Yves Bonnefoy et la traduction de Shakespeare: l’épreuve du dialogue
Indice
Le dialogue traductif Bonnefoy-Shakespeare
Abstract
The aim of the present research is to study the specific quality of Bonnefoy's Shakespeare translations, and to understand the way in which such an experience has modified the French poet's poetry and his poetic and philosophical thinking. We have first of all defined Bonnefoy's poetics of translation, and the points it has/has not in common with Benjamin, Valéry, Meschonnic, Apel and Berman's reflexions on translation. As Antoine Berman would say, Bonnefoy's translations are characterised by their poetic and ethic quality, because they try to create a dialogue with the Shakespearean plays, as we have then demonstrated through some examples. Such a dialogue has influenced Bonnefoy's poetic experience and contributed to the development and maturity of his own poetry. We have finally shown how the « presence » of Shakespeare can be perceived in Bonnefoy's critical essays on arts and literature, and how his poetry has become more and more « theatrical » in Dans le leurre du seuil and in the recent production.
Introduction
Notre thèse de doctorat porte sur les traductions de Shakespeare par Yves Bonnefoy. Ce qui est frappant dans l’univers complexe de l’œuvre du poète français, c’est d’abord la circularité de sa réflexion sur la poésie (ELEFANTE 2003: 318-9). L’activité traduisante, qui participe en effet à un cercle vertueux dont le cœur palpitant est la recherche poétique, établit avec la production poétique une riche osmose (DOTOLI 2008: 48). Les traductions et les textes critiques qui les accompagnent, ainsi que les essais de critique artistique et littéraire, cherchent en effet, chez d’autres artistes ou poètes, une réponse aux mêmes doutes qui tourmentent les textes poétiques de Bonnefoy, ou du moins un chemin commun vers le salut. La traduction notamment offre au poète un espace de réflexion et de dialogue qui est essentiel, car la recherche poétique se révèle d’autant plus authentique pour Bonnefoy quand elle trouve des points en commun avec des poètes d’autres langues et d’autres époques, quand elle démontre donc sa «transitivité» (BONNEFOY 2007a: 10).
Bonnefoy a consacré son activité de traducteur notamment à Yeats, Keats, Donne, Carrington, Leopardi, Pétrarque. C’est cependant la traduction de Shakespeare qui représente, selon ce que l’auteur lui-même avoue, l’expérience dialogique la plus significative. Le dialogue fécond et continûment renouvelé avec le poète élisabéthain a joué en effet un rôle essentiel dans le développement de l’œuvre bonnefoyenne, non seulement pour les nombreuses traductions, les essais de réflexion sur le traduire et la critique poétique consacrés à ce poète1, mais également pour l’influence et la fascination que la pensée et la parole de Shakespeare ont exercé sur le poète français. C’est à partir de la notion capitale d’«expérience» que nous essayerons d’approfondir le rapport entre les deux poètes, dans le but de réaliser une étude spécifiquement traductologique, à savoir qui analyse, comme le souhaite Berman, le rapport entre la féconde réflexion sur la traduction développée par le poète français et son expérience pratique de la traduction shakespearienne (BERMAN 1999:17).
Le dialogue traductif Bonnefoy-Shakespeare
La traduction est avant tout pour Bonnefoy «un acte de poésie» (BONNEFOY 1988: 5) et, en tant qu’acte poétique, elle ne peut qu’être «un questionnement, et une expérience» (BONNEFOY 1990: 153) qui participent de sa recherche poétique. Or, pour Bonnefoy l’expérience poétique peut être comparée à celle du rêve: c’est pour cette raison que la traduction est d’abord pour lui une expérience onirique. La découverte de la parole de l’autre poète est semblable en effet selon Bonnefoy à l’expérience fondamentale que tout enfant vit par rapport au monde (BONNEFOY 2004: 79-80). En tant qu’in-fans, le nouveau-né a un rapport plus immédiat à la réalité, pas encore troublé par les schémas de la pensée conceptuelle. De même, dans la poétique des langues (COMBE 2003) de Bonnefoy, la parole du poète étranger est décrite comme une sorte d’ «arrière-pays» «d’essence plus haute» (BONNEFOY 1972: 7), qui est un véritable aimant pour le poète français précisément pour son éloignement et pour le halo de mystère qui l’entoure.
Si la poésie et la traduction sont donc des expériences oniriques, le rêve dans l’œuvre de Bonnefoy n’est authentique que s’il s’enracine dans un état de conscience critique qui en dénonce la dimension illusoire. La traduction en tant que rêve exige ainsi en même temps d’être revécue par le poète-traducteur et de s’enraciner dans son expérience poétique. Le traducteur se doit alors de faire «l’épreuve de l’Étranger» bermanien (BERMAN 1984), à savoir l’«expérience d’outre-langage» (BONNEFOY 1998: 245), comme la définit Bonnefoy, d’une altérité qui est non seulement linguistique et culturelle, mais également poétique et existentielle. Le résultat de cette confrontation dialogique est la naissance d’«un nouvel original» (BERMAN 1995: 42), où, selon Bonnefoy, «on a le droit d’être soi-même» (BONNEFOY 1990: 153) et de formuler sa réponse critique au texte de départ.
Il y a à ce propos une proximité évidente de la poétique traductive de Bonnefoy (SCOTTO 2005; 2007) par rapport à la réflexion sur la traduction des romantiques allemands, et notamment par rapport à leur définition de la traduction comme expérience et comme processus qui révèle la traduisibilité infinie de la forme. D’où la possibilité de rapprocher la réflexion de Bonnefoy à la pensée sur la traduction développée par Valéry dans ses Variations sur les Bucoliques (VALÉRY 1957), ou à ce que Benjamin définit comme «die Aufgabe des Übersetzers», la tâche du traducteur(BENJAMIN 1991). Il faut cependant souligner que Bonnefoy, ainsi que Berman, ne peut que critiquer «la visée métaphysique» (BERMAN 1984: 21) de la traduction élaborée par le romantisme allemand (BONNEFOY 2003a: 211-2), qui se concrétise dans la recherche de ce que Benjamin définit «die reine Sprache», la pure langue (BENJAMIN 1991: 13). La visée métaphysique de la traduction est en effet selon le théoricien «la mauvaise sublimation de la pulsion traduisante» (BERMAN 1984: 23), parce qu’elle ne permet pas une véritable ouverture à l’altérité du texte étranger, révélant ainsi son vice monologique. Le but de la traduction pour Berman est en effet l’accomplissement de «[s]a visée éthique» (BERMAN 1984: 23), à savoir la recherche d’«un rapport dialogique entre langue étrangère et langue propre» (Ibidem).
La réflexion sur le traduirede Bonnefoy, ainsi que sa pratique traductive, montrent précisément la volonté éthique de la part du poète français d’établir un rapport dialogique avec l’altérité linguistique et culturelle de l’Étranger. Comme la poésie bonnefoyenne, la traduction recherche en effet la confrontation avec une altérité qui puisse confirmer l’absolu de la contingence, vu que ce qui fonde l’acte poétique est pour Bonnefoy «la relation à autrui, qui est l'origine de l'être» (BONNEFOY 1990: 198). L’altérité est ainsi pour le poète français l’horizon commun d’où jaillit la possibilité de toute énonciation poétique et traductive. La traduction, notamment, en tant qu’acte poétique, doit accomplir sa finalité éthique en rendant visibles les traces du dialogue qui a eu lieu entre le poète et le traducteur. Elle se doit d’être, comme le suggère Buffoni, «un rapporto tra […] poetiche» (BUFFONI 2004: 22), ou, si l’on veut, un chant à deux voix. De ce point de vue ce sont les notions de rythme et de traduction du rythme qui jouent un rôle essentiel dans la réflexion traductive de Bonnefoy. Pour le poète français, en effet, traduire signifie d’abord écouter le rythme de l’Autre, qui est la trace de son expérience ayant pris corps dans le texte. Le poète-traducteur doit ensuite formuler sa réponse à cet appel, en laissant naître la nouvelle parole poétique et traductive que le rapport dialogique avec l’Autre a réveillé. D’où le surgissement de rythmes nouveaux qui portent la trace de l’expérience personnelle que le poète-traducteur a fait de l’original, et qui ne peuvent être cette fois que «ceux du corps que l’on est, des expériences qu’on a vécues» (BONNEFOY 2000a: 78). Ainsi la fidélité que l’écoute de la parole de l’Autre présuppose pour Bonnefoy implique-t-elle également la possibilité de «l’infidélité la plus criante» (Ibidem).
C’est sur ce point que se révèle la distance entre la réflexion traductive de Bonnefoy et celle de Meschonnic. Il est vrai que pour le poète ainsi que pour le théoricien récemment disparu le rythme est la dimension corporelle du langage et la façon dont se manifeste le continu entre le sujet et son discours (ROESLER 2006: 103-4). Il y a cependant à notre avis une différence essentielle entre la définition du sujet poétique pour Bonnefoy et celle d’un sujet poétique et politique donnée par Meschonnic. Pour Meschonnic, en effet, le sujet n’est pas une monade socialement isolée, mais il est déterminé par son appartenance au groupe social et par l’histoire. Au contraire, pour Bonnefoy, le sujet est d’abord une entité empirique, dont l’essence se fonde sur la relation qu’il établit avec autrui et donc sur un rapport dialogique qui est d’abord la possibilité d’une rencontre entre deux êtres. D’où les définitions très différentes que les deux auteurs élaborent d’éthicité et de poéticité de l’acte traducteur: pour Meschonnic une traduction poétique doit en effet reproduire le plus fidèlement possible dans la langue d’arrivée la spécificité de la configuration textuelle de l’original.2 Pour Bonnefoy, par contre, c’est la possibilité de traduire librement le texte de départ qui offre au traducteur-poète l’opportunité de revivre l’expérience poétique de l’autre, en garantissant ainsi la poéticité du texte d’arrivée.
C’est pour cette raison qu’il est souhaitable à notre avis de rapprocher la poétique traductive de Bonnefoy de la notion de traduction de la «lettre» de Berman, qui contemple une approche traductive où «liberté et littéralité s'unissent» (BERMAN 1999: 131), plutôt que de la poétique du traduire de Meschonnic. Cette liberté du traducteur est essentielle pour Bonnefoy, car elle rend légitime ce pouvoir de fécondation que permet la traduction en tant que mouvement dialogique. Traduire signifie en effet pour le poète français non seulement laisser que l’expérience poétique de l’Autre féconde sa propre parole, mais également féconder l’œuvre du poète étranger à travers des «traductions développées» (BONNEFOY 1990: 151), qui sont le résultat de l’activité progressive et synergique de la «communauté des traducteurs» (BONNEFOY 2000a). Chaque traducteur, conscient des limites et de la subjectivité de son acte, devrait en effet, selon Bonnefoy, mettre en relation son travail et sa compréhension du texte avec celle des autres. Ce mouvement dialogique et progressif autorise à «ressusciter» et en même temps à renouveler la vérité du texte de départ. La traduction se doit donc d’être pour Bonnefoy «la forme développée de ce qu[e] [l’original] n’était qu’en puissance» (BONNEFOY 2000a: 25), à savoir la «manifestation d’une manifestation», comme le dirait Berman (BERMAN 1999: 76) et comme le souhaiterait également Apel (1997). Ainsi peut-elle en effet garantir l’accomplissement du destin de l’original, sa survivance et, comme Goethe le voulait, sa Verjüngung.
Le cas des traductions de Shakespeare par Yves Bonnefoy est emblématique de cette épreuve dialogique que la traduction réalise. Il s’agit d’abord d’un exemple intéressant d’«épreuve de l’Étranger» (BERMAN 1984), à savoir d’ouverture à une altérité linguistique, culturelle et littéraire avec laquelle non seulement Bonnefoy, mais toute la tradition française semble avoir eu du mal à se confronter. Comme le confirme Romer,
Shakespeare a souvent été employé un peu comme une grenade ou un lance-flamme de l’avant-garde pendant ses assauts sur l’Académie […]. La réception de Shakespeare en France ne saurait pas bien entendu être séparée de l’histoire des traductions du poète dans ce pays […] Cette histoire constitue rien de moins qu’une histoire du goût littéraire français en microcosme (ROMER 2007: 90).
Le théâtre shakespearien est en effet un théâtre du corps, qui étale la multiplicité des réalités existentielles, à partir des aspects sublimes jusqu’au grotesque de l’existence humaine. L’incapacité d’accueillir cette dimension de l’œuvre shakespearienne, qui la place aux antipodes de la poétique racinienne, est le véritable obstacle qui a empêché pendant longtemps les traductions françaises d’être «une auberge du lointain»(BERMAN 1999) pour la poésie shakespearienne. Bonnefoy a néanmoins beaucoup insisté dans ses essais de réflexion sur la traduction de Shakespeare sur la nécessité d’ouvrir enfin la «sphère» de la poésie française – poésie de l’essence, qui recherche une vérité de nature métaphysique – au «miroir» de celle de Shakespeare, qui reflète et accueillit dans sa parole la pluralité des manifestations du réel (BONNEFOY 1998: 181-182). Cela signifie bien sûr mettre les ressources de la langue française et notamment de sa poésie à l’épreuve du dialogue, comme le poète a essayé de le faire par la création d’une forme métrique insolite pour la tradition française (l’hendécasyllabe 6//5), qui est le signe le plus évident de la fécondation que la traduction a réalisée. Son premier hémistiche métaphorise en effet la plénitude et le pouvoir essentiel de révélation de l’alexandrin, tandis que les cinq syllabes finales attentent à la symétrie du grand vers classique de Racine et de Mallarmé, pour introduire la présence du corps et l’imperfection de la contingence dans la forme esthétique (Ibid.: 206).
Ce mouvement en même temps fécondant et d’ouverture vers l’original est le trait essentiel des traductions de Shakespeare réalisées par Bonnefoy, qui a traduit une vaste partie de l’œuvre du poète élisabéthain. Nous avons dû opérer, dans l’établissement de notre corpus d’analyse, une sélection dans cette riche œuvre de traduction, qui a débuté dans les années 50 et qui est encore en cours. Nous avons ainsi décidé de privilégier les œuvres théâtrales, car les notions de «voix» et de «poésie orale», comme nous le verrons par la suite, sont essentielles pour comprendre la façon dont le contact avec la «poésie de théâtre»(Ibid.: 208) de Shakespeare peut avoir favorisé le développement de la poésie récente de Bonnefoy vers une forme de «poésie à voix haute» (BONNEFOY 2007e). Notre corpus d’analyse est donc formé de cinq tragédies – Hamlet, Le roi Lear, Roméo et Juliette, Macbeth et Othello – et deux comédies – Le conte d’hiver, Comme il vous plaira. L’étude de ces textes, mais également la possibilité de consulter à Tours les manuscrits et les épreuves corrigées que l’auteur nous a gentiment accordé, nous a permis de reconnaître et de retracer les mouvements dialogiques qui caractérisent le rapport traductif Bonnefoy-Shakespeare. Nous sommes à présent en train d’élaborer une classification définitive des phénomènes traductifs que nous avons relevés. Nous nous limiterons donc à définir les deux mouvements macroscopiques qui caractérisent les traductions de Bonnefoy, à savoir la recherche du simple et l’ouverture à l’Étranger.
Le premier mouvement est lié à la présence de la voix poétique bonnefoyenne qui, comme le dirait Meschonnic, «rythme» (MESCHONNIC 1998: 46) ses traductions. Le niveau lexical en particulier rend immédiatement perceptible la voix de Bonnefoy: le poète intensifie en effet dans ses textes la présence de toutes ces expressions qui appartiennent à son lexique essentiel et qui rendent présentes, comme le montrent les exemples suivants3, les dimensions du corps du monde, du corps de l’individu, et de la perception sensible.
La recherche du simple
a. présence intensifiée du corps du monde
1. Othello
To please the palate of my appetite,
Nor to comply with heat, […] (p. 130)
Pour complaire au palais de mon appétit,
Ni pour calmer le feu charnel, […] (p. 131)
2. Hamlet
[…] be they as pure as grace, (p. 294)
La pureté du ciel(p. 56)
3. Roméo et Juliette
O woe! thy canopy is dust and stones!— (p. 100)
— Hélas, le dais n'en est que terre et pierres — (p. 175)
4. Conte d’hiver
The Centre is not big enough to bear
A school-boy's top […] (p. 562)
Alors, c'est que même la Terre est trop exiguë
Pour une toupie d'écolier... […] (p. 76)
b. présence intensifiée du corps humain
5. Lear
What guests were in her eyes; which parted thence
As pearls from diamonds dropp'd.[…] (p. 86)
Ne semblaient rien savoir des hôtes de l'œil
Qui, eux, perlaient du sein d'un diamant. […] (p. 340)
6. Macbeth
Stay, you imperfect speakers, tell me more: (p. 8)
Restez, bouches obscures, dites-m'en plus! (p. 202)
7. Hamlet
Or lose your heart, or your chaste treasure open
To his unmast’red importunity. (p. 284)
Ou s'il prend votre cœur! Si vous livrez
Ce trésor, votre chaste corps, à sa fougue (p. 49)
c. perception sensible intensifiée
8. Roméo et Juliette
Hold, daughter: I do spy a kind of hope, (p. 82)
Arrête, mon enfant! J'entrevois l'ombre d'une espérance, (p. 149)
9. Hamlet
Which now like fruit unripe sticks on the tree, (p. 392)
]De même le fruit vert à l'arbre reste pris (p. 120)
10. Conte d’hiver
Where we offenders move, appear soul-vex'd,
And begin, 'Why to me?' (p. 698)
Crier sur cette scène, à nous, ses offenseurs:
Pourquoi, pourquoi me traitez-vous ainsi? (p. 179)
Comme cette petite sélection de vers traduits le montre, Bonnefoy recherche constamment à travers sa parole le contact avec la dimension de la finitude et de la terre, avec ce qu’il appelle «le simple» et qui représente pour lui la seule voie d’accès à l’intuition de présence et donc à la naissance de la parole poétique. L’émergence en traduction des mots qui disent l’essence (BONNEFOY 1991: 255) de ce réel qui est pour Bonnefoy le «vrai corps» (BONNEFOY 1982: 77) «simplifie» ainsi la dimension «baroque» de la parole poétique shakespearienne, à savoir son ostentation des multiples manifestations de l’existence. Le poète laisse donc dans sa traduction une trace bien visible de sa recherche poétique de l’essentiel, à travers laquelle le texte shakespearien subit ce que Berman dirait une violence, ayant la tâche de «mettre au jour le conflit qui est la vie des œuvres» (BERMAN 1999: 96) et de «révéler l’occulté de l’original» (Ibidem).
D’autre part il y a une évidente volonté éthique de la part de Bonnefoy d’ouvrir sa parole à l’Étranger shakespearien, notamment à la dimension intensément corporelle, prosaïque ou obscène, qui caractérise la parole du poète élisabéthain. Les traductions des siècles précédents ont en effet, comme le constate Déprats, essayé «d'édulcorer, parfois de censurer ce qui renvoie au corps, aux fonctions corporelles, notamment à la sexualité. C'est tout le problème de la traduction de l'obscénité»(DÉPRATS 2002: 97) qui a été véritablement occultée par les traducteurs français de Shakespeare. Bonnefoy cherche au contraire à s’ouvrir progressivement à cette dimension prosaïque, comme le montrent les exemples ci-dessous, tirés de nos analyses sur les manuscrits et les épreuves des traductions. Les dates signalent respectivement la période à laquelle remonte l’épreuve corrigée et l’édition de notre corpus d’analyse, tandis que la petite flèche indique le nouveau choix traductif proposé par Bonnefoy dans sa correction de l’épreuve. Comme on peut le voir, non seulement la parole poétique bonnefoyenne s’ouvre à l’Étranger shakespearien, mais le poète français intensifie dans la langue d’arrivée l’essence même du texte de départ, à savoir sa corporéité.
L'ouverture à l’Étranger
ORIGINAL
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ÉPREUVES CORRIGÉES
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ÉPREUVES CORRIGÉES
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ÉDITION DE NOTRE CORPUS D'ANALYSE
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Conte d’hiver
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1961
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1994
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2001
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When daffodils begin to peer,
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Quand perce la marguerite,
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Quand perce la marguerite, Quand perce-neige et roulure
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Quand perce-neige et roulure
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With, heigh! the doxy over the dale,
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Pourquoi, oh, viens-tu au vallon,
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Pourquoi, oh, viens-tu au vallon, pointent, oh, tous deux au vallon,
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Pointent, oh, tous deux au vallon,
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Why, then comes in the sweet o' the year,
(p. 624)
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belle en suave saison?
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Belle en suave saison? Pourquoi est-ce belle saison?
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Pourquoi est-ce belle saison? (p.122)
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ORIGINAL
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ÉPREUVES CORRIGÉES
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ÉDITION DE NOTRE CORPUS D'ANALYSE
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Lear
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1965
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2005
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Leave thy drink and thy whore, (p. 24)
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Oublie le vin et les filles putes,
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Oublie le vin et les putes, (p. 248)
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ORIGINAL
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ÉPREUVES CORRIGÉES
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ÉDITION DE NOTRE CORPUS D'ANALYSE
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Roméo et Juliette
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1968
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2005
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Tis no less, I tell ye; for the bawdy hand of the
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Pas moins, vous pouvez m'en croire. Car le dard obscène
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Pas moins, vous pouvez m'en croire. Car le dard obscène
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Dial is now upon the prick of noon. (p. 44)
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sur le cadran entre les doigts de l'horloge, a son érection de midi.
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entre les doigts de l'horloge, a son érection de midi. (p. 89)
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ORIGINAL
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ÉPREUVES CORRIGÉES
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ÉPREUVES CORRIGÉES
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ÉDITION DE NOTRE CORPUS D'ANALYSE
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Hamlet
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1957, 1959, 1962, 1978
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1988
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2005
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Quoth she, Before you tumbled me,
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Avant vous me promettiez
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Avant de m'emmitoufler,
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Avant de me culbuter,
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You promised me to wed. (p. 452)
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dit-elle, le mariage…
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Vous m'épousiez, lui dit-elle,
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Vous m'épousiez, lui dit-elle, (p. 159)
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L'univers shakespearien réfracté par le prisme de la sensibilité contemporaine, et notamment par la voix bonnefoyenne, fait donc succéder au Shakespeare noble des traducteurs précédents, dans un véritable effort expressionniste, un Shakespeare plus sauvage et plus violent. Le poète-traducteur remonte ainsi à la source de l’original et en intensifie les traits caractéristiques, pour que Shakespeare puisse lever sa voix aujourd’hui, parmi nous, et retrouver une forme nouvelle de son actualité.
Présence de Shakespeare dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy
Si le dialogue traductif Bonnefoy-Shakespeare est ainsi évidemment fécondant pour l’original, le rapport avec l’Étranger shakespearien modifie et enrichit la sensibilité poétique de Bonnefoy. C’est pour cette raison que nous consacrons dans notre thèse une vaste réflexion à cette riche problématique, que Berman appelle «l’autre traduction» qui «se dissimule dans toute traduction» (BERMAN 1999: 21-22) et qui est strictement liée à l’acte traducteur décrit en tant qu’expérience poétique. Il y a eu, en effet, comme le confirme Bonnefoy lui-même, une véritable «dissémination de l’œuvre traduite dans celle du traducteur» (BONNEFOY 2008a: 11), qui exprime très intensément le «besoin [de Bonnefoy] de la parole de l’autre, et d’y répondre» (BONNEFOY 2007b: 48). Cette réponse ne se donne pas que dans les traductions. Elle se propage dans l’univers entier de l’œuvre bonnefoyenne, par une sorte de pulvérisation et de diffusion de l’acte traducteur, qui serait selon le poète une compensation aux nombreux échecs qu’il entraîne souvent (BONNEFOY 2007d: 10). Nous comprenons ainsi ce que signifie pour Bonnefoy l’expression «traduction au sens large» (BONNEFOY 2008a): le poète définit de la sorte toutes les réactions possibles du poète-traducteur, qui vit et revit dans son œuvre l’expérience «éthique» de connaissance de «l’Étranger» (BERMAN 1984). Comme le confirme Bonnefoy,
Au total, la traduction n’est pas seulement le texte auquel le traducteur aura consenti, pour finir - auquel il se sera résigné - mais l’ensemble des réflexions et des décisions qui ont préparé ce texte avec, tôt après ou en même temps, des conséquences dans sa propre œuvre, à divers niveaux de conscience. C’est cette traduction «au sens large» que je crois qu’il importe d’étudier plutôt que le détail des pages qui portent le nom de traduction, et qui ne sont qu’un aspect parmi d’autres du travail bien plus vaste qui a eu lieu. Il y a une dissémination de l’œuvre traduite dans celle du traducteur, qui aura d’ailleurs cherché le sens de ce qu’il médite dans beaucoup plus chez l’auteur que les quelques pages qu’il a placées sous ses yeux (BONNEFOY 2008a: 11).
Or, l’expérience que le poète-traducteur fait de la poésie de Shakespeare non seulement se diffuse dans son œuvre, mais également développe et intensifie le rapport dialogique parmi ses différentes parties, comme le schéma suivant le montre:
Voyons donc brièvement en quoi consiste ce phénomène de dissémination de l’acte traducteur, ou plus précisément de réflexion sur la poésie née grâce à la traduction, qui exige une perspective d’analyse nouvelle de l’œuvre bonnefoyenne dans sa complexité. En prenant comme point de départ la traduction et la critique qui l’accompagne, il faut tout d’abord préciser que les deux sont avant tout pour Bonnefoy des chances pour «réflé[chir] sur le devenir de la poésie» (BONNEFOY 2004: 78). Le poète lui-même insiste d’ailleurs sur la nécessité d’«une fusion, par le haut, de la poésie et de la critique» (BONNEFOY 2008b: 19), vu qu’elles participent pour lui de la même recherche. C’est pour cette raison que Née parle d’une véritable «critique poétique» (NÉE 2008) de Bonnefoy, qui lui permet d’une part de vérifier l’authenticité et l’universalité des principes qui régissent sa parole poétique, à travers un moment de partage et de confrontation avec l’expérience poétique de l’Autre. D’autre part, l’interprétation élaborée par le poète à partir de ses catégories poétiques ne peut qu’être un moment fécondant pour l’œuvre traduite / analysée, à savoir une réponse personnelle à l’appel de l’autre poète. La critique, comme la traduction, active ainsi pour Bonnefoy un mouvement dialogique et, pour cette raison, elle est intrinsèquement poétique.
L’œuvre critique que Bonnefoy a consacrée à Shakespeare est à ce propos emblématique: elle montre en effet d’une façon exemplaire comment les principes de la poétique bonnefoyenne ouvrent des perspectives critiques nouvelles pour la compréhension des pièces du poète élisabéthain. Pour le poète français, en effet, les personnages shakespeariens sont des figures allégoriques d’une pensée de la poésie (BONNEFOY 2007c: 66), qui exprime une proximité sous-jacente entre sa réflexion et celle du poète élisabéthain. En tant que poète-traducteur, il a le droit et le devoir de rendre explicite cette réflexion cachée (BONNEFOY 2000a: 50), pour nous offrir un Shakespeare plus proche de notre sensibilité et par conséquent toujours actuel. Hamlet, dans cette optique, devient le représentant pour Bonnefoy de la condition du poète moderne victime de l’«excarnation» (BONNEFOY 1977: 185), à savoir de sa recherche gnostique à travers l’écriture d’une vérité éternelle de nature métaphysique, qui implique l’oubli de la vérité de l’existence incarnée. Le prince de Danemark est en effet, comme le souligne Bonnefoy, dangereusement fasciné par les pouvoirs d’aliénation de la parole, pouvoirs qui le séparent de la réalité existentielle, en causant sa mort et celle de ceux qui l’entourent (BONNEFOY 1998: 71-2).
Un regard plus attentif à la profusion des essais de critique shakespearienne de Bonnefoy nous montre que ces textes établissent un rapport dialogique non seulement avec les traductions, mais également avec certains essais de critique artistique et littéraire du poète. Les figures allégoriques de la poésie, sur lesquelles Bonnefoy a réfléchi à partir de sa traduction et de ses essais consacrés au poète élisabéthain, réapparaissent en effet dans ses textes de critique. Comme le confirme Bonnefoy, «la réflexion sur Shakespeare commence aussi à se faire une réflexion par Shakespeare, en une sorte de dialectique» (BONNEFOY 1999: 117-8). Cette perspective nouvelle éclaire ainsi la critique artistique du poète: il suffit de penser, comme le suggère Greene (2001: 507), à la préface de Delacroix et Hamlet, «La couleur sous le manteau d’encre» (BONNEFOY 1993). Dans ce texte, qui n’est qu’un exemple parmi bien d’autres, Bonnefoy présente son analyse des lithographies de Delacroix, qu’il juge à partir d’une comparaison du peintre avec le sombre prince de Danemark. Les lithographies seraient en effet, à en croire Bonnefoy, le résultat d’une tentative de Delacroix, semblable à celle d’Hamlet, de renoncer au réel et à ses couleurs, pour censurer la plénitude de la vie incarnée. En ce qui concerne les essais de critique littéraire, ils sont également parsemés d’une façon presque obsessive de ce personnage shakespearien, qui devient une articulation essentielle de la réflexion sur la poésie moderne pour Bonnefoy. Voici un exemple, encore une fois choisi parmi bien d’autres, où notre poète élabore son analyse du recueil Dans les années profondes de Jouve, en proposant implicitement deux comparaisons: celle d’Hélène de Sannis avec Ophélie, et celle de Léonide avec Hamlet.
Hélène de Sannis,que le héros aime, va mourir dès l’instant où elle se donne à lui, et de ce don. […] Comme dit Mallarmé, de Hamlet: «Il tue indifféremment, ou du moins on meurt»... Et c'est parce qu'il lit «au livre de lui-même, haut et vivant Signe». Dans les années profondes aussi est le livre de l'écriture, la scène où se manifeste que l’autre, en son hic et nunc, doit mourir pour que l'écrivain naisse à soi-même en se vouant à son rêve. Jouve a pris pour thème de son récit l'acte même qu’Hamlet, indifférent, ne sait ou ne veut savoir qu'il répète sans fin dans son labyrinthe de rêves (BONNEFOY 1977: 262).
Il convient maintenant de remarquer que la réflexion née de l’acte traducteur non seulement donne naissance aux essais de critique shakespearienne, non seulement se diffuse dans ceux de critique artistique et littéraire, mais influence également la production poétique de Bonnefoy (BONNEFOY 2000b; BONNEFOY 2004: 75). Le poète constate en effet, d’une façon très lucide, que le contact avec la poésie de Shakespeare a profondément modifié sa vision du monde (BONNEFOY 2004: 75): il avoue, par exemple, que «la réflexion de Shakespeare dans Le Conte d’hiver [l]’a retenu dans un de [s]es livres de poésie» (BONNEFOY, 2000a: 114). Le recueil auquel le poète se réfère est Dans le leurre du seuil (BONNEFOY 1982: 251-332), pour lequel Pinet-Thélot (PINET-THÉLOT 1998: 79-80) confirme qu’il y a eu en fait un changement de l’approche ontologique au réel de la part du poète français. Ce recueil, qui porte en épigraphe une citation de The Winter’s Tale, «They look’d as they had heard of a world ransom’d or one destroyed» (BONNEFOY 1982: 229), se met ouvertement sous le signe de la poétique shakespearienne (JACKSON 2004). Bonnefoy avoue en effet qu’en traduisant Shakespeare, il a eu «à accepter la question de l’acceptation par l’auteur d’Hamlet d’images on ne peut plus triviales au sein même de la parole tragique» (BONNEFOY 2004: 75). Ainsi constatons-nous que la voix poétique de Bonnefoy essaie d’accomplir dans sa création artistique ce «devoir de “trivialité”» qui est l’essence de la poésie anglaise (BONNEFOY 1991: 272-3) et permet au poète élisabéthain d’ouvrir sa parole à l’imperfection, mais également à la multiplicité des formes, de la réalité existentielle. Les choix stylistiques qui caractérisent Dans le leurre du seuil montrent précisément ce changement d’approche ontologique. Au niveau lexical, par exemple, ce n’est que dans ce livre que Thélot constate un élargissement du registre des poèmes. La poésie de Bonnefoy s’ouvre finalement à la dimension de notre vie quotidienne, par des mots comme «ampoule, chien, cuisine, éponge, escalier, fourgonnette, télévision etc.», mots que Thélot appelle «roturiers» (THÉLOT 1983: 153). De même, il importe de relever au niveau métrique la présence massive dans ce recueil de vers de 11 syllabes, à savoir de vers que le poète français choisit pour rendre dans sa langue le «pentamètre boiteux» shakespearien (BONNEFOY 2000a: 124): l’hendécasyllabe ne revient que 18 fois dans Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), 31 fois dans Hier régnant désert (1958), 40 fois dans Pierre écrite (1965), mais 215 fois dans Dans le leurre du seuil (1975) (THÉLOT 1983: 24). Ce mètre, que Thélot appelle justement «alexandrin boiteux» (Ibid.: 35) pour les caractéristiques qui le rapprochent du pentamètre «boiteux» shakespearien, devient ainsi progressivement l’instrument privilégié de la nouvelle recherche ontologique de Bonnefoy et le véritable «étymon» (Ibid.: 33) de sa production poétique.
Dans ce recueil nous assistons en outre à une explosion de la structure de la strophe, qui est encore présente dans ses formes classiques dans les trois livres précédents. Le contact avec le continuum dialogique de la poésie shakespearienne semble en effet avoir déterminé l’éclatement du vers bonnefoyen, qui s’ouvre enfin à un rythme de plus en plus prosaïque. La syntaxe, riche d’incises et de parenthèses, est semblablement bouleversée par la présence encombrante de plusieurs voix qui s’entremêlent. La parole poétique de Dans le leurre du seuil essaie en effet d’imiter par différents moyens les mouvements désordonnés de la voix qui parle, ses hésitations, ses retours sur soi, même ses brusques interruptions, qui la font retomber du coup dans le silence. L’envahissement du blanc et des points de suspensions sur la page écrite ne sont qu’un témoignage, parmi d’autres, du fait que
le poète fait justement appel dans cet ouvrage, et plus qu'en aucun autre précédent, à la puissance de la «voix». Pour la première fois aussi, la présence de la voix dans les poèmes de Bonnefoy se trouve actualisée au niveau de l'écriture et mise en relief par le biais d'une construction formelle spécifique (SALEH 1997: 243-4).
Comme le confirme Meschonnic, en effet, «la voix, qui peut faire sa syntaxe, sa rythmique, peut faire sa typographie. C'est pourquoi une poétique de la typographie et du visuel, loin d'être étrangère à l'oralité, peut montrer la relation entre l'oral et le visuel. Et la faire»(MESCHONNIC 1982: 21). À partir de Dans le leurre du seuil l’œuvre du poète français a ainsi commencé à rechercher la forme d’une «poésie théâtralisée» (HIMY 2006: 71), sans doute à cause de la fascination exercée sur lui depuis toujours par la «poésie de théâtre» de Shakespeare (BONNEFOY 1998: 208). Selon Himy, l’évolution de l’œuvre poétique bonnefoyenne vers une dimension théâtrale est liée avant tout au rôle fondamental que la voix y joue (HIMY 2006: 70-71). Comme Scotto le confirme, l’œuvre de Bonnefoy, depuis son premier recueil, se veut en effet un théâtre où la voix est présente, au moins au niveau métaphorique (SCOTTO 2004: 8). Il s’agit cependant, selon Roudaut, d’une sorte de «théâtre mental» mallarméen (ROUDAUT 2000: 62), dans lequel c’est le monologue du poète avec lui-même plutôt que le dialogue avec autrui qui domine. Ce n’est qu’à partir du recueil de 1975 que la présence de la voix n’est plus que métaphorique, mais elle transforme progressivement la poésie de Bonnefoy: sa parole poétique essaie en fait de s’ouvrir à l’Autre (THÉLOT 1995: 79), en se rapprochant ainsi des formes de la «poésie orale» (ZUMTHOR 1983). Or, la voix, qui domine dans la poésie orale, est le seul moyen pour établir une relation authentique à un autre être dans l’hic et nunc de notre existence, à en croire Cavarero (2003: 11). C’est pour cette raison que cette «poésie à voix haute» (BONNEFOY 2007e), cette «écriture de sorte nouvelle» (BONNEFOY 2003b: 56) dont Bonnefoy essaie de comprendre l’essence, est devenue le principal souci de sa recherche poétique. Elle semble être en effet l’accomplissement de cette «éthique de l’interpellation» (SALEH 1997: 239) qui fonde sa poésie, vu que pour notre poète c’est seulement «la relation à autrui, qui est l'origine de l'être» (BONNEFOY 1990: 198).
Conclusion
Ainsi allons-nous poursuivre dans cette direction nos recherches sur la production poétique récente du poète français, dans le but de comprendre comment le contact avec la poésie de théâtre de Shakespeare peut avoir aidé la parole de Bonnefoy à trouver la forme de sa maturité poétique. Plus précisément, nous concentrerons notre attention sur le dernier recueil poétique, La longue chaîne de l’ancre (2008c), et notamment sur deux sections: «Le théâtre des enfants» et «Le désordre»4. De la dernière, Scotto affirme qu’elle est un véritable «teatro di parola, del dire e dell’udire e nient’altro, quindi un luogo vocale, una serie di momenti della voce trasmigrante di bocca in bocca, d’orecchio in orecchio nel “flot mouvant” du langage» (SCOTTO 2004: 9). Comme cette citation le confirme, la dimension de la poésie orale ouvre donc des perspectives de recherche très intéressantes sur l’œuvre poétique récente. C’est l’étude des traductions shakespeariennes de Bonnefoy et du fécond rapport dialogique qui s’instaure entre les deux poètes qui nous a indiqué ces horizons nouveaux à explorer. Comme le confirme Berman, d’ailleurs, «la traductologie, à la pointe spéculative de sa réflexion, […] se noue à l’espace moderne de la littérature, dans lequel le lien à la critique et à la traduction est devenu consubstantiel à 1'acte d'écrire» (BERMAN 1999: 21-2). L’approche traductologique à l’univers bonnefoyen se présente ainsi non seulement comme souhaitable, mais désormais comme évidemment nécessaire.
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Note
↑ 1 Les traductions de Shakespeare réalisées par Bonnefoy (et les préfaces/postfaces correspondantes) sont les suivantes: Henry IV, Jules César, Hamlet, Le Conte d’hiver, Vénus et Adonis, Le viol de Lucrèce, Paris, Le Club français du livre, 1957-1960; Jules César, Paris, Mercure de France, 1960 (nouvelle édition précédée de «Brutus ou le rendez-vous à Philippes», Paris, Gallimard, 1995); Hamlet, Paris, Mercure de France, 1962 (suivie de «Une idée de la traduction»; Bonnefoy a ensuite modifié la traduction en 1957, 1959, 1962, 1978 et 1988); Le roi Lear, Paris, Mercure de France, 1965 (nouvelle édition, précédée de «Comment traduire Shakespeare»; repris avec Hamlet, précédé de «Readiness, Ripeness: Hamlet, Lear», Paris, Gallimard, 1991); Roméo et Juliette, Paris, Mercure de France, 1968 (repris avec Macbeth, précédé de «L’inquiétude de Shakespear», Paris, Gallimard, 1985); Macbeth, Paris, Mercure de France, 1983; Le Conte d'hiver, Paris, Mercure de France, 1994 (repris avec la préface «Art et nature: l’arrière plan du Conte d’hiver», Paris, Gallimard, 1996); Vingt-quatre sonnets, précédé de «Traduire les sonnets de Shakespeare», Y. Prié et T. Bouchard Éditeurs, 1995 (la traduction des sonnets a été reprise et complétée dans une nouvelle édition: Les sonnets, précédés de Vénus et Adonis et de Le Viol de Lucrèce avec une nouvelle préface: «Les sonnets de Shakespeare et la pensée de la poésie», Paris, Gallimard, 2007); Les Poèmes: Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce, Phénix et Colombe, précédé de «Traduire en vers ou en prose?», Paris, Mercure de France, 1996; La Tempête, précédé de «Une journée dans la vie de Prospéro», Paris, Gallimard, 1997; Antoine et Cléopâtre, précédé de «La noblesse de Cléopâtre», Paris, Gallimard, 1999; Othello, précédé de «La Tête penchée de Desdémone», Paris, Gallimard, 2001; Comme il vous plaira, précédé de «La décision de Shakespeare», Paris, Le livre de poche, 2003. Nous ajoutons d’autres repères bibliographiques qui enrichissent (sans compléter) le cadre de la critique shakespearienne du poète français: Y. BONNEFOY 1999a, pp. 83-112; 1999b, pp. 1-5; 2007c, pp. 61-76. En ce qui concerne la réflexion du poète sur sa poétique traductive, voir: Y. BONNEFOY 2000a; 2003a, pp. 201-15; 2004, pp. 62-80.
↑ 2 Meschonnic a en effet manifesté, dans ses traductions de la Bible, une volonté d’adhésion parfois archaïsante à la lettre du texte de départ (SCOTTO 2005: 15), tandis que pour Bonnefoy le rythme doit naître en traduction comme une réponse libre à l’appel de l’original. Comme Scotto l’affirme, en effet, «le rythme chez Yves Bonnefoy désigne le lieu d’une production personnelle du sens, qui sacrifie la tentation du calque à l’exigence d’habiter la poésie de l’autre» (SCOTTO 2007: 82). Bonnefoy en outre, qui n’aime pas l’esprit polémique, ne cite jamais les écrits de Meschonnic sur la traduction du rythme. Le théoricien, par contre, attaque avec une violence excessive et parfois injustifiée non seulement les traductions, mais aussi l’œuvre poétique de Bonnefoy. Pour une analyse exhaustive des rapports entre les deux auteurs, nous renvoyons à SCOTTO (Ibidem).
↑ 3 Les pages indiquées dans la dernière colonne à droite de tous nos exemples renvoient à l’édition la plus récente que nous avons analysée et que l’on retrouve dans: SHAKESPEARE, 2001a; 2001b; 2005a; 2005b. À l’exception d’Othello, publié en version bilingue, les éditions critiques anglaises que nous avons utilisées sont celles dont Bonnefoy s’est servi et qu’il a signalé dans ses postfaces aux traductions: SHAKESPEARE 1947; 1955; 1960. En ce qui concerne les éditions critiques de Hamlet et de The Winter’s Tale, nous avons utilisé les textes anglais de The New Shakespeare (ed. by A. Quiller-Couch and J. D. Wilson, Cambridge University Press), publiés dans l’édition bilingue des Œuvres complètes de Shakespeare (W.SHAKESPEARE 1955-1961), auxquelles Bonnefoy a participé avec sa traduction de ces pièces.
↑ 4 Ce texte, publié d’abord indépendamment en 2004, a été inséré dans le recueil La longue chaîne de l’ancre, paru au Mercure de France en 2008 (BONNEFOY 2008c). C’est précisément à Le désordre que Bonnefoy se réfère quand il dit qu’une «écriture de sorte nouvelle» est en train de naître en lui (BONNEFOY 2003b: 56).