Le sentiment de la langue ou les accents de l’exil
Abstract
Italiano | Inglese | FranceseDi fronte alla dissoluzione di ogni forma di frontiera in nome del Tout-Monde, l’inchiostro degli scrittori dell’extrême contemporain s’impadronisce di questa nozione – ormai mobile e dinamica – per lacerare e creare identità. Cosa resta, allora, dell’esilio? Fra un Nord perdu ed un Orient désert, le pagine di alcuni autori (Patrick Chamoiseau, Alain Fleischer, Nancy Huston, Leïla Sebbar, Richard Millet) esplorano il sentiment de la langue, bussola capace di snidare le ambiguità ed i paradossi dell’approccio letterario a questa figura controversa.
Face à la dissolution de toute forme de frontière au nom du Tout-Monde, l’encre des écrivains de l’extrême contemporain s’empare tout de même de cette notion – désormais mobile et dynamique – pour déchirer et pour créer des identités. Qu’en est-il, alors, de l’exil? Quel type de rupture soutient, par conséquent, cette condition?
Cette étude vise à interroger les mécanismes d’écriture adoptés par des auteurs tels que Nancy Huston, Alain Fleischer, Leïla Sebbar, Richard Millet, pour rendre le monde de l’exilé à l’aide du jeu éponge-passoire. La comparaison entre les choix d’auteurs venus d’ailleurs ou partis ailleurs déjouera aussi, à ce propos, les ambiguïtés et les paradoxes qui caractérisent l’approche littéraire de l’exil par rapport à la présence controversée d’une frontière toujours à rechercher ou, en tout cas, à réorienter. En tenant compte de l’oscillation perte-vide, remise en question dans les écritures actuelles par un Nord perdu ou par un Orient désert, l’exploration du sentiment de la langue tel qu’il apparaît au fil de ces pages analysera de près les ressources possibles et les contraintes d’une littérature dite migrante.
1. Pierre-Monde
Forme perméable, de passage qui met en relation deux états de l’étant, comme le soutient Édouard Glissant dans son approche du Tout-Monde, la frontière effrite toute certitude en s’imposant en tant que «point de reprise et de ralliement» (GLISSANT, 2006: 11), de lumière et d’obscurité. Comme la Pierre-monde, le rocher où s’ancre la complexité du chaos, elle se rapporte désormais à une Totalité qui se construit par accumulations de différences et de rapports de différences. Au nom de la mobilité de ce géomorphisme, qui ne fait pas de l’insularité un lieu clos, la tension entre exclamation et interrogation redéfinit sans cesse les limites. D’où la création d’une nouvelle région du monde «qui désigne ses lieux sur toutes les étendues données et imaginables, et dont seuls quelques-uns avaient pu prévoir au loin les errances et les obscurités» (GLISSANT, 2006: 21). Les points cardinaux n’échappent même pas à ces fluctuations; si l’Est et l’Ouest constituent déjà des variables humaines, l’impact avec la stabilité du Nord et du Sud amplifie tellement l’effet-différence que le déplacement se construit par diffraction, à travers la Trace des lignes de fuite éclatées, «présence-sans-matière offerte à l’émotion» (CHAMOISEAU, 2002: 130). L’égarement qui en dérive s’accroche aux mots par «un cri qui prend l’air» (CHAMOISEAU, 2002: 17) et qui en déroute le matériau. Loin de figurer le monde ni comme un tableau capable d’en fixer les formes ni comme une représentation attentive à leur déroulement, le «cri» – mot-clé de la sensibilité caribéenne – cadence le silence, la diversité, à travers des relations, des liens magnétiques ouverts au probable, à l’infini que seul l’art peut soutenir. Si le monde est tout ce qui est connu, le Tout-Monde est l’inconnu où centre et périphérie sont interchangeables et où convergent toutes les langues pour «deviner l’impossible» (CHAMOISEAU, 2002: 73-74). D’après Glissant, «la Relation ne reconnaît pas de frontière, ni dans les espaces ni dans les temps, pourtant nous avons besoin des frontières. Mais c’est parce que la Relation est la frontière fondamentale, qui est le passage ouvert» (GLISSANT, 2006: 97).
Les variations identitaires établissent une étroite connivence avec les langues, pistes privilégiées d’une pensée marronne, d’une pensée de l’errance, capable de neutraliser toute antinomie entre langue dominante et langue dominée et de répondre aux inquiétudes créatrices de Patrick Chamoiseau:
Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie?
Comment écrire, dominé? (CHAMOISEAU, 2002: 17)
À travers l’attitude archipélique qui porte l’Autre sans renoncer au «je», la fragilité, l’ambivalence et l’intuition évitent toute cristallisation de la mémoire unique et font de tout lieu un espace en devenir – non un territoire – où le sentiment de la langue ne recoupe pas celui de la nation. D’ailleurs, tout en guettant la mort de la langue qui est en lui-même, Richard Millet aussi souligne que la nationalité n’apparaît pas quand l’écrivain écrit:
Je ne me sens français que lorsque je n’écris pas, ne parle pas, ne lis pas. Je ne suis français que par tout ce qui est extérieur à la langue – comme si écrire c’était entrer dans l’épreuve négative de la francité, entrer peu ou prou en rapport avec la mort de la langue et faire se refermer le monde qui, dès lors, se dresse dans toute son énigme […] (MILLET 2003: 21).
De plus, la langue française ne peut pas être vécue comme patrie parce qu’elle «est respiration singulière, bruissement incomparable, frémissement d’opacités et de transparences où nous apprenons à reconnaître des feux de plein midi, des voix nocturnes, d’étranges, de tremblantes figures qui sont peut-être les nôtres» (MILLET, 2003: 42).
Sans faire de son traité du crépuscule – Le Sentiment de la langue – une apologie ou une défense de la langue française, Millet prend, d’abord, les distances des clichés sur l’amour de la langue ou sur les bienfaits des métissages ethniques et culturels à cause de la dépossession du «je» qu’ils engendrent et, ensuite, il plonge la notion de langue à l’intérieur de sa poétique de l’ombre. Si Millet reconnaît que le français ne lui appartenait pas quand il était enfant parce que «C’était une langue sans épaisseur, une langue donnée, parentale» (MILLET, 2003: 15) et que sa passion pour l’arabe et le latin le poussait à chercher ses mots plutôt dans la terre, dans les débris des langues, il interroge la langue comme forme de retrait des conventions du temps, de l’espace, de la «syntaxe du monde». Né et grandi «dans un grand bruissement de langues» (MILLET, 2003: 19), il lui accorde la prérogative d’habiter le réel à travers les subjectivités avec la conviction que la langue est le souffle du monde et que celui-ci peut s’enténébrer seulement en elle. C’est autour des sonorités que la langue organise son dépaysement sans défigurer ni orner; tout est dans le clair-obscur du bruire qui frissonne et qui donne à la précarité la mesure du silence, du déploiement du murmure naturel. Loin d’être l’«utopie d’une musique du sens», le «bruissement de la langue» est la manifestation «singulière ou multiple, silencieuse ou sonore, tragique ou heureuse, du génie de la langue» (MILLET, 2003: 86-87), l’essence sous-jacente qui bouge entre le visible et l’invisible et qui marque le fait d’être au monde. Lumière, bruit et mémoire soutiennent ainsi un sentiment de la langue qui se fait sentiment de merveille et qui met à l’épreuve des formes de clandestinité prêtes à remettre en question la notion d’exil avec les revers problématiques de la condition d’exilé.
2. Sentimenthèque des passeurs
Parmi les voix venues d’ailleurs, dépourvues d’un sentiment géographique, la pierre-monde devient la boussole qui œuvre dans la spécificité des ressources individuelles de chaque imaginaire.
L’accent fantôme, spectre d’une langue, apparaît dans l’essai d’Alain Fleischer comme l’arrière-goût d’une appartenance et d’une distance à la fois, une «signature individuelle» (FLEISCHER 2005: 10) qui, empreinte d’une langue dans une autre, révèle de façon plus ou moins clandestine une dissemblance, entre forme de mémoire et marque de différence, une résistance à la mimésis parfaite. Les références autobiographiques dévoilent cette langue assiégeante qui n’appauvrit pas et les appréciations pour cette trace sonore des origines font apercevoir le tissage plus ou moins discret des notes identitaires. L’accentuation assure une profondeur, une valeur ajoutée, un trop qui donne une durée à l’insistance des propos. L’oreille, le caractère invisible soutient ce point de tension et de rupture, d’amplification qui revient à la plasticité de la langue et qui pose le problème de l’existence d’une langue hors contexte spatial et temporel et hors des origines:
Parler une langue étrangère «sans accent» peut donc signifier ou la parfaite imitation d’une origine et d’une identité adoptée, élues, ou le parfait effacement, la négation absolue de l’origine effective et de l’histoire individuelle, définitivement enterrés (FLEISCHER, 2005: 74).
Par conséquent, à quoi correspondrait l’accent d’un non-lieu, l'accent de nulle part? Que fixerait-il?
Nancy Huston aussi interroge son expérience de l’entre-deux-langues à travers l’analyse de son identité multiple. Dans Nord perdu suivi de Douze France, elle distingue d’abord la relation entre l’Est dont la perte désoriente et le Nord qui implique l’oubli de ce que l’on avait l’intention de dire. En particulier, à l’aide des passages français-anglais tirés des dictionnaires, elle creuse la définition de ce point cardinal et la rapporte à sa biographie. Le Nord est ainsi associé à quelque chose de majestueux qui «compense son vide» (HUSTON, 2004: 13) puisque c’est «une image pour dire qu’il y fait froid, et qu’il n’y a personne» (HUSTON, 2004: 14). Face à ce bouleversement, l’auteur propose ensuite l’enfance comme clé de lecture de l’identité; pour se sentir français, il faut avoir eu une enfance française:
L’enfance, c’est comme le noyau du fruit: le fruit, en grandissant, ne devient pas creux! Ce n’est pas parce que la chair s’épaissit autour de lui que le noyau disparaît… (HUSTON, 2004: 18).
La condition d’exilé apparaît alors comme une condition de richesse à cause de l’accumulation d’identités même contradictoires, mais, par rapport à l’enfance, Nancy Huston introduit une autre distinction entre l’expatrié et l’impatrié; le premier ne peut pas renier la spécificité de cette phase de sa vie tandis que le second vit «une douce illusion de continuité et d’évidence» (HUSTON, 2004: 19). L’expatrié «découvre de façon consciente (et parfois douloureuse) un certain nombre de réalités qui façonnent, le plus souvent à notre insu, la condition humaine» (HUSTON, 2004: 19).
Forme de rupture, l’exil fait de la langue un banc d’essai pour l’adaptation par imitation, un mur opaque où les troubles identitaires réfléchissent le caractère problématique d’une distance à afficher. Lorsque celle-ci concerne la mémoire, l’âge gère les mécanismes des relations; l’éponge identifie ceux des enfants avec sa capacité de pénétrer et d’accumuler les composants de l’étrangeté tandis que la passoire renvoie aux attitudes des adultes de traverser tout ce qui leur est extérieur.
Si, dans ces deux textes, Fleischer et Huston réfléchissent sur le carrefour des langues en tant que dimension autre et immédiatement tangible de la dernière frontière à travers le mélange du ton autobiographique et documentaire, la Sentimenthèque des passeurs offre des exemples où la dérive romanesque est à l’affût de la langue non comme envie d’appartenance, mais comme source de dépossession, de brisure douloureuse à laisser ouverte à jamais. C’est le cas des exils français de Je ne parle pas la langue de mon père de Leïla Sebbar et de Le sommeil sur les cendres de Richard Millet.
Leïla Sebbar reconstruit son roman familial en soulignant le fait qu’elle ne parle pas la langue de son père. L’arabe dont elle ressent le manque lui a permis de se tenir loin des tragédies algériennes et le silence paternel l’a protégée, sans tout de même éviter de lui faire ressentir son étrangeté. D’où le besoin de raconter, de reconstruire le non-dit. La langue est ainsi au cœur du récit; c’est elle qui lui donne la force pour détourner le témoignage et pour creuser ce trou. De plus, le père est un maître d’école, ce qui assure à sa volonté de prendre les distances de sa langue le goût de retrouver quand même sa propre mémoire par d’autres moyens, indirects et loin d’une approche généalogique explicite. La langue n’est plus l’outil incontournable du témoignage, mais la garantie du non-dit. L’existence passe ainsi sous silence; rien n’est crié ni déclaré. Le récit s’ouvre avec des données chronologiques, points de repère de la vie du père de Leïla Sebbar pour donner un fil à la mémoire; instituteur, directeur d’école, incarcéré en 1957, il a quitté l’Algérie en 1968, après l’indépendance. «Je ne parle pas la langue de mon père» (SEBBAR, 2003: 11), «Mon père ne m’a pas appris la langue de sa mère» (SEBBAR, 2003: 33), «Je n’ai pas parlé la langue d’Aïsha et de Fatima» (SEBBAR, 2003: 49), «Mon père ne m’a pas appris la langue des femmes de son peuple» (SEBBAR, 2003: 59), «Je n’ai pas appris la langue de mon père» (SEBBAR, 2003: 79), «Je ne parle pas la langue des sœurs de mon père» (SEBBAR, 2003: 105) introduisent les différentes parties du texte comme si l’auteur voulait insister sur la faille engendrée par un sentiment du manque qui, de façon paradoxale, ne désempare pas, mais qui protège et qui fait du père le noyau d’une généalogie au féminin.
La première déclaration est suivie par le besoin de poser des questions à quelqu’un qui ne veut pas parler et qui veut tout oublier pour ne pas souffrir. Les témoignages, comme l’assassinat de Feraoun, la description des quartiers algériens et des quartiers populaires de Paris, la salle de classe, les cris au stade, passent par des médiations ethnographiques – les barres de fer du récit –, avant d’insister sur les éléments sonores, grille fine qui affaiblit toute allure documentaire pour n’apprécier que l’écoute comme soutien de la narration. L’effet-protection émerge par une langue qui chuchote, qui n’est pas faite de mots, prisonniers du sens, ce qui n’empêche pas de lire les événements qui enveloppent l’histoire du père et de sa famille. Leur caractère incompréhensible tranche les relations familiales immédiates et directes, mais sans en compromettre la perception:
Je ne comprenais pas la langue de mon père, je l’entendais, dépourvue de sens, et je savais, à la voix, que mon père n’avait rien à craindre, au moment même où, peut-être, ces hommes des maisons pauvres lui apprenaient que l’OAS sillonnait les quartiers arabes (SEBBAR, 2003: 19).
Toute action et toute réaction est rapportée à la langue et aux bruits qui l’accompagnent, du rire en arabe du père aux distances, aux tons et aux intensités engendrés par les différentes émotions et par les mouvements de la voix. La réflexion de l’auteur sur l’attitude de son père de ne rien dire souligne la notion de langue étrangère, d’une langue qui «l’a séparé des mots qu’il aurait choisis pour nous, ses enfants» (SEBBAR, 2003: 20). Sous l’égide du conditionnel, qui marque l’hypothèse comme source du fictionnel, la langue de sa mère déploie ses possibilités narratives, mais c’est la langue étrangère qui l’aide à parler de ce qu’il fait passer sous silence et qui protège sa famille. La langue avec laquelle il parle à ses enfants est ainsi la langue de l’exil, celle qui a «l’accent, la voix, le rire, la colère de sa terre absente, abandonnée» (SEBBAR, 2003: 23). Le sens d’appartenance met en question la nationalité, comme dans le cas de l’hymne national chanté en arabe, mais l’interdiction apparaît en tant que facteur de distinction et de résistance. Face à la volonté insistante de dire, de demander, de savoir, le silence émerge comme s’il s’agissait de la seule condition partageable, la seule possible. Les hypothèses s’enchaînent sans cesse et les différentes postures linguistiques font ressortir l’aspect fictionnel:
Je me demande, retardataire, définitivement, si mon père, dans le silence de sa langue, obstiné, volontaire, n’a pas cherché, des années durant à résister, à nous résister, nous,ses enfants et sa femme (SEBBAR, 2003: 31).
À la langue française enfermée dans une citadelle où des injures pénètrent, langue qui met à l’abri, «la langue du travail, du pays chrétien qu’elles ne savent pas où placer dans l’univers» (SEBBAR, 2003: 45), s’oppose l’arabe, langue «roulée, hurlée, violente, obscène» (SEBBAR, 2003: 31).
Dans la deuxième déclaration, le lien négatif développe une généalogie matriarcale qui insiste sur l’intime. Le décor scolaire et les références au pays natal sont présents sous forme d’interdiction et les mots, toujours au cœur de la réflexion, tant sous forme de mémoire que de trace de l’étrangeté, se posent comme outils narratifs et fictionnels. Capables d’imposer le silence, de blesser, de hurler les crimes et les violences, ils se lancent comme à la fronde.
Avec la troisième reprise, la négation prend encore une fois les distances de l’arabe. Le conditionnel ouvre certaines données biographiques comme réponses aux contraintes pour un avenir meilleur. La narration se bifurque en même temps que la différence générationnelle apparaît. Par exemple, une femme arabe prévient le maître d’école que son fils veut le tuer, ce qui montre le respect pour le colonisateur et le refus de toute violence. Dans la quatrième partie, la négation est porteuse d’un manque, celui de la langue, et à travers la mise en question des liens généalogiques, l’actualité continue à faire diverger encore une fois la narration entre le décor français de La Courneuve et celui de l’Algérie. La reprise finale du titre du texte, suivie par le déploiement, au conditionnel, de l’hypothèse de revenir en Algérie pour apprendre des nouvelles d’autrui, confirme le rôle de la langue qui, à la forme négative, met à l’abri de toute violence.
Dans le cas de Richard Millet, le souci de la langue est toujours au cœur de sa réflexion et finit par investir également toute son œuvre. La nostalgie de la pureté perdue n’interroge pas seulement son identité d’écrivain français, mais aussi celle d’écrivain tout court dans sa relation étroite avec son outil essentiel:
Un écrivain ne vit pas sa langue en être de ressentiment; mais il y a en lui des manies, des haines, des rires exaspérés, des colères propres à tous ceux qui espèrent trouver dans le langage quelque apaisement (MILLET, 2003: 37-38).
Tout en reconnaissant la situation de précarité du français entre doute et reniement, aux prises avec une expiation historique difficile à soutenir à cause du désamour, Millet se montre sensible au fait d’entendre quelques différences dans la langue française venue d’ailleurs. Il ne croit pas à la pluralité des langues françaises puisque plusieurs particularismes nourrissent plutôt un tronc commun. Avec ces écrivains, il a un rapport semblable à celui qu’il entretient avec le jazz, un rapport de séduction, de bonheur léger mais qui n’est pas d’abandon au sacré, à l’obscur, à la mort, propre à la musique de Charpentier, Fauré, Messiaen, Grisey. Le français est une langue de révélation d’un mystère sans traduction. En tout cas, les écrivains venus d’ailleurs lui apprennent à «tempérer l’intransigeance» qu’il reproche aux écrivains de France, dont la langue est «souvent fade, incorrecte, prétentieuse, débraillée, imprécise, privée de sentiment» (MILLET, 2003: 41):
Dans ce qui s’écrit en français ailleurs qu’en France, il bruit quelque chose d’indéfinissable qui n’est pas dû seulement à quelque flamboiement verbal ou à l’étrangeté des métaphores, mais à de subtils déplacements syntaxiques, à des inflexions sémantiques autres, à des vocables inconnus (MILLET, 2003: 41).
Dans le jardin d’acclimatation qu’est la langue, Millet fait émerger sa condition d’exilé par rapport tant à la période passée après juillet 1967 quand il quitte le Liban – ce qui représente la fin de son enfance – qu’à sa façon d’être écrivain. Le sentiment géographique est lié à la mémoire alors que l’errance propre à l’acte d’écrire n’est ni rêverie ni méditation, mais frissonnements, goût du silence:
Qu’est-ce que le silence d’un écrivain, sinon une dérisoire conjonction de ressentiment, d’hébétude et de mélancolie? Combien douteuses nos palinodies, et risible notre exil! (MILLET, 2003: 93).
Dans L’Orient désert, Richard Millet explorait déjà sa double posture entre Orient et Occident, entre Liban et Limousin, en se laissant guider par la langue. En effet, c’est la découverte du mot «Beyrouth» à la station du métro Auber qui déclenche le souvenir ému de son enfance. Comparée à l’Aleph de Borges, cette inscription le laisse dans l’incertitude propre à l’errance, ce qui ne renvoie pas à une invitation au voyage. Ce n’est pas le paysage réel qui compte mais sa façon d’être une ombre:
Autant que des paysages réels, j’habite les incertitudes du temps, et davantage la littérature, la musique, le clair-obscur du souvenir, l’interstice entre les songes et le jour étant à peu près aussi vertigineux que l’intervalle que nous ne cessons de mesurer entre la vie et la mort. Je ne suis pas vraiment là – ni ailleurs. (MILLET, 2009: 12).
Ce récit de l’exil occidental fait de l’Orient l’attente poétique face à laquelle l’Occident est condamné à la mortification de la mémoire. La double enfance entre ténèbres et lumières, entre la France – «morne pays, morose, désenchanté» (MILLET, 2009: 72) – et le Liban, «pays où poussent les citrons verts, l’enfance, le lointain, le désert, l’immensité, l’infinie respiration divine» (MILLET, 2009: 54), est marquée par deux langues qui soutiennent son errance et son envie de disparaître. Une fois constatée l’impossibilité d’écrire cet âge, le paradoxe de son état d’exilé apparaît. La notion d’étrangeté le pousse à trouver au Liban une défense contre l’horreur de la province française. «Chemin, cheminement, allégement» à côté des mots (MILLET, 2009: 53) plutôt que voyage, ce mouvement est lié à la question de la langue, au silence source du littéraire, à l’accent variable qui brouille les identités et les protège:
Voyager, c’est perdre peu ou prou sa langue, comme on perd pied.
Je suis ici pour oublier le français contemporain; pour cesser d’être français, aussi bien. Oublier ma langue; celle-ci non pas chassée par une autre (l’arabe dialectal, tel que je le parle ici), mais renvoyée à ses états antérieurs, donc littéraires, sans nostalgie. Littéraire: une manière de se taire. Je suis venu me défaire dans le silence de la langue de ma condition de Français; c’est là une définition de l’écriture qu’il s’agit de porter au plus haut (MILLET, 2009: 69-70).
Faite de bruits, elle s’appuie sur le visuel pour remarquer la perte qui l’accompagne. Perdre sa langue ne signifie pas l’oublier, mais la faire passer sous silence à tel point d’acquérir un autre accent. D’où, alors, son français à l’accent libanais qui le protège en désorientant les interlocuteurs et en lui permettant de retrouver ainsi son autre enfance ou son arabe, faible du point de vue syntaxique et lexical, mais à l’accent excellent et surtout trompeur à tel point de ne plus être reconnu comme un français. L’accent peut avoir une fonction fictionnelle à cause de sa variabilité à tel point que Millet peut s’inventer des identités non françaises pour déstabiliser les autres mais aussi pour s’amuser:
Je me libanise avec une joie presque indicible, accent, mélange d’arabe et de français, idiolectes, masbaha égrené tout au long du jour, voix même qui se transforme (dans sa hauteur, son traîné), gestes plus lents, voire nonchalants? (MILLET, 2009: 126).
Voyager aux bords des langues signifie remonter vers les sources une fois constatée la sécheresse de la langue. Ce voyage ne concerne pas les paysages mais un système d’«échos, de miroirs, de résonances» (MILLET, 2009: 85) qui croise l’horizontal et le vertical. La langue n’est pas définie comme système linguistique, mais comme «bruit, son, souffle du désert, dernières neiges» (MILLET, 2009: 86). Elle tend à se personnifier avec la reprise de l’expression «comme dit la langue» (MILLET, 2009: 78) qui souligne certaines données figées («homme abandonné étant moins que rien» – MILLET, 2009: 72; «ni de la femme que je tente d’oublier» – MILLET, 2009: 81). Plutôt que parler d’errance, l’éloignement de soi-même, identifié par l’invitation à prendre le nord, se fait au nom de la marche, celle de la recherche d’un rythme qui se met à l’écoute des origines:
Ce que je suis: un écrivain en route dans sa langue. C’est dans la langue qu’on chemine, autant que dans le paysage (MILLET, 2009: 100).
L’impact avec la sonorité, avec la musique du silence, avec le bruire des langues mortes, permet de faire ressortir la condition de la langue aujourd’hui soumise à un processus de désertification où les mots se sont détachés du monde. L’histoire crée des liens pour échapper à l’étrangeté, au manque, à la mise à l’écart. C’est notamment le taire du taire, le bruire qui représente l’irréductible de toute langue, ce qui permet de dépasser tout lieu commun de l’exil. Nul devoir de mémoire, écriture comme cri hors de toute bouche, roi sans sujet ni territoire ni parole:
L’exil n’est pas ma condition. Le nomadisme non plus. Ni le métissage officiel. Fausse monnaie de l’écrivaillerie contemporaine. Il n’est d’exil que de langue. Vivre comme en une langue étrangère; écrire tel un étranger à sa langue, oui, oui, mais c’est aussi un lieu commun (MILLET, 2009: 185).
Lorsqu’en janvier 2010, Millet publie le récit d’enfance Brumes de Cimmérie et le roman Le Sommeil sur les cendres, il fait encore une fois des allers-retours Limousin-Liban, mais à travers deux points de vue renversés. Le premier est orienté vers Beyrouth par la voix directe de l’auteur, le second vers Siom par celle d’une femme, ce qui met l’exil à l’épreuve tant du biographique que du fictionnel à l’aide de la langue, dont la survivance est menacée par l’incapacité du récit de rendre l’énigme, l’indéchiffrable. D’où une autre manière de prendre les distances de la narration tout en étant à son intérieur.
Dans le premier texte, l’attention à la langue accompagne les détails documentaires sur la capitale libanaise, aux prises avec un phénomène d’autodestruction et de renaissance ininterrompues; sa prononciation en arabe ressemble à un «spasme de vomissement» (MILLET, 2010¹: 15). La comparaison entre la pluie française et la pluie libanaise, autre nom du silence issu des approches sensorielles, se fonde sur les différentes sonorités qui établissent des discontinuités des souvenirs. Mais la langue n’est pas seulement convoquée pour assurer les fonctions communicatives, elle souligne certaines expressions («apercevoir la Méditerranée ou me tourner vers le bleu du ciel pour échapper à des images qui m’empoisonnent l’existence, comme le dit si justement la langue»–MILLET, 2010¹: 29). L’attention aux structures linguistiques est aussi remarquable puisqu’elle renvoie ici tant aux sonorités qu’aux sens, comme dans le cas de Laqlouq; ce mot requiert d’avaler la consonne gaf, sorte de gloussement qui ne veut rien dire, mais qui peut être l’écho du mot louqlouqa, perle, qui évoque en français un nom esquimau. C’est à ce propos que Millet introduit la référence à son exil trentenaire, qui n’est pas seulement spatial mais aussi temporel puisqu’il vit par la pureté de la perte, de l’origine sans fond. Vocables anciens se franchissent leur espace en voyageant dans la langue qui matérialise, dégèle le temps («C’est pour nous rassurer que la langue parle du visage d’une ville, comme si, cette langue en qui est déposé le secret du temps, elle entendait nous consoler de ce que notre apparence se modifie aussi rapidement»– MILLET, 2010¹: 58). Le goût de la langue intervient aussi pour gérer certains choix linguistiques avec des reliefs grammaticaux, comme le cas du trait d’union qui remplace la préposition «de» et les articles. Le fait d’abréger les expressions par apocope ou asphère, ou le relâchement syntaxique, lit le passage de «centre de la ville» à «centre-ville» comme un moyen pour éviter des longueurs et des sonorités drôles. La variation d’accent est aussi soulignée par rapport au besoin d’anonymat, de fusion dans le décor libanais comme s’il était au théâtre des ombres. La double dénomination gastronomique de certains plats libanais dévoile la condition d’étrangeté, fait émerger la notion d’impureté.
Millet se sent de plus en plus étranger non à cause du vieillissement et du ressentiment, mais de l’abandon «au désir d’être étranger à la vie» (MILLET, 2010¹: 19) qui, dès l’enfance amplifie le temps, donne des contrepoints entre les diverses époques, apaise la mélancolie à l’aide de la circularité et des récurrences. Au Liban, il reste fidèle à l’enfant qu’il avait été et c’est ainsi qu’il se laisse traverser par les mots arabes oubliés, capables de faire émerger d’autres visages de lui-même et de redéployer un autre monde («le sentiment d’appartenance sensorielle à un pays, et, plus exactement, la fidélité à l’enfant que je fus, là, trente ans auparavant, et que je tentais de retrouver, celui-ci ne se laissant saisir que dans la mesure où il s’échappe, retourne à une absence qui est le mode d’être de l’existence temporelle»– MILLET, 2010¹: 74). Le Liban pose la question de la représentation du réel puisque c’est un pays «où le secret, l’intime, l’enfance sont des vertus, des interdits» (MILLET, 2010¹: 22). Le Libanais n’a pas de sentiment, de goût pour le paysage puisqu’il s’agit d’une notion occidentale compromise par les effets de la guerre. Mais Millet met aussi en évidence son étrangeté par rapport à son exil français, puisque les ruines libanaises renvoient son esprit aux débris et à la défiguration de la civilisation européenne. L’ombre, le temps et l’enfant sont ainsi toujours présents.
Dans Le Sommeil sur les cendres, aidée par un reversement de rôle et d’orientation, la langue mesure la distance et qualifie la condition d’exilée de la jeune femme libanaise obligée de quitter son pays pour rejoindre la France, le seul monde extérieur qu’elle ait pu nommer («le monde extérieur se résumant pour moi à la France […] J’ai reculé dans le silence. Je venais du silence, me semblait-il, et, condamnée à y retourner, j’étais comme une langue dans une bouche: lourde, pâteuse, remâchant un silence d’une perfection que je n’imaginais pas» – MILLET, 2010²: 19). La langue, «l’autre ciel de notre existence» (MILLET, 2010²: 12), vit à travers des expressions qui, tout en arrêtant la narration, approfondissent certaines images, en dévoilent les contraintes ainsi que les spécificités et déplacent leurs sens par analogie1. L’accent est un signe de distinction qui peut engendrer de la moquerie, ce qui réduit au silence. La dénomination constitue sans cesse un souci et les mots vieillots qui existaient par les romans se matérialisent dans la bouche des personnages originaires de Siom. Les contrevents remplacent les volets, le rat-de-cave la lampe électrique, le souper le dîner, les souliers les chaussures (MILLET, 2010²: 57). Le corridor l’emporte sur le couloir puisqu’il gagne ainsi en sonorité et en ton funèbre (MILLET, 2010²: 95). De plus, les mots arabes sont purifiés par le français «comme l’atmosphère par l’orage» (MILLET, 2010²: 154). Si, dans cette dernière voix romanesque de Millet, la langue est un signe d’appartenance au monde, les mots agissent en tant qu’objets de la foudre qui brise les métaphores dressées comme barrières de protection du fictionnel, un fictionnel fait ici de renversements.
La langue n’est pas un monde; elle est le monde, avec son jour et sa nuit, son silence et sa rumeur, et les espaces où elle se perd et se nie, nous laissant alors nus devant la bouche du mal (MILLET, 2010²: 130).
D’où, alors, la présence de l’exil, porteur de l’existence, du bruit de la voix ouverte à l’inconnu du Tout-Monde.
Cette sentimenthèque – qui traverse des textes à l’identité elle aussi incertaine – ne repropose pas seulement les détours ontologiques, mais elle fait de la langue la source même de la migration en tant que déplacement. De cette manière, au moment où le risque de sa perte est plus marqué, elle côtoie la littérarité à travers le goût des dérives silencieuses et individuelles en essayant d’échapper aux risques idéologiques du besoin de s’ancrer, de se fixer quelque part, selon des codes reconnus et insistants.
Si la littérature migrante est une affaire de postures et que l’exil est une des failles propres à l’écriture, l’accent ne peut exister que dans la langue. Au détriment de toute frontière, la boussole de la pierre-monde pourra déjouer le processus d’appropriation et de dépossession qui le soutient en acceptant le défi paradoxal de Gary Victor ou de Dany Laferrière et en envisageant plutôt une lecture migrante, capable de donner à l’œuvre non la nationalité ou l’identité douteuse de l’auteur, mais celle changeante du lecteur qui façonne les accents de toute langue.
Bibliographie
P. CHAMOISEAU, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997¹, Paris, Gallimard(«Folio»), 2002.
A. FLEISCHER, L’Accent. Une langue fantôme, Paris, Seuil («La Librairie du XXIe siècle»), 2005.
É. GLISSANT, Une nouvelle région du monde. Esthétique I, Paris, Gallimard, 2006.
N. HUSTON, Nord perdu suivi de Douze France, Arles, Actes Sud, 1999¹, Arles, Actes Sud(«Babel»), 2004.
D. LAFERRIÈRE, Je suis un écrivain japonais, Paris, Grasset, 2008.
R. MILLET, Brumes de Cimmérie, Paris, Gallimard, 2010.
R. MILLET, L’Orient désert, Paris, Mercure de France(«Traits et portraits»), 2007¹, Paris, Gallimard(«Folio»), 2009.
R. MILLET, Le Sommeil sur les cendres, Paris, Gallimard, 2010.
R. MILLET, Le Sentiment de la langue, Paris, La Table Ronde, 1993¹, Paris, La Table Ronde («La Petite Vermillon»), 2003.
L. SEBBAR, Je ne parle pas la langue de mon père, Paris, Julliard, 2003.
G. VICTOR, «Littérature-monde ou liberté d’être», in M. LE BRIS et J. ROUAUD (sous la dir. de), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007.
Note
↑ 1 Les exemples suivants montrent la langue comme pilier explicite du développement de l’intrigue qui avance tout en bloquant l’action pour en faire rebondir les effets. MILLET, 2010²: 23 : «qu’il n’y a pas d’équivalent pour le matin à l’expression entre chien et loup, à quoi je pensais parce que le gris de la lumière évoquait un pelage de loup»; 23 : «un homme barbu l’observait avec un de ces sourires que la langue française dit indéfinissables, avais-je autrefois lu dans le livre, retenant cet adjectif qui m’avait valu, chaque fois que je l’employais dans un devoir, une remarque flatteuse des sœurs qui nous faisaient cours, de sorte que je me suis mise à habiter le français plus que l’arabe»; 33: «je me trouvais, essoufflée, la figure rouge, la bouche ouverte sur des mots que ne porterait aucun souffle, puisqu’il résidait tout entier, ce souffle, dans l’expression «souffle coupé»; 35: «même par cette matinée chaude et ensoleillée, que l’adjectif estival ne suffirait pas à décrire, ni celui de radieux, maudites par la langue, la saison et moi […] où ma voix s’envolait comme une vieille chouette»; 50: «parmi un ameublement vieillot et sombre – sinistre était le mot exact, mais je n’osais le reconnaître, afin de ne pas céder à ce que me suggérait le lieu»; 58: «j’étais là sans y être tout à fait, ou que j’étais dans mes pensées, comme dit la langue française, celle du moins dans laquelle j’ai été élevée, au même titre que l’arabe»; 62: «comme les pièces du bas, étaient vides, ou pleines, au contraire, de ce que la langue française désigne si justement du mot de bric-à-brac»; 65: «on traversait une étendue d’herbe rase, sans doute ce qu’on appelle une pelouse, pour atteindre un carré entouré de buis qui m’arrivaient à la taille»; 52: «enme disant quecet adjectif, riant, avait quelque chose de suranné, de mensonger même; car un paysage ne peut pas rire, n’est-ce pas, et le rire des autres, surtout des femmes, est souvent obscène»; 141: «Je ne voulais cependant pas perdre la face, ni la main, comme dit aussi la langue».