Publifarum n° 19 - Ricerche Dottorali in Francesistica

La polyphonie des discours institutionnels : le cas de la concession argumentative

Francesco ATTRUIA



Abstract

The purpose of this article is to study the argumentative concession through a polyphonic analysis of the European Commission’s discourses on employment and the fight against discrimination. In particular, we will observe, from the Scandinavian theory of linguistic polyphony's point of view, the cases where enunciative instances involved into the polyphonic passages are or not responsible for the points of view introduced by the concessive structure.

Objectifs de la recherche et constitution du corpus

Cet article restitue partiellement les résultats d’un travail de thèse en cours de rédaction consacré à une analyse sémantique des discours communautaires sur l’emploi et la lutte contre la discrimination socio-professionnelle. L’objectif est de développer la réflexion autour de la notion de « responsabilité » en linguistique énonciative. Pour ce faire, nous allons proposer une analyse de la concession argumentative introduite par les marqueurs épistémiques « il est vrai (que) » et « bien sûr ». Le cadre théorique qui nous servira de modèle applicatif est la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine). Cette théorie représente un fait exceptionnel dans le cadre des études en sémantique énonciative. En effet, il n’existe, à notre connaissance, aucun modèle de la polyphonie linguistique qui se soit attaché avec autant de rigueur à représenter formellement comment les instances énonciatives s’articulent au sein des énoncés polyphoniques, en faisant travailler ensemble les niveaux formel et interprétatif. C’est en raison de ces potentialités heuristiques que nous l’avons choisie pour notre analyse de la concession. Notre corpus comporte un matériau linguistique de 157 publications élaborées par la Direction générale « Emploi, affaires sociales et inclusion » (dorénavant DG Emploi) de la Commission européenne et éditées par l’Office des publications entre 2004 et 2011. Cette Direction agit en partenariat avec les autorités nationales et les acteurs sociaux afin d’assurer l’aménagement à la fois qualitatif et quantitatif de l’emploi. Sa mission institutionnelle est, tout particulièrement, d’améliorer les conditions de travail, de favoriser la mobilité et la libre circulation des travailleurs, et de veiller à ce que les mesures adoptées par l’UE en matière d’exclusion sociale, d'égalité des chances et de lutte contre la discrimination soient mises en œuvre dans tous les pays membres. Les publications de la DG Emploi jouent en ce sens un rôle incontournable car non seulement elles assurent la communication des visées programmatiques de la Commission, mais elles favorisent aussi, auprès des parties prenantes, la diffusion de bonnes pratiques. En reprenant la tradition aristotélicienne des genres rhétoriques, nous postulons donc que ces publications relèvent du genre délibératif, en ce qu’elles ont pour finalité le bien et invitent à la prise de position et à l’action.

On ne saurait toutefois attribuer à ces publications une intention délibérément persuasive du moment que l’orientation argumentative qui les sous-tend se manifeste de façon plutôt subtile. Pour reprendre l’heureuse formulation de R. AMOSSY (2006), nous dirons que les discours de la Commission européenne présentent non pas une « visée », mais une « dimension » argumentative puisqu’ils orientent le regard des destinataires sans viser à emporter leur adhésion par un projet de persuasion prémédité. En témoigne le caractère « discrétionnaire » de certaines publications, comme les guides, qui fournissent des indications non-contraignantes pour la correcte application des directives européennes, mais aussi l’originalité des rapports et du magazine « Agenda social » qui, derrière leur visée délibérément informative, rassemblent les parties prenantes autour des objectifs et des priorités de la Commission. Il en va de même pour les dispositifs de mise en scène de la parole mobilisés dans chaque genre. Ces dispositifs mettent en avant tantôt une description (reportages), tantôt une expérience personnelle (témoignages et interviews) ou d’expertise (avis d’expert), mais leur orientation sous-jacente, plutôt que de décrire, témoigner ou raconter, est de contribuer à développer chez les destinataires un sentiment d’identification aux valeurs européennes.

Or tous ces aspects pragmatiques se traduisent sur un plan strictement linguistique par la mise en œuvre de stratégies énonciatives qui se situent à un niveau profond de la matérialité discursive. Les tours impersonnels relevant de la modalité aléthique (nombreux dans notre corpus), l’axiologisation inhérente au lexique, les stratégies de reformulation et, bien sûr, les structures concessives, concourent tous à alimenter ce dispositif argumentatif. Finalement si parmi ces faits nous avons opté pour l’étude de la concession, c’est parce qu’elle nous est apparue dès le début comme le procédé rhétorique où la dissociation entre le locuteur responsable de l’énoncé et l’instance source du point de vue que celui-ci met en scène était le plus nettement marquée. Il en résulte que bien que la concession ne puisse pas être considérée comme un phénomène typique des discours institutionnels, et a fortiori de nos discours communautaires, elle présente un intérêt non négligeable pour leur appréhension autant linguistique que discursive.

Notre démarche méthodologique s’est développée en deux phases distinctes. Dans un premier temps, nous avons sélectionné les publications à travers le catalogue en ligne de la DG Emploi. Dans un deuxième temps, nous avons interrogé l’ensemble du corpus existant à l’aide du logiciel de statistique textuelle AntConc. Cela nous a permis de repérer dans la totalité des publications les occurrences des marqueurs concessifs « il est vrai (que) » et « bien sûr » et de trier les résultats obtenus selon un critère de pertinence, c’est-à-dire en écartant les emplois où ces tours n’annonçaient pas la structure concessive.

La polyphonie selon la ScaPoLine

La polyphonie linguistique réside dans l’idée qu’un seul énoncé peut faire entendre plusieurs voix ou points de vue. La notion a été employée dans les années 20 par M. BAKHTINE (1970[1929]) à propos du roman de Dostoïevski, mais ce n’est qu’à partir des années 80 qu’elle a conquis une place au sein des études linguistiques. On doit à O. DUCROT (1984: ch. VIII) le mérite d’avoir intégré ce concept dans le champ des sciences du langage en proposant une approche linguistique de la polyphonie centrée sur une théorie du sens. Il est en effet généralement admis que si Ducrot emprunte bien à Bakhtine la notion de polyphonie, ses analyses linguistiques n’assument pas cet illustre héritage, s’appuyant plutôt sur une théorie sémantique des représentations énonciatives inspirée des travaux de Ch. Bally, véritable précurseur, avant Benveniste, des théories de l’énonciation. Le fondement conceptuel de l’approche ducrotienne repose sur l’idée que la polyphonie est instruite au plan linguistique. Autrement dit, la langue (au sens saussurien) pourvoit des instructions relativement au sens polyphonique des énoncés. Ces instructions affleurent à tous les niveaux de l’analyse linguistique en recouvrant un grand nombre de faits lexicaux, syntaxiques, énonciatifs, discursifs et argumentatifs.

Cette conception de la polyphonie comme fait codé en langue inspire depuis plus de vingt ans les polyphonistes scandinaves rassemblés autour de Henning Nølke. Ce groupe de linguistes et de littéraires a mis au point un modèle de la polyphonie linguistique censé permettre « des analyses opératoires non seulement des énoncés individuels, mais aussi de fragments de textes composés de plusieurs énoncés » (NØLKE 2010: 23). Le but de la ScaPoLine est plus exactement de « prévoir et de préciser les contraintes proprement linguistiques qui régissent l’interprétation polyphonique des énoncés » (NØLKE, FLØTTUM, NØREN 2004: 21). Pour ce faire, ses analyses empiriques s’appuient sur la configuration polyphonique qui, d’après Nølke, est constituée de quatre éléments fondamentaux : le locuteur-en-tant-que-constructeur (LOC) ; les points de vue (pdv) ; les êtres discursifs (ê-d) et les liens énonciatifs (liens). LOC assume la responsabilité de l’énonciation et peut mettre en scène deux images différentes de lui-même : le locuteur de l’énoncé (l0) et le locuteur textuel (L). Cette distinction recoupe exactement celle que DUCROT (1984) fait entre le locuteur en tant que tel (L) et le locuteur en tant qu’être du monde (λ). Les points de vue sont des entités sémantiques constituées d’une source (X), d’un jugement (JUGE) et d’un contenu propositionnel (p). Leur forme générale est la suivante :

[X] (JUGE (p))

Les êtres discursifs, en revanche, sont des entités sémantiques susceptibles de saturer la variable X des points de vue.1 Les liens énonciatifs, enfin, relient ces êtres discursifs aux points de vue. La ScaPoLine fait une distinction fondamentale entre les liens de responsabilité et de non-responsabilité. La responsabilité repose entièrement sur la source énonciative. Pour les polyphonistes scandinaves, être responsable d’un point de vue revient nécessairement à être la source de ce point de vue. Les liens de non-responsabilité, en revanche, relient les êtres discursifs à des points de vue dont ils ne sont pas la source et se répartissent, à leur tour, en plusieurs liens intermédiaires sur une échelle qui va d’un minimum de responsabilité (l’accord par exemple) à un maximum de non-responsabilité (la réfutation). Pour préparer le terrain à notre analyse de la concession, nous comptons illustrer un cas applicatif de la ScaPoLine en reprenant l’exemple ducrotien de la négation syntaxique, déjà cité par NØLKE (2009a: 16) :

Ce mur n’est pas blanc

pdv1 [X] (VRAI (ce mur est blanc))

pdv2 [l0] (INJUSTIFIE (pdv1))

Cette formalisation montre que l’énoncé contient deux points de vue contradictoires. Le locuteur responsable de l’énoncé (l0) définit comme injustifié le point de vue positif sous-jacent. Il revient à lui la responsabilité de la négation, mais rien dans l’énoncé ne nous renseigne sur l’instance énonciative responsable du premier point de vue positif (c’est-à-dire l’instance qui a pensé ou aurait pu penser que le mur était blanc). Nølke a montré par des enchaînements phrastiques portant sur cet énoncé que dans la négation syntaxique le renvoi à un point de vue positif sous-entendu suffit lui-même à prouver que la polyphonie procède d’une instruction du système et qu’elle est donc codée dans la forme linguistique. Une telle conception structuraliste ne présuppose pas pour autant la décontextualisation totale de la démarche polyphonique qui reste, en substance, un fait d’interprétation. Le propre de la ScaPoLine est d’ailleurs de combiner une sémantique instructionnelle avec un modèle d’interprétation articulé sur plusieurs niveaux de contextualisation (situation énonciative, cadre spatio-temporel, stratégies interprétatives, genres, etc.). Nous disons, plus exactement, avec NØLKE (2010: 20) que les instructions de la langue « indiquent un contexte par défaut […] ‘construit’ par la forme linguistique » auquel vient se superposer l’interprétation proprement dite qui implique la saturation des variables posées par défaut. C’est en suivant cet ordre d’idées que nous chercherons à déterminer, dans nos exemples, qui prend la responsabilité des points de vue concédés ou, selon la terminologie de la ScaPoLine, quels sont les êtres discursifs susceptibles de saturer les variables sources de ces points de vue.

Il serait toutefois vain de chercher, du moins en l’état actuel de notre recherche, en quoi la ScaPoLine est plus ou moins performante pour l’analyse des faits linguistiques que les autres modèles « concurrents », et cela pour au moins deux bonnes raisons. La première est que la ScaPoLine est un chantier ouvert. Non seulement beaucoup de faits linguistiques n’y ont pas encore trouvé leur place mais, comme l’a plusieurs fois remarqué son fondateur, bien des contradictions restent irrésolues, en premier lieu celle du rapport entre le jugement que la source porte sur le contenu propositionnel et les liens énonciatifs. La deuxième raison est que loin de s’opposer, les différentes théories de la polyphonie s’enrichissent mutuellement en empruntant les unes aux autres. Par exemple, pour pallier au manque, au sein de la ScaPoLine, de définitions strictement linguistiques des liens énonciatifs, K. FLØTTUM (2001) esquisse une typologie de ces liens fondée sur des critères autant sémantiques que discursifs. Pour ce faire, elle se sert de la taxinomie des connecteurs de relations interactives proposée par E. ROULET (1999) dans son modèle genevois de l’organisation du discours qui ne partage avec la ScaPoLine que le principe, certes primordial, de la hiérarchisation des éléments du discours. De la même manière, pour l’illustration de nos exemples, nous ferons appel aussi bien à la terminologie de la praxématique qu’à celle de la théorie des stéréotypes tout en restant fidèle, par souci de cohérence, au cadre théorique que nous avons choisi pour le dépouillement de notre corpus.

Concession, responsabilité et prise en charge

Dans cette étude, la concession ne nous intéresse que dans la mesure où elle peut nous aider à nous faire travailler la notion de responsabilité et ses implications en linguistique énonciative. Rappelons lapidairement que la concession est un procédé rhétorique qui consiste à admettre un argument de l’interlocuteur, mais pour mieux lui opposer un contre-argument plus fort. D’un point de vue strictement linguistique, en revanche, la concession se définit comme une relation logique unissant deux propositions (dorénavant p et q). Bien qu’indépendantes, ces deux définitions de la concession ne sont pas pour autant antithétiques. Comme le remarque en effet C. MASSERON (1999: 226), il existe une continuité entre la tradition rhétorique et la pensée des grammairiens, continuité que les institutions, et notamment l’institution scolaire, ont fini par opacifier en faisant de l’analyse de la concession « un transfuge qui aurait quitté la rhétorique pour la grammaire ». Ainsi, si dans cette étude nous nous intéresserons principalement aux effets rhétoriques de la concession (son rôle stratégique en discours), les formalisations des énoncés que nous allons proposer ne pourront faire abstraction du cadre syntaxique dans lequel se déploie la structure concessive. Notons à ce propos que dans la concession argumentative, qui nous intéresse ici, l’élément lexical introduisant la première proposition relève toujours de la modalité épistémique alors que la deuxième proposition est généralement annoncée par un connecteur adversatif tel que mais, pourtant, toutefois, etc. Cette précision est de rigueur dans la mesure où elle nous permet de justifier nos choix relativement aux marqueurs étudiés.

Les annonceurs « bien sûr », « il est vrai (que) », « sans doute », « probablement », « assurément » partagent un trait modalisateur commun : ils sont tous censés indiquer le degré de certitude/incertitude du locuteur de l’énoncé (c'est-à-dire sa (non-) prise en charge) vis-à-vis du point de vue concédé qu’il met en scène. C’est cette place que la prise en charge occupe au sein du fonctionnement rhétorico-pragmatique de ces marqueurs qui fait de ces éléments linguistiques des « objets » particulièrement performants pour notre appréhension de la responsabilité énonciative. Or si nous avons privilégié les deux premiers au détriment des autres, c’est uniquement parce qu’ils sont mieux représentés dans notre corpus. Bien évidemment, nous n’ignorons pas les différences qui existent entre ces deux marqueurs : « il est vrai », dans nos exemples, annonce généralement une complétive alors que « bien sûr » fonctionne plutôt en incise. Nous estimons toutefois que cette différence, pour importante qu’elle soit, ne concerne que le cadre syntaxique dans lequel ces marqueurs peuvent figurer. Il se trouve, en effet, que d’un point de vue sémantique ces deux tours épistémiques sont en revanche très proches et produisent en contexte des effets discursifs analogues.

Avant d’illustrer notre analyse polyphonique des structures concessives, il nous importe de mettre l’accent sur l’interrelation entre la concession, la prise en charge et la responsabilité. En ce qui concerne la relation concession/prise en charge, posons tout de suite une règle générale valable pour tous nos exemples : il n’est pas dans l’esprit du locuteur de nier la véridicité d’un point de vue concédé.2 Il se trouve en effet que dans la concession argumentative, le locuteur reconnaît toujours comme vrai le point de vue concédé (prise en charge) même lorsqu’il n’en prend pas la responsabilité. Certes, il se peut également que le locuteur présente le point de vue comme incertain (« peut-être », « probablement », « sans doute ») ou bien qu’il reste neutre à son égard. C’est le cas de la concession logique où le locuteur n’exprime aucun jugement quant à la valeur de vérité de la proposition subordonnée (non-prise en charge). Il apparaît toutefois que, même dans les cas d’incertitude ou de neutralité, l’attitude du locuteur vis-à-vis du point de vue concédé n’implique pas la réfutation. Cela confirme ce que S. MELLET et M. MONTE (2005: 262) remarquent à propos du connecteur adversatif « toutefois » : « la dissociation de p et q entraîne la résolution de la contradiction généralement par la validation de p puis de q, plus rarement par la mise en doute de p au profit exclusif de q ».

Quant à la relation prise en charge/responsabilité, la position de la ScaPoLine n’a pas toujours été univoque. En effet, ce n’est que dans les versions les plus récentes de la théorie que ces deux notions, autrefois assimilées l’une à l’autre, ne sont plus employées comme équivalentes. Nølke a par ailleurs récemment démontré, par une analyse de l’annonceur « certes » (adverbe que l’auteur range à coté de peut-être parmi les modalisateurs introduisant des points de vue hiérarchiques dans une structure du type M(p)) que si la concession qu’introduit ce marqueur implique toujours la prise en charge, celle-ci ne peut nullement s’assimiler à la responsabilité, mais plutôt à un accord très fort se situant sur l’échelle de la non-responsabilité « tout près du pôle ‘presque-responsable’ sans pour autant franchir la frontière » (NØLKE 2009a: 37). Or nous rejoignons Nølke sur le fait que les notions de prise en charge et de responsabilité ne se recoupent pas, mais nous exprimons quelques doutes relativement à l’idée que la concession introduite par « certes » exclut toujours un lien de responsabilité et que, de ce fait, l’emplacement des marqueurs de la concession argumentative sur l’échelle de la non-responsabilité est stable. Notre propos est de montrer en revanche que la concession argumentative n’engage pas toujours un lien de non-responsabilité et donc que l’accord et la responsabilité ne s’excluent pas mutuellement. Soit les passages polyphoniques suivants :

Ex. 1. Il est vrai que, contrairement à ce qui se passe dans d’autres parties du monde, plus personne ne meurt de faim dans l’Union européenne. La pauvreté n’en a pas pour autant disparu.

Ex. 2. Quant au domaine de l’emploi et de la formation, il conviendrait que les indicateurs soient formellement similaires pour tous les motifs. Bien sûr, pour certains d’entre eux, il n’est guère réaliste de croire que des données consistantes pourront être dégagées et que des informations fiables pourront être produites, du moins dans un proche avenir. Toutefois, malgré l’inégale documentation de la variété des formes ou types de discriminations, nous avons fait le choix de proposer une gamme d’indicateurs transversaux, c’est-à-dire susceptibles de valoir pour les différents motifs et de permettre leur croisement.

Dans le premier exemple, le locuteur de l’énoncé prend en charge le point de vue concédé (pdv1), c’est-à-dire qu’il le reconnaît comme vrai, sans pour autant en être responsable (il n’en est pas la source). Or deux observations s’imposent : (1) dans ce passage, le locuteur ne réfute pas pdv1, mais le concède seulement, en validant par la suite un argument plus fort ; (2) rien dans l’énoncé ne nous informe sur l’identité de la source du point de vue concédé. Tout ce que l’on pourrait avancer de cette instance est qu’elle est l’expression d’une voix collective anonyme à laquelle s’accordent aussi bien le locuteur que l’allocutaire textuels (L ; A). Une analyse de la présupposition, telle que l’a proposée DUCROT (1984), confirme cette lecture où, à l’intérieur du point de vue concédé, la responsabilité du présupposé (autrefois les gens mouraient de faim dans l’UE) revient à ce ON-polyphonique incluant L et A alors que le locuteur de l’énoncé, pour sa part, prend la responsabilité du posé (aujourd’hui personne ne meurt de faim dans l’UE). Selon ce calcul, la source de pdv1 correspondrait à un tiers collectif hétérogène représenté par la forme ON+L+A. L’inclusion ici de l’allocutaire textuel est motivée par le fait qu’il s’agit d’une « présupposition forte » (NØLKE 2009b: 93) où le contenu présupposé est donné non seulement comme déjà connu, mais aussi accepté par l’allocutaire. Le passage polyphonique est ainsi formalisé :

pdv1 [ON+L+A] (VRAI (autrefois les gens mouraient de faim dans l’UE))

pdv2 [l0] (VRAI (aujourd’hui personne ne meurt de faim dans l’UE))

pdv3 [l0] (IL EST VRAI QUE (pdv2))

pdv4 [X] (VRAI (la pauvreté a disparu))

pdv5 [l0] (INJUSTIFIE (pdv4))

pdv3 est montré

Il en va autrement dans le deuxième exemple où le test de la présupposition n’est pas possible. Cela s’explique parce que le point de vue que le locuteur de l’énoncé accorde sans en être la source n’est pas issu d’un savoir implicite partagé par les interlocuteurs, mais plutôt d’un procédé rhétorique orchestré par LOC3 visant à mettre en scène un allocutaire fictif qui de fait n’a jamais pris la responsabilité du point de vue concédé. Plus exactement, nous avançons l’hypothèse que si le locuteur de l’énoncé et l’allocutaire ne sont pas responsables du point de vue concédé au moment de l’énonciation, le locuteur textuel, lui, prend la responsabilité de ce point de vue dans un moment antérieur à l’énonciation effective et dans le but uniquement de rendre opératoire le dispositif argumentatif.4 Autrement dit, en accordant fictivement le point de vue concédé à un interlocuteur hypothétique qui aurait pu potentiellement l’avancer, le locuteur de l’énoncé situe de facto le locuteur textuel à l’origine de ce point de vue. La concession se trouverait ainsi marquée par une forme de « dialogisme interlocutif » où le locuteur textuel, par ailleurs signalé dans le passage par le « nous » de modestie, anticipe, en contexte monologal, ce que l’allocutaire aurait pu affirmer. Une fois acceptée cette idée, il n’y a aucune raison de voir dans ce passage un lien de non-responsabilité « tout près du pôle presque-responsable », mais il s’agit, nous semble-t-il, d’un véritable lien de responsabilité. Voici la formalisation du constituant p de la concessive :

pdv1 [X] (VRAI (il est réaliste de croire que des données consistantes…))

pdv2 [L] (INJUSTIFIE (pdv1))

pdv3 [l0] (BIEN SUR (pdv2))

pdv3 est montré

Cette représentation montre clairement qu’aucune instance énonciative « externe » n’est responsable des pdv en question. Il se trouve en effet qu’à l’exception de pdv1, dont on ne connaît pas la source, tous les points de vue sont imputés aux différentes images que LOC peut délivrer de lui-même. Le locuteur de l’énoncé est responsable hic et nunc de pdv3 par monstration du modalisateur alors que le locuteur textuel est responsable du point de vue concédé (pdv2) avant et après l’énonciation effective. Dans les termes de la ScaPoLine, nous constatons que le premier exemple (la source du point de vue concédé est un tiers collectif incluant L et A) représente un cas de polyphonie aussi bien interne qu’externe (X=ON+L+A), alors que le second (L est seul responsable du point de vue concédé) met en avant un cas de polyphonie interne (X=L). Pour justifier le bien-fondé de cette dernière affirmation, nous insistons encore une fois sur le fait que, bien qu’il n’en soit pas responsable, le locuteur de l’énoncé ne réfute pas le contenu du point de vue concédé. Cela confirme l’hypothèse avancée par NØLKE, FLØTTUM et NOREN (2004: 106) selon laquelle « un pdv dont le locuteur de l’énoncé, l0, ne prend pas la responsabilité mais qu’il ne réfute pas peut être associé au locuteur textuel, L ». Voyons aussi l’exemple 3 :

Ex. 3. Jusqu’à quel point pouvons-nous espérer améliorer les choses au cours de cette Année ?

Bien sûr, une année ne compte par définition que 12 mois, mais l’idée centrale d’une initiative aussi ambitieuse est d’inscrire la diversité qui est un état de fait en Europe à l’agenda de l’ensemble des pays participants, et cela dès aujourd’hui et bien au-delà de 2007.

Dans ce passage, le locuteur de l’énoncé accorde à l’allocutaire un point de vue dont ce dernier est supposé être responsable. Contrairement à l’exemple précédent, en effet, où la variable X était saturée par le locuteur textuel, ici seul A (l’allocutaire textuel) serait possible parce que le contexte situationnel est dialogal5 et le point de vue, manifestement accordé, ne découle pas d’une cogitation intérieure du locuteur. Bien qu’elle soit correcte, cette lecture s’en tient toutefois à une appréhension seulement discursive de la concession. Notre ambition est en revanche de repérer dans la forme linguistique même les traces des instances énonciatives responsables des points de vue.

Dans le cadre de sa théorie des stéréotypes, J-C. Anscombre propose, par exemple, une analyse extrêmement fouillée des « marqueurs médiatifs » (ou évidentiels) dont la fonction serait d’indiquer linguistiquement la présence des ON-locuteurs au sein des énoncés. Il s’agit, comme la présupposition, d’un procédé linguistique stricto sensu, mais qui ne s’en tient pas à l’implicite et puise directement dans le contexte linguistique les traces des êtres discursifs responsables des points de vue. En suivant cette perspective ouverte par Anscombre, nous défendons l’idée que dans cet exemple la responsabilité du point de vue concédé ne revient pas à l’allocutaire, mais à une instance collective qui se trouve formellement marquée dans la matérialité discursive. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer que le point de vue concédé (une année ne compte que 12 mois) ne correspond pas exactement à celui de l’allocutaire (une année ne suffit pas à améliorer les choses). Ce décalage sémantique s’explique parce que le locuteur de l’énoncé intègre à son discours le point de vue de l’allocutaire, mais le reformule aussitôt par un deuxième point de vue (le point de vue concédé) dont le responsable est un tiers collectif hétérogène (ON) signalé par le marqueur médiatif « par définition » :

pdv1 [ON+L] (VRAI (une année compte par définition 12 mois))

pdv2 [X] (VRAI (une année compte (moins/plus) de 12 mois))

pdv3 [l0] (INJUSTIFIE (pdv2))

pdv4 [l0] BIEN SUR (pdv3))

Le locuteur textuel (L) fait partie de ce ON et apparaît dans le cotexte « large » au travers des marques déictiques (« nous » collectif et « je » dans les ex. 4 et 5) ainsi que de quelques opérateurs modaux épistémiques placés en tête de phrase (« pour ma part » et « selon moi » dans les ex. 5 et 6). Ces derniers notamment mettent en avant une image de LOC prise dans l’acte de structuration de la pensée. C’est cette image, que nous identifions avec le locuteur textuel, qui se trouve de fait impliquée dans les pronoms personnels et possessifs indiqués ci-après :

Ex. 4. Nous devons également nous intéresser aux causes qui sont à l'origine de ces problèmes Enfin, il nous faut aussi admettre que nos sociétés ont profondément évolué depuis 1997 et qu’elles sont aujourd’hui bien plus diversifiées. Je ne citerai ici comme exemples que le vieillissement de la population de l’UE et son visage de plus en plus multiethnique.

Ex. 5. Pour ma part, j’estime que des progrès réels ont été réalisés depuis 1997.

Ex. 6. Selon moi, l’Année européenne a pour premier objectif de sensibiliser le grand public et les parties prenantes aux avantages d’une société juste et cohésive.

La formalisation de l’exemple 3 a montré, d’une part, que LOC, dans son rôle de constructeur, peut construire un point de vue dont un tiers collectif est tenu pour responsable et, d’autre part, que la langue pourvoit, à travers le médiatif, une indication quant à la présence de ce tiers au sein de l’énoncé. Dans l’exemple suivant, en revanche, nous constatons que la responsabilité du point de vue concédé revient à un tiers individuel (T) indiqué dans le contexte linguistique par un nom propre (la Commission) ainsi que par une suite de reprises anaphoriques pronominales (elle) assurant la cohérence textuelle :

Ex. 7. La Commission des soins de santé examine l’impact de l’égalité, de la diversité et des droits de l’homme sur toutes les organisations dont elle assure la régulation. Elle est par ailleurs convaincue qu’elle doit mettre elle-même en pratique ce qu’elle préconise, c’est pourquoi elle applique des normes identiques au traitement de son propre personnel. Bien sûr, la Commission des soins de santé doit respecter la législation, mais son engagement va bien au-delà de cet aspect. Elle saisit en effet toute occasion qui lui est donnée d’assurer l’égalité de résultats par le biais de ses politiques […].

Si dans cette occurrence il n’y a aucun doute sur l’identité de l’instance responsable du point de vue concédé, c’est parce que LOC a construit préalablement ce point de vue en représentant, par le discours indirect, un locuteur différent de lui-même. Ce locuteur est présenté comme n’ayant pas prononcé ces mots et donc doué de toutes les propriétés d’un être discursif textuel. Le locuteur de l’énoncé, quant à lui, apparaît comme une instance réitérative qui reprend un point de vue externe à son énonciation, mais au lieu d’y opposer un contre-argument, il souscrit manifestement à la véridicité du contenu propositionnel et le renchérit par un propos qui le confirme ultérieurement. Comme pour le marqueur médiatif dans l’exemple précédent, la nominalisation et la progression thématique concourent, dans cet exemple aussi, à révéler dans la matérialité de la langue l’instance énonciative source du point de vue concédé.

pdv1 [T] (VRAI (la Commission des soins de santé doit respecter la législation))

pdv2 [l0] (BIEN SUR (pdv1))

Conclusion

Dans cet article, nous avons proposé une étude de la polyphonie des discours institutionnels au prisme de la notion de responsabilité énonciative. L’attention a été centrée notamment sur l’analyse de quelques marqueurs linguistiques de la concession afin d’étudier la façon dont s’articulent, au sein des énoncés, les instances énonciatives responsables des points de vue concédés. Deux conclusions majeures découlent de notre analyse. D’abord, nous avons montré que le locuteur de l’énoncé n’engage pas toujours un lien de non-responsabilité avec le point de vue concédé, mais il peut en être responsable dans la mesure où ce point de vue découle d’une « programmation » préalable du locuteur textuel dans un moment antérieur à l’énonciation effective (anticipation). Il s’en suit que l’emplacement des marqueurs de la concession argumentative sur l’échelle de la non-responsabilité n’est pas stable, mais peut osciller entre l’accord et la responsabilité. En nous appuyant toujours sur le paradigme terminologique et conceptuel de la ScaPoLine, nous avons ensuite constaté que la responsabilité implique toujours la prise en charge alors que le contraire n’est pas vrai. Le locuteur de l’énoncé peut en effet souscrire à la véridicité d’un point de vue sans pour autant en être responsable. Enfin, nous avons mis l’accent sur le fait que dans la concession (argumentative ou logique), le point de vue peut être pris ou ne pas pris en charge, mais que dans tous les cas, il ne fait jamais l’objet d’une réfutation de la part du locuteur de l’énoncé.

Bibliographie

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M. BAKHTINE, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Âge d’homme, 1970 [1929].
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Note

↑ 1 La ScaPoLine distingue les êtres discursifs de première personne (L, l0, lt), de deuxième personne (A, at) et de troisième personne. Ces derniers se répartissent en tiers individuels (T, τt), tiers collectifs hétérogènes (ON-polyphonique et ses variantes) et tiers collectifs homogènes (LOI, idées reçues, phrases sentencieuses, etc.). La majuscule indique qu’il s’agit d’un être textuel alors que la minuscule représente les êtres d’énoncé.

↑ 2 Bien qu’il en affaiblisse la portée dans q.

↑ 3 La ScaPoLine attribue à LOC les actes illocutoires et argumentatifs.

↑ 4 En présentant les liens de non-responsabilité, Nølke Fløttum et Norén écrivent : « ce sont là des liens portant sur des pdv dont le locuteur ne prend pas la responsabilité au moment de l’énonciation de l’énoncé en question, mais dont il a pu antérieurement ou pourra ultérieurement prendre la responsabilité, à travers les diverses images que LOC peut créer de lui-même ».

↑ 5 Il est question notamment d’un échange entre deux interlocuteurs tiré d’une interview parue dans un rapport de la Commission européenne sur la non-discrimination.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482