Publifarum n° 19 - Ricerche Dottorali in Francesistica

Des voix en voie. Des femmes de réseau dans les avant-gardes historiques

Elisa BORGHINO



Abstract

This article explores the thick network of relations established by some female characters who have inspired projects and researches within the historical avant-garde in the French panorama of the early twentieth century. This study examines women – Sonia Delaunay, Marie Laurencin, Valentine de Saint-Point and Elsa Triolet – who have worked closely with the main leaders of the emerging avant-garde movement, giving rise to projects and cooperations across Europe. These fecund female artists, who share multiculturalism and multilingual abilities, are the most active in the literary-artistic landscape of the early twentieth century. Traces of their works can be found in correspondence, excerpts, memoirs and other documents, both published and unpublished, that are a valid testimony to the authors' ability to put in place communicative strategies for an adequate recognition of their work into the national and international scene.

Mon projet de thèse, Des voix en voie. Les femmes, c(h)œur et marges des avant-gardes,1 se focalise sur le rôle de quelques figures féminines ayant animé la vie littéraire et artistique au cours des premières décennies du XXe siècle en France, et plus généralement en Europe. À travers l'étude des contributions apportées par quelques écrivaines au sein des avant-gardes historiques, je tenterai de reconstituer le réseau intellectuel et culturel au sein duquel elles ont agi.

Des femmes de réseau

Les femmes à qui je m'intéresse sont plus précisément Sonia Delaunay, Claire Goll, Marie Laurencin, Hélène d'Œttingen, Valentine de Saint-Point et Elsa Triolet ; ces femmes sont des écrivaines ou des artistes d'origine ou d'expression française qui ont donné l'essor à des projets et à des collaborations de portée européenne. Ce sont des femmes actives dans le contexte critique et littéraire de l'époque, qui ont en commun la pluralité des langages, des thèmes et des styles propres aux avant-gardes, dont elles ont su adapter ou anticiper les constantes des formes artistiques adoptées par les mouvements littéraires.

Plus précisément, ma recherche vise à développer un nouvel intérêt concernant un aspect moins connu des avant-gardes historiques : en effet, même si la question de la femme a été examinée sur le plan historique et social, l'intérêt montré à l'égard de l'évolution de la pensée féminine dans les domaines artistiques et littéraires a souvent été discontinu. Ainsi, bien que le panorama des études critiques et littéraires soit parsemé de propositions qui illustrent les spécificités des voix féminines dans le milieu italien – et je pense aux études d'Anna Nozzoli (NOZZOLI, 1978), Claudia Salaris (SALARIS, 1982), Silvia Contarini (CONTARINI, 2006) –, il manque en réalité une perspective de lecture critique de la situation littéraire française. En outre, il existe des essais plutôt focalisés sur des aspects spécifiques, mais ceux-ci ne sont jamais orientés vers une vision globale de la problématique. Les travaux conduits par Carpi (CARPI, 2009) et par Contarini (CONTARINI, 2006) constituent sans aucun doute des textes de référence, mais ils se concentrent sur une seule avant-garde – le cas échéant l'avant-garde futuriste – ne proposant pas de visions générales sur le sujet, ni de vraies comparaisons entre les différentes avant-gardes au féminin. Il existe également des thèses de troisième cycle traitant des femmes artistes – le Surréalisme en particulier2 –, mais on ne connaît pas d'ouvrages étudiant les différents réseaux existants entre une avant-garde et une autre, ni le rôle de mécénat joué par certaines figures, comme par exemple la Baronne d'Œttingen, qui a revêtu un rôle intellectuel important avec son frère / cousin Serge Férat.3

Pour cette raison, ma thèse examine les étapes d'insertion des voix féminines à l'intérieur du circuit créatif des avant-gardes, pour (re)découvrir et faire remonter à la surface ce que Lea Vergine a défini comme « l'autre moitié de l'avant-garde » (VERGINE, 1982), afin de retracer les parcours de ces quelques artistes qui, de manière plus ou moins évidente, ont participé à des mouvements d'avant-garde. L’un des objectifs de mon travail sera d’étudier la façon dont elles sont entrées en relation avec les chefs de file des différents mouvements, et les modalités à travers lesquelles elles ont su s'exprimer, afin de (re)découvrir leurs rôles et leurs enjeux, pour enfin en faire ressortir leurs voix. Dans cette perspective, il est important de faire émerger l'idée de réseau, qui démontre les liens instaurés par quelques femmes avec les majeurs représentants des avant-gardes historiques – Filippo Tommaso Marinetti, Pablo Picasso, Tristan Tzara pour en citer quelques uns – et avec qui elles ont donné l'essor à des projets et à des collaborations.

Le réseau4 se propose en effet comme le mot-clé de mon entier discours, autour duquel tournent mes raisonnements et mes analyses. Or, dire « réseau »5 signifie évoquer inévitablement des rapports, des relations, des points de contact – voire des conflits – des discours explicités ou passés sous silence qui peuvent être de nature diverse, personnelle ou professionnelle, se liant alternativement au quotidien et à la création. Mon attention se focalise sur l'analyse des temps, des lieux et des processus qui ont conduit à la naissance et au maintien des contacts sur des périodes de longue durée, ou au contraire à leur disparition suite à des moments d'échange occasionnels et sporadiques. L'échange représente, justement, un autre mot-clé du phénomène : puisque tout réseau implique un va-et-vient de nouvelles et de propositions, l'émetteur et le destinataire s'enrichissent dans un échange continu et durable qui se poursuit dans le temps et consolide les rapports. Cela sous-entend vraisemblablement la parité des intentions et des propositions des acteurs, dans un équilibre intellectuel souvent difficile à atteindre. L'étude analytique du réseau de contacts permet non seulement de suivre de près le procédé de création, mais aussi de vérifier l'effective présence des femmes au sein des avant-gardes, ce qui constitue notre problématique. Les échanges épistolaires et l'écriture manifestaire représentent la carte de visite nécessaire à l'entrée dans les cercles intellectuels ; en effet, comme le témoignent les nombreuses correspondances et les mémoires qui constituent mon objet d'étude, les femmes en question écrivent pour la nécessité et pour l'urgence de la communication, dans le but secondaire d'atteindre de plus vastes couches de public.

L'écriture se propose ainsi comme le complément à un travail nécessaire et parfois indispensable d'une sphère expressive qui paraît ne pas vouloir se tarir dans l'engagement artistique, mais qui s'étend et s'amplifie à l'infini, en trouvant sa moitié manquante dans la production des artistes de niveau. Ces dernières ne se limitent pas seulement à contribuer à l'amélioration et à l'approfondissement des connaissances de leurs protégées, mais interviennent en premières dans la prise de contact avec d'autres personnalités, en les aidant à tracer leur parcours de quête identitaire.

Au sein des avant-gardes historiques

Afin de reconstituer les étapes de l'intégration des femmes dans les cercles artistiques et culturels, et la valeur de leur influence sur les mouvements déjà existants, mon travail se compose de trois grandes parties : la première, visant à la reconstruction de la situation socio-historique de l'époque et à l'étude des techniques employées par les auteures pour se frayer un chemin dans les mouvements des avant-gardes ; la deuxième, consacrée à l'étude des genres littéraires employés par les femmes et à l'analyse d'un choix de textes représentatifs, avec démonstration du réseau de contacts, pour finir avec une troisième partie de conclusion qui révélera ou moins l'exactitude de ma théorie.

Pour la première partie les contributions d'Alice Halicka, Marevna et Gertrude Stein (STEIN, 1995) se révèlent fondamentales. À elles je confie la tâche d'observer ou de relater : c'est grâce à leurs interventions croisées qu'il devient possible de tracer un cadre complet non seulement de la situation artistique et littéraire, mais aussi de l'impact des femmes sur les mouvements d'avant-garde. Leurs comptes-rendus ne se limitent pas à mettre en évidence les éléments saillants assimilés par les nombreuses expressions d'avant-garde : un exemple concerne le caractère de profonde rupture avec l'idéologie et l'esthétique dominantes et la conséquente tentative de renouvellement, ces derniers étant deux éléments qu'on retrouve facilement dans les parcours, dans les voies des figures examinées. De même, le travail de groupe, qui connaît toutefois des modalités différentes : les femmes en question visent à s'intégrer avec les grands mouvements déjà existants, toutefois ne créent pas de véritables occasions d'échange avec d'autres femmes artistes, ni de groupes. On pourrait vraisemblablement y lire la crainte d'être étiquetées comme des sectaires ou, encore, comme des féministes et donc dépréciées dans leur travail.

Pour ces raisons il me semble opportun de consacrer ma première partie à une analyse plus approfondie de quelques thématiques : je commence par l'étude de la présence des écrits féminins dans les recueils et les revues de l'époque, pour poursuivre avec l'analyse de la quête – et de la crise – identitaire de la femme artiste, qui trouve son essor dans l'art et dans la littérature, les deux assimilés à des parcours de recherche et de découverte, ainsi que de formation. Cela me permet de démontrer la position de la femme au sein des avant-gardes historiques, à travers la vérification de la nature et de la fréquence des participations, qui se révèlent occasionnelles ou constantes, selon le degré d'intégration des auteures. Je termine ainsi avec une analyse détaillée de la production “féminine” et de sa bonne fortune dans les décennies suivantes à la publication et à la diffusion sur le marché.

La quantité de la production littéraire féminine dans les premières années du XXe siècle, même au sein des mouvements d'avant-garde, est donc assez vaste et difficile à organiser ; pour cette raison, j'ai décidé de consacrer la deuxième partie de ma thèse à une analyse ponctuelle des six auteures, de leur fortune et de leur destin commun. L’approche méthodologique du matériel documentaire que j’ai repéré autour des susdites femmes, prévoit une analyse de type comparatif et diachronique centrée sur des domaines d’intérêt communs. Mon attention se focalise ainsi sur un choix bien précis de femmes artistes et de femmes de lettres que je me propose de gérer par couples, dans un esprit de comparaison visant à souligner les différences et les points communs de leur création, qui me permettra une meilleure compréhension des modalités selon lesquelles les différents genres littéraires sont abordés. Dans ma thèse, je commence ainsi par analyser la question linguistique et traductive pour Claire Goll et Elsa Triolet ; je continue par traiter la double approche artistique et littéraire, qui passe par l'écriture intime et le livre d'artiste de Sonia Delaunay et de Marie Laurencin, étudiées sous le regard de Béatrice Didier et de Philippe Lejeune (BOGAERT, LEJEUNE, 2003), pour voir comment une forme plus traditionnelle introduit en réalité des thématiques et des variantes plus novatrices et révolutionnaires ; je finis par approfondir l'éclectisme d'Hélène d'Œttingen et de Valentine de Saint-Point et leurs rapports à celle que j'aime définir comme la “troisième voix”.6 Pour toutes les femmes, l'analyse de la correspondance a constitué un témoignage de fond dans lequel j'ai largement puisé, après de longues recherches d'archives qui m'ont permis de valider ma thèse.

L'approche binaire m'a permis de déceler les modalités et les intentions différentes avec lesquelles le mot écrit prend forme, notamment de la part des auteures cosmopolites et polyglottes, qui s'approchent de la langue française selon des modalités différentes. À ce propos le texte de Rotraud von Kulessa (VON KULESSA, 2011) me paraît de fondamentale importance, puisque l'auteure y analyse la production franco-italienne du début du XXe siècle sous des angles différents, offre des idées convaincantes pour mon étude et trace en quelque sorte un parcours qui, du moins en partie, pourrait m'inspirer, si convenablement réadapté à la plus complexe situation des avant-gardes historiques. Le travail récent de Rotraud von Kulessa, Entre la reconnaissance et l'exclusion(VON KULESSA, 2011), où elle explique attentivement la position de l'auteure en Italie et en France dans le champ littéraire entre 1890 et 1910, me paraît en effet assez complet pour la richesse des informations recueillies et pour l'amplitude de sa vision, particulièrement attentive à ne pas glisser dans l'étude biographique et dans la revendication des droits, ce qui m'a permis d'analyser la forte présence des différentes auteures7 dans les organes de diffusion. Par ailleurs, j'ai aussi examiné des matériaux édités et inédits qui témoignent de leur activité intense. Comme l'affirme von Kulessa, l'époque de 1900 constitue une période féconde, marquée par la présence consistante des auteures dans les deux pays. Mon projet commence donc là où Rotraud von Kulessa s'est arrêtée, dans l'intention de continuer son analyse ; toutefois, j'ai restreint mon champ d'enquête au territoire français, et j'ai fait coïncider le début de ma recherche avec les toutes premières années du XXe siècle, prêtant une attention particulière à 1909, année de diffusion du premier manifeste futuriste en France, mais également le symbole de la naissance d'une nouvelle esthétique.8 Sur celui-ci je m'appuie pour mon projet de thèse, pour proposer, sur une plus petite échelle, un cadre correspondant.

En effet, mon étude se propose d'éviter, autant que possible, de glisser dans le récit purement biographique : bien qu'en reconnaissant la richesse des existences féminines, passionnantes et nourries de coups de théâtre, je souhaite me diriger vers une vision plus critique des ouvrages étudiés. Je verrai comment l'écriture permet de faire émerger le côté le plus intime, en touchant des aspects que l'art, dans quelques cas spécifiques, ne peut pas – ou ne sait pas – aborder : une de ces questions fondamentales concerne, par exemple, le rapport au genre, dans ses deux acceptions principales : la première liée à la critique littéraire – le genre littéraire – et la seconde liée à la production de genre – et soi-disant « féminine » –. L'idée de cette approche vient du colloque Genres,9 qui paraît avoir exploré de manière exhaustive les deux problématiques. En effet, si d'une part je souhaite souligner comment la création féminine est en réalité le résultat d'un mélange de genres et un assemblage de techniques les plus disparates, de l'autre je tiens à préciser comment les questions de genres, bien qu'importantes et insécables de notre discours, ne constituent pas le noyau de mon analyse, puisqu'elles risqueraient de fausser une étude que nous envisageons le plus possible objective et complète. Cela dit, la prise en considération du riche panorama des changements de nature socio-historique concernant la question de la femme et sa position dans le cadre de la sphère culturelle du début du XXe siècle se révèle nécessaire, ainsi que l'analyse des thématiques récurrentes de la production féminine. Dans le sillage de ces études, il m'a paru utile d'organiser mon travail sur deux axes principaux et interchangeables entre eux, défendant d'une part une certaine continuité et communion des intentions, et soutenant de l'autre une approche critique-littéraire – comme déjà dit auparavant, non pas genrée, mais des genres – qui demande l'emploi d'instruments comme l'analyse de l'écriture intime effectuée par Philippe Lejeune ou l'étude de la correspondance conduite par Béatrice Didier.10

L'analyse critique des textes demeure alors importante, mais pas autant que la définition de l'impact des femmes sur les mouvements des avant-gardes et la présence, à leur intérieur, de ces signaux qui permettent de reconstituer le parcours d'affirmation et de prise de conscience de leur être11 non seulement de femmes, mais surtout de femmes artistes. Le désir d'obtenir de la reconnaissance, de trouver une place dans la société sont des étapes fondamentales du développement et de la recherche identitaire qui se révéleront le moteur commun à toutes les figures étudiées. Une autre constante concerne l'engagement commun : en quelque sorte les figures étudiées proposent un travail de réorganisation des différents contacts ; les personnalités à qui elles s'adressent sont souvent très distantes de leur vie quotidienne, mais en même temps sont les plus “utiles” pour leur carrière d'artistes. Clairvoyantes et concrètes, ces quelques femmes visent à s'affirmer et à s'insérer dans ce qui reste un milieu encore marqué par la misogynie. Cependant, elles ne recherchent pas l'insertion en tant que femmes, mais en tant que personnes, artistes, créatrices. La différence de genre joue un rôle de première importance et devient fondamentale pour la successive évolution des travaux. En effet, ces artistes se plient difficilement aux règles du monde masculin, mais réemploient ses astuces et ses moyens de manière très subtile. La plupart des fois elles maintiennent leur intégrité et leur individualité, tout en risquant de mettre de côté leurs priorités au niveau personnel. Encore une fois, les épisodes relatés par Halicka (HALICKA, 1946) et Marevna (MAREVNA, 1972 et MAREVNA, 1979) me paraissent exemplaires. Pourtant, même si elles traitent toutes, dans leurs mémoires ou dans leurs correspondances, d'une recherche identitaire difficile à atteindre ou d'une série d'obstacles à surmonter, ces femmes savent canaliser avec force et ténacité leurs énergies dans un projet plus grand, s'engageant dans une bataille qui reflète au fond le parcours de tout être humain.

Afin de témoigner de la recherche de nouvelles formes expressives de la part des femmes artistes et des femmes de lettres, je vais proposer ici quelques exemples d'écriture choisis parmi les cas de figure analysés dans ma thèse, en commençant par Marie Laurencin, artiste empruntée à la littérature avec son Carnet des nuits (LAURENCIN, 1956), pour continuer ensuite avec Valentine de Saint-Point, qui devient romancière avec Une Femme et le désir (DE SAINT-POINT, 1910), roman qui contient les constantes des avant-gardes. Pour terminer, j'évoquerai Elsa Triolet, auteure de l'essai sur la traduction La Mise en mots (TRIOLET, 1969). Ces figures féminines, à l'apparence très différentes l'une de l'autre, présentent en réalité de nombreux traits communs ; l'approche binaire me permettra de voir les modalités et les intentions différentes avec lesquelles le mot écrit prend forme, notamment de la part des auteures cosmopolites et polyglottes, qui s'approchent de la langue française selon des modalités différentes.

Marie Laurencin

Artiste très active dans le milieu des avant-gardes historiques, Marie Laurencin (1885-1956) est connue pour son engagement dans le milieu artistique et pour son intérêt pour les voies de l'expérimentation. Marie Laurencin est à l'origine d'une production importante. C'est ce qu'en témoignent les œuvres exposées à l'Orangerie de Paris et dans quelques musées au Japon, où il existe un vrai culte pour cette personnalité. Marie a adopté quelques techniques du Cubisme sans toutefois y adhérer complètement ; elle est connue par le grand public pour ses créations artistiques – entre autres, sa collaboration avec Diaghilev pour Les Biches12 en 1923 – et par un public plus restreint pour ses écrits, comme Le Carnet des nuits (LAURENCIN, 1956). Bien que la première édition du Carnet (LAURENCIN, 1956) remonte à 1942, les textes qui le composent ont été recueillis pendant la période des avant-gardes historiques : en effet, quelques fragments (datés entre 1910 et 1923) relatent des tranches de vie vécue dans les cercles artistiques et littéraires de l'époque.

Sa production artistique introduit des caractères d'innovation et de rupture avec la tradition précédente. De la même manière, ses mémoires constituent des témoignages importants du Paris au début du XXe siècle, tout en montrant l'évolution de ses pensées, et en proposant des observations intéressantes concernant ses opinions sur la société de l'époque et sur la condition de la femme. Pour cela, je me propose d'analyser un choix des textes de Marie, en étudiant les contacts pris avec quelques représentants des avant-gardes historiques : en commençant par l'analyse du rapport étroit existant entre production écrite et production visuelle, je chercherai à reconnaître les traces de son parcours dans quelques documents qui mieux que d'autres me semblent expliciter son évolution : il s'agit de textes, de correspondances et de mémoires. Il me paraît important de mettre en valeur ce dernier moyen d'expression puisque, d'après ce que la spécialiste Béatrice Didier affirme dans son essai Le Journal intime (DIDIER, 2002), au XVIIIe et XIXe siècle le journal se révèle encore le seul moyen d'expression permis aux femmes écrivains : « pendant longtemps et pour beaucoup de femmes, ce fut le seul moyen d'expression possible » (DIDIER 1991: 41). C'est une affirmation qu'il serait intéressant de vérifier aussi pour le XXe siècle, puisqu'elle permettrait de révéler la portée novatrice des aspects linguistique, littéraire, historique et social, en rupture avec la tradition précédente, dont la pratique du journal intime se fait porteuse au XXe siècle. D'ailleurs, Philippe Lejeune affirme que « tenir un journal est devenu, pour un individu, une manière possible de vivre, ou d'accompagner un moment de sa vie. Le texte qui se dépose ainsi sur le papier est une trace de cette conduite »(BOGAERT, LEJEUNE 2003: 9).

Sonia Delaunay

Dans ce contexte, l'analyse du réseau des relations établies au sein des avant-gardes historiques constitue un instrument complémentaire à l'étude des genres employés par les figures étudiées. Cependant, la comparaison avec Sonia Delaunay (1885-1979), une autre femme artiste de l'époque, révèle une approche différente des mouvements. Contrairement à Sonia Delaunay qui peut bénéficier du soutien de son mari Robert et de la force d'un procès de création qui se réalise en couple, Marie Laurencin agit seule, ce qui influence forcément la suite : refuser toute étiquette signifie aussi être mise de côté, notamment après sa rupture avec Guillaume Apollinaire.

La quête identitaire est une autre constante de l'évolution de l'artiste ; c'est une recherche qui se réalise à travers son parcours de création, qui reflète à la fois son parcours personnel. Pour une femme artiste, il est inévitable de se comparer aux femmes de son époque ; Sonia Delaunay écrit à ce propos : « On est vraiment écœurée quand on voit ces femelles se rouer dans tous les magasins, n'importe lesquels » (DELAUNAY 1978: 142). La femme, « de plus en plus active » (DELAUNAY 1978: 98) refuse désormais toute sorte d'étiquette – pas de cubisme, ni de féminisme –. Pour l'artiste russe, c'est l'occasion de développer de nouvelles créations, qui se traduisent dans l'invention de vêtements modernes. Ce n'est pas un hasard si le thème de sa conférence à la Sorbonne est « L'influence de la Peinture sur l'art vestimentaire » (DELAUNAY, 1978). Lors de cette conférence, elle raconte comment, peu avant l'éclat de la guerre, « on se débarrasse du corset, du col haut, de tous les éléments de costume féminin qui étaient exigés par l'esthétique de la mode, mais qui étaient contraires à l'hygiène et à la liberté du mouvement de la femme » (DELAUNAY 1978: 98). Sonia Delaunay elle-même en comprend les raisons et les explique : « C'est surtout le changement de la vie de la femme qui provoque cette révolution. La femme est de plus en plus active... » (DELAUNAY 1978: 98).

Valentine de Saint-Point

La question du rôle de la femme dans la société de l'époque introduit le cas d'une autre femme des avant-gardes, Valentine de Saint-Point (1875-1953). Elle introduit l'idée de la femme nouvelle – la référence à Nietzsche est obligée – une idée présente à la fois dans l'essai La Femme dans la littérature italienne (DE SAINT-POINT, 1911) de 1911 et dans le roman Une Femme et le désir (DE SAINT-POINT, 1910) publié en 1910 pour l'édition française, et en 1928 pour l'édition italienne. Ce dernier est un ouvrage peu connu, en raison d'une traduction en italien qui part de la version anglaise et qui par conséquent comprend beaucoup de fautes de grammaire et de compréhension. C'est un roman qui peut être lu comme une biographie sentimentale, composée par des lettres que la protagoniste, Aude, a reçu de ses nombreux amants et qu'elle relit dans la partie finale de sa vie, comme pour faire un bilan de son existence. Aude se considère comme une femme nouvelle, une créatrice, et comme une femme appartenant au troisième sexe, un être au double destin, ayant le corps d'une femme et l'esprit d'un homme, donc une femme artiste complète. L'idée du troisième sexe était déjà apparue l'année précédente dans le roman Une Femme et le désir (DE SAINT-POINT, 1910) où la protagoniste revendiquait sa masculinité d'esprit, en contraste avec son corps très féminin. Sa double connotation masculine et féminine surprend même ses amis les plus proches : « Ceux qui ne connaissaient que son art, l'imaginaient physiquement toute autre, plus mâle. Et ceux qui l'avaient connue alors que ses rêves se développaient en elle […] n'imaginaient pas que cette grâce féminine put un jour révéler plastiquement tant de puissance » (DE SAINT-POINT, 1910).

Elsa Triolet

La double nature de la femme artiste se reflète dans les choix lexicaux et stylistiques, et notamment dans le bilinguisme. Un exemple parmi d'autres est La Mise en mots (TRIOLET, 1969) d'Elsa Triolet, auteure aux origines russes, connue davantage pour sa relation avec le poète Louis Aragon que pour son immense production littéraire. Dans son ouvrage, Elsa Triolet aborde les concepts du bilinguisme et de la traduction avec beaucoup de précision, en s'inspirant de son expérience personnelle de traductrice et d'auteure.

L'essai a été publié en 1969 par la maison d'édition Les sentiers de la création – c'est d'ailleurs une expression qui est reprise par Elsa Triolet dans le texte, dans un usage autoréférentiel. Elsa Triolet s'approche de l'art dont elle adopte les techniques et les moyens d'expression. Parmi ses œuvres, La Mise en mots (TRIOLET, 1969) est la plus complète du point de vue des moyens employés, et peut-être aussi la plus proche aux phénomènes de l'avant-garde, dont le plurilinguisme et le pluristylisme.

Le discours sur le bilinguisme renvoie aux origines de l'auteure : née Kagan en 1896 à Moscou, Elsa Triolet a des origines russes qu'elle suffoquera ou valorisera en alternance tout au long de sa vie. Sa réalité bilingue lui permettra de traduire des textes comme les Vers et proses (MAJAKOVSKJI, 1967) de Majakowskji. Ses premiers ouvrages À Tahiti (ARAGON, TRIOLET, 1964), Fraise-des-boisv(ARAGON, TRIOLET, 1973) et Camouflage (ARAGON, TRIOLET, 1973) – sont rédigés dans sa langue maternelle et traduits quelques années plus tard. Toute sa production successive sera en langue française, comme si elle voulait annuler sa vie précédente et s'adapter entièrement à son nouveau pays. Ce n'est pas un hasard si l'idée de langue est étroitement liée à celle de destin ; elle affirme : « Ainsi, moi je suis bilingue. Je peux traduire ma pensée également en deux langues. Comme conséquence, j'ai un bi-destin. Ou un demi-destin. Un destin traduit. La langue est un facteur majeur de la vie et de la création » (TRIOLET 1969: 8). Ces quelques lignes reprennent les thématiques principales de tout l'essai – le bilinguisme, la traduction, le mélange d'art et de vie. Le destin est alors double, ou partagé en deux. Elsa reflète l'influence de la langue sur son parcours de femme et de créatrice : « A l'heure qu'il est, que mon destin ait été double ou tranché en deux, j'arrive au temps des échéances » (TRIOLET 1969: 8). Après une vie passée à voyager et à se confronter à des réalités différentes, il est difficile de définir sa place dans le monde : « Est-ce que le grain de sable a sa place, et qui en a une, qui a sa place? » (TRIOLET 1969: 9-10). Les raisons de ce dépaysement sont peut-être à chercher dans l'usage d'une langue avec laquelle l'auteure est en conflit, dans un rapport qui pourrait être une maladie du corps et de l'âme : « On dirait une maladie : je suis atteinte de bilinguisme. Ou encore je suis bigame » (TRIOLET 1969: 54).

La mise en mots, le procès d'assemblage et de reconstitution du mot écrit, ce passage de l'abstrait au concret, tout cela passe à travers trois grandes phases : le mot manuscrit, le mot dactylographié – ou imprimé – et l'image. Toutes les trois s'alternent dans le texte, pour créer un collage de propositions et d'idées qui renvoient de près au procédé des avant-gardes historiques. L'expression “mettre en mots” apparaît à plusieurs reprises dans le texte, montrant le moment de transition du mot pensé au mot écrit : « Et tout cela que j'ai mis en mots, était inventé pour dire l'impossibilité qu'il y a de discerner la vérité dans l'Histoire, pour dire que l'Histoire est toujours reconstituée du point de la pensée dominante; que sa vérité est temporaire, que cette vérité change » (TRIOLET, 1969).

Des voix en voie

La recherche d'un moyen d'expression respectant ses propres idéaux se révèle pour toutes un moyen de faire entendre leurs propres voix, pour s'intégrer dans le milieu social et professionnel, dans la vaste toile de fond des avant-gardes. Il n'est pas simple de “trouver sa propre voie/voix”, et en effet il y a un grand nombre de femmes qui pratiquent à la fois l'art, la prose, la poésie, sans vraiment se concentrer sur un seul domaine, devenant des touche-à-tout parfois dispersés qui en quelque sorte se proposent comme des porteurs de la troisième voix.

Finalement, toutes les femmes artistes ou femmes de lettres – dont je n’ai brossé qu’un tout petit portrait dans ce contexte – se sont montrées très productives et originelles dans le choix des thématiques et des styles adoptés. Ma thèse pourra approfondir dans le détail le sujet abordé, dans le but de mieux comprendre non seulement l'entité du réseau de relations existantes entre quelques femmes artistes qui ont agi au sein des avant-gardes historiques, mais aussi la portée des nouveaux parcours – les voies – capables de faire émerger les voix de ces quelques femmes artistes.

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R. VON KULESSA, Entre la Reconnaissance et l'Exclusion. La Position de l'autrice dans le champ littéraire en France et en Italie à l'époque 1900, Paris, Champion, 2011.


Note

↑ 1 Mon travail de thèse est dirigé par Mme Franca Bruera, Dipartimento di Studi Umanistici de l'Université de Turin, et co-dirigé par M. Jean-Pol Madou, Laboratoire LLS de l'Université de Savoie – Université Stendhal Grenoble III.

↑ 2 Je renvoie à Magali Croset, Bona, l'art et la littérature. Les enjeux d'une poétique du fil, thèse de Doctorat en Langue et Littérature françaises soutenue à l'Université de Savoie en 2005.

↑ 3 Hélène d'Œttingen et Serge Jastrebzoff dit Serge Férat (1881-1958) seraient cousins par leurs mères, mais ils se disent frère et sœur.

↑ 4 « Réseau (amical, professionnel, social) : un mot passe-partout aux connotations multiples, une notion fonctionnelle pour certaines disciplines en sciences humaines, notamment l’économie ; mais pour quel usage, exactement, en matière de littérature ? », Julie Gaudreault, «Réseaux littéraires», Acta Fabula, Vol. 7, n° 5, Octobre 2006, est la question qui oriente les publication du recueil de Daphné de Marneffe et Benoît Denis (dir.), Les Réseaux littéraires, Bruxelles, Le Cri / CIEL, 2006, s'offrant comme un outil pour pouvoir réfléchir, d'une part, à la valeur théorique de la notion de réseau en sociologie de la littérature et, d’autre part, aux possibilités de l’appliquer à l’étude sociologique de l’espace littéraire.

↑ 5 Les écrivains actifs durant l’entre-deux-guerres en Belgique francophone fréquentent de nombreux lieux de sociabilité, que l'article de Björn-olav Dozo, «Sociabilités et réseaux littéraires au sein du sous-champ belge francophone de l'entre-deux-guerres»,Histoire & Mesure , vol. 24, n. 1, 2009, propose d’étudier dans une perspective réticulaire. L’analyse met en avant une catégorie particulière souvent ignorée du personnel littéraire, les animateurs de la vie littéraire, dont les principaux profils sont examinés qualitativement. Nous nous sommes inspirés de cette étude pour approfondir notre recherche concernant les réseaux instaurés par les femmes d'avant-garde.

↑ 6 Nous approfondirons l'étude de la troisième voix dans notre premier chapitre, auquel nous renvoyons.

↑ 7 Comme d'autres spécialistes l'ont fait auparavant – Silvia Contarini e Rotraud von Kulessa entre autres – j'adopterai le terme auteure pour définir toute femme qui écrit, qu'elle soit femme de lettres ou femme artiste.

↑ 8 Le Manifeste du Futurisme a été d'abord publié en Italie, dans La Gazzetta dell'Emilia  de Bologne, le 5 février 1909, puis dans d'autres quotidiens, avant de paraître à la une du Figaro, le 20 février 1909, à Paris.

↑ 9 Je renvoie ici aux Journées d'ÉtudesGenre (gender) et genres (littéraires) dans les avant-gardes européennes (1900-1950), qui ont eu lieu à Paris XIII en décembre 2010-janvier 2011, et dont les actes viennent tout juste de paraître dans Guillaume Bridet et Anne Tomiche (dir.), Genres et avant-gardes, Paris, L'Harmattan, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, Vol. 1, 2012.

↑ 10 Je renvoie à la bibliographie ci-annexée pour une liste plus complète des supports méthodologiques sur lesquels je me suis appuyée.

↑ 11 Et de leur “devenir” : « On ne naît pas femme, on le devient », affirmera quelques décennies plus tard Simone de Beauvoir, dont en quelque sorte “nos” femmes se proposent comme des précurseuses.

↑ 12 Les Biches est un ballet avec chant en 1 acte (chorégraphie de Bronislava Nijinska ; musique de Francis Poulenc ; rideau, décor et costumes de Marie Laurencin ; décor exécuté par le prince A. Schervachidzé ; costumes exécutés par Vera Soudeikine ; régie de Serge Grigoriev ; avec Vera Nemchinova, Bronislava Nijinska, Lubov Tchernicheva et al. ; chef d'orchestre : E. Flament ; Ballets russes de Serge Diaghilev). La première représentation a eu lieu à Monte-Carlo (France), au Théâtre de Monte-Carlo, le 6 janvier 1924.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482