Machiavel en Utopie, ou de l'institution de la loi australe
Indice
1. Les sociétés idéales et la Loi
2. "Utopie" dans les dictionnaires
3. «L’Histoire des Sévarambes» entre vraisemblance et vérité
4. «L'histoire des Sévarambes» et la Loi : fréquence du mot
5. Les caractéristiques de la loi: cooccurrences et connotations
Abstract
Utopia is the only "ideal society" to be founded on law. It is also the only ideal society to move towards reality. This is probably the reason why, between the 17th and the 18th centuries, when the absolute forms of the modern state strengthen themselves, literary utopias multiply and the concept of utopia itself acquires an autonomous definition. Veiras' Histoire des Sévarambes is exemplary from this point of view: the reflection it carries out on law and on government forms runs through a story which it is difficult to enclose completely within the utopian genre, and guarantees the coherence of its different parts. From a cultural point of view, moreover, this reflection draws a bridge between the abstract and "universal" Classical pessimism and the Enlightenment hopes by analysing reality in order to transform it.
1. Les sociétés idéales et la Loi
Quand on parle de droit et de langue, on aborde un sujet consubstantiel à notre essence d'homme en tant qu'être social. La société est "règle", et la règle, chez nous, s'exprime à travers la parole. D'un point de vue moins essentiel, et plus culturel, le discours sur la loi a toujours été d'un côté un discours axé sur la réalité contextuelle, celle des édits et des codes; de l'autre une réflexion sur les modèles idéaux capables théoriquement d'assurer l'harmonie de la communauté: c'est là le plus souvent le terrain du rêve et de la narration. Les deux plans, pourtant, ont toujours tendu à se recouvrir, du moins en partie. De sorte que, bien des fois, la frontière entre l'un et l'autre risque de s'effacer. Il n'est que trop facile - et dangereux, notre histoire l'a bien montré - d'essayer de l'abolir. Ce n'est pas un risque concernant tout type de société idéale: si qui dit loi dit société, qui dit société idéale ne dit pas forcément loi. Dans l'univers de notre imaginaire, et de nos désirs, il y a place pour bien des formes; mais il n'existe qu'un seul modèle de société idéale fondée sur la loi, celle dont il faudra donc nous occuper ici.
Ce n'est pas Abundantia1, où l'abondance des biens matériels libère l'individu de tout souci, parce qu'elle rend inutile la Loi par excès d’offre par rapport à la demande (c'est le modèle du pays de Cocagne); ce n'est pas non plus Naturalia (le modèle est Arcadia) où ce qui domine est une vie primitive douce, frugale et sereine, permettant à chacun de satisfaire ses besoins sans se heurter au voisin, et où toute structure sociale est inutile grâce, cette fois, à l'absence de demande. Ni Moralia, qui, de son côté, repose sur une vision positive de la nature humaine et sur la conviction de sa bonté foncière, capable de faire récupérer à tout homme la pureté originaire et de le faire agir selon une rationalité et une équité spontanées rendant superflue toute règle extérieure. Quant à Millennium, son scénario millénariste et religieux confie à des pouvoirs célestes, les seuls capables de les faire triompher, la réalisation sur terre de la justice et du bonheur; une réalisation, pourtant, qui paraît toujours imminente et qui n'est jamais complètement réalisée. Le droit et la loi, au contraire, appartiennent à une conception de notre nature qui n'est ni négative ni complètement positive, mais réformatrice, et n'inscrivent cette possibilité de réforme que dans la perspective sociale qui leur est propre. Leur modèle est donc Utopie, qui s’occupe justement «de optimo rei publicae statu»2. Utopie ne fait pas confiance à la richesse surabondante du milieu ambiant, mais à la possibilité de l'exploiter grâce au savoir et à un travail bien codifié; elle peut utiliser la religion et ses règles, mais pour établir la justice et le bonheur ici et maintenant. Pour l'utopie le mal et le bien ne résident pas à l'intérieur de l'homme: leur causes et leurs effets ont une origine relationnelle, et c'est aux règles définissant les rapports entre individus et modelant la structure de l’Etat qu'il faut penser pour éliminer l'un et faire triompher l'autre. Utopie vise donc au gouvernement et au travail, et, le plus souvent, n'oublie pas non plus la langue.
L'utopie est donc la plus "humaine" des sociétés idéales. Ce n'est peut être pas la plus ancienne, mais sans aucun doute elle inspire notre imaginaire et nos désirs depuis très longtemps, avant même d'avoir le nom par lequel, maintenant, nous l'indiquons.
2. "Utopie" dans les dictionnaires
Le mot d'"utopie", en effet, n'entre à aucun titre, dans les dictionnaires du XVIIe siècle. Il est absent du Richelet, du Furetière et des trois premières éditions de l’Académie. Dans toute l’Encyclopédie de Diderot il n’apparaît que deux fois à l’intérieur de deux articles distincts, sous forme d’allusion explicite dans un cas, implicite dans l'autre, à l’Utopie de More3. Il émerge pour la première fois dans l’édition de 1752 du dictionnaire de Trévoux ("Région qui n’a point de lieu, pays imaginaire"). Dix ans après, il apparaît pour la première fois dans le dictionnaire de l'Académie: et en suivant les traces de ses définitions dans le temps, on se rend compte aussi de l'évolution d'une notion floue, tout comme celle de son domaine d'application. En 1762, dans la 4ème édition, Utopie est d'abord un titre:
UTOPIE. s.f. Titre d'un ouvrage. On le dit quelquefois figurément Du plan d'un Gouvernement imaginaire, à l'exemple de la République de Platon. L'Utopie de Thomas Morus;
même l'emploi figuré fait implicitement allusion ici aux autres mots latins formant, avec le nom de l'île, le titre complet de l'édition originale4; et c'est la filiation littéraire qui lie surtout More (cité seulement à la fin, dans l'exemple) à Platon, qui fait figure de modèle.
Dans la 5ème, de 1798, utopie est surtout une forme de gouvernement comme dans le "Pays fabuleux" de More:
UTOPIE, s. f. se dit en général d'Un plan de Gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleux d'Utopie décrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie.
En pleine Révolution, les rapports apparaissent donc inversés: ce qui compte, avant tout, c'est le sens politique de l'entrée, auquel s'ajoutent l'idée de "règlement parfait" et celle, typique du siècle, du bonheur "appliqué à tout le monde" ("commun"); en outre, du qualificatif "imaginaire" on passe à "fabuleux", à la fois hyperbolique et différemment connoté 5; More est relégué à la fin et dans l'exemple émergent les "rêveurs": rêveurs de livres ou de Pays? le ton sceptique du lexicographe semble montrer la deuxième alternative.
En 1932-35 (8ème éd.), il se produit un changement fondamental:
UTOPIE. n. f. Conception imaginaire d'un gouvernement, d'une société idéale. Par extension, il se dit d'une Chimère, de la conception d'un idéal irréalisable. Beaucoup de gens estiment que l'organisation de la paix universelle n'est qu'une utopie6
La notion s'est finalement séparée de son texte éponyme, et s'est chargée de connotations légèrement différenciées: le trait positif de l'idéal (le mot "idéal" apparaît deux fois, comme adjectif et comme substantif) s'oppose au trait négatif de la nature irréalisable de la rêverie utopique. Mais une contradiction affleure, car l'exemple concernant la paix universelle démentit à contrario les convictions du lexicographe. La paix universelle, en effet, n'est chimérique que … selon "beaucoup de gens". C'est dire que, selon d'autres7, cette prétendue utopie pourrait être possible8.
Ces trois étapes de l’évolution lexicographique d’un mot montrent donc assez bien la naissance et l'évolution d'une notion qui tend à se transférer de la littérature à la vie, en instaurant un rapport ambigu et parfois conflictuel avec le concret de l’histoire.
Une telle évolution, enregistrée par les dictionnaires mais commencée bien avant, n’est pas sans conséquences sur celle de la fiction utopique elle-même, qui, de modèle idéal, descriptif et quelque peu figé subit de plus en plus la contamination du réel et des genres - plus ou moins "littéraires" - censés l'illustrer, jusqu’à brouiller, quelquefois, le pacte de lecture et duper ainsi le lecteur. C’est ce qui arrive parfois aux textes utopiques "avant la lettre" de la période qui va du dernier quart du XVIIème siècle à la moitié du XVIIIème, et dont l’Histoire des Sévarambes de Veiras représente l’un des exemples les plus significatifs et les plus cités. Il s'agit en effet d'un texte qui ne se nomme pas comme "utopique" (ce qui est compréhensible), ni comme "imaginaire" (plus contestable) et qui renvoie à toute la doxa littéraire du temps; mais, aussi, d'un texte où le discours sur la loi se superpose à toute la structure narrative. Ce n'est pas là peut-être la seule raison qui l'a fait juger déroutant ou bizarre; mais c'est celle qu'on s'efforcera de mettre en relief.
3. «L’Histoire des Sévarambes» entre vraisemblance et vérité
Les clichés narratifs de l'œuvre sont aisément reconnaissables, et se distribuent entre cadre9 et récit10. Ce dernier se divise en plusieurs parties: voyage du héros vers l'Extrême Orient; naufrage sur les côtes inconnues d'Australie; constitution d'un petit groupe organisé de survivants; entrée en scène d'un peuple inconnu, les Sévarambes; voyage vers l'intérieur de leur Pays jusqu'à leur capitale; histoire du fondateur Persan (mieux dit: Parsi) de leur civilisation; finalement, description des mœurs et des règles sévarambes; et, de temps en temps, des histoires intercalées. Il y a pourtant quelques différences par rapport à d'autres œuvres de ce type. La première est "invisible" au public non averti: les nom des protagonistes appartenant aux deux mondes du texte (européen et sévarambe) sont des acronymes de l'auteur: Siden n'est autre que Denis, et Sévarias n'est autre que Vairasse, ou Veiras. La deuxième concerne la transparence typologique du récit:
Comment définir cependant le texte de l’éditeur de Veiras, qui établit en ce qui concerne le voyage imaginaire qui y est présenté un critère implicite de vraisemblance, la distinguant d’autres œuvres imaginaires? Une telle position était en contraste évident avec certaines conventions des textes utopiques qui dataient du début du XVIIe siècle et dont le caractère fictionnel était signalé par les auteurs mêmes…;11
La question est posée par l'éditeur12, et met en jeu la qualité du pacte narratif sur le point de la relation entre vraisemblance et vérité. Dans l'Avis au Lecteur l'auteur, dans une attaque célèbre et maintes fois citée, met en scène, de son côté, un éthos "critique" pour tracer une sorte d'histoire du récit imaginaire:
Si vous avez lu la République de Platon, l'Utopie de Thomas Morus, ou la Nouvelle Atlantis du chancelier Bacon, qui ne sont que des imaginations ingénieuses de ces auteurs13, vous croirez, peut-être, que les relations des pays nouvellement découverts, où l'on trouve quelque chose de merveilleux, sont de ce genre. Je n'ose pas condamner la sage précaution de ceux qui ne croient pas aisément toutes choses, pourvu que la modération la borne; mais ce serait une aussi grande obstination de rejeter, sans examen, ce qui parait extraordinaire, qu'un manque de jugement, de recevoir pour véritable , tous les contes que l'on fait souvent des pays éloignés.14
A une époque où les voyages et les découvertes font encore partie de l'actualité, et où la "terre australe", autrefois mythique, fait son entrée dans les horizons concrets des routes maritimes européennes, tout en restant fabuleuse et inconnue15, Veiras n'esquisse cette filiation littéraire ...que pour s'en démarquer et pour affirmer la véridicité de son texte. Il l'inscrit ainsi dans le sillon des relations (véritables) de voyage, qu'aimait un public avide d'exotisme et qui répondaient aussi non seulement à la curiosité ou au désir d'aventures du temps, mais à de concrètes attentes économiques.
Dans un tel contexte, cette opération de "truquage" a bien des chances de réussir, d'autant plus qu'elle est menée avec habileté aussi bien dans le paratexte qu'à l'intérieur du texte: le début de l'aventure, c'est-à-dire le naufrage mettant en contact le héros et ses camarades avec le peuple utopique, est rattaché, par deux différentes allusions, à un naufrage réel, celui d'un navire, le Dragon d'Or, parti de Texel pour Batavia vers la fin des années Cinquante, et dont on fait mention dans les registres hollandais; la fin, c'est-à-dire la mort du narrateur dans le voyage de retour, est placée en plein milieu d'un affrontement naval célèbre, opposant dans la Manche les Anglais aux Hollandais
ce qui fut un commencement de la guerre , qui suivit incontinent après. Tout le monde sait que les Hollandais se défendirent très bien, et qu'il y eut beaucoup de gens tués et blessés des deux côtés. Le capitaine Siden [notre héros, NdR], entre autres, fut blessé à mort dans cette occasion... (27).
Quant à la Terre Australe, c'est encore l'Avis qui en souligne d'un côté la proximité avec les Indes orientales hollandaises, et de l'autre l'existence bien concrète, qui ne reste "inconnue" que pour des raisons tout aussi concrètes et faciles à expliquer:
Il serait à souhaiter qu'une heureuse paix donnât aux princes le loisir de s'occuper de pareilles découvertes, et de faire travailler à une chose si glorieuse et si utile, par laquelle ils pourraient, sans une grande dépense, procurer un bien inestimable au monde, faire honneur à leur patrie, et s'acquérir une gloire immortelle. En effet, s'ils voulaient employer une partie de leur superflu, à l'entretien de quelques gens habiles et bons observateurs, et les envoyer sur les lieux pour y observer toutes les choses dignes de remarques, et pour en faire des relations fidèles, ils acquerraient une gloire solide, qui rendrait leur mémoire recommandable à la postérité, qui, peut-être même, serait accompagnée de beaucoup d'autres avantages, capables de récompenser, avec usure, la dépense qu'ils auraient faite dans une si louable entreprise. Il ne faut point douter que des relations que feraient des gens destinés à cela, et qui auraient été élevés à l'étude des sciences et des mathématiques, ne fussent beaucoup plus exactes que celles des marchands et des matelots, la plupart gens ignorants, qui n'ont ni le temps, ni la commodité de faire ces remarques, et qui, communément, demeurent longtemps dans des pays, sans observer autre chose que ce qui regarde leur trafic. C'est ce qui paraît principalement dans la conduite des Hollandais; ils ont beaucoup de terres dans les Indes orientales; ils voyagent encores en mille autres endroits, où leur négoce les appelle; et cependant nous n'avons que quelques relations courtes et imparfaites des pays mêmes où ils sont établis, ou proches desquels leurs vaisseaux passent tous les jours. Les îles de la Sonde, et surtout celle de Bornéo, qu'on décrit dans les cartes, comme l'une des plus grandes du monde, et qui est sur le chemin de Java et du Japon, n'est presque point connue. Plusieurs ont cinglé le long des côtes du troisième continent, qu'on appelle communément les terres australes inconnues, mais personne n'a pris la peine de les aller visiter pour les décrire. [...] Cette histoire que nous donnons au public, suppléera à ce défaut...
C'est là un passage exemplaire, moins cité qu'il ne le mériterait, car il nous montre en filigrane les enjeux politiques et commerciaux à l'origine de l'expansion européenne, en renvoyant à la politique colbertienne16 et à l'évolution stratégique - non seulement française - de la politique des comptoirs à l'impérialisme territorial; en même temps, et même à cause de cette évocation, ces mots ont évidemment le but de souligner la véracité du récit. En les lisant avec les lunettes de l'époque, on pourrait même y trouver un brin de polémique franco-française17; les regardant d'un œil contemporain, il paraissent écrits exprès pour démentir, ante litteram, toute analyse critique sur la réception "achronique" non seulement des utopies, mais des récits de voyages:
Pour le lecteur de l'âge classique l'ensemble de ces récits (et n'oublions pas que les Sévarambes fait mine de s'y agréger) n'est pas de l'ordre du synchronique ou du diachronique [...]. L'histoire, le récit de la visite aux peuples américains ou asiatiques, sont hors du temps. [...] Le peuple des ailleurs vit le temps du mythe au même titre que les bergers de l'Astrée: temps a-historique, figé18.
Or, tout l'effort de Veiras vise justement à insérer son récit dans un espace et dans un temps connus et identifiables, et à rattacher son histoire à l'Histoire, sinon à l'actualité. Même l'entrée en jeu des Persans, premiers découvreurs du peuple austral et nation à laquelle appartient Sévaris, s'explique aussi bien par des raisons géographiques (la Perse étant tournée vers l'Océan Indien et ses routes commerciales) que politiques, puisque au XVIIème siècle les relations franco-persanes s'améliorent et que l'Empire des Safavides joue un rôle important de plaque tournante entre les puissances coloniales européennes, l'Inde et l'Extrême Orient.19
L'actualité politique se joint en outre à l'actualité littéraire: quelques années avant la publication en France de l'Histoire des Sévarambes paraissent les premiers récits des voyages de Jean Thévenot20 et de Tavernier21; tandis que depuis une dizaine d'année circulaient en France les textes de nombreux voyageurs de différentes nationalités, réunis et traduits par Melchisedech Thévenot dans le recueil des Relations de Divers Voyages Curieux22. Ce dernier contenait aussi des cartes des pays explorés, dont celle de la mystérieuse "Terre Australe" (baptisée "Hollandia Nova") et dessinée d'après les descriptions de Tasman.
Comment donc ne pas croire aux affirmations de Veiras? Le passage du vraisemblable au possible, et par là au probable, était inscrit dans l'histoire récente, qui avait mis l'Européen en contact avec tant de peuples aux mœurs diverses et surprenantes23; dans l'actualité, qui visait à en tirer des profits économiques et politiques; dans le monde éditorial, qui trouvait dans les relations de voyage de quoi alimenter son commerce. Le passage suivant, du probable au vrai, ne devenait ainsi qu'une question de confiance. Aucune merveille, alors, si au XVIIIème siècle Prosper Marchand soulignait encore l’hésitation du public face à la véritable nature de l’œuvre (passe temps? relation (véridique) de voyage? ouvrage dangereux qui sous le voile de la Fiction en voulait directement à la religion et au gouvernement?)24, et si J.-M. Racault, aujourd’hui encore, juge le texte capable justement de "jeter le trouble même chez des lecteurs avisés".25
C'est que le cœur de l'utopie reste enfouie bien au-dedans d'une épaisse enveloppe, comme le met en relief Pierre Ronzeaud:
Après une longue présentation du voyage entrepris par Siden et son arrivée sur un continent inconnu, après les explorations de son second Maurice et la visite du pays de Sporounde, immense antichambre utopienne, l’entrée en pays sévarambe se réalise au bout de 339 pages! La préparation narrative a eu la lenteur des voyages du temps! Mais ensuite la description de l’espace utopien occupe seulement 110 pages, avant des chapitres consacrés à l’histoire du fondateur Sévarias, à celles de ses successeurs, puis des chapitres thématiques et enfin une série de longues histoires d’amour et d’imposture (un volume) qui témoignent de la présence envahissante d’un romanesque mal refoulé. In fine, on trouve, expédié en deux pages, le récit du retour du héros narrateur, jusqu’à Smyrne où il meurt non sans avoir remis son manuscrit au médecin qui le transmettra à l’auteur adaptateur, Denis Veiras, lequel a donc largement abandonné la structure viatique au bénéfice d’une structure historique susceptible de procurer un autre type de vraisemblance26.
Comme le paysage sévarambe, la nature du texte ne se dévoile donc que peu à peu, dans une lente pénétration qui concerne tous les détails du récit: la langue des sévarambes, par exemple, dont on perçoit des éléments avant de la connaître27; la perfection de leur Etat, illustrée petit à petit au cours du voyage vers Sévarinde, la capitale; l'affirmation de cet Etat elle-même, car les effets de son évolution historique ne se sont pas encore complètement déployés (une exploration armée sévarambe est en cours depuis longtemps vers les terres méridionales, en vue d'une expansion politique et - dirions-nous - coloniale).
Quant à la Loi, sa présence est constante, mais le poids de son influence sur l'ensemble ne se révèle lui aussi dans toute sa puissance qu'à la fin.
4. «L'histoire des Sévarambes» et la Loi : fréquence du mot
Pour parler de la forme d'un état, et des habitudes de ses citoyens, il n'est pas strictement nécessaire de prononcer ou d'écrire le mot "loi": il suffit de décrire les règles et leurs effets. Malgré cela, la présence du champ sémantique de la loi, dans le texte, est massive. Le lemme "loi", est très fréquent: nous le retrouvons, dans ses différentes formes, au moins 71 fois28. C'est sûrement beaucoup. Il suffit de comparer sa fréquence avec celle du mot "religion", qui n'apparaît que 54 fois, tout en remplissant une fonction fondamentale, car l'une des premières réformes effectuées par Sévaris, quand il devient Sévarias et fonde l'état Sévarambe, est la réforme religieuse; et le plus important des épisodes insérés, certainement le plus discuté par la critique29, est l'histoire d'un faux-messie et de ses adeptes. Si ensuite on élargit le domaine du droit à d'autres termes, tels "règle, justice, mœurs, coutumes et législateur (nom)", et surtout à "maxime", qui devient un véritable synonyme de "loi", on arrive à 201 occurrences30. La balance penche décidément du côté de la société et de l'administration si l'on ajoute au domaine juridique les termes politico-administratifs désignant l'organisation de l'Etat: "gouvernement, gouverneur, gouverné", avec "autorité, roi, monarque" et "politique" totalisent au moins 196 occurrences, tandis que "nation, peuple et société" arrivent à 236. Pour comprendre l'importance de ces chiffres, il suffit de remarquer:
1. que "australe", dans cette nation vivant aux antipodes, n'apparait que 2 fois;
2. que "loi" n'apparaît qu’apparemment 3 fois dans La Terre australe connue de Foigny, qui est presque contemporain (1676), qui utilise le même cadre, et décrit une société utopique et "australienne"31.
Du point de vue de la fréquence des mots du droit dans le texte, en somme, notre "société idéale" est sans aucun doute une société utopique; et la loi est l'un des moteurs les plus importants, sinon le plus important, de la narration, comme nous le verrons par la suite.
5. Les caractéristiques de la loi: cooccurrences et connotations
Comment se caractérise, alors, cette loi utopique? Le contexte des occurrences ne nous révèle pas beaucoup au-delà de ce que l'on pourrait s'attendre dans un récit de ce genre et d'un tel sujet. Les lois sont liées à l'Etat, à sa structure et à son existence même32
[...]de peur que leur oisiveté ne fût d'un mauvais exemple aux Sévarambes, à qui elle étoit défendue par les loix fondamentales de l'état (157); [...] Quoique ce grand législateur ait lui-même posé les fondemens des loix & de l'administration publique (236); [...] très expressément défendu de rien ordonner de contraire au droit naturel, ou aux maximes fondamentales de l'état (237);
elles exigent obéissance, respect et soumission:
[...] ils y jurèrent obéissance aux loix, promettant de les maintenir de tout leur pouvoir (92); [...] Sermodas me demanda si nous voulions nous soumettre à leurs loix(89); [...] Incontinent après on les envoie à des écoles publiques, où pendant quatre ans entiers on les accoutume à l'obéissance des loix, on leur enseigne à lire & à écrire, on les forme à la danse et , & à l'exercice des armes (491).
Elles peuvent être cruelles, dans le cas d'une nation soumise "à la loi d'un cruel vainqueur(178)"; mais bien plus souvent elles sont "justes", "bonnes", et même…"belles":
[…] Mais il ne l'avoit fait naître avec tant de belles qualités, & n'avoit préparé son ame par tant d'épreuves & de traverses, que pour le faire l'auteur des loix les plus justes qu'on ait jamais faites & l'instrument de la félicité du plus heureux peuple du monde (185); […] & si les bonnes loix, les bons exemples & la bonne éducation ne les en corrigent (277); […] Le sage législateur faisant de si belles loix pour ses peuples (277); […] de grands Hommes, qui avoient laissé de belles loix et de beaux préceptes [396] .
Ces connotations positives renvoient aux fonctions et à la nature du droit, qui émergent, elles aussi, parmi les cooccurrences du texte. Le « juste», le « bon» et le « beau» sont liés à des causes et à des fins.
a. "Loi" dans le texte: justice et structure étatique
Hobbes, dans son Léviathan (1651)33, souligne qu’une loi ne peut qu’être juste. La loi fonctionnerait comme un jeu, où tous les joueurs acceptent les mêmes règles et ne sauraient donc les condamner. Une loi bonne, de son côté,
est en même temps nécessaire au bien du peuple, et claire. En effet, le rôle des lois, qui ne sont que des règles revêtues d'une autorité, n'est pas d'entraver toute action volontaire, mais seulement de diriger et de contenir les mouvements des gens, de manière à éviter qu'emportés par l'impétuosité de leurs désirs, leur précipitation ou leur manque de discernement, ils ne se fassent du mal: ce sont comme des haies disposées non pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir sur le chemin34.
Le but des lois réside donc dans le "bien du peuple", dont l'impétuosité doit être "contenue".
Veiras, créateur d'un univers qui tend à la perfection, avance une idée plus active et plus performante de justice: les lois justes doivent procurer la "félicité du plus heureux peuple du monde", et ne doivent pas se borner à éviter l'emportement autodestructif des individus, mais leur prescrire le comportement utile qui leur est favorable. C'est le cas, par exemple, du mouvement physique et de la danse, que "les loix n(e l)' ont pas seulement permise, mais (l'ont) même commandée" (491). La qualité de "juste", référée à la loi, n'est donc pas tautologique (la loi peut être cruelle, comme on l'a vu!), mais se lie à l'idée de félicité (béatitude psychologique) et de bonheur (félicité et prospérité) que les règles et leur application sont à même de procurer. Le point de jonction entre l’équité de la justice et la satisfaction de tous les citoyens se fait alors au niveau de la structure de l’Etat, où réside la source («l’esprit», dira Montesquieu), de la loi. Veiras tient à le souligner en ne nous montrant pas tant l’architecture de l’état utopique, mais sa genèse intellectuelle, et le rôle qu’y joue le Prince-législateur par rapport à son entourage. Le passage est fondamental, car il n’oppose pas Etat injuste à Etat juste, mais deux conceptions différentes, et inégales, de justice. En effet Sévarias, une fois conquis le pouvoir,
…fut quelque tems en balance fur le choix des divers modèles de gouvernement que lui & Giovanni s’étoient proposé. Le premier projet qu'ils firent, étoit de diviser le peuple en diverses classes, dans l'idée qu'ils eurent d'abord de partager les terres, & d’en laisser la propriété aux particuliers, à l'exemple de presque toutes les nations de notre continent. Tous les Parsis étoient pour ce partage & l’on fut sur le point de distinguer la nation en sept classes subordonnées les unes aux autres (230).
Le premier modèle considéré est donc celui d’une société hiérarchique, à mi-chemin entre actualité, allusions à des ailleurs exotiques et traditions du genre utopique. Parmi les traits qui le caractérisent, en effet, on trouve la division de la société en classes, comme dans la République de Platon (3 classes sociales) ou même dans les sociétés amérindiennes (Incas: un empereur et trois classes sociales)35. Ici, pourtant, les classes sont au nombre de sept, nettement différenciées par statut et fonctions, ce qui d'un côté témoigne de l'articulation plus complexe de la civilisation sévarambe et de l’autre rend plus sensible l’allusion à la réalité européenne36. Une allusion qui devient encore plus transparente par la mise en relief du problème des impôts, crucial pour la société française louisquatorzienne, et encore plus pour son avenir:
il semble injuste, et tout à fait contraire à la droite raison, que ceux qui sont membres d'un état, qui sont protégés par les loix, & qui jouissent des avantages de la société ne contribuent en rien au soutien de cette société pendant que les autres sont accablés de tailles & d'impôts. […] tous les sujets devoient également contribuer aux dépenses publiques chacun selon son rang & selon fa puissance, dans une égale distribution. Mais afin qu'ils reconnaissent perpétuellement l'autorité du souverain, & qu'ils se fissent tous une habitude de lui payer tribut, on avoit dessein d'imposer sur chaque personne parvenue à l'âge de vingt ans, une taille modique et annuelle, qu'on auroit nommée capitation. Outre cela, tous ceux qui seroient parvenus à la jouissance légitime de bien et de richesses jusqu'à une certaine valeur limitée par les loix, & qui auroient voulu monter à un degré plus haut, & devoient être obligés de payer à l'état une somme d'argent selon les réglemens qu'on auroit faits pour ce sujet (230 et suiv.)
Finalement, une grammaire des signes devrait exprimer, dans ce modèle social, l’appartenance de classe et l’harmonie statique de l’ensemble du corps social:
Chaque classe auroit été distinguée par des habits différens afin que les inférieurs ne pussent jamais usurper les honneurs & qu'ainsi chacun tînt fon rang & sa dignité (232).
C’est pourtant là une organisation trop complexe, que Sévarias considère comme source d'envie, de jalousie et de mauvais sentiments. Son choix va donc à un modèle plus simple et plus sage. Celui qui prévoit l’abolition de toute classe - et donc de toute envie - par l’élimination de la propriété privée:
Mais Sévarias, après avoir examiné ce modèle de gouvernement & quelques autres qu'on lui avoit proposés, les rejetta tous & en fit un lui-même, incomparablement plus juste & plus excellent que tous ceux qu'on a pratiqués jusqu'ici: car comme il avoit une prudence & une sagesse singulières, il se mit à rechercher & à examiner avec soin les causes des dissensions, des guerres et des autres maux qui affligent ordinairement les hommes et qui désolent les peuples et les nations. Dans cette recherche il reconnut que les malheurs des sociétés, dérivent principalement de trois grandes sources, qui sont l'orgueil, l'avarice et l'oisiveté […] et comme le richesses & là propriété des biens font une grande différence dans la société civile, & que de là viennent l'avarice, l'envie, les extorsions & une infinité d'autres maux; il abolit cette propriété de biens, en priva les particuliers & voulut que toutes les terres & richesses de la nation, appartinrent proprement à l'état pour en disposer absolument, sans que les sujets en pussent rien tirer que ce qu'il plairoit au magistrat de leur en départir. De cette manière il bannit tout-à-fait la convoitise des richesses, les tailles, les impôts, la disette & la pauvreté qui causent tant de malheurs dans les diverses sociétés du monde. (233)
Le juste naît donc de ce fait structural, commun à Platon, à Campanella et à More, à partir duquel le législateur peut tout réglementer: les heures de travail (8), les devoirs de la tempérance, de l’éducation, du mariage et en général de toutes les étapes de la vie. À partir duquel, aussi, il peut même organiser l’évolution de ses propres lois, à partir du sillon tracé, «ayant laissé à ses successeurs l'autorité de changer, d'ajouter & de diminuer selon les occurrences, - ce qu'ils trouveraient à propos pour le bien de la nation» (136).
b. le bon ou des fondements de la loi
La bonté des lois, deuxième élément fondamental du bonheur des Sévarambes, présente des traits plus complexes, en apparence contradictoires. D'un côté, le "bon" est lié à l'efficacité des lois du point pour ainsi dire "socio-éthique"37: l'abolition de la propriété privée élimine l'avarice, l'envie, et "une infinité de maux" de l'esprit qui, tout en étant individuels, ont pourtant une retombée sociale. La nature de l'homme, en effet, n'est pas angélique et c'est aux lois, comme le dit Hobbes, de l'améliorer. C'est ce qu'affirme l'éditeur dans l'Avertissement du XVIIIème siècle:
La nature n'a rien fait de particulier pour les Sévarambes: ils sont nés avec le germe de tous les vices que nous apportons dans le monde; mais ce germe, étouffé dans sa naissance par la sage disposition des lois, ne peut prendre racine dans le cœur de ces peuples. C'est donc à la forme du gouvernement des Sévarambes qu'ils doivent leur vertu (VIII);.
D'autre part, cette forme de gouvernement, tout révolutionnaire qu'elle soit, ne fait que suivre exactement la Nature. Les nobles , en effet,
s'imaginent le plus souvent, que les autres hommes [...] sont nés pour leur commander sans considérer que la nature nous a faits tous égaux & qu'elle ne met point de différence entre le noble & le roturier; qu'elle nous a tous assujettis aux mêmes infirmités; que nous entrons dans la vie les uns comme les autres; que les richesses ni la qualité ne sauroient ajouter un moment aux jours des souverains non plus qu'à ceux de leurs sujets & qu'enfin la plus belle distinction qu'il puisse y avoir entre les hommes est celle qu'ils tirent des avantages de la vertu (233).
L'équation nature-vertu est donc à l'œuvre dans le droit Sévarambe, dont les lois peuvent donc, à ce titre, être considérées comme "bonnes". Elles ne font que se greffer sur un terrain propice: les Sévarambes étaient en effet, à l'arrivée de Sévarias, des "sauvages" répondant à l'imaginaire européen de l'époque: simples et proches d'un état de nature. Ils "demeuroient dans des hutes & des cabanes" (207), étaient doués d'une "beauté naturelle" (142) et d'une "agilité naturelle" (352) et surtout vivaient en communautés & n'avoient presque rien en propre (236). L'action civilisatrice de Sévarias trouve donc un terrain propice, plus familiers aux Sévarambes qu'à ses concitoyens Parsis, qui auraient bien voulu, eux, devenir propriétaires de terres et de biens (230). De cette façon, la loi imposée ne fait que respecter - comme le texte souligne plusieurs fois - les mœurs et les coutumes "naturels" préexistants, se configurant comme "bonne" en tant que contraire aux règles "cruelles" que pourrait imposer un vainqueur ou un tyran.
c. le beau ou de la raison: rite et symétrie
Quant à la beauté, son champ sémantique (le mot «beauté», et les adjectifs « beau»/ «belle») arrive à 176 occurrences, se plaçant même avant le champ de la «bonté», qui ne parvient, noms et adjectifs, qu’à 15338. La beauté entre en jeu, évidemment, quand il est question de jeunes femmes, de paysages, de monuments; c’est ce qui suffirait peut-être à justifier la fréquence des termes qui l’expriment, surtout dans un texte où la description joue un rôle majeur. Mais ce qui frappe, c’est ici, aussi, la fréquence des collocations liant beauté et naturalité: on célèbre la beauté «naturelle» des corps ("mais bien loin d'ôter quelque chose à sa beauté naturelle", 99); la beauté naturelle d’une race ("Aussi je ne pense pas qu'on puisse rien voir de plus charmant que cette aimable jeunesse, qui outre la beauté naturelle de cette nation…", 141), celle des habitants de la capitale ("surtout la gentillesse, & la beauté des Sévarindois et Sévarindoises…", 147). Et finalement on oppose la beauté qu’on obtient par de saines habitudes à la beauté artificielle et sans âme («de cire») qu’on rencontre dans nos contrées:
Tout ce qui contribue à leur santé ne contribue pas moins à la beauté de l'un et de l'autre sexe; car quoiqu'on n'y voie guère de ces beautés fines & délicates qui ressemblent à des poupées de cire on y voit des hommes & des femmes qui ont les traits beaux & réguliers, la peau douce & unie, le corps dodu & potelé, le teint passablement blanc & vif, outre un air mâle & vigoureux qui ne se rencontre que rarement parmi nous (294).
Les frontières entre le bon et le beau, s’appuyant tous deux sur la nature, paraissent donc subtiles. Dans un tel contexte, la loi parfaite (juste et bonne) devient facilement «belle», si elle suit le «droit naturel»:
Mais il [Sévarias] leur [à ses successeurs] a très expressément défendu de rien ordonner de contraire au droit naturel, ou aux maximes fondamentales de l'état (237)
Mais un élément intervient ici qui paraît caractériser davantage la beauté: c’est la raison. Une raison capable, surtout dans le domaine du droit, d’améliorer la nature:
Toutes les nations du monde ont leurs coutumes. Il y en a qui font naturellement mauvaises, parce qu'elles sont opposées à la raison. Il y en a d'autres qui sont indifférentes, & ne semblent bonnes ou mauvaises que selon l'opinion & le préjugé des hommes qui les pratiquent, mais il y en a aussi qui font fondées en raison, & qui sont véritablement bonnes en elles-mêmes, pourvu qu'on les considère sans préoccupation. Les nôtres font presque toutes de ce dernier genre et à peine en avons-nous quelques unes qui ne soient établies sur la raison (72).39
C'est de l'action de la raison sur la Nature que naît la beauté de la loi, et de la règle en général. Les lois de Sévarias, en effet, perfectionnent le «bon naturel» des Sévarambes (80) en rendant "les mœurs de ces peuples douces & réglées" (467); elles contribuent aussi, comme on l'a vu, "à la santé et à la bonne disposition du corps" (491); elles améliorent un langue déjà «douce, méthodique & fort propre à la composition» jusqu’à la transformer, grâce au travail de linguiste du «Législateur», en un outil qui «égaloit toutes les langues d'orient en politesse et en douceur» (241), supérieur au latin et même au grec40. Qui plus est, ces lois codifient toute une suite de fêtes publiques dont la fonction est surtout de lier la vie individuelle et familiale à la communauté: fêtes ordinaires, mais surtout fêtes solennelles, auxquelles sont consacrés de nombreuses description dans le récit, et un chapitre à part dans le texte: le Khodimbasion (fête du Grand Dieu), l'Erimbasion (fête du Soleil), le Sérivasion (anniversaire de l'arrivée de Sévarias), l'Osparénibon (fête des mariages, cérémonie collective), le Stricasion (cérémonie du passage des enfants de sept ans de la famille à l'Etat), le Némarokiston (fête printanière des prémices) scandent la vie de la Nation, lui fournissent une symbolique unifiante et, à la différence des fêtes ordinaires, sont obligatoires pour tout le monde. La beauté imprègne leurs rites, leurs chants et leurs prières.
Finalement, la beauté forme aussi l'un des buts explicites de l'Etat, qui organise son territoire et sa population sur une sorte de progression esthétique vers la perfection. Le défilé des villes et des bâtiments devient de plus en plus beau et imposant au fur et à mesure qu’on s’approche de la capitale; l’aspect des gens subit les mêmes transformations, car la loi exclut de la zone interne autour de la capitale tout ceux qui ont des défauts physiques, même légers:
Je remarquai qu'Albicormas étoit un peu bossu, & que plusieurs de ses conseillers avoient le même défaut; à cela près il étoit bien fait & de bonne mine. Nous sûmes ensuite qu'on trouvoit parmi les habitans de cette ville diverses personnes, qui avoient des défauts naturels outre un très-grand nombre de personnes bien faites, parce que ceux de Sevarinde y envoyent tous les gens contrefaits, qui naissent parmi eux, n'en voulant point souffrir de semblables dans leur ville; nous sûmes aussi que le mot dosperou, signifioit en leur langage une personne défectueuse de corps ou d'esprit, & Sporounde la ville ou le séjour des personnes de cette sorte ... C'est la ville la plus régulière que j'aie vue de ma vie... (70).
Veiras n’arrive pas à des formes ouvertes d’eugénisme: il ne fait que suivre à sa manière une tradition remontant à Platon et exprimant une conception «harmonieuse» (donc, en quelque sorte, esthétique) de la société41. Cette conception, qui lie bonté, justice et beauté pour en faire "l'instrument de la félicité" des peuples, annonce une réflexion sur l'homme et sur la société axée sur la notion de bonheur qui prendra un sens de plus en plus sociopolitique vers la fin du siècle suivant42. Même si, pour le moment, toutefois, les révolutions ne sont pas encore de mise...:
...Tenez enfin pour une maxime certaine, que la gloire d'un véritable43 prince brille moins par l'éclat de son diadème que par le bonheur de ses sujets (250-251)44
6. La Loi comme élément structurel du récit
Le discours de loi est fondamental, dans le récit, non seulement en ce qu'il lui donne un noyau idéologique, mais surtout parce qu'il en assure la cohérence. L’intrigue se présente en effet comme une série de blocs juxtaposés, relevant de genres différents45 et c'est justement le discours sur la loi qui les unit. Pour s'en rendre compte, il suffit d'un rapide excursus des cinq parties de l'œuvre, sans en considérer les frontières exactes, mais en procédant par grands ensembles.
a. La création d'une société élémentaire
Après une introduction qui explique comment le manuscrit est parvenu à l’éditeur, après le naufrage du Dragon d’or et la mort de l’auteur, la première partie nous offre la relation d’un autre naufrage devant les côtes de la terre australe, et décrit les efforts des naufragés pour survivre en créant une petite communauté organisée. On entre alors dans une espèce de Robinson Crusoe à dimension sociale46: on y affronte les problèmes de la subsistance matérielle du petit groupe de rescapés, mais surtout la question du pouvoir (élection d’un chef et obéissance à ses décisions), de l’attribution des fonctions organisationnelles, des règles de surveillance et de la punition des coupables, et finalement de la répression de la violence d’origine sexuelle par un partage judicieux et «communautaire» des femmes:
Cet accident donna lieu à de nouvelles loix; nous considérâmes que tant que nous aurions des femmes parmi nous, elles seroient cause de quelques troubles, si nous n'y mettions ordre de bonne-heure, & si nous ne permettions à nos hommes de s'en servir d'une manière réglée (45)47
On montre ici, donc, les nécessités concrètes qui exigent la création de lois; d'abord la discussion commune et l'accord sur les procédures et sur le modèle "politique":
Le même jour nous tînmes conseil pour nous déterminer à quelle sorte de gouvernement nous devions nous attacher, qui fût le plus propre & le plus convenable à notre condition présente [...] On proposa plusieurs moyens qui ne furent pas sans opposition mais enfin après plusieurs contestations il fut résolu que nous observerions une discipline militaire sous l'autorité d'un général et de quelques autres officiers inférieurs qui tous ensemble dévoient composer un souverain conseil de guerre, qui auroit l'autorité de régler & de conduire absolument toutes choses (17);
ensuite la désignation et la dévolution détaillée de souveraineté:
"La première chose que je vous demande, c'est que chacun de vous en particulier, & tous en général, s'obligent par serment de m'obéir & au conseil sous peine d'être condamné à tous les châtimens que nous trouverons à propos de lui faire souffrir. La seconde, que j'aurai le pouvoir de régler la milice dans l'ordre qui me semblera le meilleur, & de choisir les principaux officiers, qui ne pourront exercer aucune charge s'ils ne la tiennent de moi. La troisième, que dans le conseil ma voix vaudra trois suffrages. Et la dernière que moi ou mon lieutenant aurons une voix négative dans toutes les délibérations publiques." Tous ces avantages me furent accordés (20-21).
Par cet acte un Droit est constitué, dans le cadre d'un système électif, mais décisionniste.
b. L'illustration d'une société complexe
Le rencontre avec les Sévarambes ouvre une autre section, complètement différente: c’est le voyage vers l’intérieur du pays, celui de la découverte des lieux, des mœurs, de la société et de la langue, qui nous sont révélés peu à peu par des signaux progressifs et des explications épisodiques. C’est aussi la prise de contact graduelle avec un autre système de règles, où se fait une première comparaison entre les lois sévarambes et celle de la petite société des survivants; l’épisode de la critique, par les Sévarambes, des décisions prises par les naufragés à propos des femmes est de ce point de vue emblématique:
Nous eûmes une difficulté au sujet de nos femmes. J'ai déjà dit que nous avions ordonné dans le camp, qu'une seule suffirait à cinq hommes du commun; et que les principaux officiers auraient seuls le privilège d'en avoir chacun une pour eux. Sermodas et ses compagnons désapprouvèrent cette conduite; l'habitude d'honnêteté qui leur est inviolable, les obligea de nous en parler comme d'une chose brutale. Ils m'avouèrent qu'elle déshonorait leur pays & leurs loix & qu'il leur étoit impossible de la souffrir. (88 – 89).
Le voyage se termine à la capitale, Sévarinde. Et devrait culminer avec la description raisonnée de ce que le sous-titre promet, quand il annonce au lecteur "une relation du gouvernement, des mœurs, de la religion & du langage de cette nation, inconnue jusqu'à présent aux peuples de l'Europe".
C’est bien ce qui arrive, à la fin48. Mais pour y parvenir il faut traverser une autre région narrative: celle que le titre lui-même arbore à la première place, et qui n’est pas habituelle dans la sphère utopique. C’est la zone de l’Histoire d’un peuple, mais aussi de la fondation d’une Nation. Ici, elle survient par intervention extérieure et est introduite directement par le narrateur dans la partie consacrée à l'Histoire de Sévarias, Législateur des Sévarambes, premier Vice-roi du Soleil, et celle de ses successeurs.
c. La fondation d'une Nation
Je serois trop long, si je rapportois ici tout ce qu'on a écrit de la vie de ce grand homme dont la sage conduite & les actions admirables ont fait la matière de plusieurs volumes. Je çhoisirai feulement les endroits les plus remarquables et les plus essentiels à l'histoire de ce peuple heureux, qui croit devoir toute sa félicité aux soins et à la prudence de ce législateur incomparable (171)
Cette histoire commence pourtant comme une biographie personnelle et un récit d'apprentissage: celui de la vie et des aventures de Sévaris, noble Parsi adorateur du Soleil obligé à voyager en Europe et en Asie pour se soustraire aux répressions islamiques contre sa famille, et perfectionnant donc sa connaissance du monde. Elle entre ensuite au cœur du sujet: la fusion de deux peuples voisins et ennemis (Prestarambes et Stroukarambes) unifiés par Sévaris à la tête d'une petite armée de Parsis et à la recherche d’une patrie plus sure. Il s'agit d'une véritable expédition bien organisée: ayant reçu des informations détaillées sur les gens et sur les lieux, l'armée part pour conquérir et pour s'installer. La naissance des Sévarambes se produit donc comme une fusion entre Nature (les deux peuples mi-sauvages, qui vivent en grandes familles dans des cabanes49) et une Raison qui prend la forme de compétences technologiques, scientifiques et culturelles: les Parsis arrivent en effet avec flotte, canons, un bagage scientifique et «politique» moderne et «global»50. Leur débarquement renvoie naturellement aux débarquements des Européens en terre exotique; et procède exactement de même, avec son cortège de promesses, d'alliances et de menaces. Le futur "Législateur" intervient en effet dans les différends entre Prestarambes et Stroukarambes, divisés par des interprétations divergentes du commun culte solaire, se présentant aux Prestarambes comme un "véritable" adorateur du Soleil (les Parsis l'étant effectivement), prêt à les défendre les contre leurs ennemis; et vante sa force militaire en des termes désormais familiers dans l'imaginaire occidental:
il [...] ordonna de faire entendre à ces peuples, qu'un fidèle ministre du Soleil qui offroit sacrifice à ce grand astre pour plusieurs de ses véritables adorateurs, étoit arrivé sur leurs cotes avec des forces suffisantes pour les défendre contre tous leurs ennemis, quoique le nombre de ses soldats ne fût pas grand: mais qu'étant armés des foudres du Ciel, ils étoient capables de dissiper les armées les plus nombreuses (189).
C'est le début d'une conquête foudroyante, favorisée par la supériorité technique des Parsis, par l'habileté stratégique de Sévarias mais surtout par sa capacité d'alterner force et douceur:
Quand il ne trouva plus rien qui lui osât résister, il résolut de gagner ce peuple par la douceur. Dans cette vue, dès qu'il fut arrivé vis-à-vis de l'île où présentement Sévarinde est située il y fît son camp & le fortifia pour delà pouvoir en toute sûreté, traiter avec eux, & leur persuader d'accepter la paix. Mais afin qu'ils vinrent la demander eux-mêmes, il fit élargir plusieurs de ses prisonniers après les avoir traités fort humainement (205).
Voilà donc qu'un "nouveau" peuple est né. Il est vraiment tel par le choix d'un modèle de société qui ne correspond plus ni à celui des Parsis, ni à celui des indigènes. Sévaris, devenu Sévarias, suivant les règles de la langue sévarambe "améliorée", et "grand Législateur" fait son entrée dans l'Empyrée des héros fondateurs, en donnant à bon droit - en nouveau Romulus - à son peuple son nom51
d. La loi par la force et le mensonge.
Plus que sur la loi en elle-même, cette partie est donc axée sur la conquête du pouvoir, c'est-à-dire sur le fondement et sur les origines du droit. Des origines qui ne relèvent pas que de l'utopie, mais plutôt du débat philosophique et politique hantant depuis plus d'un siècle la culture et l'imaginaire européens. Sévarias en effet prend le pouvoir non seulement grâce à la supériorité de ses armes, mais aussi en utilisant habilement la religion comme un pur instrumentum regni: le Dieu qui lui a donné la foudre pour battre ses ennemis est celui qui le désigne directement comme son Vice-roi chef par une voix complice et truquée qui tombe du haut du temple par des artifices architecturaux capables de multiplier la puissance des sons. Sévarias ne joue donc que le rôle du "lieutenant" sur terre du véritable Monarque siégeant au Ciel: il est vice-roi, et grand chef de sa religion en même temps. Les Sévarambes, donc,
obéissent tous à un souverain chef, qui est lieutenant & grand-prêtre du Soleil. En la personne du vice-roi sont unis les titres du temporel & du spirituel; ce qui rend son autorité beaucoup plus entière et plus vénérable, parce que la prêtrise orne la vice-royauté, & la vice-royauté donne du lustre & de l'éclat à la prêtrise (379)
Le Grand Législateur s'impose donc sur les tribus australes par la force des canons et le recours à la religion, à l'instar des grands conquérants européens, colonisateurs d'Amérique ou d'Asie. Une façon très peu utopique d'assurer la justice et l'harmonie. Comment peuvent le bon, le juste et le beau surgir de fondements si problématiques et contraires?
e. de la Loi et de la Force
Sévarias ne représente en réalité que le pôle le plus important d'un discours qui parcourt toute l'œuvre et qui prend plus d'ampleur et de relief grâce à la trame implicite de parallèles et de renvois. C'est un discours faisant écho aux débats de son temps et se déroulant aux frontières de la loi, de la politique et de la morale, là où domine depuis plus d'un siècle la figure de Machiavel. Du point de vue de la prise et du maintien du pouvoir, Veiras est en effet un Prince très machiavélique: il a acquis son royaume par vertu et par ruse plus que par fortune; il a éliminé tout concurrent au pouvoir (M. VI)52; il a donné une seule langue - plus harmonieuse - à ses sujets, (M. III); il a choisi de vivre au centre de son nouvel Etat (M. III); il a su combattre et commander en guerre et a créé une milice nationale et fidèle, qu'il maintient en exercice aussi bien par le service obligatoire que par la guerre aux frontières (M. XII). Il s'est préoccupé de créer un état religieux, bien plus facile à garder que les autres (M.III). Il a été, surtout, lion et renard, et sa loi a été imposée, plus que partagée: c’est ce qui ressort clairement lors du choix de la forme du gouvernement, quand Sévarias prend sa décision contre l’avis des siens.
Dans ce discours, l'alternative juridique à Sévarias est représentée par Siden, dont l’importance symbolique dépasse les bornes de l’épisode austral où il est protagoniste. Son nom même, acronyme de Denis comme Sévarias l’est de Vairasse, le lie indissolublement au héros Sévarambe: comme celui-ci, même si sur un mode mineur et avec bien moins de moyens, il organise et commande une «petite» communauté53; comme lui il donne des règles pour assurer le bien de son groupe. À la différence de Sévarias, toutefois, il est élu de tout son peuple, et est donc chef par consensus et non par force ni par ruse. La portée contractualiste54 de l'épisode émerge clairement dans les conditions posées par Siden lors de son élection et acceptée par ses camarades. La finalité des décisions convenues est évidemment sécuritaire, les survivants se sentant menacés dans une terre inconnue et probablement hostile; le pacte toutefois n'aboutit pas à un pouvoir sans bornes: l'allusion au poids, en termes de voix, du nouveau chef dans les délibérations suggère des possibilités politiques et juridiques de renversement en cas de rapports trop déséquilibrées.
Il y a ensuite la variante négative de Sévarias, identique dans les prémisses mais contraire dans les effets, représentée par un véritable alter-ego: il s’agit de l'odieux Stroukaras ("l'Imposteur"), fondateur de la religion et de l’état des Stroukarambes, dont l'histoire ouvre la dernière partie du récit. Stroukaras, lui aussi héros éponyme de son peuple, a agi exactement comme le Parsi, se servant de la force, de la religion et de faux miracles pour conquérir le pouvoir55 et pour l'assurer à ses prêtres. Ce qui change, ce sont les fins (le bien du peuple pour Sévarias; les biens et les vices personnels pour Stroukaras et ses prêtres) et une partie des comportements. Les mauvais prêtres stroukarambes, en effet, commettent les pires erreurs qui, selon Machiavel, causent sans faille la perte du Prince: loin de se préoccuper du bien de leur peuple, ils s’emparent des femmes et des biens d’autrui (M.XIX). Le fruit de la relation droit/force n’est ainsi ni le juste, ni le bien. Il est à propos d’écouter sur ce point ce que Pascal écrivait, une dizaine d’année plus tôt
[…] La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste56
[…] Sans doute l’égalité des biens est juste, mais ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien 57
Face au pessimisme classique de Pascal et au volontarisme héroïque de Machiavel, l’utopie veirassienne choisit la voie de la force juste et de cette «égalité» qui paraît impossible, mais que peut-être Force et Ruse pourraient réaliser, une fois soutenues par Raison, Nature et Vertu.
Conclusions narratologiques
Si l’Utopie est le seul modèle de société idéale bâti sur la loi, et porteur d’une conception «réformiste»58 de la politique, le récit veirassien est sûrement utopique dans son essence. Sa structure narrative justifie pourtant les perplexités des lecteurs de l'époque, au-delà de l'apparat paratextuel et des éléments du cadre narratif visant à lui conférer des lettres d'authenticité: on y retrouve en effet la topique et les structures de bien de sous-genres, du roman d’aventures à la relation de voyage, du roman d’apprentissage aux histoires sentimentales et tragiques59; la pure utopie - qui ne se nomme encore ainsi, mais qui est évoquée obliquement par l'auteur lui-même par les références de sa préface - n'occupe, comme on l'a vu, qu'une moindre partie de l'ensemble. La présence latente d'un long discours "sur" la loi, pourtant, non seulement rend remarquablement unitaire un récit si apparemment disparate, mais le transfigure, en rendant aussi chaque partie "autre" par rapport au schémas dont elle semblerait se réclamer.
a. discours de Loi et structures textuelles
La "robinsonnade" initiale, par exemple - naufrage, recherche d'un lieu sûr et de moyens de survivance - vire rapidement au social et surtout, une fois montrées les modalités de "dévolution de la souveraineté" et la typologie du pacte qui en découle, elle est tout à coup abandonnée en faveur d'un voyage de découverte de la nouvelle civilisation. Est-ce alors une aventure ou un "exemplum"? Est-ce la démonstration qu'un pacte est possible, ou celle qu'un contrat aux traits assez "démocratiques" ne peut être établi qu'à une petite échelle et à un stade primaire du développement étatique? Les remontrances des Sévarambes contre les règles établies à propos des femmes, qui pourtant ont sauvé la paix dans la petite communauté, sembleraient souscrire à cette dernière interprétation.
La "relation de voyage" et de découverte à l'intérieur du pays, malgré la description de fleuves, villes, bâtiments et fêtes grandioses, ne tarde à se révéler, sur le plan symbolique, comme une sorte de lente pénétration préparatoire au rayonnement politique final de l'Etat Sévarambe, avec sa structure administrative, ses généalogies de rois, les fondements et les réformes de son droit. Cette technique d'approche, la même employée pour nous familiariser progressivement avec la langue utopique, contribue aussi à transformer ce voyage, grâce aux renvois continués à une loi juste, bonne et belle, en une sorte d'ascèse métaphorique et spirituelle, culminant dans la conversion à la religion du Soleil d'une partie des européens, conscients pourtant de la valeur purement sociopolitique de ce culte.
Le "roman d'apprentissage" paraît avoir tous les traits du genre60: jeunesse du héros, formation, voyages, péripéties (réduction en esclavage, libération, perte d'un ami, récupération de l'ami, amours dangereux), et ainsi de suite. À l'issue d'un tel parcours, pourtant, on ne se trouve pas devant le héros traditionnel ayant pris conscience de ses limites face au monde: on se trouve face à un champion machiavélique qui a appris à dominer le monde pour le faire correspondre à ses convictions. La preuve en est qu'en monarque absolu il a souverainement choisi, contre la volonté de ses compagnons, la Loi qui convenait à son nouveau peuple.
Quant aux digressions romanesques qui émaillent le récit, malgré l'emploi de stéréotypes sentimentaux (Ulisbe l'adultère est pardonnée par son mari dans une longue déclaration d'amour; Bémistar se déguise en femme pour approcher l'aimée comme dans l'Astrée), elles prennent tout leur sens seulement si on les insère dans le cycle Loi/ transgression/ punition typique de l'histoire tragique et si on leur attribue le rôle exemplaire la caractérise.
Qui plus est, le modèle traditionnel lui-même, hérité de Platon et de More, se transforme: précédée par l'Histoire, disloquée à la périphérie du récit, l'utopie entre dans la trame d'un discours qui la dépasse, un discours "sur" la loi qui devient, par là même, un discours sur elle-même. Avant même d'avoir été baptisée officiellement comme telle, l' "utopie" tend à devenir Méta-utopie. La filiation littéraire désavouée dans l'introduction agit au contraire dans le texte, en instaurant, aussi, un dialogue avec ses modèles et, pourquoi pas, avec le lecteur averti et complice.
Cette méta-dimension, en outre, prend un sens supplémentaire et imprévu quand on la projette sur la toile de fond constituée de l'identité auctoriale. Sans aucun doute, c'est l'auteur lui-même qui nous invite à le faire: Siden et Sévarias ne sont-ils pas aussi bien ce Denis qui a couru réellement le monde, en soldat et en aventurier, comme il nous le raconte lui-même dans les premières pages de son œuvre61, que ce Veiras/Vairasse, capable de parler du droit à bon escient, en sérieux homme de loi:
"...ces considérations [la mort de mon père] m'obligèrent à retourner dans mon pays où les insistances de ma mère me firent quitter l'épée pour la robe: il fallut s'appliquer à l'étude du droit et j'y fis d'assez grands progrès en quatre ou cinq années de temps, pour pouvoir prendre le grade de docteur. Je fus reçu avocat en la cour souveraine de mon pays, degré par où il faut passer pour monter aux dignités plus élevées" (31)
L'emploi des deux acronymes a fait souvent accuser notre écrivain de vanité. Il me paraît plus productif d'en souligner ici la portée symbolique et la fonction narratologique: ils sont là pour indiquer les deux pôles d'un discours intérieur, englobant potentiellement tous les autres segments de la narration pour les réduire à des cas de figure. Les acronymes exotiques masquent et révèlent l'auteur comme les blocs narratifs masquent et révèlent un traité.
Conclusion historique
Au moment le plus haut de l'absolutisme monarchique et en plein milieu d'une globalisation tumultueuse et féroce, l'utopie veirassienne semble s'interroger sur le sens de son monde et sur les routes à venir. Elle mêle vertigineusement genres littéraires, actualité politique et géopolitique, religieuse, économique, dans le creuset d'une réflexion sur la société et sur l'état. Ce faisant, elle paraît résumer son passé; mais elle indique les pistes conduisant au siècle suivant: le discours sur la loi, la présence persane, la recherche du bonheur, le lien entre bonheur et bonté, si proche de celui du bonheur et de la vertu, ont déjà le goût des Lumières. L'utopie, on le sait, est un genre d'espoir, et ne peut s'accorder au pessimisme classique, tragiquement incapable, en partant d'un point de vue éthique, de composer le dilemme crucial séparant la force, la justice et la loi. Veiras s'éloigne de Pascal pour nous projeter plus avant, là où l'utopie devient désir aigu de comprendre la nature pour réformer la réalité:
Si je pouvais faire en sorte que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois; qu'on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve; je me croirais le plus heureux des mortels. Si je pouvais faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir, je me croirais le plus heureux des mortels. Je me croirais le plus heureux des mortels, si je pouvais faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même. C'est en cherchant à instruire les hommes, que l'on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l'amour de tous. L'homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable d'en connaître sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe.62
Note
↑ 1 Nous reprenons, par sa clarté classificatoire, les analyses de AVILES, M. A. R., La utopia del derecho, "Anuario de Filosofía del Derecho", 19, 2002, pp. 431-460 (publié aussi en anglais : The Law-based Utopia "Critical Review of International Social and Political Philosophy", Vol. 3, Nos. 2 & 3, Summer/Autumn, 2000, ed. B. Goodwin, pp. 225-248; ou encore The Philosophy of Utopia, London, B. Goodwin, Frank Cass, 2001 pp. 225-248); et Ideología y utopía: una aproximación a la conexión entre las ideologías políticas y los modelos de sociedad ideal , "Revista de Estudios Políticos" (nueva época),128, abril-junio (2005), pp. 87-128.
↑ 2 Le titre complet de l’œuvre éponyme de More est en effet Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus de optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia
↑ 3 Les articles sont : Ouessant, où le mot Utopie est écrit avec une initiale majuscule, et se trouve à côté de Platon, mais où More n’est pas directement évoqué; et Datif, où apparaît la référence précise non seulement au texte de More, mais aussi à sa traduction française de 1643, par Sorbière.
↑ 4 Le titre complet est en effet Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus de optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia (Louvain,Th. Martens, 1516)
↑ 5 Les connotations positives liées à la portée pédagogique et à la noblesse de la « Fable » des Anciens ont laissé la place à des sens plus négatifs : FABULEUX, EUSE. adj. Feint, controuvé, inventé. Cela est fabuleux. Livre fabuleux. Histoire, narration fabuleuse. Les Divinités fabuleuses. L'histoire des temps fabuleux.
↑ 6 Je souligne
↑ 7 Il n'est que trop facile d'entrevoir ici l'atmosphère des années 1930, avec les souvenirs brûlants de la Grande Guerre, le fascisme et le nazisme, la course aux réarmement ; mais aussi avec les efforts de concrétiser l'idée utopique de la paix universelle autour de la Société des Nations et ses idéaux de désarmement global, d'amélioration de la qualité de la vie et de résolution des conflits à travers la négociation. La SdN avait été créée par le Traité de Versailles en 1919 sous l'impulsion du président américain Wilson, mais le Congrès des EE.UU avait voté contre la participation américaine; L'Allemagne, admise en 1926, sort de la Société en 1933, après avoir commencé à se réarmer; le Japon, qui avait envahi la Mandchourie en 1931, fait de même, la même année. L'Italie en sort lors de la guerre d'Ethiopie (1935-36), par réaction contre les célèbres "sanctions". La lutte entre "utopie de paix" et "menaces de guerre" a donc une portée idéologique et une actualité bien réelle lors de la publication de la 8ème édition du Dictionnaire de l'Académie. L'Utopie de More paraît désormais bien éloignée.
↑ 8 Les années 1930 sont les dernières années de l'utopie en marche : socialisme pour tout le monde ou pour un seul Pays? L'Union Soviétique, où Staline venait seulement de prendre le pouvoir, se présentait encore comme un pays où la réalisation de l’utopie pouvait être possible. Le communisme se présente (surtout avant Staline) comme un modèle de société réelle dont la mission est de faire triompher l'utopie sur Terre. Voir, sur le XXème siècle et l'utopie VENNER, D., Le Siècle de 1914 / Utopies, guerres et révolutions en Europe au XXe siècle, Paris, Pygmalion, 2006.
↑ 9 naufrage et mort du narrateur lors de son voyage de retour en Angleterre; publication de ses mémoires récupérées par un ami connu sur le navire, etc.
↑ 10 Une première partie du texte est publiée en anglais à Londres en 1675; deux ans après, en 1677, c'est le tour d'une édition française plus ample; l'édition complète sort en français, à Paris, en 1679. L'ouvrage connut tout de suite des rééditions et des traductions en différentes langues européennes. Voir l'Introduction de l'édition de M. Rolland (note 13)
↑ 11 TODERICI, R., L’utopie à l’Âge Classique : quelques éléments pour la fondation d’un genre littéraire, « Phantasma », Centre de Recherches sur l’Imaginaire, Université de Cluj Napoca, http://phantasma.ro/wp/?p=4079
↑ 12 En réalité, la citation renvoie à l'Avertissement de l'éditeur de 1787, qui insère l'œuvre dans le Vème volume de ses Voyages imaginaires. Mais c'est dans l'Avis de 1677 que l'idée non pas de la vraisemblance, mais de la vérité de l'histoire est adroitement présentée, comme on le voit dans la citation suivante
↑ 13 Je souligne
↑ 14 VEIRAS, D., Histoire des Sévarambes, Amiens, Ancrage Editions, 1994 (Introduction par Michel ROLLAND), p. 25, je souligne. Les citations, sauf indication différente, sont tirées de cette édition moderne; les statistiques, au contraire, pour des raisons techniques, ont été effectuées à partir de l'édition de 1787 disponible en ligne (Ve vol. de la collection Garnier des Voyages imaginaires, publiée de 1787 à 1789).
↑ 15 C'est au XVIIème siècle que les côtes de l'Australie deviennent l'objet d'explorations européennes, même si les contours imprécis de la côte septentrionale du continent apparaissent déjà dans la cartographie du siècle précédent (par ex. planisphères et globes de Johann Schöner, 1515, 1520 1522; cartes de l'Ecole de Dieppe; cartes de Ortelius vers 1570, etc.). Mais les contacts et les explorations commencent en 1606, quand Willem Janszoon à bord du Duyfken débarque sur la côte occidentale du Cap York (Queensland). C'est le premier débarquement européen répertorié sur les côtes australiennes. Pendant tout le siècle, d'autres hollandais débarquèrent et contournèrent celle qu'ils appelèrent "Nouvelle Hollande", entre autres Hartog (1616) et Tasman (1642-43), même si les véritables explorations ne commencèrent qu'au XVIIIème siècle, après l'expédition de Cook (1768-1770).
↑ 16 Dans les années Soixante et Soixante-dix du siècle la politique colbertienne et Louisquatorzienne essaie de réorganiser les Compagnies commerciales et les territoires qu'elles contrôlent, dans un but de cohérence et d'efficacité. La Compagnie des Indes Occidentales est créée en 1664 et dissoutes en 1674, date de la reprise par de l'administration directe du Québec, rattaché au Domaine royal. Toujours en 1664 est créée la Compagnie de la France Equinoxiale, etc. La politique royale oscille entre la vieille conception de l'expansion commerciale des comptoirs maritimes et la stratégie à long terme de l'occupation de territoires, qui dominera au XIXème siècle.
↑ 17 Les voyageurs français de qui on lisait les relations venant de sortir à l'époque (voir infra, n. 14) ne sont pas des spécialistes, mais des marchands. Même de Tavernier on a pu dire, tout en le louant, qu' "Il n’avait ni la perspicacité d’un observateur scientifique, ni la pratique d’un écrivain de métier" (POURMAZAHERI, A. e F., Les voyages de Tavernier en terre persane, "La revue de Teheran", 46, 2009)
↑ 18 ROLLAND, M., Introduction à VEIRAS, D., Histoire des Sévarambes, cit., p. 12
↑ 19 Inaugurées sous Chah Abbās Ier (1588-1629), les relations franco-persanes amènent l'établissement de missions religieuses (Capucins, Carmes, Jésuites) et marchandes (Louis Deshaies), avec des tentatives d'obtenir des privilèges pour les Français (tentatives échouées à cause de l'hostilité Ottomane)
↑ 20 THEVENOT, Jean, Relation d’un voyage fait au Levant. Paris, Billaine, 1665. C'est la relation de son premier voyage. En 1674 (trois ans avant l'édition française des Sévarambes) sort la seconde partie de l'œuvre, et en 1684 la troisième
↑ 21 Six voyages de J. B. Tavernier, 1676. Publié juste une année avant la première édition française des Sévarambes.
↑ 22 V. sur les voyages de l'époque en Perse JAQUIN, F., Le voyage en Perse au XVIIe siècle, Paris, Belin, 2010. Sur Tavernier en Perse, par ex. POURMAZAHERI, A. e F., Les voyages de Tavernier en terre persane, "La revue de Teheran", 46, 2009, cité. Voir aussi, sur Melchisedec Thévenot, l'article très complet de Wikipedia, en anglais http://en.wikipedia.org/wiki/Melchis%C3%A9dech_Th%C3%A9venot . Sur Jean Thévenot, voir BOISSEL J. Le Voyage en Perse de Jean Thévenot, "Cahiers de l'Association internationale des études francaises", 1975, n.27. pp. 109-122
↑ 23 Selon la plupart des commentateurs, Veiras se serait inspiré aussi de Inca Garcilaso de la Vega. V. par ex. RONZEAUD. P., L’espace dans les utopies littéraires du règne de Louis XIV, "Études littéraires", vol. 34, n° 1-2, 2002, p. 281.
↑ 24 Cité par BOUREZ, M.-Th., La terre australe inconnue et l’ « Histoire des Sévarambes » (1677) de Denis Veiras, in AA.VV., Le voyage austral, Grenoble, ELLUG, p. 38. Voici le passage complet: Les uns le prirent à la vérité pour une belle idée, imaginée par l’Auteur, pour s’égaïer et se divertir ; les autres crurent de bonne foi qu’on leur y racontait sincèrement les particularités d’une nouvelle découverte ; mais d’autres, plus fins ou défiants, pénétrèrent plus loin et crurent découvrir que c’était un Ouvrage dangereux qui sous le voile de la Fiction en voulait directement à la religion et au gouvernement.
↑ 25 RACAULT, J.-M., L’Océan Indien et l’utopie aux XVIIe et XVIIIe siècles, in AA.VV., Sur la route des Indes Orientales, Faasano-Paris, Schena-Nizet, p.81. Il situe l'œuvre dans le cadre de la crise romanesque du dernier tiers du XVIIème siècle.
↑ 26 op. cit, p. 282
↑ 27 Voir MINERVA, N., Lingue d’utopia. Un contributo essenziale per un assetto armonico, in "MORUS – Utopia e Renascimento" (Universidade Estadual de Campinas, Brasile), n. 6 , 2009, 423-433; et POLI, S. De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus : voyage dans l’imaginaire linguistique de L’histoire des Sévarambes, in AA.VV., L’île au XVIIe siècle : jeux et enjeux, Tübingen, G. Narr, 2010, pp. 225-239
↑ 28 La statistique a été effectuée en utilisant le programme de recherche de mots inclus dans le logiciel Adobe Acrobat, et sur le texte .pdf de l'édition du 1787 (Voir la note 9). L'état du texte rend la statistique imprécise, et ne permet pas une analyse comparée des fréquences de tous les mots qui le composent; nous nous sommes donc bornés à des dépouillements ponctuels pour avoir des termes de comparaisons en tout cas significatifs.
↑ 29 La question de la véritable position religieuse du protestant Veiras - protestant? déiste? athée? - a alimenté pendant longtemps le débat critique. /b:note]
↑ 30 Bien plus que "religion, religieux (nom et adjectif!) et ... prêtres", qui ne parviennent ensemble qu'à 183 occurrences, malgré l'oscillation grammaticale des termes choisis, la fréquence de personnages "prêtres"(66) dans quelques épisodes spécifiques et la double qualité grammaticale de "religieux".
↑ 31 On a mené une rapide enquête en utilisant le même logiciel que pour le texte de Veiras. Etant donné l'état plutôt mauvais du document .pdf, l'outil de reconnaissance optique a été utilisé occurrence par occurrence, en lisant rapidement les pages interposées. Il se peut que quelques occurrences aient échappé à l'analyse: mais l'écart entre Sévarambes et Terre australe est trop grand pour que quelques unités en plus soient significatives.0
↑ 32 Toutes les citations tirées de notre sommaire analyse du corpus textuel viennent de l'éditions de 1787 (voir la n. 9)
↑ 33 HOBBES, Th., Leviathan or the Matter, Forme and Power of A Commonwealth Ecclesiastical and civil , London, Andrew Crooke, at the Green Dragon In St. Pauls Church-yard, 1651, Chap. 30. Ici j’utilise la version électronique de Philippe Folliot (http://philotra.pagesperso-orange.fr/levtabl.htm)
↑ 34 ibidem. Je souligne
↑ 35 On a longtemps discuté à propos de l'influence de Garcilaso de la Vega sur Veiras.
↑ 36 Ce qui manque, dans une liste qui comprend travailleurs de la terre, ouvriers et artisans exerçant des métiers « mécaniques » ou « plus subtils et plus ingénieux », marchands, bourgeois exerçant les arts libéraux, gentilshommes et seigneurs , est l’ordre religieux, en raison de la fusion des fonctions politiques et religieuses de l’état sévarambe. Qui, pourtant, a bien ses prêtres. Pourrait-on y entrevoir une organisation "protestante" de la fonction?
↑ 37 Le terme a ici une valeur générale et rétroactive. L'éthique sociale, qui de nos jours est à la base des codes déontologiques, et du débats autour des "droits", en occupant une place de choix dans la réflexion théorique dans les débats culturels du XXIème siècle, plonge ses racines dans l'éthique de la vertu (de Platon et d'Aristote au XVIIIème siècle, en passant par la scolastique du Moyen Âge), l'éthique appliquée et normative (typique d'un monde "professionnalisé"); mais sa présence est fondamentale dans les récits utopiques. /b:note]
↑ 38 Beauté/beautés : 38 occurrences au moins; beau /beaux 58 ; belle/belles : 80 . Bonté/bontés : 14 ; bon/bons : 68 ; bonne/bonnes : 71
↑ 39 Je souligne
↑ 40 Veiras est aussi l’auteur d’une Grammaire méthodique française (1681)
↑ 41 Voir p. ex. à ce propos BELLAGAMBA, U., Les représentations de la science moderne dans l'utopie, à travers les oeuvres de Tommaso Campanella et de Francis Bacon, dans AA.VV., Juristes en Utopie (FERRAND, J. éd.), Paris, L’Harmattan, 2010, pp.217.
↑ 42 De ce point de vue, le récit monarchique de Veiras nous projette vers la Révolution américaine, qui proclame pour l'homme le droit au bonheur, et e la Constitution française de 1793, déclarant dans son premier article que "le but de la société est le bonheur commun".
↑ 43 L'adjectif est en tout cas symptomatique...
↑ 44 Je souligne
↑ 45 L’étiquette de “genre”, floue en elle-même, est ici utilisée dans un sens générique, par commodité. On pourrait plus correctement parler de sous-genres, mais on risque d’évoquer une notion encore moins précise.
↑ 46 C’est un détail qui pourrait être souligné davantage, car, même à l’intérieur de la tradition des « robinsonnades » il peut marquer la différence entre deux mentalités, deux types de monarchie et deux modèles de développement politique et économique. V. p. ex. FLAHAULT. F., Le paradoxe de Robinson : Capitalisme et société, Paris, Éditions Mille et une nuits, coll. « Les petits libres N° 59 », 2005, pp.174
↑ 47 La « manière réglée » est très hiérarchique : une femme pour chaque officier ; et pour les autres une femme à tour de rôle, avec des délais progressifs en descendant l’échelle sociale.
↑ 48 dans la IVème partie, l'avant-dernière
↑ 49 Comme, entre autres, quelques peuplades des Iles de la Sonde, tout près de l'Australie. Ce qui donne un goût supplémentaire de vérité au récit.
↑ 50 Sévaris a voyagé en Europe et en Asie, a connu l’élite sociale des pays visités, mais il a été aussi capturé et réduit en esclavage pendant une traversée maritime (comme tant de protagonistes de romans d’amour et d’aventure de l’époque)
↑ 51 Le jeu des noms des protagonistes et leur relation avec le nom de l'auteur est bien connue: le choix des acronymes Siden/Denis et Vairasse/Sévarias a été souvent jugé sous l'angle de la psychologie et de l'ego de Veiras; mais il y a là une valeur symbolique qu'il vaudrait peut-être la peine d'approfondir.
↑ 52 Entre parenthèses, dans les allusions au Prince de Machiavel, les chapitres principaux où les thèmes indiqués sont traités
↑ 53 Sans doute, une affaire plus circonstancielle…au niveau de prénom : le nom au contraire a toute la puissance de la Société et de l’Histoire !
↑ 54 Sur le contractualisme voir parex. MELKEVIK, B., Rawls Ou Habermas: Une Question de Philosophie du Droit, Québec, Univ. de Laval, pp.42 et suiv.
↑ 55 Sur la conception religieuse de Veiras on a versé des fleuves d'encre: v., p. ex. RACAULT, J.-M., La Bible travestie : libertinage et parodie antichrétienne dans les littératures de l'ailleurs à l'âge classique, in Nulle part et ses environs : voyage aux confins de l'utopie littéraire classique, Paris, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003; ou encore BETTS, J.C., Early Deism in France: From the so-called 'déistes' of Lyon (1564) to Voltaire's 'Lettres philosophiques' (1734), La Haye, Martinus Nijoff, 1984 (Chap. 5). Mais ce n'est pas ici notre sujet.
↑ 56 Fragment Raisons des effets n° 20 / 21 (http://www.penseesdepascal.fr/Raisons/Raisons20-moderne.php). Je souligne.
↑ 57 Fragment Raisons des effets n° 2 / 21 (http://www.penseesdepascal.fr/Raisons/Raisons2-moderne.php)
↑ 58 V. par ex. LACROIX, Y., L'Utopia de Thomas More: Et la tradition platonicienne, Paris, Vrin, 2007 ; en particulier Le réformisme utopiste, pp. 283 e suiv.
↑ 59 dans les épisodes romanesques intercalés
↑ 60 L'emploi du terme pourrait être considéré comme anachronique: l'étiquette de Bildungsroman naît pour désigner le roman de formation de la fin du XVIIIème et du XIXème siècle. Mais l'extension n'est pas abusive, vu la parenté avec les romans de formations et d'aventures des siècles précédents. Le texte veirassien entre aisément dans le cadre: voir p. ex. RACAULT, J.-M., Pédagogie du voyage et formation politique : l’apprentissage du législateur dans l’utopie classique de Veiras à Terrasson, in AA.VV. (Paolo Carile éd.), La formazione del Principe in Europa dal Quattrocento al Seicento, Actes du colloque de l’Université de Ferrare (Italie), 19-20 avril 2002, Rome, Aracne, et Paris, La Tour de Babel, coll. «Italiques», 2004, p. 277-294. Le mot revient souvent à différents titres sous la plume des critiques: Lise LEIBACHER-OUVRARD, par exemple, parle d'"apprentissage du Perse [Sévarias], [qui] est le moyen d'espionner et de s'approprier les nouveautés de l'Europe et de l'Asie...", ( Libertinage et utopies sous le règne de Louis XIV, Genève, Droz, 1989, p. 30)
↑ 61 Dans la première page il nous met à part de sa passion pour les voyages, pour les livres de voyages et pour les relations décrivant les Pays étrangers et les nouvelles découvertes. Il fait allusion à son service militaire au Piémont (à 15 ans) et en Catalogne
↑ 62 MONTESQUIEU, Introduction à De l'esprit des lois , vol. II, (par L. Versini), Paris, Gallimard, 1995