF, MSS NAF 10303, f° 62 (deuxième série de numéros), cité dans P. Brady, L’Œuvre, cit., p. 151.
↑ 12 E. Zola, L’Œuvre, Gallimard, Paris, 2006, p. 42.
↑ 13 M. Walecka-Garbalińska, Jules Lefèvre-Deumier (1797-1857) et le mythe romantique du Génie, Almavist et Wiksell, Stockolm, 1987, p. 119.
↑ 14 A. Geisler-Szmulewicz, Le mythe de Pygmalion au XIXe siècle : pour une approche de la coalescence des mythes, Champion, Paris, 1999. L’autrice de cet essai incontournable aperçoit, chez les Pygmalions mis en scène pendant le XIXe siècle, des influences d’autres mythes, influences transformant radicalement la fable originale. Parmi les nombreux cas qu’elle énumère on trouve celui du Pygmalion médusé par son œuvre, laquelle, après avoir été produite, cause la mort de celui qui lui a donné la vie.
↑ 15 H. De Balzac, « Des artistes », in Y. Mercoyrol (éd.), Écrits sur l’Art : de Diderot à Proust, Catalogue des lettres, Paris, 1999, p. 12.
↑ 16 F. Schlegel, « Fragments critiques », in Ph. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 85.
↑ 17 D. Diderot, Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, Hermann, Paris, 1984, p. 25. Les derniers mots de cette citation ne sont pas sans rappeler un passage crucial du Chef-d’œuvre inconnu : l’accusation que Porbus et Poussin, ayant vu le prétendu chef-d’œuvre de Frenhofer, portent à ce dernier. « – Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre. – Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin. » (H. De Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu et autres nouvelles, Gallimard, Paris, 1994, p. 67-68).
↑ 18 M. Desbordes-Valmore, L’Atelier d’un peintre. Scène de la vie privée, Charpentier-Dumont, Paris, 1833.
↑ 19 Ibid. : II, 174.
↑ 20 M.-F. Melmoux-Montaubin, Le Roman d’art, cit., p. 26.
↑ 21 La fugacité des œuvres de littérature, due à l’immatérialité de la pensée qui les constitue, est un concept que l’auteur reprendra ailleurs, en dénonçant le fait qu’il ne reste plus rien des pensées de Benedetto, « perdues dans l’air, comme le parfum des fleurs » ou comme les sons que « rendait le clavier sous les doigts d’Handel et de Mozart » (Martyrs : I, 217).
↑ 22 L.-R. des Forêts, Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, Montpellier, 1985, p. 26.
↑ 23 E. Zola, Le bon combat. De Courbet aux impressionnistes, Hermann, Paris, 1974, p. 82-83.
↑ 24 Ibid., p. 206.