L'ailleurs, le chez-soi et le monde: la Weltliteratur de Milan Kundera
Résumé.
Écrivain émigré des plus renommés, Milan Kundera n’a jamais caché sa vision non-conformiste de l’exil. «La seconde moitié du siècle passé» écrit-il dans Une rencontre (2009) «a rendu tout le monde extrêmement sensible au destin des gens chassés de leur pays. Cette sensibilité compatissante a embrumé le problème de l’exil d’un moralisme larmoyant et a occulté le caractère concret de la vie de l’exilé qui a su souvent transformer son bannissement en un départ libérateur […].» Dans cette communication, je propose de suivre la réflexion de Kundera sur «l’ailleurs», le «chez-soi» et le «monde». Repris et retravaillés sans cesse, ces «mots-thèmes» brossent un portrait assez efficace de l’«homme du paradoxe», tout en éclairant sa vision de l’émigration et de la littérature.
Milan Kundera est un écrivain francophone singulier. Il ne fait pas partie de ces littératures postcoloniales qui ont connu un grand essor suite à l’indépendance des anciennes colonies françaises, ni provient d’un pays francophone ou francophile; il fait partie plutôt de ce que Robert Jouanny appelle «singularités francophones», à savoir des écrivains provenant de pays divers qui ont choisi, délibérément, d’écrire en français, s’inscrivant «dans une démarche plus individuelle que collective» (JOUANNY, 2001: 6).
On connaît bien l’histoire de Kundera: né en 1929 en Tchécoslovaquie, il prend ses distances du parti communiste en 1967, lors de la publication de son premier roman, La Plaisanterie. Interdit de publication après le Printemps de Prague il choisit, en 1975, la voie de l’exil de l’autre côté du rideau de fer, à Rennes puis à Paris, où il réside aujourd’hui encore (il a d’ailleurs obtenu la nationalité française en 1981). On connaît la discrétion proverbiale de Kundera, qu’il définit lui-même comme «pathologique», ainsi que son refus tenace de la médiatisation de sa vie, un refus qui se lie sans doute à la réception hyperpolitisée de son œuvre1. On connaît aussi certaines traductions «maladroites» de ses premiers ouvrages, qui l’ont poussé entre 1985 et 1987 à un travail de révision et d’autotraduction acharné2, et successivement à l’abandon du tchèque au profit du français par peur d’être, encore une fois, mal interprété. Comme l’écrivait le critique Jan Čulik: «Kundera, l’écrivain qui a fait du malentendu l’un des thèmes majeurs de son œuvre, a été constamment mal compris» (ČULIK, 1995: 69).
C’est sans aucun doute pour éviter de nouvelles dyslectures que Kundera s’attache à définir avec précision chaque mot, chaque phrase qu’il écrit, jusqu’à créer, en 1985, un véritable dictionnaire intime composé de dizaines de mots qui traversent et façonnent toute son œuvre. Soixante-treize mots est le titre de ce dictionnaire, rédigé pour la revue de Pierre Nora, Le Débat, et ensuite publié dans le recueil d’essais L’Art du roman. En fait, il s’agit d’un travail onomaturgique qui se poursuit sans couture visible dans ses essais aussi bien que dans ses romans, au point que toute l’œuvre de Milan Kundera pourrait être lue comme un travail de définition et redéfinition systématique, comme un immense dictionnaire intime3.
Parmi les multiples voies d’accès à l’univers kundérien j’ai choisi donc de le présenter aujourd’hui à travers quelques-uns de ces mots-clés qu’il appelle, par une métaphore musicale, des «mots-thème»4. Chacun de ses romans est composé en effet comme une musique, «sur le principe des variations et sur le développement des thèmes. L’unité du roman – écrit Kundera – est créée par quelques mots fondamentaux qui, au fur et à mesure, deviennent catégories de l’existence.» (KUNDERA, 1985: 94).
Parmi ces mots, j’en ai choisi trois. Trois mots-thèmes qui me semblent bien illustrer la partition de l’œuvre kundérienne et qui brossent un portrait assez efficace de l’écrivain, tout en éclairant sa condition d’émigré, sa vision non-conformiste de l’exil5 et surtout sa conception de la littérature.
Les mots en question sont ceux qui figurent dans le titre de cette contribution: «ailleurs», «chez-soi», «monde».
Commençons donc par le premier mot-thème: «ailleurs». Ce terme figure déjà dans le titre du deuxième roman de Kundera, La Vie est ailleurs, publié en 1969. L’éventail sémantique et symbolique du mot, très large, se charge dans ce roman d’une lourde accumulation de résonances intertextuelles. Comme Kundera l’explique au cours du texte, ce titre fait écho aux mots de «la Vierge folle» de Rimbaud, dans Délires - «La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde» –, des mots qui seront ensuite repris par Breton dans le premier Manifeste du Surréalisme, qui se termine par un célèbre propos rimbaldien – «L’existence est ailleurs». Dans le roman de Kundera, l’ailleurs incarne la quête de l’inconnu dont rêve le poète protagoniste du roman, Jaromil, qui se veut «héritier» de grands poètes du XIXe siècle et dont l’existence infime finira plutôt par symboliser «l’achèvement grotesque de la poésie européenne» (KUNDERA, 1985: 55). Mais la lecture du terme peut s’effectuer sur des claviers différents: ce mot renvoie alors non seulement à l’inconnu mythique fantasmé par le poète, mais aussi à un ailleurs «géographique» plus terrestre. Par l’évocation de ce poète du départ qu’est Rimbaud, le mot suggère l’errance et semble devenir un présage de ce qui attendait Kundera lui-même.
Kundera n’a jamais été contraint officiellement à l’exil, mais en 1975, après l’interdiction de ses romans, retirés des librairies et des bibliothèques, il décide de partir pour occuper la chaire de Lettres à l’Université de Rennes. Ce séjour, qui ne devait être que temporaire, deviendra en fait définitif. Dans le Livre du rire et de l’oubli, premier roman écrit en exil, publié en 1978, un tressage d’événements historiques et fictifs ainsi que de fragments autobiographiques fait transparaître la douleur de l’écrivain, éloigné depuis peu de son pays natal. Dans un passage autofictionnel du roman, l’écrivain regarde vers l’Est, du côté de Prague, depuis son appartement dans la plus haute tour de la ville de Rennes. Il cherche à apercevoir ses anciens amis, mais c’est trop loin. «Heureusement» poursuit-il «j’ai dans l’œil une larme qui, semblable à la lentille d’un télescope, me rend plus proches leurs visages.» (KUNDERA, 1978: 210-11).
Ailleurs, bien d’autres passages renouent avec la réflexion sur l’exil. Dans L’Insoutenable légèreté de l’être, deuxième roman écrit en France, publié en 1984, l’émigré est comparé à un équilibriste condamné à effectuer ses acrobaties sans filet antichute:
Qui vit à l’étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans le filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu’il connaît depuis l’enfance (KUNDERA, 1984: 116).
À la protection offerte par le pays d’origine se substitue donc l’espace dangereusement vide du pays d’accueil, et pourtant, quelque chose est en train de changer. Dans L’Insoutenable légèreté de l’être on peut déjà déceler un changement de perspective par rapport à l’espace exilique. Plusieurs personnages, dans ce roman, se rendent compte en effet du caractère illusoire de leur attachement à ce qu’ils appellent encore leur «patrie». Cela se voit, entre autres, dans l’attitude de Sabina, exilée tchèque en Suisse, face à ses compatriotes: «Au fond, pourquoi devait-elle fréquenter des Tchèques?» se demande-t-elle: «Qu’avait-elle en commun avec eux? Un paysage? Si on leur avait demandé qu’évoquait pour eux la Bohême, ce mot aurait fait surgir devant leurs yeux des images disparates dépourvues de toute unité.» (KUNDERA, 1984: 143).
Le pays natal s’éloigne de plus en plus, Kundera semble assumer pleinement sa condition d’émigré et les romans suivants de l’auteur réverbèrent cette nouvelle posture: l’ailleurs devient un sésame magique ouvrant sur la liberté de la création artistique. En 1979, juste après la publication du Livre du rire et de l’oubli, Kundera est déchu de sa nationalité tchécoslovaque et, avant d’être naturalisé français, expérimente ce qu’il appelle «l’ivresse des apatrides». Ivresse qui devient tout de suite littéraire: se trouvant tout à coup délié des obligations et des expectatives d’un public «immédiat», il peut jouir d’une nouvelle liberté. De cette libération soudaine il parle dans un entretien avec Ian McEwan en 1984:
The idea of a French public, though, or the public of every country other than my own, was something abstract, something unknown. Paradoxically, this turned out to be liberating. Your immediate public has its demands, its tastes; it exerts an influence on you without your being aware of it. [...] So in the two novels I wrote after being banned I felt very free.(McEWAN, 1984: 23)
L’espace exilique, conçu dans l’imaginaire courant comme «lieu douloureux», commence ainsi à se charger d’un côté libérateur, côté latent, subrepticement caché, scandaleux presque. Et pourtant, combien d’écrivains ont été libérés par leur exil! «La seconde moitié du siècle passé» écrit Kundera dans son dernier essai, Une rencontre, publié en 2009, «a rendu tout le monde extrêmement sensible au destin des gens chassés de leur pays. Cette sensibilité compatissante a embrumé le problème de l’exil d’un moralisme larmoyant et a occulté le caractère concret de la vie de l’exilé qui […] a su souvent transformer son bannissement en un départ libérateur» (KUNDERA, 2009: 123).
D’après Kundera, l’idée courante d’exil puise ses sources dans l’un des mythes fondateurs de la civilisation occidentale, celui d’Ulysse. Comme chacun sait, après dix ans de guerre, le héros se hâte de retourner à son Ithaque natale. Hélas, son voyage, chargé des aventures les plus fantasques, durera dix autres années, dont sept d’“exil” chez la nymphe Calypso. Même pendant sa douce captivité – le chant V de L’Odyssée n’est pas avare en descriptions quant à la beauté de l’île et de la déesse –, Ulysse fait pourtant chaque jour le même vœu: celui de rentrer chez lui, de retrouver ce lit conjugal qu’il a taillé lui-même dans le tronc d’un olivier enraciné dans le sol. Tout comme ce lit, qu’aucun homme ne pourra jamais déplacer, Ithaque est le centre inamovible vers lequel il tend sans cesse. «Ulysse», Kundera l’explique dans son dernier roman, L’Ignorance, publié en 2003, «le plus grand aventurier de tous les temps, est aussi le plus grand nostalgique. […] À l’exploration passionnée de l’inconnu (l’aventure), il préféra l’apothéose du connu (le retour).»6 (KUNDERA, 2003: 12-13).
Depuis Ulysse, l’homme conçoit l’exil comme une malédiction et célèbre le mythe du retour au pays natal. Et pourtant, à l’aube de plusieurs civilisations, l’exil était perçu comme un geste inaugural et fondateur7. Se peut-il donc qu’il ne soit pas qu’un fait négatif? Cette question constitue la pierre angulaire de L’Ignorance:
[Irena] avait toujours considéré comme une évidence que son émigration était un malheur. Mais, se demande-t-elle en cet instant, n’était-ce pas plutôt une illusion de malheur, une illusion suggérée par la façon dont tout le monde perçoit un émigré? Ne lisait-elle pas sa propre vie d’après un mode d’emploi que les autres avaient glissé entre ses mains? Et elle se dit que son émigration, bien qu’imposée de l’extérieur, contre sa volonté, était peut-être, à son insu, la meilleure issue à sa vie. Les forces implacables de l’Histoire qui avaient attenté à sa liberté l’avaient rendue libre. (KUNDERA, 2003: 30)
Dans L’Ignorance, Kundera procède à la désacralisation du mythe d’Ulysse, symbole du nóstos – le retour au pays natal –, jusqu’à le renverser, en proposant une vision originale et bien plus complexe de l’émigration. Dépouillé de son aura sacrée, le mythe du Grand Retour cède sa place au retour impossible, voire au retour raté. Dans ce «roman profanateur» (RICARD, 2005), Kundera nous livre la fresque tragi-comique d’une série d’immigrés qui descendent dans le piège du retour au pays natal: une fois rentrés, chacun revivra son passé pour découvrir d’être devenu totalement «autre» par rapport à ce qu’il était et, qui plus est, de ne plus appartenir à sa «patrie». D’ailleurs, le clivage entre l’image du pays natal gravée dans la mémoire et le pays réel ne fait qu’exacerber le sentiment de non-appartenance, au point que la fête du retour ressemblera plutôt à une «danse macabre»8. De l’éternel retour nietzschéen, perspective séduisante et effrayante à la fois, qui ouvre L’Insoutenable légèreté de l’être, la parabole de l’œuvre kundérienne nous conduit ainsi au «retour raté» dans les pages de L’Ignorance.
Comme beaucoup de ses personnages romanesques, Kundera n’est pas rentré vivre à Prague après la chute du mur de Berlin, en expliquant que ce changement historique, dont il se disait heureux, était venu pourtant trop tard pour lui, trop tard pour «qu’il puisse et qu’il veuille, une fois de plus, renverser [s]a vie». Dans son choix anti-odysséen, il est d’ailleurs en bonne compagnie: comme il le montre dansl’essai Les Testaments trahis, plusieurs grands écrivains émigrés – Konrad, Gombrowicz, Nabokov, pour ne citer qu’eux – ne sont jamais rentrés dans leur pays natal. Même quand ils ont été invités officiellement par les autorités politiques et culturelles, même quand la situation critique qui les avait obligés à l’exil n’était plus qu’un souvenir. Leur patrie leur était devenue étrangère. Dans Les Testaments trahis, Kundera donne lui-même une définition du mot émigration: « un séjour forcé à l’étranger pour celui qui considère son pays natal comme sa seule patrie. Mais l’émigration se prolonge et une nouvelle fidélité est en train de naître, celle au pays adopté» (KUNDERA, 1993: 117).
Le pays d’adoption, qui pour certains écrivains correspond aussi à celui de la légitimation artistique, pourrait donc se muer en nouvelle «patrie»? Rien, pour Kundera, n’est moins sûr. Ce mot, «patrie», est d’ailleurs employé très rarement par l’auteur, qui lui préfère le syntagme «chez-soi», ce qui nous conduit à notre deuxième mot-thème.
Voici la définition que Kundera en donne dans son dictionnaire intime, Soixante-treize mots: «Chez-soi. Domov (en tchèque), das Heim (en allemand), Home (en anglais), veut dire: le lieu où j’ai mes racines, auquel j’appartiens. Les limites topographiques n’en sont déterminées que par décret du cœur: il peut s’agir d’une seule pièce, d’un paysage, d’un pays, de l’univers» (KUNDERA, 1985: 194).
Le mot «chez-soi» s’oppose ainsi au mot «patrie», mot fier, qui a une envergure politique, étatique. La patrie, «C’est le lieu du paternel, du legs premier, d’un héritage, d’une transmission fondamentale à reconnaitre […]» (CHIKHI, 2006: 9).A contrario, «chez-soi» est un mot intime, qui indique un lieu privé qui n’a pas forcément trait au paternel: c’est un espace d’élection qui n’est déterminé que par «décret du cœur».
S’il peut difficilement remplacer la «patrie», au sens littéral du terme, l’espace exilique peut pourtant devenir «chez-soi», un lieu où s’installer, s’enraciner, auquel appartenir. Ainsi, paradoxalement, «ailleurs» et «chez-soi» ne sont plus un couple opposé, mais peuvent se confondre dans un jeu de transparences, dans une sorte de double exposition, procédé emprunté à la photographie qui consiste à superposer deux images pour n’en faire qu’une seule, et qui est d’ailleurs courant dans l’œuvre de Kundera9. Au-delà des appellations toponymiques – Prague et Paris – et des labellisations parfois réductrices – exil, émigration, expatriation etc. – Kundera semble avoir choisi d’être chez-soi dans l’ailleurs, «comme jadis Chopin, […] comme plus tard, chacun à leur manière, Nabokov, Beckett, Stravinsky, Gombrowicz» (KUNDERA, 2009: 125). À l’instar de tous ces artistes, cet ailleurs qui devient chez-soi ne coïncide pas avec l’espace exilique mais plutôt avec l’univers de l’art, dans le cas de Kundera, celui de la littérature. Mieux encore: avec l’univers du roman, qu’il appelle dans plusieurs ouvrages «l’héritage décrié de Cervantès».
L’auteur a d’ailleurs exposé à plusieurs reprises sa conception de ce qu’il considère bien plus que comme un «genre» parmi d’autres, mais plutôt comme un laboratoire où sonder l’existence humaine. «Le roman», écrit-il, «est une méditation sur l’existence vue à travers des personnages imaginaires.» (KUNDERA, 1985: 102). Et encore: «Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. […] exister, cela veut dire: être-dans-le-monde». (KUNDERA, 1985: 57)
En reprenant la célèbre formule de Heidegger, in-der-Welt-sein (être-dans-le-monde), Kundera introduit ici un troisième pôle – troisième mot-thème pour nous –, le monde, qui vient sous-tendre et compliquer la dichotomie entre l’ailleurs et le chez-soi. Comme la formule de Heidegger le suggère, le monde n’est pas un objet séparé de l’homme, qui y est lié comme l’escargot à sa coquille. «Le monde fait partie de l’homme, il est sa dimension» (KUNDERA, 1985: 50). De par leurs parcours transfrontaliers, les écrivains migrants doivent se confronter plus que d’autres avec le «monde» et Kundera ne fait pas exception. Si son œuvre se situe sur l’espace instable d’une frontière (frontière géographique, identitaire, langagière…), elle constitue en même temps une tentative de la franchir pour atteindre une dimension plus vaste, qui se lit à l’échelle du monde. D’ailleurs, l’œuvre de Kundera dépasse largement la réflexion sur l’exil pour induire une interrogation bien plus profonde sur l’existence humaine contemporaine: l’auteur l’a expliqué à plusieurs reprises, son expérience de l’occupation communiste, puis de l’émigration lui a montré comme une loupe des aspects, des situations, des conditions qui caractérisent l’humain et qu’on retrouve dans le monde entier.
Dans sa conception de la littérature, Kundera reprend l’idée goethéenne de Weltliteratur (littérature mondiale)10. Comme l’auteur l’explique, ce néologisme, nous le trouvons pour la première fois dans une note de Goethe, datée 15 janvier 1827: «La littérature nationale ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale (die Weltliteratur) et il appartient à chacun de nous d’accélérer cette évolution.» (KUNDERA, 2005: 50)11
Selon Kundera, il y a deux manières de considérer une œuvre d’art: soit par rapport à la nation qui l’a produite; soit par rapport à l’histoire supranationale de l’art. D’après lui, c’est ce «grand contexte» qu’il faut privilégier, et cela non seulement dans l’espace scripturaire des littératures migrantes, mais dans celui de la littérature tout court, car, selon Kundera, «Rabelais n’a jamais été mieux compris que par un Russe: Bakhtine; Dostoïevski que par un Français: Gide; Ibsen que par un Irlandais: G. B. Shaw.»12(KUNDERA, 2005: 51). Et il ne s’agit pas là d’un hasard, car, continue-t-il, «un recul géographique éloigne l’observateur du contexte local et lui permet d’embrasser le grand contexte de la Weltliteratur, seul capable de faire apparaître la valeur esthétique d’un roman, c’est-à-dire: les aspects jusqu’alors inconnus de l’existence que ce roman a su éclairer; la nouveauté de la forme qu’il a su trouver» (KUNDERA, 2005: 50).
Ce concept de Weltliteratur a aussi des implications stylistiques et narratives, qui charpentent la structure des romans de Kundera, qui a d’ailleurs toujours accordé une grande importance à la composition formelle de ses ouvrages et à leur «construction architectonique»13. L’idée du «grand contexte» se lit alors dans le souci du tressage générique et discursif, mais surtout dans l’application d’un complexe procédé d’écriture polyphonique: Kundera mélange souvent les voix/voies de ses personnages avec celles de personnages romanesques et d’écrivains d’autres pays, d’autres langues, voire d’autres époques. L’architecture de ses romans est régie par une technique qu’il appelle, encore par un concept musical, «contrepoint romanesque». Ainsi, des chapitres qui suivent les aventures des personnages principaux alternent avec des chapitres qui ont pour but de les mettre en relation avec d’autres personnages, historiques aussi bien que fictifs. La soudure entre les multiples niveaux est assurée par un élément commun, qui peut être une situation, un objet, un événement, mais surtout par l’unité thématique sur laquelle reposent les différentes parties de chaque roman. Ainsi, la vie de Jaromil, le «poète» protagoniste de la Vie est ailleurs, se lit au miroir de celle d’autres poètes célèbres évoqués au fil des pages – Lermontov, Rimbaud, Shelley… – et c’est seulement grâce à ces intertextes que le sens du roman et son achèvement tragi-comique et dérisoire se déchiffrent pleinement. Ce procédé contrapuntique est à l’œuvre aussi dans La Lenteur, premier roman français de Kundera, écrit en 1994, dont l’hypotexte est constitué par la nouvelle de Vivant Denon, Point de lendemain. Kundera imbrique ici deux niveaux narratifs jusqu’à mettre face à face les personnages de son roman avec ceux de la nouvelle du XVIIIe siècle. Dans un même ordre d’idées, bien qu’avec des implications différentes, il fait rencontrer dans L’Immortalité Goethe et Hemingway qui, dans un Au-delà tantôt poétique tantôt loufoque, discutent d’immortalité et de littérature – de Weltliteratur, bien sûr.
En abritant toutes ces voix sous le même toit romanesque, l’œuvre de Kundera se fait terre d’accueil, à la fois unitaire et multiple. Par ailleurs, ces dialogues entre écrivains qui s’incrustent dans une sorte de récit-cadre – ou plutôt de thème-cadre – démultiplient la réflexivité des romans. Les textes de Kundera deviennent souvent des méta-textes. Dans un métissage discursif systématique aussi bien endogène – commentaires intratextuels, autocitations – qu’exogène – références intertextuelles et paratextuelles –, l’auteur explore, non sans une certaine ironie, toutes les possibilités latentes de la métafiction et de l’autofiction, en fabriquant pour ses romans un décor qu’il tient à proposer au lecteur comme absolument «fictif», en traitant ses personnages comme des marionnettes dont il s’amuse à tenir les fils, en fictionnalisant des écrivains célèbres ou bien en se fictionnalisant lui-même, prêt à quitter l’arrière-scène pour monter sur les planches de son monde de papier14.
Dans ces romans où de multiples histoires évoluent simultanément ou bien s’étagent en tiroirs, les divers niveaux de la fiction et de la réflexion théorique se répondent, se font échos, se fécondent réciproquement. Cette sorte de «cannibalisme littéraire» ne se résume pas à un simple vagabondage à travers l’histoire de la littérature, mais doit être lu comme un outil pour prolonger et pour enrichir la méditation romanesque de l’écrivain, et, qui plus est, pour l’insérer dans ce «grand contexte» supranational qu’est la littérature mondiale. La métalepse – pour emprunter le concept genettien15 – de ces écrivains ou de leurs personnages, à savoir leur apparition dans le tissu narratif kundérien, a pour fonction d’éclairer des concepts, des situations humaines révélatrices, des problématiques existentielles. C’est, par exemple, au jour de L’Odyssée, évoquée par l’auteur dans les arrière-plans de L’Ignorance, que se lisent les aventures des émigrés Irena et Josef, et c’est au prisme de la figure mythique d’Ulysse que leur retour dans leur pays d’origine se charge d’un aura grotesque: confronté à ce héros du Grand Retour, leur propre retour ne peut qu’être doublement «raté».
La notion de Weltliteratur a, de toute évidence, d’autres implications, qui dépassent le niveau textuel et qui se lient à l’identité même de l’écrivain. Or, pour Kundera, on l’aura compris, l’identité fondée sur l’appartenance ethnique ou nationale semble relever du «fétichisme» et la possessivité d’une nation à l’égard de ses artistes n’est rien d’autre qu’une forme de «terrorisme» (KUNDERA, 2005: 54). Kundera a cessé d’être un écrivain tchèque lorsqu’il a décidé de quitter Prague pour Paris. Et pourtant, même en écrivant en français, même en ayant obtenu la nationalité française, il n’est pas devenu Français non plus. Quelle est donc son identité? Quel est le pôle dominant dans ce triangle anamorphique qui ne cesse de se modifier sous les yeux du lecteur: l’ailleurs, le chez-soi ou le monde?
Dans ce brouillage de pistes, dans cet univers du doute, du hasard et du paradoxe qu’est l’œuvre kundérienne, aucune réponse à ces questions ne semble définitive. Parmi toutes les réponses possibles sur l’appartenance et sur l’identité, je choisirais en tout cas celle-ci, qu’il nous donne dans l’Art du roman: «À qui suis-je attaché: à Dieu? À la patrie? Au peuple? À l’individu? Ma réponse est aussi ridicule que sincère: je ne suis attaché à rien sauf à l’héritage décrié de Cervantès.» (KUNDERA, 1985: 32)
Bibliographie
Œuvres de Milan Kundera citées
Entre 1985 et 1987 les traductions françaises des ouvrages écrits en tchèque ont été entièrement revues par l’auteur, et dès lors, ont la même valeur d’authenticité que le texte tchèque16.
- La Plaisanterie, roman; écrit en tchèque (Žert); achevé en 1965; première édition: Prague, Ceskoslovensky spisovatel, 1967.
- La Vie est ailleurs, roman; écrit en tchèque (Život je jinde); achevé en 1969; première édition en traduction française: Paris, Gallimard, 1973.
- Le Livre du rire et de l’oubli, roman; écrit en tchèque (Kniha smíchu a zapomnění); achevé en 1978; première édition en traduction française: Paris, Gallimard, 1979.
- L’Insoutenable légèreté de l’être, roman; écrit en tchèque (Nesnesitelná lehkost bytí); achevé en 1982; première édition en traduction française: Paris, Gallimard, 1984.
- L’Art du roman, essai, écrit en français; achevé en 1985; première édition: Paris, Gallimard, 1986.
- L’Immortalité, roman; écrit en tchèque (Nesmrtelnost); achevé en 1988; première édition en traduction française, revue et authentifiée par l’auteur: Paris, Gallimard, 1990.
- Les Testaments trahis, essai, écrit en français; achevé en 1992; première édition: Paris, Gallimard, 1993.
- La Lenteur, roman; écrit en français; achevé en 1994; première édition: Paris, Gallimard, 1995.
- L’Identité, roman; écrit en français; achevé en 1996; première édition en traduction islandaise: Reykjavik, Mal og Menning, 1997. Edition française: Paris, Gallimard, 1997.
- L’Ignorance, roman; écrit en français; achevé en 2000; première édition en traduction espagnole: Madrid, Tousquet, 2000. Edition française: Paris, Gallimard, 2003.
- Le Rideau, essai, écrit en français; première édition: Paris, Gallimard, 2005.
- Une Rencontre, essai, écrit en français; première édition: Paris, Gallimard, 2009.
Ouvrages critiques
B. CHIKHI (sous la dir. de), Destinées voyageuses, Paris, PUPS, 2006.
J. ČULIK, «Czech Emigré Literature – An attempt at a definition»,
G. GENETTE, Métalepse. De la figure à la fiction , Paris, Seuil, 2004.
I. McEWAN, «An Interview with Milan Kundera», Granta, n. 11, 1984.
F. RICARD, «Le Piège de l’émigration», postface à M. KUNDERA, L’Ignorance, cit.
M. RIZEK, Comment devient-on Kundera?,Paris/Montréal, L’Harmattan, 2001.
E. SAÏD, Reflections on Exile and Other Literary and Cultural Essays, Londres, Granta Books, 2001.
I. VITALI, Aritmetica dell’emigrazione. Viaggio nella letteratura dell’esilio e nei problemi della comunicazione attraverso l’opera di Milan Kundera, Torino, L’Harmattan Italia, 2003.
I. VITALI, Labyrinthes textuels et livres cubiques: enjeux métafictionnels et auto-commentaires critiques chez Kundera, in A. MILON et M. PERELMAN (sous la dir. de), Le Livre et ses espaces, Paris, Presses Universitaires de Paris X, 2007, p. 417-431.
Note
↑ 1 Cette réception hyperpolitisée fait entendre ses échos jusqu’en 2008, lorsque le magazine tchèque Respekt publie un procès verbal de la police communiste tchécoslovaque, daté du 14 mars 1950, qui indiquerait Milan Kundera comme le délateur de l’un de ses concitoyens, Miroslav Dvoracek, condamné par la suite à 22 ans de prison. L’auteur a nié catégoriquement les faits, qui se seraient révélés faux par la suite, l’historien Zdenek Pesat ayant recueilli le témoignage du compagnon d’Iva Militka, Miroslav Dlask, déclarant être le dénonciateur.
↑ 2 Pour une étude des traductions et des auto-traductions de Kundera, voir RIZEK 2001.
↑ 3 Voir à ce sujet VITALI 2003.
↑ 4 Kundera a grandi dans une famille de mélomanes. Son père, musicologue, a travaillé avec Leóš Janáček. Kundera lui-même a été musicien et compositeur et cela se voit foncièrement dans son œuvre littéraire.
↑ 5 En parlant de son expérience, Kundera emploie alternativement dans ses ouvrages les termes «exil», «bannissement» et «émigration». Je ne m’attarderai donc pas, dans cette étude, sur les sens spécifiques que chacun de ces mots – problématiques – recouvre. Pour la distinction entre «exil» et «émigration», je renvoie en tout cas à SAÏD 2001.
↑ 6 Il est d’ailleurs intéressant de constater que dans la plupart des reprises du mythe odysséen ne figure pas l’image du héros du nóstos tel qu’il apparaît dans l’Odyssée, mais plutôt celle de l’homme aventureux, du héros aux semelles de vent, «condamné» dans l’Enfer de Dante pour avoir péché de hybris. Dans les multiples avatars du mythe, l’élément qui a fasciné les écrivains de toutes les époques n’est donc pas l’abordage au port d’Ithaque, ligne d’arrivée du voyage, mais plutôt le parcours qui y conduit: de Dante à Joyce, Ulysse devient ainsi le héros du «non-retour», assoiffé de connaissance, à la recherche constante de «l’ailleurs».
↑ 7 On pense, entre autres, à l’injonction biblique «Tu dois quitter ta maison natale», ou bien à la hijra, l’exil du prophète Mohamed de la Mecque à Médine, qui marque d’ailleurs le point de départ du calendrier musulman.
↑ 8 Je pense notamment aux chapitres 10 et 11 de L’Ignorance.
↑ 9 Kundera a recours à cette technique notamment dans L’Insoutenable légèreté de l’être, où il joue avec les mythes de Tristan et de Don Juan. Comme l’auteur le rappelle, les «mythes» de la culture occidentale semblent se disposer naturellement par couples opposés: autour du pôle de l’amour gravitent ainsi le mythe de Tristan et celui de Don Juan. Pourtant, grâce à la «double exposition» narrative, dans l’univers kundérien ces deux figures ne sont plus antinomiques, mais finissent par «se fondre» dans un même personnage. «Une double exposition. Derrière la silhouette de Tomas le libertin transparaît l’incroyable visage de l’amoureux romantique.» (KUNDERA, 1984: 40)
↑ 10 Kundera anticipe là les tentatives de renouveler ce concept de «littérature mondiale» qui font recette pendant ces dernières années (je pense notamment au manifeste «Pour une littérature-monde en français», publié dans Le Monde le 16 mars 2007 et signé par 44 écrivains français et francophones).
↑ 11 La notion de Weltliteratur revient notamment dans les Conversations de Goethe avec Eckermann (1829), trad. fr. J. Chuzeville, Paris, Gallimard, 1949.
↑ 12 On notera, en passant, que Kundera souligne une fois de plus l’importance de la traduction: «Est-ce que je veux dire par là que pour juger un roman on peut se passer de la connaissance de sa langue originale? Bien sûr, c’est exactement ce que je veux dire! Gide ne connaissait pas le russe, G.B. Shaw ne connaissait pas le norvégien, Sartre n’a pas lu Dos Passos dans le texte. Si les livres de Witold Gombrowicz et de Danilo Kis avaient dépendu uniquement du jugement de ceux qui connaissaient le polonais et le serbo-croate, leur radicale nouveauté esthétique n’aurait jamais été découverte.» (KUNDERA, 2005: 50-51)
↑ 13 On peut désormais diviser ses ouvrages, qui sont tous conçus comme des «variations sur un même thème», selon deux cycles: le cycle tchèque, dont les romans sont régis – sauf La Valse aux adieux – par une composition polyphonique fondée sur le chiffre sept (chaque roman est charpenté en sept parties); le cycle français, qui privilégie une composition «vaudevillesque, homogène, théâtrale et qui frise l’invraisemblable.» (KUNDERA, 1985: 117)
↑ 14 Pour une étude des enjeux métafictionnels dans l’œuvre de Kundera voir I. VITALI, Labyrinthes textuels et livres cubiques. Enjeux métafictionnels et auto-commentaires critiques chez Kundera, inA. MILON et M. PERELMAN (sous la dir. de), Le Livre et ses espaces, Paris, Presses Universitaires de Paris X, 2007, p. 417-431.
↑ 15 Selon Genette, la métalepse est toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique. Voir à ce sujet GENETTE, 2004.
↑ 16 Note bibliographique des Éditions Gallimard pour les romans de Milan Kundera.