Le portail lexicographique du Lessico plurilingue dei Beni Culturali, outil pour le professionnel, instrument de divulgation du savoir patrimonial et atelier didactique
Indice
Pluridisciplinarité et plurilinguisme : une méthode de travail qui reflète son objet
Traduire : un pont entre les cultures
Abstract
Francese | IngleseL’Unité de recherche Lessico dei Beni Culturali a le but de diffuser une connaissance approfondie sur le patrimoine tangible et intangible italien, et proposer des outils pour en permettre la diffusion, sans oublier la fonction primordiale de l’enseignement et de la recherche universitaire. Dans cette perspective, elle réalise actuellement un portail lexicographique qui contiendra sept dictionnaires monolingues (allemand, anglais, chinois, espagnol, français, portugais, russe) reliés par des hyperliens bilingues à un huitième dictionnaire monolingue italien et des bases de données textuelles bilingues et monolingues. Nous illustrons ce en quoi notre projet peut être considéré comme novateur tant pour ce qui concerne son organisation que son contenu, sur la base d’exemples tirés de fiches lexicographiques actuellement sous forme de prototypes des trois principaux types de mots intégrés dans nos dictionnaires (termes techniques spécifiques au domaine artistique, realia italiennes et noms propres). Nous nous sommes concentrés seulement sur les relations italien-français qui ont servi de modèle dans la définition du projet, tout en illustrant les différentes composantes lexicographiques et de traduction de nos fiches (partie syntagmes, encyclopédique, citations, etc.).
Introduction
Créée en 2013 au Département LLSI de l’Université de Florence, l’Unité de recherche Lessico dei Beni Culturali s’est constituée autour d’un projet pluriel tant pour les buts qu’elle s’est donnés que pour les perspectives de ceux qui en ont permis sa naissance. Pluridisciplinaire, elle réunit des linguistes spécialisés dans huit langues différentes (allemand, anglais, chinois, espagnol, français, italien, portugais, russe), des historiens et des historiens de l’art. Composée de plusieurs groupes de travail, elle s’occupe du développement de différents instruments tous orientés vers un même objectif : diffuser une connaissance approfondie sur le patrimoine tangible et intangible italien, et proposer des outils pour en permettre la diffusion, sans oublier la fonction primordiale de l’enseignement et de la recherche universitaire.
Nous souhaitons illustrer ce en quoi notre projet peut être considéré comme novateur pour ce qui concerne son organisation et son contenu, en particulier dans la gestion de la diversité des personnes ou des objets sur lesquels elles travaillent, mais aussi dans l’utilisation des ressources numériques tant sur le plan de la pratique lexicographique (réalisation de sept dictionnaires monolingues sous forme de Work in progress liés entre eux par des hyperliens basés sur des associations de traits sémantiques) que de la traductologie (création de bases de données parallèles de traduction) et dans leur application didactique. Nous présenterons le portail du projet,1 pour l’instant sous forme de prototype tout au moins pour ce qui concerne les instruments en cours de développement, et quelques exemples tirés de l’échantillon de fiches lexicographiques que nous avons réalisé pour les trois principaux types de mots intégrés dans les dictionnaires (termes techniques spécifiques au domaine artistique, realia italiennes et noms propres) nous concentrant seulement sur les relations italien-français qui ont servi de modèle dans la définition du projet, tout en illustrant les différentes composantes lexicographiques et de traduction de nos fiches (partie syntagmes, encyclopédique, citations, etc.).
Pluridisciplinarité et plurilinguisme : une méthode de travail qui reflète son objet
Permettre la transmission d’un savoir pluriel sur le patrimoine relatif à une culture à des personnes qui ne partagent pas cette culture, tel est le but principal du projet LBC. La différence culturelle dont on doit avoir nécessairement conscience comme médiateurs de ce savoir est très présente dans la composition du groupe et dans l’organisation de son travail. Sa gestion tire aussi profit de cette hétérogénéité et en fait une source d’enrichissement.
L’équipe du LBC est composée de spécialistes de différents domaines mais surtout de différentes origines géographiques et de différentes générations et écoles. Les quelque trente personnes qui font partie du projet sont divisées en équipes qui travaillent en autonomie sur des sous-projets différents : une équipe sous la direction d’Annick Farina (spécialiste de lexicographie française) s’occupe de la partie « dictionnaire », une équipe sous la direction de Marcello Garzaniti (spécialiste de philologie slave) s’occupe de la partie « étymologie », une partie encyclopédique (« encyclopédie vasarienne ») est sous la responsabilité d’Isabella Gagliardi (spécialiste d’histoire médiévale) ; des bases de données textuelles parallèles et comparables sont en cours de constitution sous la direction de trois spécialistes de linguistique de corpus (Carlota Nicolás, Christina Samson et Valeria Zotti), etc. Ces différentes équipes, bien qu’occupées à la création d’instruments différents, sont en synergie tant dans l’organisation d’« événements » scientifiques pluridisciplinaires2 que dans la recherche de liens entre les instruments créés.
Quand nous parlons d’un homme, nous lui donnons de multiples dénominations […], il en va de même avec tous les autres objets : nous posons chacun d’eux comme un, et nous en parlons comme d’une chose multiple, que nous désignons par une foule de noms […] Il est à la portée de tout le monde de répliquer aussitôt qu’il est impossible que plusieurs soit un et qu’un soit plusieurs. (PLATON, Sophiste : 251 a-c)
Le travail de recherche qui est à la base de tous les instruments en cours de développement doit permettre à chacun des acteurs de cette recherche de développer des intérêts et des connaissances propres d’une manière personnelle tout en participant à la création d’un savoir partagé par le groupe dans la perspective du projet commun. Dans ce processus, la prise de conscience de la diversité de tous les acteurs et le respect de cette diversité sont essentiels. L’exemple de la préparation des prototypes de fiches lexicographiques et de la rédaction des dictionnaires nous permettra d’illustrer ce modèle tout en tentant de démontrer pourquoi nous estimons que c’est un modèle adéquat pour définir les attentes multiples d’un public tout aussi hétérogène que les équipes de rédaction et pour procurer, de ce fait, un instrument effectivement adapté aux besoins et attentes des utilisateurs.
Le protocole de rédaction des dictionnaires LBC : des dictionnaires singuliers, une vision plurielle d’une culture en partage.
Sur le modèle de la plupart des ressources terminologiques plurilingues existantes (en particulier : IATE, GDT, Termium, …), les dictionnaires LBC sont constitués de fiches monolingues reliées à une ou plusieurs fiches monolingues d’une autre langue par des liens de traduction. Nous ne prévoyons pour le moment que des liens de l’italien vers les sept autres langues du projet, parce que nous avons défini une nomenclature restreinte, en fonction d’une utilisation particulière reliée à un objet particulier : la description du patrimoine toscan dans des textes à but de vulgarisation. Nous sommes partis, de plus, du principe que les principaux besoins pour cette description dans toutes les langues autres que l’italien sont des besoins de traduction de textes écrits en italien. Pour rédiger le protocole de rédaction de ces fiches, nous ne pouvions cependant pas nous arrêter aux modèles existants déjà cités, non seulement parce que notre nomenclature n’est pas composée exclusivement de « termes » mais aussi parce que nous estimions que le modèle de description terminologique que l’on trouve dans les ressources disponibles en ligne est insatisfaisant pour le traducteur,3 ou tout au moins pour notre « traducteur-modèle » qui s’intéresse au patrimoine artistique et culturel toscan.
Sous l’angle des dictionnaires de langue dont nous parlons ici, les rapports entre dictionnairique et lexicographie sont simples : la dictionnairique dont ils relèvent a pour condition nécessaire la mise en œuvre des données de nature lexicographique (proposition sans réciprocité, nous l'avons dit), mais condition non suffisante. […] La première [la dictionnairique] tire bien partie des données de la seconde [la lexicographie] mais doit les sélectionner, les traiter et les aménager en fonction du programme dictionnairique retenu. (QUEMADA 1987 : 237)
Dans la création de l’architecture du dictionnaire, il nous a fallu affronter des contraintes liées au « dictionnairique ». La première, pour laquelle la solution s’imposait comme une nécessité, est celle des coûts de développement de l’interface et des outils de recherche avancée de notre portail. Ayant de très petits moyens, nous avons dû renoncer à la possibilité d’avoir d’autres liens hypertextuels que les liens de fiche à fiche (traduction) et à un accès direct depuis les fiches aux bases de données encore en cours de développement. La plupart des champs de rédaction, de plus, se présentent sous la forme d’un texte « libre » sans possibilité de systématisation de l’information lexicographique (et, donc, de recherches avancées). Si, dans ce cas, on ne peut parler d’aménagement en fonction d’un véritable « programme dictionnairique » - il s’agit seulement d’une réduction des potentialités du dictionnaire en fonction des coûts -, il n’en en pas été de même des contraintes liées à la lecture supposée du « traducteur-modèle » auquel nous nous adressons et au respect des traditions lexicographiques auxquelles appartiennent les différentes équipes de rédaction. Non seulement les utilisateurs de dictionnaires ont des attentes de lecture différentes selon leurs langues et les ouvrages de référence qu’ils ont l’habitude de consulter dans ces langues, et notre « lecteur/traducteur-modèle » est donc différent pour chacun des dictionnaires,4 mais les rédacteurs eux-mêmes, ayant une culture lexicographique différente, étaient récalcitrants devant des modèles qui leur semblaient inadéquats pour la description de leur langue. Il fallait donc repérer les éléments attendus dans chaque langue5 et choisir un métalangage adéquat pour chacune.6 À cela s’ajoute une volonté de simplicité dans la présentation de la microstructure, pour en faciliter la lecture et la rédaction, ce qui nous donne la possibilité d’en faire un « laboratoire lexicographique », en faisant travailler nos étudiants et stagiaires à la compilation de fiches sous notre supervision, les orientant vers des problématiques particulières de traduction ou de description linguistique.7
Sur la base des observations décrites, nous avons proposé des éléments nécessaires et obligatoires à l’intérieur de l’architecture des dictionnaires qui correspondent aux types d’informations considérées comme adéquates pour toutes les langues (indications grammaticales et morphologiques, prononciation, définitions, …). Ces informations apparaissent dans le corps de la fiche comme on peut le voir sur l’image 1.
Image 1 : article monolingue français « 2. détrempe », informations de bases8
Nous proposons cependant aussi des informations facultatives, qui sont de différents types selon les langues (par exemple dans la catégorie « analyses » peuvent apparaître tant des informations étymologiques qu’encyclopédiques ou historiques) et/ou selon les types de mots ou syntagmes décrits.
Image 2 : article monolingue français « 1. détrempe », informations de bases et citations
Cette adaptation aux cultures et besoins supposés des différents lecteurs ne concerne pas seulement l’architecture du dictionnaire mais aussi, bien évidemment, le contenu des informations fournies.
« Comparer » […] sera donc d'abord quitter cette position de surplomb que s'arroge ainsi naïvement, souverainement, la comparaison en croyant pouvoir « ranger » du dehors, et cela sans s'impliquer soi-même (or dans quelle langue compare-t-on ? – nous pensons toujours dans une langue et dans une histoire) ; ni non plus sans figer les choses (mais les « caractéristiques culturelles » ne sont, je l'ai dit, que des pétrifications). Il s'agira, en revanche, de mettre en regard « de l'un » et « de l'autre » […] de façon telle, oblique, que l'un puisse lui-même dévisager l'autre et s'y dévisager ; que, à travers ce dispositif agencé, il découvre l'autre et s'y découvre. C'est-à-dire qu'il s'agit de conduire l'une et l'autre, qu'il s'agisse de cultures ou de pensées, par leur vis-à-vis instauré, à sortir de leur indifférence mutuelle […]. Cela pour qu'ils commencent à se réfléchir l'une par l'autre et réciproquement – chaque culture ou chaque pensée, au regard de l'autre, laissant paraître son impensé. J'appelle impensé ce que chaque culture, chaque pensée, véhicule à titre d'évidence, comme des partis pris implicites, enfouis, à quoi elle est adossée et que, par là-même, elle n'a pas pensé – n'a pas pensé à penser. (JULLIEN, 2013)
La structure d’un dictionnaire plurilingue dont le « plurilinguisme » n’apparaît que dans des liens de traduction nous semble pouvoir permettre cette « mise en regard » de l’un et de l’autre : chaque équipe de rédaction constitue son dictionnaire monolingue, ce qui lui permet de mettre en relief les « caractéristiques culturelles » de l’autre (l’Italien, son patrimoine) dans sa langue. Ce faisant, il véhicule tant ce qui a été déjà pensé sur l’autre dans la langue qu’il décrit (par le biais, surtout, de citations d’auteurs ayant décrit cette culture dans sa langue), que ce qui fait encore partie de l’« impensé » de celle-ci, en particulier pour ce qui concerne des réalités italiennes qui ne sont pas décrites dans les dictionnaires et encyclopédies de sa langue.
Il est apparu aux auteurs de ce Dictionnaire culturel que l’analyse sémantique du lexique du français actuel constituait un point de départ privilégié pour des développements où le sémantisme des mots français est transcendé par les discours tenus en quelque langue que ce soit sur un objet mental qu’on peut raisonnablement traduire par le mot français servant d’entrée. Telle est la structuration de cet ouvrage double, l’analyse du français permettant l’existence de développements culturels en français, faisant référence à plusieurs univers culturels. (REY 2008 : 138)
Sur le modèle de « dictionnaires culturels » comme celui d’Alain Rey (2005), dans la lignée du TLFI (Trésor de la langue française), notre but est de permettre à chaque langue/dictionnaire d’analyser cette langue et le sémantisme de ses mots « pour elle-même » et en relation avec la langue italienne, pour permettre de la traduire, mais aussi de l’illustrer dans des développements en relation avec la culture italienne, tout en permettant aussi la référence à d’autres « univers culturels ». On en trouve un bon exemple dans l’image 2, dans les citations que nous avons choisies pour illustrer le mot « détrempe » : une citation d’un dictionnaire de peinture du XVIIIe siècle et une d’un peintre du XIXe siècle qui nous permettent d’avoir une idée de ce qui a pu entrer dans la composition de la solution colorante appelée détrempe au cours des siècles – de matières lui donnant sa couleur, pour la première, qui parle de l’utilisation des cendres bleues pour les détrempes des théâtres, de l’agglutinant pour la deuxième où Delacroix parle de l’utilité de lui ajouter de la bière pour retoucher une toile à l’huile.
Traduire : un pont entre les cultures
L’équivalence dans la différence est le problème cardinal du langage et le principal objet de la linguistique. Comme tout receveur de messages verbaux, le linguiste se comporte en interprète de ces messages. Aucun spécimen linguistique ne peut être interprété par la science du langage sans une traduction des signes qui le composent en d’autres signes appartenant au même système ou à un autre système. (JAKOBSON 1963 : 80)
Le lexicographe qui met en regard deux langues doit partir des unités du système qu’il décrit pour en permettre une comparaison. Dans cette comparaison, il doit cependant se mettre dans la situation du « receveur de messages verbaux », qui est aussi un « passeur » dans le cadre de la traduction. Pour ce faire, non seulement il ne doit pas s’arrêter aux mots dont le sens et l’usage varient de messages en messages, se prêtant à des interprétations différentes selon les contextes, et doit donc partir d’une analyse des contextes pour orienter sa description mais il doit aussi rechercher les « équivalences » dans les différences qui peuvent exister entre deux systèmes linguistiques différents.
Dans ce contexte, la description de mots se référant à des réalités typiques de la culture italienne, les realia, pour lesquelles nous avons dessiné un modèle de description particulier, nous semble être un bon exemple pour illustrer un travail lexicographique bilingue qui vise à orienter le traducteur dans son travail d’interprète, sans lui imposer une correspondance unique, ni le leurrer devant le soi-disant écueil de l’« intraduisible ». Une analyse critique du traitement des realia dans les dictionnaires bilingues français-italien (FARINA, 2011 et 2012) a permis d’illustrer combien ces dictionnaires, qui considèrent ces mots comme des « intraduisibles »,9 ne fournissent pas une information suffisamment complète et systématique pour pouvoir aider le traducteur.
On pourra choisir d’utiliser la forme italienne bistecca alla fiorentina (en italiques parce que l’emprunt n’est pas lexicalisé en français) ou traduire par un équivalent culturel approximatif « côte de bœuf » tout en précisant si nécessaire qu’il existe une différence entre les deux réalités dénotées : la découpe de la bistecca alla fiorentina diffère de celle de la côte de bœuf, car on y laisse le filet (comme dans la découpe à l’anglaise, pour le T-Bone). La traduction par « bifteck » ne convient pas pour ce type de morceau de viande qui est très épais (plus de 4 cm de hauteur) et avec os. (partie « analyse de traduction » italien-français de la fiche italienne « bistecca alla fiorentina » du portail LBC)
Dans un article publié dans un numéro de Palimpsestes centré sur le problème de « traduire la culture », Ladmiral (1997 : 23-24) donne l’exemple des différentes possibilités qui s’offrent à un traducteur qui voudra traduire le mot pancake en français. Sachant que « un(e) pancake américain(e) n’est pas une crêpe bretonne, et encore moins une ‘galette’ (au sarrasin) », le traducteur pourra choisir, « en fonction de sa lecture du texte », de traduire par crêpe, décidant alors « que la spécificité culturelle américaine y est en l’occurrence inessentielle » et traduisant ainsi « par dissimilation » en français, ou bien de garder le mot pancake en français, parce qu’il estime que « le référent de cette spécificité culturelle américaine participe de ce dont parle le texte, qu’elle contribue à lui donner sa couleur locale, sa ‘saveur’… », il traduira dans ce cas « par transparence ». La partie de nos dictionnaires à laquelle on accède en cliquant sur « analyse de traduction » contient des informations qui vont dans ce sens, laissant à l’utilisateur de notre dictionnaire la possibilité d’un choix, comme pour l’association bistecca alla fiorentina, pour laquelle on propose au traducteur, comme on le voit dans la citation ci-dessus, d’utiliser une traduction « par dissimilation » - côte de bœuf - ou bien de laisser la forme italienne telle quelle en italiques dans son texte en français avec ou sans glose d’accompagnement. Les fiches relatives à des realia devront systématiquement contenir ce genre de notes, indiquant la possibilité d’utiliser le mot italien tel quel, tout en précisant si la forme italienne est lexicalisée ou non en français (si, par exemple, elle apparaît dans des dictionnaires monolingues français) ou d’utiliser un équivalent approximatif ou un hyperonyme s’ils existent, en indiquant dans ce cas la « différence dans l’équivalence ». Dans notre note de traduction, nous ajoutons cependant un élément de plus, que nous pourrions appeler « didactique », qui correspond à un « conseil au traducteur », celui d’éviter de traduire bistecca alla fiorentina par bifteck. Cet élément me permettra de présenter un autre aspect important de nos dictionnaires, et de l’utilisation de bases de données textuelles comparatives, qui pourrait s’appeler « traitement de l’erreur ».
Traitement et utilisation de l’erreur
La didactique de la traduction doit reposer sur une prise en compte des acteurs et de l’acte, c’est-à-dire sur une prise en compte de leurs problèmes et d’une réflexion générale sur l’acte. En d’autres termes, la didactique de la traduction doit reposer sur une théorie de la traduction : elle doit partir des problèmes des apprenants pour amener ces derniers à une perception générale et plus fine des problèmes de traduction. Au cœur de la traduction, il y a un phénomène complexe dont nous essayons, pour des raisons de réflexion et de transmission du savoir, de dissocier les composantes […]. Ce sont les trois composantes liées autour desquelles j’organiserais une didactique et de manière générale une théorisation de la traduction : lecture, reformulation et jugement concernant l’équivalence et la lisibilité. (BALLARD 2005 : 52)
Pour nous guider dans le choix des traductions à proposer, nous partons nous aussi de l’acte de traduction et d’une réflexion continue sur cet acte : pour constituer nos dictionnaires nous utilisons des usages effectifs en contexte des mots-entrées analysés dans des textes qui constituent nos bases de données en cours de développement, des bases « comparables » de textes orientées vers un même objet et dans une même langue qui nous permettent de simuler les conditions réelles dans lesquelles se trouvent nos utilisateurs-modèle. Mais nous utilisons aussi des traductions déjà faites de ces textes, grâce à des bases de données parallèles de traduction (bases « comparées ») qui nous servent aussi bien de modèles que de contre-modèles : à l’instar du traducteur et du traductologue, nous portons un « jugement sur l’équivalence et la lisibilité » des textes traduits, et quand cela est possible (quand il existe plusieurs traductions différentes d’un même texte) nous comparons différentes propositions de traductions. Dans notre article italien-français relatif à l’entrée « bistecca alla fiorentina », nous avons ainsi introduit une citation bilingue de Pellegrino Artusi, qui constitue une référence pour la description de la gastronomie italienne, et de la seule traduction existante en français :
Venendo dunque al merito della vera bistecca fiorentina, mettetela in gratella a fuoco ardente di carbone […] rivoltatela più volte, conditela con sale e pepe quando è cotta, e mandatela in tavola con un pezzetto di burro sopra. […] Se la salate prima di cuocere, il fuoco la risecchisce, e se la condite avanti con olio o altro, come molti usano, saprà di moccolaia e sarà nauseante. (P. ARTUSI, 1891, La Scienza in cucina, R. 556)
Pour en revenir au mérite du vrai bifteck à la florentine [lien vers note de traduction], faites-le griller sur du charbon à feu vif […], retournez-le plusieurs fois et lorsqu’il est cuit, assaisonnez-le de sel et de poivre. Servez avec un petit morceau de beurre sur le dessus. […] Si vous le salez avant de le faire cuire, le feu le fait dessécher, et si vous l’assaisonnez d’huile ou d’autres choses, comme beaucoup de gens font, il sentira la cire écoulée [sic] et sera écœurant. (P. ARTUSI, 2002, La Science en cuisine, R. 556)
La citation bilingue a ici une valeur double : elle nous permet de fournir une information encyclopédique et culturelle sur la gastronomie toscane et une information documentaire et génétique des traductions existantes des textes de référence des domaines sur lesquels portent les textes que notre utilisateur doit traduire. Dans le cas présent, l’information documentaire s’accompagne d’un jugement négatif sur la proposition de la traductrice française d’Artusi. Ce jugement est accessible pour celui qui consulte la fiche par le biais d’un lien depuis la citation vers la note de traduction dans laquelle nous soulignons la différence entre l’objet dénoté par le mot bistecca (alla fiorentina) et le mot bifteck choisi par la traductrice.
Conclusion
Nous l’osons dire hautement, / Que tous les vieils Dictionnaires / Sont absolument necessaires. / Par eux s’entendent les Autheurs, / Par eux se font les Traducteurs, / Ils seruent à tous de lumieres / Dans les plus obscures matieres, / Ils sont les Docteurs des Docteurs, / Les Precepteurs des Precepteurs, / Les Maistres des Maistres des Classes / Et tels qu’on a creu sçauantasses, / A la faueur de leurs bons mots ; / Sans eux n’estoient rien que des sots. (MÉNAGE, 1649)
Dans cette brève description de certains aspects de notre projet de Lessico dei Beni Culturali j’espère être parvenue à illustrer l’intérêt du portail que nous avons conçu et qui se concrétisera sous peu dans un instrument que nous espérons utile tant pour les traducteurs que pour nos collègues et étudiants. Souhaitons, donc, que ce dictionnaire « docteur » ou « précepteur » et les autres outils que notre équipe développera dans les mois et années à venir puissent permettre la diffusion d’une connaissance sur le patrimoine toscan et, dans le futur, sur d’autres patrimoines, par le biais de langues riches de leurs potentiels de médiatrices de cultures plurielles.
Bibliographie
Dictionnaires :
Portail LBC: Lessico dei Beni Culturali, A. FARINA (dir.), Florence, 2015. www.lessicobeniculturali.net
Dictionnaire Culturel : A. Rey et D. Morvan, Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert & SEJER, 2005.
DIF = Dizionario italiano-francese (Cdrom), Paravia Bruno Mondatori editori, Turin, 2003
GDT = Grand Dictionnaire Terminologique, Office québécois de la langue française, http://www.granddictionnaire.com
IATE = InterActive Terminology for Europe, www.iate.europa.eu
Termium = TERMIUM Plus©, La banque de données terminologiques et linguistiques du gouvernement du Canada, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, http://www.btb.termiumplus.gc.ca/
TLFi = Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et XXe siècle (1789-1960), P. IMBS et B. QUEMADA (dir.), Gallimard, Paris, 1971-1994, http://atilf.atilf.fr/
Ouvrages cités :
M. BALLARD, « Téléologie de la traduction universitaire », Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal, 50/1, 2005, pp. 48-59.
A. FARINA, « Un parcours du combattant : la recherche de traductions de la ‘langue de l'art’ dans les ressources lexicographiques et terminologiques. L'exemple de tempera et guazzo » dans E. Carpi (éd.), Prospettive multilingue e interdisciplinari nel discorso specialistico, Pise, Pisa University Press, 2015, pp. 33-57.
A. FARINA, « Le traitement des mots d’une culture non partagée dans le dictionnaire bilingue: le lexique révolutionnaire dans les dictionnaires français-italien », dans P. LIGAS et P. FRASSI, Lexiques Identités Cultures, Verone, QuiEdit, 2012, pp. 281-302.
A. FARINA, « Les ‘realia francophones’ dans les dictionnaires: le modèle d'une traduction exotisante. » dans études de linguistique appliquée, vol. 1, 2011, pp. 465-478.
E. JAKOBSON, Essai de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963.
F. JULLIEN, « Ecart, ressource, Ou qu'est-ce qu'effectivement ‘comparer’ ? », Billets / Parutions / Lectures, Chaire sur l’altérité, 2013. http://francoisjullien.hypotheses.org/1153.
J.-R. LADMIRAL, « Le prisme interculturel de la traduction », Palimpsestes, n. 11, 1997, pp. 13-28.
G. MÉNAGE, Le Parnasse alarmé, chez Courbé, Paris, 1649.
PLATON, Le Sophiste, Garnier-Flammarion, Paris, 1969.
B. QUEMADA, « Notes sur lexicographie et dictionnairique », Cahiers de lexicologie, n. 51/2, 1987, pp. 229-242.
A. REY, De l’artisanat du dictionnaire à une science du mot, Paris, Armand Colin, 2008.
Note
↑ 1 www.lessicobeniculturali.net
↑ 2 Colloques et journées d’études organisés par LBC depuis sa création : 11 - 12 JUIN 2015, Le guide touristique : lieu de rencontre entre lexique et images du Patrimoine ; 27 JANVIER 2015, Projet pour un lexique plurilingue du Patrimoine : Communiquer le patrimoine artistique et culturel florentin 2 ; 14 NOVEMBRE 2014, Le passé dans le présent: la langue du patrimoine ; 26 MAI 2014, Projet pour un lexique plurilingue du Patrimoine : Communiquer le patrimoine artistique et culturel florentin 1 ; 23-24 AVRIL 2014, Instruments et applications pour la divulgation du patrimoine linguistique et culturel ; 13 DÉCEMBRE 2014 , Lexique et bases de données (cf www.lessicobeniculturali.net pour plus de détails sur ces « événements »).
↑ 3 « Nous nous situons ainsi dans le sillage d’analyses qui remettent en question la distinction traditionnelle entre le travail terminologique et le travail lexicographique en fonction de la nature de leurs objets (les mots vs les termes) ou de leurs perspectives (partir du ‘signifiant’ vs du ‘concept’) »
↑ 4 Rappelons que les traducteurs ont généralement comme langue cible leur langue maternelle. On peut donc supposer que l’utilisateur francophone consultera les fiches italiennes et les fiches françaises mais pas les fiches allemandes ou russes, que l’utilisateur lusophone ne consultera que les fiches italiennes et portugaises, etc.
↑ 5 Les rédacteurs italiens ne concevaient pas, par exemple, l’absence d’une partie étymologique, tandis que les rédacteurs français la trouvaient inutile pour des traducteurs, tout en estimant qu’une information historique sur l’évolution sémantique de certaines entrées pouvait s’avérer intéressante.
↑ 6 Nous avons par exemple choisi l’étiquette d’« associations » et son équivalent dans la plupart des langues pour nous référer aux syntagmes et/ou collocations, estimant que le lecteur n’étant pas linguiste, il pourrait être désorienté par une indication trop « technique » pour lui.
↑ 7 Valeria Zotti, à l’Université de Bologne, suit actuellement trois mémoires sur le vocabulaire de l’architecture, de la peinture et de la sculpture dans les Vies de Vasari et ses traductions en français. Marcello Garzaniti, a lui aussi proposé des mémoires visant à l’analyse des problèmes de traduction des noms propres dans les guides touristiques.
↑ 8 Il s’agit ici d’une image du prototype. Il sera probablement modifié par l’informaticien en phase de réalisation de notre portail (Maurizio Rago, Progettinrete S.r.l.).
↑ 9 Le fait de les considérer comme tels est souvent implicite, mais pas toujours : on trouve en particulier la marque “INTRAD.” dans le DIF pour marquer certains de ces mots sans qu’il y ait véritablement une logique dans la distinction des mots marqués de cette étiquette et d’autres realia (cassoulet est ainsi indiqué comme intraduisible, alors que camembert ou galette ne le sont pas).