Le seuil de la modernité lyrique. Relire Hugo avant l’exil
Abstract
The article provides keys for a re-reading of Victor Hugo’s early poetical works which have been neglected by critics for a long time. The proposed interpretation aims to give an overview of the deep and consistent relationships among some of the main constants of Hugo’s poetry, arguing that these constants already reached their aesthetic achievement in the collections written in the years (1820s-1830s) of the French “Romantic poetry”, and preceding the masterpieces of the following decades. Restoring the relevance of these collections means to call the beginning of poetic modernity into question. Starting from the well-known Baudelaire’s article on Hugo, in which it emerges how contemporaries considered the Romantic turning point as a true revolution, this article aims to fully reassess the modernist role of Hugo’s poetry of that period, suggesting it again as the proper historical perspective, although now it could seem to have lost its strength or its present-day importance.
(Théodore de Banville)
Ce n’est qu’à grands traits, et sous une forme inévitablement provisoire, que j’anticipe dans ces pages les contenus d’une recherche en cours de rédaction : un travail consacré à la production lyrique de Victor Hugo, délibérément concentré surtout sur la production d’avant l’exil.
1.
Partons d’une page bien connue de Baudelaire, écrite en 1861 :
… Victor Hugo représentait celui vers qui chacun se tourne pour demander le mot d’ordre. Jamais royauté ne fut plus légitime, plus naturelle, plus acclamée par la reconnaissance, plus confirmée par l’impuissance de la rébellion. Quand on se figure ce qu’était la poésie avant qu’il apparût, et quel rajeunissement elle a subi depuis qu’il est venu ; quand on imagine ce peu qu’elle eût été s’il n’était pas venu ; combien de sentiments mystérieux et profonds, qui ont été exprimés, seraient restés muets ; combien d’intelligences il a accouchées, combien d’hommes qui ont rayonné par lui seraient demeurés obscurs, il est impossible de ne pas le considérer comme un de ces esprits rares et providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire, le salut de tous, comme d’autres dans l’ordre moral et d’autres dans l’ordre politique. Le mouvement créé par Victor Hugo se continue encore sous nos yeux. Qu’il ait été puissamment secondé, personne ne le nie ; mais si aujourd’hui des hommes mûrs, des jeunes gens, des femmes du monde ont le sentiment de la bonne poésie, de la poésie profondément rythmée et vivement colorée, si le goût public s’est haussé vers des jouissances qu’il avait oubliées, c’est à Victor Hugo qu’on le doit. […]. Il ne coûtera à personne d’avouer tout cela, excepté à ceux pour qui la justice n’est pas une volupté (BAUDELAIRE 1976 : 131, Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, I, Victor Hugo).
Aujourd’hui, par une ironie du sort, il ne coûterait plus guère à personne d’affirmer que ce n’est point Hugo, mais plutôt Baudelaire qui est le véritable initiateur de la poésie que nous qualifions de moderne. Bien qu’on reconnaisse l’importance de la lyrique dite romantique, contenue dans les deux décennies qui vont de 1820 à 1840, il est certain qu’on a cessé de reconnaître sa valeur historiquement fondatrice. D’une part, le lieu commun subsiste selon lequel les grands romantiques sont les auteurs de la renaissance lyrique, après le siècle “sans poésie” de la Raison. Du moins dans l’ordre des notions, personne ne conteste à la poésie romantique le mérite d’avoir émancipé l’écriture en vers du style noble et des restrictions classiques, au bénéfice du mot propre ainsi que d’une liberté thématique virtuellement illimitée, en accord avec la redécouverte du pittoresque ainsi qu’avec la floraison de l’imagination. En outre, on lui reconnaît d’ordinaire le mérite, de nature moins esthétique qu’idéologique, d’avoir privilégié l’expression de la sensibilité du sujet, de son élan vers l’infini et l’Idéal en dépit des limites du réel. – D’autre part, c’est en effet un jugement de valeur esthétique, mais qui devient historico-littéraire, qui pèse contre la lyrique de la première moitié du siècle. Le préjugé d’une perte, relative, de lisibilité, va de pair avec la conviction selon laquelle dans la poésie romantique les éléments novateurs seraient moins importants que les éléments traditionnels : il s’agirait beaucoup moins de l’inauguration d’un nouveau langage que d’une dernière version, égocentrique et didactique, expansive et prêcheuse, de l’éloquence pré-moderne. C’est qu’on préfère privilégier, par rapport au tournant romantique, cet autre tournant moderniste qui va lui succéder, et qui sera donc le deuxième au cours du siècle : celui qui s’exprimera dans le culte de l’autonomie du Beau, lequel, surtout à partir de Baudelaire, confluera à l’avenir dans le courant de la modernité.
La question des rapports entre Hugo et Baudelaire a été abordée plusieurs fois. Sur la base surtout du contraste entre les « jugements publics, fort élogieux, et […] les jugements privés, fort durs”, on n’a jamais manqué de souligner la « duplicité » (PICHOIS-AVICE 2002 : 227, 231) de l’attitude de Baudelaire. Ce n’est pas le cas d’entrer dans la question, en se déclarant plutôt d’un côté que de l’autre dans l’opposition entre ces « deux phares de la poésie française [appartenant] à deux de ces familles ennemies bien représentées dans la littérature française » (Pichois. BAUDELAIRE 1973 : 1008). Revenons au passage que nous avons cité plus haut. Baudelaire exprime quelque chose qui pour lui paraît avoir, à la fois, l’évidence d’une donnée factuelle, et l’importance d’une vérité à défendre, sinon à revendiquer. Au cours de la première moitié du siècle s’est vérifié un rajeunissement poétique, déterminant un tournant décisif de nouveauté. On connaît bien quelle importance Baudelaire attribue à l’opposition – s’appuyant sur l’admiration pour Poe et Gautier – entre la poésie que l’on veut utile et celle qui « n’a pas d’autre but qu’Elle-même » (BAUDELAIRE 1976 : 113, Théophile Gautier) – tendance qu’on poussera à l’extrême vers la fin du XXe siècle (ce sera l’“autoréférentialité”). Toutefois, en dépit de cette tendance, Baudelaire se considère lui-même non pas en rupture drastique, mais plutôt en continuité idéale avec tout ce qui précède, avec un mouvement littéraire plus vaste commencé dès le début du siècle : ainsi qu’une deuxième phase suivant un commencement. Naturellement, ce qu’il définit ailleurs comme « mouvement littéraire moderne » (BAUDELAIRE 1976 : 110) c’est le romantisme, compris comme mouvement d’avant-garde par lequel on adapte le Beau absolu aux temps nouveaux. En écrivant en 1861, Baudelaire revient en arrière dans le temps, pour considérer à vol d’oiseau le passé de Hugo et l’histoire récente de la poésie. Par ce rappel des « temps heureux » de la première gloire du poète, temps « déjà si lointains […] que les survivants regrettent et dont ils ne retrouveront plus l’analogue » (Ibid. : 131), il lui reconnaît avant tout son rôle de fondateur : [le mouvement créé par Victor Hugo se continue encore sous nos yeux. En dépit de ces aspects oratoires de la poésie hugolienne que l’auteur des Fleurs du Mal déjà publiées pouvait ne pas aimer, de la distance dans la façon de comprendre la nature humaine et le Progrès qui le sépare du poète né vingt ans avant lui, en dépit de toute ambivalence dans son attitude envers l’homme célèbre, Baudelaire ne remet pas en cause la primauté légitime du poète qu’il compare ailleurs à Shakespeare et à Gœthe (Ibid. : 133). Selon le poète de la modernité il est impossible de ne pas reconnaître que c’est spécialement à Hugo qu’on doit le déclenchement de la modernité lyrique.
2.
La production lyrique de Hugo est peut-être la plus prolifique du XIXe siècle occidental : elle est constituée de plus de 260 000 vers, distribués dans les recueils et les poèmes composés pendant une période d’environ soixante-dix ans. Peut-être cette abondance coïncide-t-elle avec l’une des limites les plus significatives de sa fortune. La poétique du labor limae devait lui paraître incompatible avec les rythmes du changement, de l’évolution linéaire de l’individu aussi bien que de l’histoire. Malgré le caractère profondément unitaire de l’imaginaire hugolien, la critique a adopté depuis toujours des scansions chronologiques fortes, en plusieurs périodes. Ce fut d’ailleurs Hugo lui-même qui proposa ces scansions. Les événements biographiques, toujours en rapport avec les grands événements historiques, jouent un rôle de charnière et se prêtent à être considérés comme les causes directes des changements de manière. Les deux grandes périodes de sa vie et de son œuvre sont divisées, on le sait, par la coupure de décembre 1851, lorsque le coup d’État de Louis Bonaparte oblige le poète à un exil qui durera vingt ans. (Littérairement, la période pendant l’exil se prolonge, sans une rupture telle que la précédente, dans un après l’exil). Cette division en périodes est généralement interprétée au sens téléologique, comme une évolution : les recueils des années 1820 et 1830 ne représenteraient qu’un stade préliminaire évoluant lentement; on aurait une réalisation pleine – l’expression véritable, sans plus de contraintes, despotentialités du romantisme – dans les grands recueils pendant et après l’exil. C’est en effet surtout ce moment de sa poésie, et notammentle courant métaphysique et visionnaire, qui lui a valu malgré tout un privilège relatif : même chez ceux qui font remonter à Baudelaire le commencement de tout, Hugo est souvent mieux traité que les autres romantiques, comme quelqu’un chez qui, pour reprendre une expression de Rimbaud, il y a « bien du vu » (RIMBAUD 2009 : 347).
Bien qu’il soit incontestable que les recueils des années 1820 et 1830 sont généralement loin d’atteindre le niveau des années 1850, il est néanmoins limitatif et antihistorique de ne voir, dans les recueils qui firent de Hugo le premier poète de France, qu’une prémisse encore juvénile ou bien un moment préparatoire. André Maurois le remarque dans sa biographie : au début des années 1830 Hugo n’avait pas tort de se regarder comme le plus grand poète vivant de l’Europe (du monde entier, dans la perspective eurocentrique de l’époque). Baudelaire, on l’a vu, parle de royauté légitime. En lisant les Fleurs du mal, ceux qui connaissent ce premier Hugo peuvent bien mesurer combien y résonne l’écho de ses vers d’avant l’exil.
Il faut relire les recueils d’avant l’exil en partant d’un retour à cette perspective. Ceci en premier lieu parce qu’il est possible d’y étudier la formation précoce, l’évolution et l’expression en forme cohérente et autonome, de plusieurs thèmes fondamentaux de l’imaginaire du poète ; mais surtout parce que c’est dans ces recueils que s’achève un changement de code littéraire. En relisant les recueils des années 1820 et 1830, on peut constater que les constantes fondamentales du monde lyrique hugolien naissent très précocement, déjà dans les premières odes plus conventionnelles, et atteignent – notamment dans Feuilles d’automne (1831), Chants du crépuscule (1835), Voix intérieures (1837) et plus encore dans Les Rayons et les ombres (1840) – une pleine réalisation esthétique qui est à elle seule, même si on ne tient pas compte des amplificationsultérieures, tout à fait représentative de l’imaginaire de l’auteur. On constate en outre que les Odes et Ballades (1822-1828) sont bien plus considérables que la critique hugolienne, à peu d’exceptions près, n’a tendance à le reconnaître. On les a tenues en partie pour des poèmes d’un style néoclassique attardé (les odes), qui seraient suivis d’un groupe plus exigu d'autres poèmes (les ballades), où lesintentions modernistes du poète se traduisent par un exercice gratuit d’imagination et de pittoresque. Dans cet ensemble (qui réunit et mélange les poèmes de quatre recueils différents, publiés entre 1822 et 1828), il est possible de voir de près comment le jeune poète s’affranchit en peu d’années de la rhétorique néoclassique, et comment il ronge graduellement de l’intérieur les distinctions traditionnelles entre les genres poétiques. Très vite, au moins dès 1823, Hugo entame en chef de file précoce la recherche expérimentale d’une poésie revendiquant sa propre modernité. Cette démarche expérimentale aboutira finalement aux Orientales (1829) et aux Feuilles d’automne (1831), où le dépassement accompli des restrictions classiques est l’aspect le plus évident d’une transformation aussi profonde que définitive du code lyrique.
En 1854, Hugo exilé écrit le célèbre poème Réponse à un acte d’accusation, tout à la fois art poétique et manifeste, où il introduit une métaphore filée identifiant à 89 la révolution poétique dont on l’accusait d’être le responsable. Quand il publie ce poème dans Les Contemplations, il l’antidate fictivement de vingt ans : 1854 devient 1834. Preuve éloquente, entre autres, que déjà dans les années 1830, le poète était sûr d’avoir fait le premier pas, le pas décisif, ainsi que le reconnaîtra Baudelaire, et d’avoir donné une nouvelle poésie au monde de la modernité post-révolutionnaire.
3.
Dès les premiers recueils, la recherche d’originalité thématique et le labeur moderniste pratiqué sur le code littéraire se motivent mutuellement. L’invention d’une forme nouvelle et la constitution d’un imaginaire original ne pouvaient que s’entremêler, à l’époque où la recherche passionnée d’un nouveau régime des choses se déroulait dans la réalité extérieure. Ma thèse est que le système des constantes thématiques, c’est-à-dire la structure de l’imaginaire du poète, a plusieurs éléments en commun avec les principes formels constitutifs du langage lyrique qu’il inaugure. Autrement dit, ce qui caractérise le modernisme tant thématique que formel de Hugo, c’est sa prégnance historique.
Si l’on veut bien comprendre les aspects de modernité de la poésie de Hugo, j’estime en effet nécessaire de partir du rapport novateur qu’il établit entre la poésie et l’histoire. La construction de son monde lyrique et l’invention de sa poésie d’avant-garde ne sauraient être conçus que sur l’arrière-plan de la situation sociale, économique et politique mouvementée, qui est celle de la France. Les expériences et les acquisitions de cette première période sont indissociables de l’évolution des choix idéologiques du poète. D’abord par rapport aux politiques gouvernementales des deux règnes de la Restauration, ensuite par rapport à la Révolution de Juillet et à l’inquiétude sociale qui caractérise les premières années du règne de Louis-Philippe, enfin par rapport au juste milieu d’une monarchie bourgeoise de plus en plus stable. Tout ceci est significatif avant tout au sens direct (les positions idéologiques se reflètent dans sa poétique, et s'expriment dans de nombreux poèmes portant sur des sujets spécifiquement historico-politiques), aussi bien, et surtout, qu'au sens indirect. En effet, que les opinions politiques soient indissociables de l’évolution esthétique, cela est le symptôme évident, l’expression de surface, d’un rapport fondamental, moins immédiat et plus profond, que la poésie hugolienne entretient avec la réalité historique. Ce à quoi je pense dépasse même le fait d’attribuer à la contingence sociopolitique de France une inédite valeur universelle et métaphysique, avec Paris réglant le pas de l’Europe-monde en suspens entre le nouveau absolu et l’ancien. Quand je parle d’une prégnance historique nouvelle, je veux dire qu’à l’origine de la poésie de Hugo on trouve toujours, même dans les poèmes dont le sujet est le plus métahistorique, la conviction et la sensation primaires de vivre un moment historique sans précédents. Conscience brûlante de vivre la modernité qui s’accompagne à l’ambition, sinon à la mission, de rendre compte du nouvel état des choses par des moyens artistiques non moins inédits. Je veux dire que la poésie hugolienne me paraît assumer, aussi bien dans son contenu que dans sa forme, les dynamiques de la condition nouvelle du monde postrévolutionnaire.
À l’origine de cette condition, il y a des transformations culturelles irréversibles. La principale, dont les autres découlent idéalement, c’est la rationalisation définitive, ou si l’on veut le désenchantement, de l’univers. Une autre coupure consiste dans la relativisation des institutions traditionnelles du pouvoir temporel et spirituel, c’est-à-dire l’ouverture pluraliste du monde : on ne reconnaît plus à aucune institution le pouvoir exclusif de fixer une transcendance partagée ; le droit divin n’est plus la source univoque d’une légitimation pour aucun pouvoir politique ; il n’y a plus de système de valeurs publiques à même de justifier les hiérarchies des destins (comme si tout était donné dans la nature), et d'ordonner les chemins légitimes par lesquels les individus se réalisent. Tout cela implique une position de centralité absolue et de relativité irrémédiable, de souveraineté et de solitude, de l’individu.
Pour la lyrique hugolienne ces tournants décisifs de la modernité sont bien davantage qu’une prémisse ; ils en commandent les dynamiques intérieures, ils en fondent la raison d’être. Voilà pourquoi la production de la première maturité hugolienne – de façon plus décisive que dans les cas de quelques illustres contemporains – marque une étape fondamentale de la poésie lyrique à l'intérieur de ce « tournant historique » par excellencequi ouvre notre modernité. C’est justement de ce tournant que Hugo poète nous parle même quand il parle explicitement d’autre chose. Ce véritable dépassement d’un seuil historico-littéraire est parallèle à celui que dans le roman, selon Auerbach, accomplissent les chefs-d’œuvre de Stendhal et de Balzac.
4.
Est-il possible de rendre compte de manière synthétique d’un univers poétique tel que celui de Hugo, ne serait-ce que d’une partie de cet univers? Bien que sa cohérence et son individualité soient incontestables, il se présente en fait comme extrêmement pluriel : « quoique toujours un et compact, comme il est multiforme! », s’écrie Baudelaire (BAUDELAIRE 1976 : 134). Mais la pluralité risque de dégénérer en manque apparent de structuration, à tel point que, malgré sa redondance pourtant si conséquente, il peut résister à toute systématisation. En dépit de tout cela, je crois qu’il n’est pas impossible de repérer quelques invariantes structurelles dans l’ampleur de l’imaginaire du poète (à plus forte raison s’il ne s’agit que de la seule production d’avant l’exil).
Une série de constantes thématiques qui traverseront toute l'œuvre, se transformant plus ou moins, apparaissent littéralement dès le début. Dès l’enfance. Cela semble incroyable, mais déjà dans les exercices enfantins, réalisés à l’âge de douze ans, on trouve deux des thèmes les plus importants de la production de la maturité: celui de l’emprisonnement ou du châtiment injuste infligé par une autorité mauvaise ou méchante, et celui de l’orphanité d’un sujet qui, délaissé dans un contexte hostile, regrette une figure protectrice. À mesure que, les années passant, les constantes thématiques prennent tournure, gagnant davantage de consistance, on s’aperçoit que, dans leur variété, une même tension semble les traverser toutes. Je vais essayer de reconstituer leur système, m’exposant non seulement aux risques inhérents à toute interprétation, mais également à celui d’apparaître un peu sommaire, ce qui est inévitable dans un espace restreint.
Tout se passe comme si le monde poétique de Hugo avait son centre, autant pour le Bien que pour le Mal, dans l’approfondissement émotif et la problématisation idéologique du rapport hiérarchique entre le “haut” et le “bas”. (Anne Ubersfeld a constaté quelque chose de semblable dans le théâtre hugolien). Se situe en bas tout ce qui est affecté par une marginalité ou infériorité quelconque (morale, physique, intellectuelle, ontologique, sociale…), et qui est soumis à la souveraineté d’autrui quelle qu’elle soit. Se situe en haut tout ce qui jouit d’une excellence, et qui exerce une souveraineté. Chaque instance, personnage ou autre entité, peut être à la fois en haut et en bas par rapport à des lignes de partage idéales.
Pour Hugo le désordre du Mal implique essentiellement le décalage arbitraire entre le “haut” et le “bas”. L’existence du Mal donne lieu à un élan vers le remède et l’abolition des disparités, c’est-à-dire des abus. Mais cet élan vers le remède est compliqué par une ambivalence. Il ne peut aboutir à l’émancipation par le simple renversement libertaire de l’autorité perçue comme arbitraire. Car la poussée vers l’émancipation risque de se renverser à son tour en insubordination coupable, en excès de pouvoir. La disparité du Mal est comprise à la fois par le bas et par le haut : par le bas, en tant que dépendance aliénante, par le haut en tant que souveraineté abusive. Traduisant tout cela en termes psychologiques, on pourrait dire que le sujet qui se trouve en position de marginalité désire s’affranchir, conquérir son indépendance par rapport à une autorité perçue comme ennemie. Toutefois, en même temps, ou alternativement, le sujet sent que la présence de l’autorité est indiscutable et nécessaire, et, par là, la marginalisation devient pour lui le châtiment d’une faute, sa poussée vers l’émancipation tourne à la désobéissance, à l’insubordination, à l’ambition coupable. Pour Hugo, en fin de compte, la valorisation progressiste de tout ce qui est affecté par une infériorité est fondamentale, cependant le problème de la présence nécessaire d’une autorité unanimement reconnue en tant que légitime ne l’est pas moins.
Ceci vaut également pour le Bien. En effet, le Bien aussi montre deux visages. Il est avant tout l'élan progressiste voulant abolir toute inégalité, toute dépendance aliénante. Mais il est aussi le besoin de rétablir la présence d’une autorité légitime, la poésie d’un exercice vertueux de la souveraineté. Le Bien se situe donc sous le signe de l’accord, de l’intégration réciproque et de la communication entre le sujet et l’autorité, le misérable et le puissant, le faible et le fort etc. Il pourrait se définir, par un double oxymore, comme épanouissement responsable et hiérarchie égalitaire.
Cette tension figurale, cette ambivalence intérieure, on la retrouve dans les constantes thématiques les plus importantes. Dans la thématique historico-politique, par exemple. La Révolution est bien un acte d’émancipation légitime contre un pouvoir arbitraire, mais elle peut devenir (même après que le légitimisme de la jeunesse a été dépassé) un acte de désobéissance illégitime et traumatisant. De la même manière, le régime monarchique est alternativement un pouvoir arbitraire et illibéral s’il ne reconnaît pas les nouveaux droits du peuple. Ou bien (du moins avant la dégénération que va constituer le Second Empire) il est une institution privilégiée, autorité légitimée par sa longue histoire, par la tradition, et qui peut donc neutraliser les excès de l’anarchie populaire, et par là se rendre garant et se poser en guide de l’émancipation démocratique.
Autre exemple, la thématique de l’enfance. Que l’on pense aux nombreux poèmes où il est question de la présence ou du manque de figures parentales conduisant et protégeant l’enfant. Ou bien que l’on pense au cas non moins nombreux où le rapport entre enfant et adulte constitue une version positive de l’accord entre le faible et le fort, le sujet et l’autorité. La curiosité spontanée et indomptable, les jeux turbulents des enfants constituent une désobéissance innocente, qui est légitimée par l’adulte indulgent et amusé. Dans la candeur ardente de l’enfant l’adulte trouve à son tour de quoi apaiser ses doutes cosmico-historiques les plus poignants. Car, par une ressemblance profonde, le rapport entre l’enfant et l’adulte évoque les rapports sociopolitiques entre les marginaux et les puissants, le peuple et les régimes, ainsi que, et surtout, le rapport fondamental entre moi-homme et Dieu.
Le rapport ambivalent par excellence est justement celui qui relie l’homme à l’autorité divine. Hugo conçoit la condition de l’homme en tant que condition dominée de façon tragique par le malheur, par le Mal. La foi déiste dans l’existence de Dieu (avec dénégation du péché originel) et dans la réalisation du bonheur, est minée par la douleur, et par les adversités du destin. Les signes de la présence de Dieu, dans l’harmonie de la nature ou dans la beauté des rapports affectifs selon une vertu sentimentale, sont précaires et perpétuellement contredits par la mort et par la méchanceté humaine. Le moi vit en proie à un sentiment d’exil, d’abandon et de lutte pour la vie, en l’absence, décrétée sans appel par les Lumières, de toute vérité unique et de cette continuité historique qui le dépasserait et le protégerait. Il vit un état moyen problématique : il postule la nature divine de l’âme et du droit au bonheur, mais il est voué à la douleur et, privé comme il l’est de toute référence à une révélation institutionnalisée, il est exclu de tout accès à la Vérité. Ce condition est perçue comme insuffisance tragique et donne lieu à un élan qui vise à la dépasser. En tout ceci, le rapport hiérarchique avec l’autorité transcendante devient aussi fondamental que problématique. Le scandale que provoque l’existence du Mal dans le sujet éclairé devient quelque chose de subversif à l’égard de Celui qui est le responsable de l’ordre des choses. Il n’est toutefois pas possible de se passer de l’autorité divine : seule l’existence de Dieu peut donner un sens au monde, et motiver le moi afin qu’il résiste et qu’il agisse d’après une fin. Cette contradiction entre la révolte et la dépendance aboutit à l’exigence cognitive de justifier la souffrance humaine, de trouver le sens d’une volonté supérieure qui permet mystérieusement le Mal. Il en résulte un carrefour éthico-cognitif : à qui faudra-t-il attribuer la responsabilité de la présence du Mal, au sujet ou à l’autorité divine ? Les passages où, à l’instar de Job, le moi revendique son innocence et proteste contre l’injustice du Ciel sont innombrables. Mais tout aussi nombreux sont ceux où, selon la tradition religieuse de la chute, la responsabilité est attribuée, à l’être humain borné et corrompu. À l’accusation visant un Dieu qui se dérobe et cache la vérité, répond l’autoaccusation d’après laquelle on ne serait pas digne de voir Dieu. À la poussée cognitive héroïque venant d’en bas, répond le dépassement transgressif de la limite, l’infraction d’un veto d’en haut. Ceci jusqu’à la formulation, qui devient épique pendant l’exil, du paradoxe exotérique selon lequel il n’y a pas de connaissance véritable si ce n’est par la mort. Comme si l’on disait que la mise en valeur du pouvoir du sujet, son émancipation ultime, coïncide avec sa soumission absolue à l’autorité.
Mais cette ambivalence inhérente à la dialectique entre le rachat d’en bas et l’exercice de l’autorité d’en haut, ne concerne-t-elle pas aussi les principes de la poésie hugolienne ? de cette poésie qui se veut prophétique par rapport à la Vérité, tout en étant prononcée par un individu comme les autres qui, ne s’appuyant plus sur des institutions ou des traditions, s’arroge avec démesure une souveraineté absolue sur tous ses semblables ?
5.
Dans le sillage d’Auerbach, on pourrait définir la révolution lyrique de Victor Hugo comme la promotion au sublime lyrique de la sphère de l’existence contingente, auparavant confinée, lorsqu’on daignait la représenter, aux niveaux stylistiques et génériques les plus bas. Un savant italien, Guido Mazzoni, auteur d’un essai de référence sur la question de la modernité en poésie, emprunte une formule d’Auerbach pour définir la révolution poétique comme la conquête d’un “degré de réalisme existentiel qu’on n’avait atteint qu’exceptionnellement pendant l’époque pré-moderne ” (MAZZONI, 2005 : 115-119). La vie émotive et spirituelle personnelle, l’existence quotidienne et les aspects sensoriels concrets du monde sont investis par un pathos nouveau. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le dépassement du style noble : en faveur de l’expression directe, bien plus proche de la langue de tous les jours. Le quotidien domestique d’un moi entouré d’enfants, le souvenir des petits faits intimes vécus autrefois avec la fille morte, ou l’observation fascinée de la réalité concrète, sont élevés au même rang de sérieux que les matières politico-héroïques ou bien morales et philosophiques. A l’inverse, la poésie épique ou métaphysique atteint le pouvoir d’exprimer tant l’affectivité subjective, que ce qui est sensoriel et concret. Un pouvoir qui est analogue à celui de la poésie du contingent autobiographique.Car “on crache, on tousse même en la plus haute sphère” (Les Quatre Vents de l’esprit, I, XLI.HUGO 1985 : 1176).Le titan Napoléon peut figurer en tant que père dans les termes suivants: « Le père alors posait ses coudes sur sa chaise » (Les Chants du crépuscule, V, Napoléon II). C’est du registre soutenu qu’il s’agit quand le poète, se dressant en juge du moment historique présent, s’écrie, sur un ton si spontané qu’il se prêterait également à une conversation intime : « Oh ! l’anxiété croît de moment en moment » (Les Chants du crépuscule, Prélude. HUGO, 1964 : 841, 814).
Toutefois, il ne suffit pas de dire que la représentation du contingent gagne une dignité lyrique si inédite : il reste à comprendre qu’est-ce qui assure cette gravité nouvelle au contingent. Car la redécouverte du monde physique concret, la mise en valeur moderne de l’individualité de la pensée et de la vie émotive du sujet, impliquent le danger d’une chute dans le prosaïque, dans l’égocentrique, dans l’arbitraire, dans le gratuit. La haute dignité dont se trouve investi le bas, le limité, le subjectif, le concret, le contingent, consiste en ceci que tout acquiert une épaisseur cognitive inédite. Dans la nouvelle conception de la poésie et du rôle du génie qui parvient à son point de maturité dans les années 1830 – une nouveauté dont Paul Bénichou a saisi et décrit le sens et l’histoire – l’idée de l’utilité de la poésie s’enrichit de la revendication d’un privilège cognitif. Une revendication dont l’ascendance est certes ancienne, mais qui, dans le monde d’après les Lumières, prend un sens révolutionnaire. Pour en révéler l’importance, Bénichou en indique les retombées futures, quand on opposera à l’utilitarisme poétique la profonde gratuité du Beau :
La poésie qui a succédé au romantisme n’a gardé de lui qu’une seule certitude, semble-t-il: celle d’être un mode d’approfondissement de l’univers. Elle maintient son sacerdoce, non comme mission, mais comme connaissance, intuitive et ésotérique, supérieure à la science. (BéNICHOU 2004 : 14)
C’est à partir de Hugo que la poésie se prévaut définitivement, dans sa forme aussi, de ce privilège. C'est comme si, dans ses vers, la forme assumait cet état moyen problématique qui définit selon lui la condition humaine moderne : en haut l’au-delà perdu mais encore convoité et postulé comme le siège des certitudes, en bas le monde en mouvement, en suspens entre la régénération et le chaos, le scientisme conquérant et l’impossibilité de la synthèse. Un monde où, dans un esprit laïque, l’on prétendrait que s’instaure le régime du bonheur, mais où la présence divine, qui à travers la vie et l’histoire devrait manifester sa justice, est désormais fragmentaire et obscure. Un monde où, par conséquent, le langage lyrique se charge, pour reprendre les mots de Baudelaire, des « éternelles conjectures de la curieuse humanité » (BAUDELAIRE 1976 : 139).
Dans le même article Baudelaire qualifie Hugo « [d’]homme le plus doué, le plus visiblement élu pour exprimer par la poésie ce que j’appellerai le mystère de la vie », et il parle un peu plus loin de « morale des choses ». Il n’y a qu’un pas du mystère de la vie à la théorie du symbolisme universel : Hugo serait le premier poète ayant eu accès à « l’inépuisable fonds de l’universelle analogie » (Ibid. :132-133), « répertoire de toute métaphore » (Ibid. : 117), Baudelaire se demande si « non pas dans notre histoire seulement, mais dans l’histoire de tous les peuples, [l’on trouvera, en cherchant minutieusement,] beaucoup de poètes qui soient, comme Victor Hugo, un si magnifique répertoire d’analogies humaines et divines » (Ibid. : 133). Il a compris que, avec Hugo, l’imagination et la logique associative deviennent un moyen alternatif et privilégié de connaissance.
Le nouveau rôle d’hégémonie confié par Hugo à la métaphore, dont il est peut-être le créateur le plus inventif de tout le XIXe siècle européen – ce que les surréalistes aussi comprendront – se trouve légitimé du point de vue idéologique. Si dans “les mille trous" de la "bure" d'un mendiant qu'il héberge pendant l'hiver (manteau “tout mangé de vers” étalé “devant la cheminée”), Hugo peut nous révéler “des constellations”, dilater en espaces astraux un décor domestique (Les Contemplations, V, IX, Un mendiant. HUGO 1967 : 691-692) ; si “la métaphore devient l’un des moyens stylistiques les plus riches qui puisse aider l’imagination illimitée de la poésie moderne” (FRIEDRICH 1999 : 301) ; c’est que, d’une part, elle garantit, en raison de son aspect visionnaire, créateur d’images, la forte présence du monde ordinaire et contingent, jusqu’à ses sphères les plus basses et répugnantes ; et que, d’autre part, elle se fait, dans la modernité désenchantée et plurielle, l’instrument premier de la connaissance. D’une connaissance qui a beau être irrémédiablement relative, autant qu’elle est distante et excentrique par rapport à l’objectivité scientifique organisée et au bon sens réglant la vie commune ; elle peut néanmoins être comprise, fut-ce l’éclair analogique d’une seule métaphore, comme une connaissance supérieure, synthétique, universelle.
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