Du côté de la couleur proustienne
Indice
Introduction. Références critiques
1. Classification des occurrences
3. Écrire la couleur, ou le polymorphisme du monde et du style
Abstract
In this paper I present some aspects of the multi-faced “chromatic” universe of Proust’s Recherche. Colour is not only a major theme in Proust’s masterpiece, but also a philosophical topic for the first person narrator, reflecting the “chiasm” between visible and invisible, as Merleau-Ponty points out. Finally, colour is a stylistic device in Proust’s prose, showing pictorial and literary models superimposed on his intricate style.
Another way of showing colours in the novel is the practice of allusion: by the repetition of the same structures in complex sentences, or by the use of synonyms, Proust makes reference to colours without mentioning them. The fusion of colour in style is the ultimate example of the Proustian metamorphosis process from reality to language.
Introduction. Références critiques
Ma recherche vise à analyser le rendu stylistique et littéraire de la sensation visuelle chromatique dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Je voudrais d’abord préciser le sens de mon enquête en partant des intuitions qui ont orienté mon travail.
Une connaissance même partielle de l’œuvre de Proust suggère que l’élément chromatique structure la diégèse du roman en tant que thème et en tant qu’outil de réflexion esthétique, à l’instar de toute image du texte se référant aux aberrations de la vue ou aux instruments d’optique. Il suffit de penser à ce que Proust propose à qui voudra comprendre les artistes:
[…] le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit: “Maintenant regardez”. Et voici que le monde […] nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair (CG, RTP, II, p. 623).1
La place de ma thèse se situe donc du côté de… la couleur proustienne. Un sujet anodin? Loin de là. Tout en étant «thème et principe poétique» de l’œuvre, la couleur chez Proust suit des chemins multiples, inconstants et souvent incompatibles: son «écriture marque un effort de synthèse entre des principes contradictoires sur la couleur. D’un côté cette dernière obéit aux lois de l’optique, de l’autre, elle est un phénomène mental, fruit d’une vision intérieure» (HASSINE 2004: 250).
Débrouiller les mailles du chromatisme proustien signifie décortiquer sa syntaxe, en retrouvant des tendances constantes dans le traitement de ce thème, tout en réfléchissant sur son style. D’abord, la perspective choisie doit nécessairement tenir compte de la critique thématique; en un sens, mes références sont à retrouver non seulement dans les ouvrages de Gaston Bachelard (BACHELARD 1948), mais surtout dans les travaux de Jean-Pierre Richard (RICHARD 1974), de Jean Rousset (ROUSSET 1986) et d’Anne Simon (SIMON 2000).
Néanmoins, traiter un thème signifie nécessairement, si l’on suit la démarche rimbaldienne, “trouver une langue”: dans la syntaxe en spirale de Proust, la sensation chromatique trouve sa place véritable dans des choix stylistiques récurrents, avec lesquels elle se fond. Il faut en effet analyser le rendu chromatique comme un «fait de style» (VERNA 2008). Dans ce cas, les références critiques vont de Jean Milly, qui a étudié la longueur et le rythme des phrases proustiennes (MILLY 1975), à Leo Spitzer, qui s’est concentré sur leurs symétries et leurs ramifications (SPITZER 1970), en passant par Gérard Genette (GENETTE 1972), par la théorie de la métaphore de Paul Ricœur (RICŒUR 1975) et d’Éric Bordas (BORDAS 2003) et, enfin, par les travaux de Lorenza Maranini (MARANINI 1963).
Toutefois, choisir la “couleur”implique d’autres instruments: non seulement l’analyse de la vision du monde du narrateur, mais aussi l’exploration de la réflexion philosophique de l’écrivain, d’autant plus que Proust est lapidaire sur ce point. Il écrit en effet que
le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun (TR, RTP, IV, p. 474).
Mener une recherche du côté de la couleur proustienne signifie donc aller au cœur de la réflexion esthétique d’une époque entière: celle de Proust, qui se situe notoirement, de façon hybride, entre deux siècles. Antoine Compagnon a justement écrit que
la place de Proust en littérature est analogue à celle de Manet en peinture: fut-il le dernier des grands classiques ou le premier des révolutionnaires? […] Chez Proust comme chez Manet, la continuité et la rupture, la tradition et la révolution composent un mélange rare, instable, dans la coexistence de la signification et du pictural, du romanesque et de l’impression, du réalisme et de la myopie (COMPAGNON 1989: 27-28).
Par conséquent, mon travail montre la complexité de l’analyse de cet élément: la perspective thématique, celle de la stylistique et, enfin, celle de l’esthétique se croisent pour rendre compte de la «cathédrale» chromatique de Proust.
1. Classification des occurrences
Deux pôles d’intérêt ont contribué à l’enrichissement du travail: d’une part, il fallait définir la «couleur» du point de vue d’un écrivain du début du XXe siècle mais ancré dans la culture de la fin-de-siècle; d’autre part, il a fallu retrouver et classer par fiches toutes les références chromatiques qui se trouvent dans la Recherche. Pour cette dernière tâche, j’ai utilisé aussi des outils informatiques (notamment, la base de données Frantext); néanmoins, le repérage direct des occurrences dans le texte a été irremplaçable. Il suffit en effet de penser à la variété lexicale liée aux phénomènes chromatiques: des adjectifs aux verbes de couleur, en passant par les substantifs abstraits, c’est le dépouillement direct du texte qui révèle l’ampleur du phénomène étudié.2
Ensuite, il a été nécessaire d’inventorier ces occurrences. La subdivision, très élémentaire, entre les champs chromatiques de la langue française (rose, violet, bleu, vert, jaune, marron, orange, rouge, noir, blanc et gris) n’est pas suffisamment probante, tout en étant nécessaire. Elle constitue maintenant l’annexe statistique de mon travail.
On s’aperçoit très vite, en effet, que chaque indication chromatique du texte proustien est “différente” de l’autre. La même teinte se manifeste en effet de plusieurs façons, suivant son support matériel; en même temps, l’écriture vertigineuse de Marcel Proust, sa complexité et son rythme rendent le chromatisme insaisissable.
Afin d’interpréter les informations, j’ai élargi mon champ d’analyse à la psychologie, à la philosophie, à la peinture et à la critique d’art de l’époque proustienne. Cet élargissement m’a en effet fourni les clés pour structurer les données hétéroclites du texte. J’ai alors cherché des indications dans les écrits des peintres, j’ai feuilleté les revues que Proust connaissait, en retrouvant des éléments utiles pour définir une théorie du chromatisme à son époque. Enfin, j’ai repéré dans ses articles et dans sa correspondance les notions pour définir sa philosophie de la couleur.
2. Penser la couleur
L’ensemble de ces matériaux constitue une véritable enquête de ce que signifie «penser la couleur».
À l’époque de Proust, la définition de ce phénomène est encore ouverte et ambiguë; en même temps, l’expérience multiforme de la couleur dans les divers domaines du savoir investit directement la Recherche par des médiations souvent inattendues. Entre les deux siècles, le chromatisme se lie à l’idée d’un chemin ouvert, d’un bouleversement en cours, d’une définition qui va se renouveler. De même, cette théorie possède plusieurs facettes: de la physiologie à la littérature, en passant par la peinture, le chromatisme est un thème transversal.
Quelques exemples: à partir des années quarante du XIXe siècle, la «loi du contraste simultané des couleurs» du chimiste Chevreul bouleverse la notion même de vision, qui devient un processus «mental» (CHEVREUL 1839). Le monde est en constante activité chromatique, et «les couleurs ne sont pas la propriété des choses mais constituent leur ensemble, c’est-à-dire la réalité en un infini changement» (HASSINE 2004: 249).
En peinture, l’application de cette théorie provoque la révolution de la «couleur impressionniste»: on est ainsi ramené aux nombreux rapports que Proust entretient avec la peinture impressionniste. Tout en étant remarquables, ces influences sont insuffisantes pour expliquer la totalité des phénomènes qui concernent les couleurs de la Recherche.
En fait, si on se borne à la peinture, la révolution chromatique continue avec Cézanne et les premières toiles des cubistes. Proust semble en anticiper les innovations. En 1922, après la lecture de Sodome et Gomorrhe, Jacques Rivière lui écrit: «une chose par exemple qui m’est apparue pour la première fois, c’est votre relation avec le mouvement cubiste, et plus profondément votre profonde immersion dans la réalité esthétique contemporaine» (Corr., t. XXI, p. 376). Cette «immersion» est claire si l’on pense que certaines descriptions proustiennes sont comparables – du point de vue de la technique utilisée – aux compositions futuristes qui lui sont contemporaines (KELLER 2001).
De même, une autre source de son chromatisme vient de la critique d’art et de la réflexion esthétique des écrivains que Proust aimait. Il est indéniable, en effet, que la théorie baudelairienne de la couleur joue un rôle fondamental: «Rappelle-toi que toutes les couleurs vraies, modernes, poétiques, c’est lui [Baudelaire] qui les a trouvées, pas très poussées, mais délicieuses, surtout les roses, avec du bleu, de l’or ou du vert…» (CSB, p. 258). Une section entière de son Salon de 1846 est dédiée aux problèmes de la perception: elle s’intitule De la couleur (BAUDELAIRE 1976: 422). C’est encore par l’intermédiaire du poète que Proust tente de nous faire écouter «le rougeoyant septuor» et «la blanche sonate» du musicien Vinteuil. En effet, l’idée wagnérienne de la correspondance entre les arts arrive à Proust par sa critique musicale. Du reste, dès sa jeunesse, Proust avait déclaré que «quelqu’un qui ne sent pas la poésie, et qui n’est pas touché par la Vérité, n’a jamais lu Baudelaire».3
Du point de vue philosophique, il ne faut sous-estimer l’influence ni de Schopenhauer – qui avait publié un essai intitulé Textes sur la vue et les couleurs (SCHOPENAHUER 1986) – ni celle de Gabriel Séailles4, qui décrit une véritable esthétique de la perception dans son Essai sur le génie dans l’art (SÉAILLES 1897).
Ces indications, tout en étant fragmentaires, prouvent que la genèse du chromatisme proustien est hétérogène puisque telle est la doctrine de la couleur à cette époque. Les occurrences inventoriées possèdent donc une stratification dense et contradictoire, vu que plusieurs forces peuvent expliquer leur origine.
3. Écrire la couleur, ou le polymorphisme du monde et du style
Pour montrer le rayonnement critique nécessaire à mon étude, je me bornerai à l’analyse d’un passage qui rend très bien l’idée du “polymorphisme” ambigu de la couleur dans la Recherche. L’extrait concerne la description du Port de Carquethuit, la célèbre toile du peintre Elstir qui est à l’origine de la théorie de la métaphore proustienne. Une considération préalable: cette description doit être considérée à partit du sens originaire du mot ekphrasis (la représentation verbale d’un objet artistique visuel qui, en fait, n’existe pas). Deuxièmement, l’enjeu du tableau d’Elstir est la visualisation de la théorie de la métaphore à travers une petite ville peinte en «termes marins», tandis que des «termes urbains» sont utilisés pour la mer. L’impression visuelle, en l’emportant sur les notions de l’intelligence, provoque une métamorphose des choses représentées qui est analogue à ce qui se passe en poésie avec l’utilisation de la métaphore. Le narrateur semble réélaborer, à sa façon, la leçon tirée de la peinture impressionniste pour la transformer en esthétique littéraire.
Néanmoins, une longue partie de la description concernant la toile est presque “sans couleur”. Un fait surprenant, vu que le lecteur ne l’imagine pas peinte en noir et blanc. L’absence de couleur, là où il l’attendait le plus, pourrait le décevoir. Après la description non colorée de la ville et de la mer «confondues» et recomposées sur la toile, la première trace chromatique que le texte laisse affleurer est une couleur évoquée indirectement, à l’intérieur d’une comparaison:
[…] et ainsi cette flotille de pêche avait moins l’air d’appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d’eau de tous côtés parce qu’on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans la ceinture d’un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique (JF II, RTP, II, p. 192).
En effet, le coloris nous est montré “indirectement” grâce à la dispersion du «poudroiement de soleil et de vagues». On pourrait penser à la représentation d’un tableau pointilliste. L’humidité de l’eau marine et la lumière du soleil produisent alors des effets d’«arc-en-ciel versicolore». Toutes les teintes sont évoquées ici, mais implicitement. De plus, elles contribuent à l’idée d’irréalité de la toile et de mystère général: «comme dans toutes ses descriptions de tableaux [d’Elstir], Proust n’indique aucune des couleurs dont s’est servi le peintre. Pourtant les mots […] suffisent pour faire apparaître dans notre imagination un tableau coloré, animé, aux teintes claires» (MONNIN-HORNUNG 1951: 90).
La sensation chromatique reste indéfinie à cause de la présence de l’eau de l’océan qui envahit chaque partie du tableau et en remue les nuances d’aquarelle. Comme dans un ouvrage de Gustave Moreau, alors, l’indéfinition et la confusion du Port de Carquethuit sont telles que Proust arrive à écrire: «la terre est déjà marine et la population amphibie» (JF II, RTP, II, p. 193).
Ce mot d’“amphibie” pourrait aisément définir le rôle joué par la couleur, puisqu’elle émerge à travers des éléments non chromatiques du passage. Le lecteur imagine le Port d’Elstir grâce à des indices textuels: la présence d’autres forces de la réalité qui sont à l’origine des phénomènes chromatiques (l’insistance sur l’eau, les vagues, le soleil et les effets de poudroiement); de même, l’utilisation d’une forme comparative qui évoque la sensation chromatique «à distance», emboîtée dans plusieurs subordonnées, à la fin d’une comparaison complexe.
En effet, si l’on analyse la position des mots, cette phrase est construite sur une “multiplication successive” de “dédoublements” concernant un élément de base. On passe de l’expression «dans un poudroiement de soleil et de vagues» (coordination des deux éléments) aux eaux «soufflées en albâtre ou en écume» (dédoublement par disjonction); de l’«arc-en-ciel versicolore» (redondance fondée sur l’itération synonymique5 du même concept) au «tableau irréel et mystique» (deux adjectifs conjoints, en suivant la nomenclature de Lorenza Maranini, ou bien une para-synonymie qui est peut-être un écho baudelairien)6. Ce dédoublement continuel de la syntaxe est nécessaire à Proust pour rendre compte de sa vision du monde (vu que «le style est une question de vision»): le continuum de la perception et la contiguïté du réel dans l’œil du narrateur, se balançant entre la profondeur de l’impression et la diffraction de l’Être, se traduisent en cette amplification de la phrase proustienne. La valeur herméneutique du chromatisme proustien (l’«objet herméneutique» suivant la terminologie richardienne) surgit alors de la même tournure stylistique itérée.
Françoise Leriche a écrit que la manière métaphorique d’Elstir «a valeur auto-référentielle», donc essentiellement «baroque» plus qu’impressionniste, et «cet improbable tableau a tout d’un trompe-l’œil» (LERICHE 2004: 120). Il s’agit donc d’un paradoxe: le chromatisme est généré par le style de Proust. Autrement dit, le rendu chromatique jaillit des fractures entre les mots choisis par l’écrivain. Le port de Carquethuit n’est en définitive qu’un type bizarre d’ekphrasis, où la finalité textuelle l’emporte sur la beauté de la vision. Plus qu’une description, c’est l’indication d’une méthode à suivre. Ce passage suggère alors une image exemplaire du traitement de la couleur chez Proust, comme étant un fait de contenu et, en même temps, un réactif du style qui fait ressortir tous les traits distinctifs de son écriture.
4. Le «sillon» chromatique
Puisque la Recherche n’est pas avare de considérations synthétiques à propos de la couleur, on pourrait les conjuguer avec les résultats empiriques de l’analyse. Pour le narrateur proustien, en effet, la couleur n’est «ni inertie, ni caprice, mais nécessité et vie» (JF II, RTP, II, p. 15). Dans ce cas, l’enthousiasme de son voyage vers le pays de Balbec et des jeunes filles l’emporte sur l’objectivité de la vision.
De même, la perception provoque des réflexions générales à propos du rapport entre le moi narratif et le monde à connaître, vu que «cet élément nouveau de la couleur […] tout aussi bien que dispensateur des teintes est un grand générateur ou tout au moins modificateur des dimensions» (JF II, RTP, II, p. 297). C’est grâce à la coloration que l’apprentissage du monde devient une sorte d’«incorporation» de l’invisible qui se cache et se montre dans le visible.
Deux mouvements opposés coexistent, paradoxalement, dans le texte. Tantôt la teinte visible, une fois incorporée dans le moi perceptif, se stratifie en devenant matière redoublée d’une «chose mentale». Bref, une puissance spirituelle:
Pour un convalescent7 qui se repose tout le jour dans un jardin fleuriste ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n’imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s’incorporer en moi (JF II, RTP, II, p. 264. Je souligne).
Tantôt le narrateur se déclare «incapable de mettre de la profondeur derrière la couleur des choses» (JF II, RTP, II, p. 162. Je souligne), comme si la couleur nécessitait continuellement d’un renouvellement de l’observateur, qui doit se mettre en jeu afin de se frayer un chemin entre la surface colorée et l’essence profonde du réel.
Il faut nécessairement pencher vers une grille philosophique pour «résumer» le chromatisme proustien. La phénoménologie de Merleau-Ponty permet de retrouver dans un passage du Temps retrouvé une conclusion intéressante. En effet, Proust parle du «petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous» (TR, RTP, IV, p. 470). De cette phrase, j’ai retenu l’idée essentielle du sillon «chromatique». Le sillon que Proust a indiqué est un espace creusé, que la couleur remplit d’un sens toujours ouvert: c’est une véritable voie vers la profondeur des choses, un chemin géologique à traverser et une remontée de l’essence vers la surface. Le chromatisme du texte est, en conclusion, le précipité constant du réel dans l’écriture, à tel point qu’on pourrait parler d’une “métamorphose continuelle”: transformation du monde matériel en monde perçu, transmutation du savoir en intelligence langagière et traduction des structures thématiques en outils stylistiques. Cet élément métamorphosant et métamorphosé – la couleur – donne raison aux critiques qui parlent de la Recherche comme de la version moderne des Métamorphoses d’Ovide.
Enfin, en devenant matière à écrire, le rendu chromatique génère des réflexions méta-littéraires. Il entraîne alors une “image” de lui-même: mieux, une “représentation”.
Du reste, «il faut comprendre la perception comme cette pensée interrogative qui laisse être le monde perçu plutôt qu’elle ne le pose, devant qui les choses se font et se défont dans une sorte de glissement, en deçà du oui et du non» (MERLEAU-PONTY 1964: 136). Ce “glissement”, c’est bien un processus ininterrompu, ce qui résume de fait l’essence de la couleur proustienne: en devenant continuellement autre par rapport à elle-même, elle est une plongée progressive dans les lois invisibles de la création.
Bibliographie
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Note
↑ 1 Dans cette contribution, j’ai utilisé des sigles pour abréger non seulement les titres des volumes de la Recherche (voir la bibliographie pour tout renseignement supplémentaire), mais aussi les autres ouvrages de Marcel Proust. Légende: RTP: À la Recherche du temps perdu; JF: À l’ombre des jeunes filles en fleurs; CG: Le côté de Guermantes; SG: Sodome et Gomorrhe; TR: Le temps retrouvé). Le chiffre romain indique le tome. De même, CSB: Contre Sainte-Beuve; les vingt-et-un tomes de la correspondance, dans l’édition de Philip Kolb, sont abrégés en Corr.
↑ 2 Pour des raisons d’économie, j’ai utilisé l’édition de Jean-Yves Tadié pour la collection «Bibliothèque de la Pléiade», en n’analysant les avant-textes que partiellement. En effet, comme soutenu par le philologue Bernard Brun, «le texte imprimé se suffit à lui-même, et les brouillons ne sont pas indispensables à l’exégèse». Néanmoins, il serait intéressant d’élargir cette analyse du chromatisme à l’ensemble des avant-textes de la Recherche – dont la richesse connue peut cacher des surprises.
↑ 3 Manuscrit inédit, daté 15-11-1895. Voir le catalogue de l’exposition Proust, du temps perdu au temps retrouvé» (15/04/2010-29/08/2010), Paris, Musée des Lettres et Manuscrits.
↑ 4 Gabriel Séailles a été l’un des professeurs de Proust à l’époque de sa licence de philosophie en Sorbonne.
↑ 5 Pour la définition et les questions relatives au problème de la synonymie, je renvoie à CIGADA 2003.
↑ 6 «Les houles, en roulant les images des cieux / mêlaient d’une façon solennelle et mystique / les tout-puissants accords de leur riche musique» (La Vie antérieure). «Solennelle et mystique» résonne (grâce aussi à un effet rimique) dans l’«irréel et mystique» de Proust. Le sonnet des Fleurs du mal décrit un paysage irréel, où des «vastes portiques» sont bâtis en face de la mer agitée.
↑ 7 On pourrait penser à une filiation par rapport à Baudelaire qui, dans Le peintre de la vie moderne écrit, en citant Edgar Allan Poe, que la condition de l’artiste est semblable à celle d’un convalescent, les deux étant poussés par la même curiosité, celle de l’enfant. C’est par cette «ivresse» de savoir que l’enfant absorbe la forme et la couleur du monde (BAUDELAIRE 1962).