Publifarum n° 15 - Francophonie et médias

Une expérience de télévision francophone : Canal France International

Christian DAURIAC (transcription par Nancy Murzilli)



Abstract

Francese  | Inglese 

Christian Dauriac est journaliste, ancien directeur général-adjoint de CFI, Canal France International, chaîne de TV francophone, et ancien président de la commission de la formation de la Conférence Permanente de l’Audiovisuel Méditerranéen. Il nous présente l’histoire de CFI dans le paysage télévisuel francophone.

Naissance d’une chaîne de diffusion de programmes français

On m’a demandé de parler de francophonie et de télévision, je voudrais dire deux petites choses en introduction. D’abord, pour ma part, j’ai plutôt une vision de journaliste. J’ai effectivement dirigé, pendant plus de trois ans et demi, les activités de coopération internationale à Canal France International. Mais d'abord, j’ai décidé d’arrêter pour un certain nombre de raisons que j’expliquerai. Ensuite, je pense que cette entreprise, à la différence d’Africa n° 1, est en déclin : elle vit d’une subvention du ministère des Affaires étrangères français et, entre le moment où je suis arrivé et celui où je suis parti, la subvention a été quasiment divisée par deux et elle ne correspondait plus du tout aux objectifs qui avaient été fixés.

Canal France International était au départ une idée assez astucieuse qui a été lancée par un Français originaire d’Algérie, Fouad Ben Allah, qui a été d’abord journaliste, rédacteur en chef de RFI, puis directeur général de RFI. C’est lui qui a fondé Canal France International il y a plus de vingt ans, en 1989. Canal France International a été fondé au moment de la célébration du bicentenaire de la Révolution française.À cette époque, on travaillait déjà sur une notion qui aujourd’hui a repris beaucoup de poids avec une convention signée autour de l’UNESCO en 2005 : la Convention sur la diversité culturelle. Le projet de l'époque était donc de favoriser la diversité culturelle, mais selon un raisonnement très français : il s'agissait de favoriser la diversité culturelle en envoyant des programmes français dans le monde entier, de façon qu'il y ait moins de programmes américains. C’était une manière très ethnocentrée de concevoir la diversité culturelle, mais c’était déjà une idée.

Dans les ambassades, il y avait un service, que l’on appelait en souriant le « service de la cassette », qui consistait à faire en sorte que des fonctionnaires à Paris enregistrent dans les bureaux du Quai d’Orsay les programmes des chaînes de télévision. D’autres allaient directement dans les chaînes de télévisions chercher de grands sacs remplis de cassettes, qui contenaient des programmes de la télévision française publique, sur lesquels les droits – parce que ceci est un autre problème de la diversité culturelle et de la Francophonie – avaient été acquittés auprès des producteurs. En effet, ce n’est pas parce qu’on a une cassette d’un programme de télévision chez soi, que l’on a pour autant le droit de le diffuser dans le monde entier. Le ministère des Affaires étrangères avait donc un budget qui permettait de payer des compléments de droits. Ces cassettes étaient rassemblées dans de grandes pièces, parce que cela faisait beaucoup de volume, puis copiées pour autant de pays destinés à les recevoir : à l’époque c’était essentiellement l’Afrique francophone, une partie du Viêt Nam, du Laos, du Cambodge, du Liban, de la Syrie. Ces cassettes voyageaient par un moyen de transport qui s’appelle la « valise diplomatique », c’est-à-dire qu’elles voyageaient avec les messages et tout ce qui était destiné aux diplomates sur place. Elles arrivaient dans les ambassades et, selon les ambassades, selon ce que les fonctionnaires avaient compris sur place de leur destination, elles arrivaient ou pas dans les chaînes de télévision qui étaient censées les recevoir. Une fois arrivées, si celui qui les recevait ne les utilisait pas pour autre chose, elles pouvaient parvenir jusqu’à la direction des programmes. Puis si, à leur tour, le directeur des programmes ou ses adjoints ne leur trouvaient pas d'autre usage – il y a des pays où la cassette de télévision avait de la valeur et où on pouvait l’utiliser pour tout autre chose – elles étaient diffusées. Ensuite on les mettait dans un coin. Souvent les droits étaient négociés pour une période, généralement on achète des droits en télévision pour neuf mois, pour dix-huit mois. Quelquefois, quand elles étaient diffusées, soit elles servaient de cassette de recyclage soit, quelques années après, on les rediffusait. Il n’y avait plus de droits, mais ce n’était pas très grave, on les rediffusait malgré tout. Et à l’époque, les ayants droits n’y voyaient pas un grand inconvénient. Dans le cas de l’Afrique en particulier, qui était considérée comme un continent insolvable, on n’allait pas demander de l’argent à des pays dont on pensait qu’ils n’en avaient pas. C’était la situation avant 1989.

La nouveauté apportée par Fouad Ben Allah quand il a créé Canal France International était l’idée d’utiliser des technologies modernes. Les technologies modernes de l'époque étaient les satellites. Au lieu de faire quatre-vingts cassettes à envoyer dans quatre-vingts ambassades sans être sûr qu’elles arrivent jusqu'aux chaînes de télé, il proposa alors d'installer quatre-vingts magnétoscopes dans les quatre-vingts chaînes de télé avec lesquelles on avait des accords. Il fallait s’assurer qu’il y ait bien des cassettes vierges qui ne soient pas utilisées pour autre chose, afin de constituer alors dans ces chaînes un stock de programmes français qui élargiraient et renforceraient la diversité culturelle, puisque ce seraient autant de feuilletons américains ou brésiliens qui ne seraient pas diffusés. Pour être totalement honnête, c’était une décision un peu colonialiste, sur le plan de la culture. Toujours est-il que c’est sur ces bases-là que Canal France International est né, et cela fonctionnait assez bien avec l’époque puisque dans l’Afrique francophone en particulier les télévisions étaient nationales, il n’y avait pas de télévisions privées. Ces télévisions étaient, comme beaucoup de télévisions nationales aujourd’hui encore, comme c’est le cas ici, en France ou en Italie, largement sous financées. Donc le fait que des programmes arrivent gratuitement de France était plutôt considéré comme quelque chose de positif. Et ça a duré bon an mal an environ une dizaine d’années, donc à peu près jusqu’en 1997-1998.

À cette date, Canal France International a changé de dirigeants, et ces derniers se sont aperçus que ce coût de transmission des cassettes était supérieur aux droits acquis sur les programmes, c’est-à-dire que pour environ un euro de transport par satellite, il fallait compter cinquante centimes d’euros de droits. C’était donc un système un peu déséquilibré et, en même temps, on est passés d’une phase de satellites lourds, avec d’énormes paraboles de quatre ou cinq mètres pour les recevoir, à des satellites que l’on a appelé des satellites de diffusion directe, ce qui était le début des satellites numériques.

On a donc transformé le parc de satellites de Canal France International, dont je précise qu’il ne s’appelait pas Canal Francophone International. Il n’y avait dans ces programmes ni de produits canadiens, ni de produits belges, ni de produits suisses, ni même de produits africains, qui pourtant existaient et étaient en langue française. Ainsi il existait un festival qui continue aujourd’hui, le FESPACO, qui est un événement assez exceptionnel puisque c’est un vrai festival panafricain du cinéma africain, mais Canal France International n’achetait pas les droits de ces films ; les films que l’on voyait étaient, par exemple, La Grande Vadrouille et les films habituels que l’on diffuse en France.

Donc à cette époque-là, on a changé le parc de satellites, on a diminué la facture de transmission, avec une idée qui était bonne, celle de dire : « Puisqu’on va avoir plus d’argent, si on met moins d’argent dans la transmission, on pourra acheter plus de produits ». C’était compter sans les comptables du ministère des Affaires étrangères qui ont récupéré la différence, et il n’y a pas eu d’achat supplémentaire de programme. Mais ces satellites de diffusion directe avaient un autre impact : puisqu’ils étaient, comme leur nom l’indique, de diffusion directe, ils étaient reçus par n’importe quelle famille africaine, ou n’importe quel établissement, ou n’importe quel hôtel, qui disposait d’une petite parabole. Et comme à l’époque le cryptage des émissions était « perfectible » et parce que les dirigeants de Canal France International se sont engouffrés dans la brèche, Canal France International est devenu une chaîne télévision de diffusion directe. Au début, entre chaque programme, une bande-annonce ou un carton donnait le nom et la durée du programme qui allait suivre, et la durée des droits. Dans beaucoup de pays d’Afrique cela ne gênait personne, au contraire, cela permettait d’aller se servir une bière, par exemple. Puis les dirigeants de Canal France International ont transformé la chaîne assez rapidement en une véritable chaîne. Ce n’était pas très compliqué, il suffisait d’ajouter quelques programmes et de mettre un peu de publicité. Canal France International est alors devenu une chaîne relativement regardée en Afrique, et même plus regardée que l’autre chaîne très regardée en Afrique, TV5 qui, elle, est une chaîne francophone : il y a des produits belges, suisses, et canadiens. Et c’est là que les ennuis de Canal France International ont commencé. En 2004, TV5 et un certain nombre de dirigeants de chaînes africaines ont réussi à demander et à obtenir l’arrêt de Canal France International, à la fois parce qu’elle leur faisait une concurrence déloyale puisqu’elle diffusait, en même temps que les chaînes africaines qu’elle était censée alimenter, les programmes qui constituaient la valeur de sa banque de programmes. Et en même temps, Canal France International prenait de la publicité aux chaînes africaines et à TV5. Donc la chaîne s’est arrêtée le 31 décembre 2004. Moi, je suis arrivé le 1er janvier 2005, donc je ne suis pour rien dans l’arrêt de cette chaîne.

Vers la diversité culturelle et la diversification de la langue des programmes

Je suis arrivé pour réorienter les activités de Canal France International, sur la proposition du ministère des Affaires étrangères. À l’époque j’étais directeur du développement de France 3, je m’occupais de moderniser la chaîne et de la faire passer de l’ère analogique à l’ère numérique. J’ai trouvé cet objectif plutôt intéressant. L’objectif n’était pas un objectif de francophonie, Canal France International n’a et n’avait aucun objectif de francophonie. Les programmes étaient en français. À partir de cette année-là, on a commencé, dans certains pays, à les traduire dans un certain nombre de langues. On les a traduits en anglais pour l’Afrique anglophone – on s’est dit que c’était totalement idiot, si on voulait que les Sud-africains voient les programmes de Canal France International, de les diffuser en français puisque les Sud-africains parlent anglais. Nous les avons traduits en portugais en Angola, au Cap-Vert, au Mozambique, où l’on parle le portugais. Nous les avons traduits en arabe. Dans un certain nombre de pays, les programmes français ont donc été diffusés dans ces langues.

L’activité de banque de programmes a été recentrée sur la traduction dans des langues que les habitants d’un pays parlent. Le fait de dire : « On diffuse en français parce qu’on fait de la francophonie, et s’ils ne comprennent pas le français ce n’est pas grave, ils regarderont quand même parce qu’ils n’ont que ça à regarder », fonctionnait dans les années 1970, mais ne fonctionne plus aujourd’hui. Donc la banque de programmes a élargi son stock puisqu’en 2006, c’est-à-dire deux ans après, il y a cent trois télévisions qui reçoivent des programmes de Canal France International, 5 500 heures de programmes par an, 3 000 heures de stock – le stock, en télévision, est ce qui s’applique aux fictions, aux documentaires aux films ; le flux, ce sont des émissions de type magazine – et enfin 1 600 heures d’informations, puisque l’une des particularités de Canal France International est de financer une agence d’image. Une agence d’images est comme une agence de presse, sauf qu’au lieu de fournir des dépêches d’agence, on fournit des reportages. Cette agence d’images a une quinzaine de correspondants, essentiellement en Afrique francophone et anglophone, et fournit tous les jours un module en français et en anglais d’une demi-douzaine de reportages sur l’actualité africaine. Et sur l’actualité internationale, il y a également une demi-douzaine de reportages. C’est une sorte de clip, qui est destiné aux télévisions africaines francophones et anglophones – on n’a pas encore fait la partie lusophone – et cela permet de traiter les grands événements qui ne sont pas traités par les télévisions parce qu’elles n’ont pas les moyens d’avoir des correspondants : souvent les télévisions avec lesquelles on travaille sont des télévisions nationales qui ont deux ou trois équipes de correspondants par jour dans le pays, mais n’ont aucun réseau à l’étranger.

Cela permet donc à des télévisions africaines de traiter l'actualité internationale mieux que l’actualité nationale souvent en contradiction avec les consignes des chefs d’État. Aucune télévision nationale en Afrique à ma connaissance n’est très indépendante du pouvoir. Comme la France est en train de prendre le même chemin, on ne va pas donner de leçons à nos amis africains, mais on peut dire qu’aujourd’hui, les télévisions africaines sont relativement dépendantes du pouvoir. Donc, avec une agence d’images indépendante qui donne des informations, quelquefois certains reportages ne passent pas, l’accord avec ces chaînes-là consiste alors à dire : « Vous recevez ces reportages, vous les insérez ou pas dans vos journaux nationaux ». Ceci est quelque chose que j’ai restructuré en renforçant l’activité de couverture de l’Afrique et en mettant des moyens modernes à la disposition des correspondants, c’est-à-dire qu’aujourd’hui les reportages arrivent le jour même. Généralement on traitait parfaitement bien, dans cette agence, l’actualité de la veille ou de l’avant-veille, parce qu’on mettait la cassette dans l’avion qui partait tard vers la France. Comme les relais satellites étaient très chers pour envoyer des reportages, on a mis en place un système de compression numérique des images, et désormais, elles sont transmises par Internet. Aujourd’hui, on a donc bien l’actualité du jour, et les chaînes africaines disposent, le soir, des événements qui se sont passés dans la journée.

Donner aux pays francophones les moyens de la diversité culturelle

Nous avons donc ouvert Canal France International à d’autres pays, à l’anglais et au portugais. Mais mon travail a consisté surtout à jouer réellement cette notion de diversité culturelle, en considérant qu’envoyer des programmes français dans des pays qui n’ont pas les moyens de produire leurs programmes, ce n’est pas de la diversité culturelle, et que la diversité culturelle consiste plutôt à donner des moyens de production à des professionnels pour créer des contenus spécifiques à chaque pays. Nous avons donc mis ceci en place avec des experts que j’ai choisis car, j’avais une sorte de droit de tirage pour prendre des milliers de journées d’experts à France Télévision, donc j’ai pu prendre des directeurs de production, des réalisateurs, des secrétaires d’atelier, des chefs d’atelier, des cadreurs, des directeurs de la photographie, des scénaristes, etc. Et pour la fiction, on a mis en place des ateliers qui ont permis à un certain nombre de chaînes de se lancer.

Cela a très bien réussi dans l’océan Indien (Madagascar, Seychelles, Maurice, Comores). Malgré des moyens très faibles on a eu affaire à des gens plutôt jeunes qui ont appris très vite et qui aujourd’hui travaillent bien. En Afrique de l’Ouest cela a été plus complexe. Tout d’abord il a fallu se battre, parce que les télévisions existaient depuis plus longtemps et on nous envoyait souvent le fils du ministre ou du directeur, le fils de la nièce de la maîtresse du président, et pas nécessairement des professionnels qui auraient pu tirer parti de ces formations. Donc il a fallu fixer de nouveau les règles du jeu, en considérant que si l’on ne s’appuyait pas sur un minimum de savoir-faire professionnel, on tirerait des coups d’épée dans l’eau. En même temps, nous avons dû lutter contre une vieille tradition africaine, qui était la formation à l’ancienne, à Paris. La majorité des directeurs techniques des télévisions africaines nous ont parlé avec émotion de leur jeunesse dans les années 1970, quand ils étaient formés à Brie sur Marne, à l’INA, et ils nous ont demandé pourquoi on ne formait pas le personnel à Paris. Mais nous voulions les former dans l’endroit où ils doivent travailler, avec le matériel avec lequel ils doivent travailler et dans le contexte professionnel dans lequel ils doivent travailler. En effet, on avait analysé cette formation à Paris et il en ressortait qu’elle renvoyait des gens très bien formés, mais qui ne retrouvaient pas du tout la même chose sur le terrain.

Les formations qu’on a mises au point sont donc des « formations-action », des  formations « en marchant », pour lesquelles je n’ai jamais, pour ma part, envoyé des professeurs de télévision. J’ai toujours envoyé des professionnels dans un secteur particulier, souvent plusieurs professionnels à la fois qui, en prenant en compte les insuffisances mais aussi le potentiel des pays et des professionnels avec lesquels ils travaillaient, ont mis en place quasiment dans chaque pays, des formations sur mesure. Par exemple à Madagascar, la première année, il n’y avait pas de car. Couvrir un match de football sans car n’est pas facile. On a dû apprendre. Le réalisateur qui est parti, qui travaillait sur un car pour Canal Plus avec vingt-quatre caméras, n’avait à sa disposition que deux caméras. Comment couvrir un match avec deux caméras ? Il a réfléchi avec les réalisateurs malgaches, le temps qu’un car arrive – on avait récupéré un car de l’ancienne génération que les Malgaches ont immédiatement démonté et remonté pour nous montrer qu’ils possédaient parfaitement la technique.

Nous avons donc mis au point ces formations sur place. Nous avons aidé au démarrage de la dernière télévision nationale africaine, celle des Comores, qui a débuté en 2006. Nous avons mis en place des ateliers pour la couverture de l’information, en sachant pertinemment que faire venir des journalistes à Paris et leur expliquer ce que font les journalistes parisiens sert à peu de chose sinon à se retrouver en prison quand ils reviennent chez eux. On a travaillé sur place : j’ai envoyé de très bon journalistes qui ont compris dans quel contexte travaillaient les journalistes des pays avec lesquels ils montaient ces coopérations. Ils se sont aperçus que ces journalistes souvent étaient bien plus forts qu’eux et bien plus malins, parce qu’il fallait passer entre les obstacles de la censure, et nous avons mis en place des actions pour moderniser les journaux, pour les rendre moins institutionnels. Nous n’avons pas travaillé uniquement en Afrique, nous avons travaillé notamment en Afghanistan, et nous avons mis au point un module, à partir de l’Afghanistan : la couverture des élections. Cela a été fait avec l’Union européenne, avec l’ONU, ou pour les gouvernements africains. Nous l’avons fait au Togo par exemple et, pour les dernières Présidentielles, au Bénin, au Burkina Faso. Le deal consistait en la chose suivante : l’union européenne donnait un peu d’argent pour faciliter la couverture des élections, mais il fallait qu’il y ait des élections pluralistes, et c’est là que nous intervenions et que nous offrions cette possibilité à nos confrères africains, qui nous en ont expliqué les limites en disant que quand nous serions partis cela ne serait plus du tout pluraliste. Et c’était généralement ce qui se produisait, mais au moins pendant un temps, la couverture était pluraliste. Les journalistes, par exemple les Togolais – j’ai un grand respect pour la famille Eyadema, mais cela faisait quarante ans que les Togolais vivaient sous la dictature de la famille Eyadema –, n’étaient pas habitués à travailler de manière pluraliste. Souvent, quand la liberté arrive, on ne sait pas trop par quel bout la prendre et quelquefois c’est un peu maladroit. J’ai envoyé trois missions successives au Togo, et je pense que la couverture des élections présidentielles a été pluraliste, dans un pays qui ne l’était pas, avec des journalistes qui n’y étaient pas habitués et qui n’étaient bien souvent pas des révolutionnaires – les journalistes togolais n'avaient pas été recrutés parce qu'ils étaient des opposants à la famille Eyadema. Toutefois, peu à peu nous avons réussi à installer de nouvelles pratiques.

Le déclin de la chaîne et la question de l’« influence française »

Concernant la diversité culturelle, on a réussi à lancer des feuilletons, des séries ; il y a aussi des nouvelles matinales, de nouveaux journaux, mais on sentait qu’au ministère des Affaires étrangère, on trouvait que la diversité culturelle allait un peu trop loin et que finalement tout cela nous éloignait de ce qu’ils appelaient pudiquement « l’influence française ». Nous sommes donc assez rapidement entrés en conflit et nos budgets ont été diminués en 2006, en nous demandant de ne pas toucher à la banque des programmes, mais aux activités de coopération. Nous avions un statut particulier : nous étions une filiale de France Télévisions financée par le ministère français des Affaires étrangères, mais filiale de la chaîne publique à 75%. Nous n’avons pas diminué les actions de coopération, nous avons diminué les achats de programmes français, ce qui a entraîné une révolte des producteurs français qui considéraient que les achats de Canal France International étaient une forme de subvention à leurs produits et que cela n’allait pas si nous en achetions moins.

En 2007, nous avons donc reçu une consigne extrêmement claire, qui était de maintenir le niveau d’achat de programmes français et nous avons été obligés de diminuer le niveau d’actions de coopération. Avec le programme du Fonds de solidarité prioritaire, qui était si solidaire et si prioritaire qu’il a été arrêté au bout d’un an, nous avions engagé des actions concrètes dans un certain nombre de pays, mais nous n’avons pas pu aller jusqu'au bout. J’ai préféré aller vivre une autre vie ailleurs – et grand bien m’en a pris puisque le budget, après mon départ, a encore diminué. Je suis parti en juin 2008 et le budget 2009 a diminué, et je crains que le budget 2010 ne diminue encore – il y a eu un tel traumatisme de la part du ministère des Affaires étrangères que les trois cadres de France Télévisions avec lesquels j’étais venu sont repartis avec moi, et aujourd’hui tous nos postes ont été pris par des fonctionnaires ou des vacataires du ministère des Affaires étrangères, qui n’ont jamais fait de télévision de leur vie, et maintenant Canal France International est dirigé par des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Je ne dis pas qu’ils sont incompétents, mais je ne crois pas que cette entreprise ait un grand avenir. Je pense que cet effort qui a été fait dans les pays où nous sommes intervenus risque de retomber et que la partie que nous avions commencée à traiter durant le premier semestre de 2008, que j’appellerai la « dématérialisation des contenus », reste en suspens.

La dématérialisation des contenus consiste à faire en sorte que l’on n’ait plus besoin d’avoir un transistor ou un poste de radio pour écouter la radio, que l’on n'ait plus besoin d’un poste de télévision pour regarder la télévision, et que si l’on a un accès à Internet, on puisse aller chercher les différents produits en vidéo à la demande – vous pouvez les avoir en streaming (en flux continu), donc il y a d’autres moyens aujourd’hui d’avoir accès à la télévision. Le travail de Canal France International a également beaucoup concerné l’Asie, l’Europe centrale et orientale, et un peu l’Amérique latine et le monde arabe. Les jeunes d'aujourd'hui ne consomment pas la télévision comme la consommaient leurs parents, et même ceux qui n’ont pas d’accès à Internet trouvent un moyen pour en avoir un. Il y a eu une progression d'encore 30% des opérateurs de téléphones portables en Afrique. Le marché des fournisseurs d’accès à Internet et des opérateurs de téléphonie est loin d’être saturé et je pense qu’on va consommer la télévision différemment, qu’on va pouvoir s’exonérer du contrôle du pouvoir politique, qui est malgré tout extrêmement pressant et étouffant. Le travail que nous avons fait sur la dématérialisation des contenus, c’est-à-dire expliquer aux journalistes comment faire de la télévision sur Internet sans être nécessairement dans une chaîne de télévision, comment faire un blog, etc., cela a été le sujet de cinq séminaires que nous avons montés dans les six premiers mois de l’année 2008, et je pense que cette direction est celle dans laquelle il faut s’orienter.

L’audiovisuel extérieur en France est quelque chose d’un peu paradoxal puisque la diminution du budget de Canal France International et de TV5 également était essentiellement destinée à permettre la naissance d’une chaîne supplémentaire, France 24, dirigée par la femme du ministre des Affaires étrangères. Là aussi, nous avons peu de leçons à recevoir de nos amis africains : Mlle Bongo dirige la télé à Brazzaville, et Mme Ockrent dirige la télévision vis-à-vis de l’extérieur en France. L’audiovisuel extérieur a lancé cette chaîne, très bien faite par ailleurs, mais que l’on n’a pas envisagée comme une chaîne francophone, elle ne s’appelle pas « Francophone 24 » par exemple, de même que Canal France International ne s’est jamais appelé Canal Francophone. Il n’y a jamais eu en France de véritable arbitrage du gouvernement français sur la notion de francophonie : la gestion du budget, pour les actions audiovisuelles, est à cent pour cent au ministère des Affaires étrangères. Les fonctionnaires du ministère disent : « C’est notre argent qui est utilisé, donc il l’est pour la France, ce n’est pas parce qu’il y a quelques Belges, Suisses et Canadiens que l’on va se gêner ». C’est d’ailleurs ce qui s’est passé l’année dernière avec TV5 : on a voulu faire rentrer de force TV5, une chaîne francophone qui existe depuis plusieurs années, sur satellite, dans ce paquet. Cette chaîne a l’avantage d’être faite par des Suisses, des Belges, des Canadiens et des Africains – puisque le SIRTES, qui est une communauté de télévision francophone, est représenté essentiellement par des Africains, donc il y a actuellement, sur la partie africaine de TV5, TV5 Afrique, des programmes en provenance de pays africains. Le choix politique qui a été fait pour France 24 consistait à développer une chaîne d’information française, qui reflète la position du gouvernement français, et pour s’assurer que c’était bien le cas, on a mis à sa tête la femme du ministre des Affaires étrangères.

Pour une certaine idée de la francophonie

La francophonie me paraît donc assez loin, les crédits de la francophonie sont en diminution permanente et la barre est aujourd’hui du côté de l’influence française, la période Sarkozy l’a confirmé. Dans les années Mitterrand, on mettait plutôt l’accent sur la diversité culturelle, avec une notion de la francophonie beaucoup plus large, mais je pense pour ma part que c’est une notion suffisamment forte, bien que très affaiblie, pour pouvoir se sortir de ces turpitudes momentanées. On le voit très bien lorsqu’on travaille dans ce domaine. Il faut être honnête, personne ne parle français au Viêt Nam. Il y a mille francophones au Viêt Nam, au Cambodge et au Laos, et ce sont des personnes de plus de cinquante-cinq ans. De même en Roumanie, il y a seulement quelques vieilles comédiennes à Bucarest qui parlent un peu français, alors qu’en Algérie – qui ne fait pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie – les trois quarts des gens parlent français. Et ceci, même si ce n’est pas l'objet de mon propos, pose la question du français que l’on parle : il n’y a pas un français, mais il y en a plusieurs. Le français que l’on parle en Algérie est bien plus riche que le français classique, bien que sans doute plein de fautes de syntaxe : il y a des verbes, des mots d’arabe, des mots d’argot, etc. Il en est de même en Afrique, où il existe diverses manières de parler le français, toutes extrêmement riches. Il faut donc savoir si on est francophone ou si on est pour la pureté de la langue ; je pense que l’un exclut obligatoirement l’autre. On ne peut pas codifier de manière bureaucratique la pureté de la langue, puis dire : « Venez donc parler notre langue pure ». Soit la francophonie est partagée, et l’on accepte qu’elle s’enrichisse, en particulier avec l’Afrique, le Maghreb, le Canada, ou bien on reste dans une langue extrêmement cadenassée. Sur cette notion de francophonie, on aurait pu impliquer aussi bien Canal France International que TV5. TV5 est entrée officiellement dans cette espèce de grand conglomérat dirigé par la femme du ministre des Affaires étrangères, mais en fait elle est restée indépendante. Les Belges, les Suisses et les Canadiens ont joué de manière très fine, ils ont fait nommer une fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères qui avait déjà dirigé TV5 et qui assure une indépendance telle que Mme Ockrent n’a toujours pas de bureau à TV5 et s’en plaint fortement.

En conclusion, à travers cette histoire de Canal France International, je voulais dire premièrement que la francophonie est un enjeu très important, ensuite qu'il faudrait que les Français soient moins colonialistes dans les idées et moins totalitaires dans le comportement. On pourrait dire en ironisant que la francophonie sans la France serait quelque chose de formidable. Mais on a tout de même besoin de la France puisque 80% des fonds pour l’audiovisuel de la francophonie viennent de la France, parce que les Suisses, les Belges et les Canadiens sont moins nombreux, donc bien que par habitant ils paient plus, ils donnent globalement moins d’argent. Je pense que si, dans les instances gouvernantes de la francophonie, on déconnectait la représentation des financements, on pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais on se heurtera alors aux fonctionnaires des ministères des Finances et des Affaires étrangères, qui expliqueront qu’il s’agit des impôts des Français et que cela doit être dépensé au profit des Français.

Je ne suis pas d’une nature pessimiste, je pense qu’il y a de nouveaux enjeux, que le travail qui est fait sur les sites de presse francophone est un travail excellent, il faut l’élargir à mon avis aux sites de presse en ligne : il existe un nouveau statut, celui de site de presse en ligne, né en France au printemps 2009, c’est-à-dire le journal dématérialisé, sans papier, qui reste malgré tout un journal et qui emploie tout de même des journalistes. Des aides fiscales vont permettre de le développer. Pour ma part, je travaille pour un opérateur de téléphonie mobile, Orange, qui m’a demandé de mettre au point un agrégateur d’informations en français. Ceci montre bien que ce qui compte aujourd’hui, ce ne sont pas les outils d’autrefois, et même si la radio et la télé ont un bel avenir, l’enjeu aujourd’hui concerne la façon dont les jeunes générations vont s’informer, se distraire. Cela passera sans doute par une explosion des règles sur les droits des produits culturels. On est actuellement en contradiction permanente : on a voté en France une loi qui fait couper l’accès à Internet aux gens qui téléchargent des programmes « pirates ». Si l’on n’est pas capable, dans une période de crise, d’offrir à la jeunesse du monde entier un accès gratuit aux produits culturels, il y a un vrai problème et il faut arrêter de parler de diversité culturelle. Si la diversité culturelle est ce qui permet aux majeures compagnies de cinéma, de disques, de faire de l’argent, ce n’est pas sérieux.

Je pense pour ma part que le travail dans le cadre de la francophonie passe par là, c’est-à-dire que vous ayez la possibilité de télécharger des films, des feuilletons, des journaux des reportages dans la langue qui vous intéresse. Je pense que l’enjeu est là, parce que les générations actuelles ne consommeront plus des biens culturels comme les générations précédentes. Mais tout cela se heurte aussi à un positionnement de la France par rapport aux francophones. Il est bien beau de dire : « Vous êtes francophone, mais surtout ne venez pas chez nous, on ne veut pas vous voir. Traversez la Méditerranée à la nage, noyez-vous, et en bon francophone, dites ‘Au secours’ en français… ». Ce n’est pas sérieux. Si on veut aujourd’hui parler de francophonie, on ne peut pas fermer les frontières aux francophones de la manière dont on le fait en France. Aujourd’hui pour un étudiant d’Afrique ou du Maghreb, c’est un enfer administratif pour venir étudier en France, et il est souvent plus facile pour lui d’aller au Canada ou aux Etats-Unis. Je dirais donc que la francophonie est une posture générale qui porte à la fois sur les biens culturels à partager – s’il y a quelque chose à partager, ce n’est pas uniquement la langue, c’est aussi le cinéma, le théâtre, la littérature, mais c’est aussi une attention particulière à ceux qui parlent la même langue que nous. Lorsqu'on voit que tous les jours, on remet dans des avions des francophones, je ris un peu, mais j’ai plutôt envie de pleurer quand on me parle de francophonie.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482