Nana 3D ou de l’influence du dispositif photo-stéréoscopique
Indice
Sur la photo-stéréoscopie: nudité, relief et coercition
Une modalité scopique coercitive
Abstract
The textual investigation of Andrea Schincariol begins with the following statement: rather often, at the end of French nineteenth century, popular photography and the literary movement known as Naturalism were confined within the borders of a same definition; the two activities were considered as pornographic products. Because of economic and technical reasons, and because of its latent proneness to voyeurism, photography, and more precisely photography in its stereoscopic version, tended to blur the frontiers between what was considered as licit and what was considered as illicit. In this article, the author proposes the study of a famous scene from Nana, a novel by Émile Zola, published in 1880 and considered by the critics as an obscene text. Schincariol tracks the traces left by the photostereoscopic device, stealthy working “behind the scenes” of the novel. At the same time, by focusing his attention on the position and role of the reader within the textual machine, he recalls into question Roland Barthes's famous concept of “effet de réel”.
Introduction
Deux lieux communs pour commencer, qui naissent et qui traversent la seconde moitié du XIXe siècle français.
Primo: la production littéraire naturaliste – et tout particulièrement celle de Zola – est une production scandaleuse, obscène, pornographique. La volonté programmatique de reproduire fidèlement le corps social, dans sa bassesse morale et physique, ne peut qu'aboutir, selon les contempteurs du maître de Médan, à une série d’ouvrages orduriers, qui jouent de manière dangereuse avec les frontières du pornographique. Le cas de Nana, roman dont nous nous occupons ici, en est un exemple.
Secondo: l’image photographique est une image pauvre, occupant dans la hiérarchie des représentations visuelles, un rang inférieur à celui qu'occupe la peinture; qui plus est, marquée par son instinct de voyeurisme, la photographie se réjouit – impardonnable péché –, de la reproduction mécanique de la nudité. En ce sens, la photographie apparaît comme une pratique pornographique. Dans son anathème anti-photographique, Baudelaire s’acharne contre la multiplication des clichés photo-stéréoscopiques en ces termes:
Peu de temps après [la présentation du daguerréotype, 1839], des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. Et qu’on ne dise pas que les enfants qui reviennent de l’école prenaient seuls plaisir à ces sottises; elles furent l’engouement du monde (BAUDELAIRE 1962: t. II, 617).
En effet, les photographies stéréoscopiques obscènes – celles qu’on échangeait «sous le manteau» – connurent un succès énorme, tout spécialement en France. Ainsi, le terme «vue stéréoscopique», sans besoin d’une spécification quelconque, devint en très peu de temps, dans le langage de «Monsieur Tout le Monde», synonyme de «représentation pornographique» (cf. GILARDI 2002; KOETZLE, SCHEID 2005; MIRSKY 2005).
Ainsi cette fin de siècle décadente a-t-elle pu mettre la production photo-stéréoscopique et la production littéraire d’Émile Zola dans un même panier, sous l’étiquette de «représentation obscène». C’est ce que nous pousse à un travail de comparaison entre les deux dispositifs: le dispositif photo-stéréoscopique et le dispositif textuel du maître de Médan.
Nous nous proposons d’étudier ici le rapport liant la photographie stéréoscopique et l’esthétique d’un texte, Nana, qu’on n’hésitait pas, à l’époque de sa publication, à définir comme «pornographique». Notre intention est de montrer comment la troisième dimension – principe fondant la photo-stéréoscopie – est accueillie, intégrée et élaborée par Zola de manière à «donner du corps» à la silhouette de l'héroïne qui donne le titre à son roman. Notre tâche est de montrer comment les deux dimensions de la page écrite se transforment, dans l’acte de lecture, en une visualisation tridimensionnelle du personnage.
Sur la photo-stéréoscopie: nudité, relief et coercition
Photographique et stéréoscopie – l’ensemble des techniques mises en œuvre pour reproduire la perception du relief à partir de deux images planes – représentent les deux faces d’une même médaille dont l’effigie rend compte de la nécessité, au début du XIXe, d’une modalité de la vue, ou mieux de la visualisation, intrinsèquement neuve (cf. LENMAN 2008: t. II, 1022). Ainsi, Louis Figuier, l’un des grands divulgateurs scientifiques de l’époque, se demande:
Que serait le stéréoscope sans la photographie? [...] Jamais, sans le secours de la photographie, le stéréoscope ne serait parvenu à réaliser ces vues saisissantes de la nature, qui mettent sous nos yeux les objets avec leurs reliefs, leurs anfractuosités et leurs saillies. D’un autre côté, le stéréoscope est venu donner à la photographie une portée nouvelle et un intérêt inattendu. Ces vues de la nature [...], le stéréoscope permet d’en faire des petits tableaux, dans lesquels la nature se présente telle qu’elle apparaît à nos yeux. [...] Les secours et les services ont donc été mutuels et réciproques entre ces deux inventions (FIGUIER 1867: 189).
De même, Ando Gilardi ne manque pas de souligner la presque simultanéité des deux inventions et de remarquer – avec d’autres commentateurs – le rapport étroit que la photographie et la stéréographie tissent avec le corps et sa nudité:
Le stéréoscope avait été inventé l’année précédant l'annonce de la découverte de Daguerre, en 1838, par sir Charles Wheatstone: les premières paires strabiques produisant, par la mise au point d’un viseur binoculaire, l’illusion de la profondeur, étaient donc faites à la main. Successivement, on testa les premières plaques argentiques, en choisissant nécessairement le genre érotique, plus vigoureux et d’un plus grand avantage économique. Ainsi, des cinq doubles daguerréotypes authentiques stéréoscopiques qu’on connaît «officiellement» au monde […] quatre sont indécents (GILARDI 2002: 77. Nous traduisons).
Photographie, stéréoscopie et obscénité se configureraient ainsi tels qu’un triptyque dont chaque volet renvoie à l’autre, presque automatiquement, jusqu’à l’effacement des traits distinctifs propres à chacun des trois éléments. Photographie, stéréoscopie et obscénité ne font qu’un. L’anathème anti-photographique d’un Baudelaire, cité plus haut comme autorité qui témoigne du lien originaire entre la nouvelle invention et les vieux sujets licencieux, ne fait que renforcer l’hypothèse d’une forte solidarité entre la photo-stéréoscopie et la représentation de l’obscène.
Qui plus est, comme Denis Pellerin le fait remarquer fort à propos, la structure même du dispositif stéréoscopique – un spectateur isolé du monde extérieur regardant à travers un appareil binoculaire comme à travers le trou d’une serrure – a sans doute favorisé la production et la circulation «sous le manteau» des images pornographiques et érotiques (PELLERIN 1998).
Or, on peut résumer comme suit ce qu’à nos yeux représente les deux traits distinctifs du dispositif photo-stéréoscopique, tout en assumant que ce dernier est lié, de manière privilégiée, à une certaine obscénité de la représentation: d’un côté, une modalité d’utilisation particulière, qui oblige le spectateur à un isolement scopique comparable à celui du voyeurisme; d’un autre côté, un effet spécifique, celui de donner du relief aux images plates issues de la chambre noire.
Une modalité scopique coercitive
Le stéréoscope est un dispositif de visualisation contraignant: en effet, il oblige le spectateur à regarder des images à travers des «trous» – pour reprendre Baudelaire – tout en isolant de son champ visuel le monde extérieur. Cette posture particulière, on l’a déjà suggéré plus haut, renvoie d’une certaine manière à la dimension de voyeurisme et d’onanisme enveloppant une paire d’yeux regardant à travers le trou de la serrure. On peut définir cette manière de voir comme une «modalité scopique coercitive». Le roman de Zola qui nous occupe ici témoigne d’une dissémination diffuse de signes, signaux et signalisations suggérant cette même modalité. Cette «modalité scopique coercitive» dévoile sa présence, dès le premier chapitre du roman, par le biais de l’objet/embrayeur scopique des jumelles:
Vénus [interprétée par Nana] appela Mars auprès d'elle. Jamais encore on n'avait osé une scène de séduction plus chaude. Nana, le bras au cou de Prullière, l'attirait, lorsque Fontan, se livrant à une mimique de fureur cocasse, exagérant le masque d'un époux outragé qui surprend sa femme en flagrant délit, parut dans le fond de la grotte. Il tenait le fameux filet aux mailles de fer. Un instant, il le balança, pareil à un pêcheur qui va jeter un coup d'épervier; et par un truc ingénieux, Vénus et Mars furent pris au piège, le filet les enveloppa, les immobilisa dans leur posture d'amants heureux.
Un murmure grandit, comme un soupir qui se gonflait. Quelques mains battirent, toutes les jumelles étaient fixées sur Vénus. Peu à peu, Nana avait pris possession du public, et maintenant chaque homme la subissait (ZOLA 2000: 63-64).
Le public, dont la description des réactions physiologiques voile à peine l’image d’un orgasme collectif – «Des dos s’arrondissaient [...] des faces apoplectiques [...] des oreilles saignaient et remuaient de jouissance» (N 64) – jouit de la vision de Nana par la modalité scopique coercitive que les jumelles sous-tendent. L’immobilité de Vénus et de Mars, tout les deux figés dans une posture renvoyant au cliché des «deux amants heureux», ne peut que suggérer la référence implicite à cet autre cliché qu’est l’image photographique. Ainsi, notre hypothèse est que la scène que le lecteur est en train de lire pourrait bien être reçue comme une scène à voir selon une modalité coercitive analogue, en suivant les signaux textuels qu’on vient de dégager, à celle des photographies stéréoscopiques.
Mais le dispositif stéréoscopique est présent aussi à un autre niveau: celui de l’effet 3D, naissant de la reconstitution mentale d’une image unique en relief à partir de deux images plates. C’est ce que nous allons montrer dans les lignes suivantes.
Le Relief
Photographie pour le stéréoscope. Les épreuves photographiques destinées au stéréoscope doivent présenter deux vues du même sujet, identiques dans leur partie centrale, mais différant quelque peu dans leurs parties latérales. On tire les positifs sur du verre dont la transparence donne au dessin du relief et de la saillie (LAROUSSE 1866: t. XII, 889).
L’appareil stéréoscopique connut, en France comme en Angleterre à partir des années 1850 et jusqu’à la première guerre mondiale, un succès énorme. Ce dispositif optique ajoutait, de fait, à l’exactitude scrupuleuse du dessin photographique, le «relief» et la «saillie» d’une sculpture. Mais ce «relief», cette «saillie», se fondent sur ce paradoxe, que l’image tridimensionnelle qu’on aperçoit à travers la boîte binoculaire du stéréoscope n’est nullement «réelle». Elle n’existe que dans le cerveau de celui qui se penche sur les deux trous de la boîte binoculaire. Ainsi, vantée comme réaliste et naturelle, l'image stéréoscopique n'est rien d'autre qu'une apparition, une hallucination de nos sens, «une simple illusion de réalité qui n'existe que par un effort de notre volonté» (PELLERIN 1998). Car, si le daguerréotype stéréoscopique, l'épreuve binoculaire sur verre ou le stéréogramme sur carton sont des entités observables, tangibles et manipulables, l'image en relief ne possède, quant à elle, aucune existence physique.
Voici l’une des scènes les plus célèbres du roman de Zola et, peut-être, de la série des Rougon-Macquart tout entière. Il s’agit du portrait de Nana face au miroir, vue à travers les yeux de l’un de ses amants, le comte de Muffat, et dans lequel plusieurs commentateurs reconnaissent un hommage à la Nana d’Édouard Manet, peinte en 1876 et refusée au Salon de 1877:
Un des plaisirs de Nana était de se déshabiller en face de son armoire à glace, où elle se voyait en pied. Elle faisait tomber jusqu’à sa chemise; puis, toute nue, elle s’oubliait, elle se regardait longuement. C’était une passion de son corps, un ravissement du satin de sa peau et de la ligne souple de sa taille, qui la tenait sérieuse, attentive, absorbée dans un amour d’elle-même. [...] Ce soir-là, voulant se mieux voir, elle alluma les six bougies des appliques. [...] lâchant la chemise, attendant que Muffat eût fini sa lecture, elle resta nue. Muffat lisait lentement (N 235-236).
Sa lecture terminée (il s’agit du fameux article «La Mouche d’or», mise en abyme du roman), Muffat lève la tête et s’absorbe dans une contemplation hallucinée de Nana:
Muffat la contemplait. Elle lui faisait peur. [...] Dans cette minute de vision nette, il se méprisait. C’était cela: en trois mois, elle avait corrompu sa vie [...]. Tout allait pourrir en lui, à cette heure. Il eut un instant conscience des accidents du mal, il vit la désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa famille détruite, un coin de société qui craquait et s’effondrait. Et, ne pouvant détourner les yeux, il la regardait fixement, il tâchait de s’emplir du dégoût de sa nudité.
Nana ne bougea plus. Un bras derrière la nuque, une main prise dans l’autre, elle renversait la tête, les coudes écartés. Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa bouche entrouverte, son visage noyé d’un rire amoureux; et, par derrière, son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le dos d’un poil de lionne. [...] Il songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’écriture, lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours, tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C’était la bête d’or, inconsciente comme une force, et dont l’odeur seule gâtait le monde. Muffat regardait toujours, obsédé, possédé, au point qu’ayant fermé les paupières, pour ne plus voir, l’animal reparut au fond des ténèbres, grandi, terrible, exagérant sa posture. Maintenant, il serait là, devant ses yeux, dans sa chair, à jamais (N 237-238).
Or, au-delà de l’indéniable correspondance avec le chef-d'œuvre scandaleux de Manet, notre hypothèse est que le portrait zolien de Nana au miroir peut être mis en relation avec le dispositif stéréoscopique, et tout particulièrement avec sa capacité de produire un effet de relief à partir d’une série d’images plates. C’est notamment dans la seconde partie de la scène qu’on a relevé la présence et le travail souterrain d’une modalité qu’on appellera stéréographique, autrement dit d’une modalité visant à donner, par l’écriture, une dimension tridimensionnelle au corps du personnage. La description proprement dite est préparée soigneusement et une série de notations relevant du lexique photographique oriente subtilement la lecture: Muffat est médusé par la «vision nette» du corps nu de Nana; en un «instant», il se rend compte du pouvoir destructif de la chair de l’actrice et cependant il ne peut pas s'empêcher de la regarder «fixement» et de «s’emplir» de son image. Puis, le morceau descriptif de l’actrice s’ouvre, qui fige dans une posture plastique et obscène le personnage, posant comme pour une séance photographique: «Nana ne bougea plus». Ensuite, à travers le regard halluciné de Muffat, l’image de Nana se forme, peu à peu, sous les yeux du lecteur, par fragments visuels pris de différents angles. D’abord par derrière («Un bras derrière la nuque, une main prise dans l’autre, elle renversait la tête, les coudes écartés»), ensuite de côté, en raccourci («Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa bouche entrouverte, son visage noyé d’un rire amoureux»), grâce aussi – c’est ce qu’il nous semble – au reflet du miroir, jusqu’à la vision, enfin, du sexe poilu, voilé d’une ombre troublante. Ainsi, la multiplication des vues du corps de Nana nous fait songer à la duplication du sujet photographié, pris à partir de deux angles de vue légèrement décalés, opération préalable à la constitution de l’effet stéréoscopique.
Si on pose l’attention, en outre, sur la partie finale de l’extrait que nous venons de citer, l’hypothèse d’un travail textuel souterrain du dispositif stéréo – où l’image en relief se forme, comme on l’a souligné, dans le cerveau du spectateur, sous le mode de la virtualité – acquiert une certaine solidité. Muffat, les yeux fermés, voit réapparaître l’image de Nana, d’un réalisme épouvantable, «au fond des ténèbres» de son cerveau. Muffat se présente comme le spectateur passif, mais conscient, de sa propre vision mentale, tout comme celui qui se penche sur le stéréoscope est le spectateur passif, mais cette fois inconscient – puisque le mécanisme de construction mentale du relief est tout à fait involontaire et automatique – de la formation de l’image tridimensionnelle.
Or, chez Muffat l’effet de relief irradiant de cette vision terrible est véhiculé par la phrase qui clôt le morceau: «Maintenant, il serait là, devant ses yeux, dans sa chair, à jamais». La vision infernale de Nana se détache et devient autonome par rapport aux images plates de l'héroïne se contemplant au miroir, pour enfin s’incarner dans une figure diabolique et, finalement, prendre littéralement possession du corps de Muffat. Nana devient, aux yeux de Muffat, une bête infernale. Métamorphose imaginaire, bien évidemment, car elle signifie l’empire absolu de l'héroïne sur le comte. C’est en ce sens que le personnage de Nana peut, selon les mots de Flaubert, «tourner au mythe». Et néanmoins métamorphose «réelle», concrète au niveau de la représentation, car Nana se transforme véritablement, aux yeux de Muffat, en une bête toute-puissante, dans tout son relief. Dès lors, le mythe de Nana – sa figure à lire sur le plan symbolique – trouve son origine et puise sa puissance grâce aussi à la médiation d’une image à voir, également puissante. Nous affirmons que cette image doit sa puissance, entre autres, au relief et à la saillie naissant de la subtile mise en œuvre langagière et fictionnelle du dispositif de visualisation stéréoscopique.
Il serait peut-être utile, à ce point, de comparer la description hallucinée de Nana avec la description d’une autre des héroïnes issues de l’imagination de Zola, Madeleine Férat. Dans le roman éponyme, paru en 1868, le personnage masculin, Guillaume, s’attache avec le même mélange d’effroi et de répulsion à cette contemplation de la chair de la femme. Madeleine, dont l’apparence physique est assez proche de celle de Nana, prend aux yeux de Guillaume le même aspect diabolique et monstrueux que Nana aux yeux de Muffat. Et pourtant, la différence dans le traitement descriptif des deux personnages est patente:
Et Guillaume sentit alors son cœur se serrer à la vue de cette puissante nudité. Il suivait le mouvement souple et fort du buste découvert, les lignes flexibles du col penché et des épaules tombantes; il allait ainsi, en descendant le long du renflement de l'échine et en tournant autour du corps, jusque sous le bras, à cet endroit où un bout de sein rose apparaissait dans l'ombre de l'aisselle. La blancheur de la peau, cette blancheur laiteuse des femmes rousses, faisait ressortir le noir d'un signe que Madeleine avait au bas du cou. Et il s'arrêtait douloureusement à ce signe qu'il avait baisé tant de fois. Tout ce buste adorable, cette chair nacrée qui s'arrondissait mollement avec des douceurs de teintes exquises, lui torturait le cœur d'une angoisse indicible. [...] Il rêvait éveillé un cauchemar écrasant dont il ne pouvait se débarrasser. [...] il se revoyait baisant ces épaules soyeuses, il sentait sous ses lèvres les frissons de cette peau, et il se demandait avec angoisse si ses lèvres seules la faisaient frissonner, si elle n'était pas toute chaude, toute frémissante encore des caresses d'un autre. [...] Pendant quatre ans, il avait joué sans le savoir un rôle odieux; il s'était laissé voler son cœur, voler sa chair. À ces pensées, à cette rêverie honteuse que le cauchemar faisait battre dans son crâne, il contemplait la nudité de la jeune femme avec un suprême dégoût; il lui semblait apercevoir sur la gorge et sur les épaules blanches des taches immondes, des meurtrissures ineffaçables et toutes saignantes.
Madeleine tisonnait toujours. Sa face gardait sa rigidité impénétrable. Peu à peu, à chaque mouvement de son bras remuant la braise, le peignoir glissait davantage.
Guillaume ne pouvait détacher les yeux de ce corps qui se dépouillait par petites secousses, et qui se montrait dans son ampleur insolente et superbe. Il lui apparaissait largement impur. Chacun des mouvements du bras qui dessinaient les muscles gras de l'épaule, lui faisait l'effet d'un spasme lubrique. Jamais il n'avait tant souffert (ZOLA 1906: 60-61).
Le traitement du corps de Madeleine n’a pas grand chose à voir avec celui du corps de Nana. Cette dernière, on l’a souligné, est décomposée en fragments qui se recomposent en une image virtuelle et tridimensionnelle, dans le cerveau de Muffat. Ce qui provoque le délire de l’homme est le réalisme épouvantable de cette vision, dont il ne pourra plus se libérer. Le corps de Madeleine est, bien au contraire, reconstruit par un regard qui en parcourt, de manière plus ordonnée, fluide et traditionnelle, la surface, de haut en bas, de sorte que l’effet de lecture qui en sort est un effet de continuité et d’unité. Pas de fragmentation en ce cas et, donc, pas de reconstruction hallucinée a posteriori, dans la tête du personnage masculin, comme il advient pour la description de Nana. En effet, si la métamorphose bestiale de celle-ci n’advient que dans le crâne de Muffat, par un mouvement d’intro-jection de son corps nu, dans le cas de Madeleine le dégoût vis-à-vis de la femme émerge, au contraire, par une dynamique de pro-jection des cauchemars de Guillaume («à cette rêverie honteuse que le cauchemar faisait battre dans son crâne, il contemplait la nudité de la jeune femme avec un suprême dégoût») sur la peau de son épouse. La différence entre ces deux dynamiques est radicale, et nous amène, par logique, à concevoir la reconstruction du corps des deux héroïnes de manière profondément différente: Madeleine se configure comme une espèce de surface de projection des obsessions de Guillaume (elle est un corps/écran); au contraire, Nana acquiert du relief et devient une vision monstrueuse; elle pénètre le cerveau de Muffat, et avec lui celui du lecteur: elle est un corps pornographique.
La comparaison entre les deux morceaux descriptifs ne peut à ce point que renforcer notre hypothèse qui voit dans le dispositif photo-stéréoscopique la force souterraine qui œuvre à la construction de la scène de Nana au miroir.
On peut continuer notre analyse, et la pousser plus loin encore. Si le cerveau (la tête ou le crâne), comme le souligne Philippe Hamon (2007), apparaît souvent – et même très souvent selon le sémiologue – dans les textes littéraires du XIXe siècle en association métaphorique avec la chambre noire ou avec l'appareil photographique; et si l'on accepte notre hypothèse d’une élaboration tridimensionnelle du corps nu de Nana, alors la scène décrite dans les extraits cités ne serait autre chose qu’une sorte de mise en texte de l’acte de visualisation stéréoscopique. Cet acte se constitue par une série d’images plates (le corps de Nana vu de différentes perspectives), par un système optique binoculaire (les yeux de Muffat) et par une chambre noire (le cerveau de Muffat) se configurant à la fois comme boîte de réception, d’impression et de formation de l’image en trois dimensions. Bien évidemment, notre hypothèse sous-tend l’idée que le rôle de voyeur est pris en charge par le lecteur.
Or, dans la suite du récit, au moment où le comte de Muffat rouvre ses paupières, le lecteur/voyeur est invité à jouir de l’image peut-être la plus forte du roman, à savoir celle de Nana s’offrant aux yeux du personnage dans un acte d’onanisme effronté et insupportable:
Mais Nana se pelotonnait sur elle-même. Un frisson de tendresse semblait avoir passé dans ses membres. Les yeux mouillés, elle se faisait petite, comme pour se mieux sentir. Puis, elle dénoua les mains, les abaissa le long d'elle par un glissement, jusqu'aux seins, qu'elle écrasa d'une étreinte nerveuse. Et rengorgée, se fondant dans une caresse de tout son corps, elle se frotta les joues à droite, à gauche, contre ses épaules, avec câlinerie. Sa bouche goulue soufflait sur elle le désir. Elle allongea les lèvres, elle se baisa longuement près de l'aisselle, en riant à l'autre Nana, qui, elle aussi, se baisait dans la glace (N 238).
Ici, la duplication de l’image de Nana au miroir est explicite. Le corps nu et frissonnant de la femme devient ainsi image épaisse, vivante en chair et en os: vision stéréoscopique qui coïncide dans le cerveau de Muffat et dans l’esprit du lecteur.
Conclusions: réalisme, photo-stéréoscopie et transparence
Or, cette coïncidence de visualisation est le point nodal d’une problématique majeure dans l’économie du roman zolien et du roman réaliste/naturaliste en général: celle de la transparence de la représentation – dogme de l’esthétique réaliste –, de l’abolition de la médiation du discours en vue d’un effet d’évidence, de présence immédiate, aux yeux du lecteur/spectateur, de l’objet en représentation. Pour l’écrivain réaliste il s’agit non seulement de mettre en œuvre un texte marqué par un haut degré de vraisemblance (de cohérence interne au roman, fonctionnelle à la «suspension de l’incrédulité») ainsi que par un haut degré d’illusion référentielle (de cohérence externe au roman, telle que le lecteur opère une connexion entre l’objet de la représentation et son correspondant dans la réalité référentielle). Il s’agit, de manière bien plus urgente, de suggérer une coïncidence, ou mieux une simultanéité entre ces deux effets textuels. Et cette simultanéité est rendue possible, tout comme la scène qu’on vient d’étudier le montre, par l’identité des postures de visualisation propres au personnage et au lecteur. Au niveau de la réception, l’«effet de réel», pour parler avec Roland Barthes, trouverait sa cause efficiente moins dans une cohérence chronotopique du récit que dans l’identité de perspective et de focalisation du personnage et du lecteur. Ou, si on veut utiliser la terminologie issue des études cinématographiques, dans l' identité des postures d’«ocularisation» (MANSUTTI 2008: 28). Ainsi, pour que l’illusion d’une représentation transparente soit totale, le personnage et le lecteur doivent être les témoins oculaires d’une même expérience hallucinatoire. C’est exactement selon ce même principe que la scène analysée fonctionne.
Comme le souligne Charles Grivel, l’appareil photo-stéréoscopique
– appareil qui produi[t] du simulacre tout en supprimant la conscience d’avoir affaire à une fiction – rend le réel transparent à notre regard, [il] suspend la notion d’une extériorité cernant l’image, [il fait] coïncider le vu et le voir et, ce faisant, perme[t] d’accéder, pour notre plus grande satisfaction, à ce qui serait une mimésis généralisée (GRIVEL 2007: 134).
En régime naturaliste, où la réalité demande à être représentée «telle qu’on la voit», c’est-à-dire «telle qu’elle se présente au regard», le modèle photo-stéréoscopique – et, avec celui-ci, le régime de visibilité qui lui est propre – se présente comme un modèle de référence avec lequel se confronter. En effet, il nous semble que la volonté d’intégrer au sein des descriptions «à lire» un effet de relief, et de les rendre ainsi des images textuelles «à visualiser», transparaît de manière significative des extraits de Nana étudiés.
Références bibliographiques
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