Le rôle des essaims métaphoriques dans la construction d’un discours métalinguistique ordinaire partagé
Indice
1. Cadre théorique et objectifs de l’analyse
2. Corpus et questions méthodologiques
3. Les essaims métaphoriques dans les discours ordinaires sur la langue française
Abstract
Francese | IngleseDans cette étude, je présente une analyse des isotopies métaphoriques circulant dans les discours métalinguistiques ordinaires sur la langue française issus de la presse nationale et régionale et de nombreux sites Internet entre 1995 et 2005. Pour ce faire, je proposerai d’intégrer dans un cadre théorique cohérent les notions de « prédiscours » (Paveau, 2006) et d’ « essaim métaphorique » (Prandi, Mattera, 2012) afin de montrer le rôle joué par ces métaphores dans la construction d’un fond commun et partagé de connaissances « profanes » sur la langue, au-delà des attitudes hétérogènes, voire contradictoires, exprimées par les locuteurs. L’isotopie organiciste, l’image du combat et celle de la trajectoire seront ainsi traitées dans les analyses afin d’en montrer les enjeux principaux dans ces discours.
Intro
Dans cette étude je me propose de mener une analyse des isotopies métaphoriques caractérisant les discours métalinguistiques ordinaires1 autour de la langue française à partir de l’intégration des notions de « prédiscours » (Paveau, 2006) et d’« essaim métaphorique » (Prandi, Mattera, 2012). Un corpus de presque 1600 commentaires métalinguistiques profanes portant sur la langue française et repérés dans la presse nationale et régionale et dans de nombreux sites Internet entre 1995 et 2005 me permettra de montrer le rôle joué par les principales isotopies métaphoriques dans la construction et la diffusion des discours métalinguistiques, où des locuteurs plus ou moins ordinaires et avec des attitudes métalinguistiques hétérogènes et parfois contradictoires, semblent partager tout un ensemble d’images et de savoirs sur la langue.
1. Cadre théorique et objectifs de l’analyse
1.1. Remarques théoriques
Si nombre d’études sur le discours normatif ont déjà montré l’importance des métaphores dans la circulation des discours métalinguistiques ordinaires (Berendonner, 1982), les approches cognitives (Lakoff et Johnson, 1985), cognitivo-discursives (Paveau, 2006) et linguistiques (Prandi, 2008, Prandi et Mattera, 2012) plus récentes permettent de jeter une lumière nouvelle sur le rôle que les métaphores jouent dans la construction d’un discours métalinguistique commun et partagé par l’ensemble des locuteurs du français. Je pars en effet du principe que la compréhension de la part de l’allocutaire des métaphores sur la langue présuppose un certain nombre de connaissances et de savoirs partagés avec le locuteur/scripteur et que les traces de ce partage sont repérables au niveau discursif, tant il est vrai que :
La métaphore est un véritable organisateur du discours à tous ses niveaux d’élaboration : « organisateur psychique » (Kaës 2000 [1976]), faisant appel à des schèmes partagés, organisateur cognitif mettant en forme connaissances et croyances, organisateur discursif mettant en œuvre des cultures d’époque et de communautés, et enfin organisateur textuel mobilisant des procédés d’enchâssement transphrastique. (PAVEAU 2006 : 196)
Le conflit conceptuel entre « cadre » littéral du discours et « foyer » métaphorique2, non seulement aurait une valeur instructive pour l’interprétation des énoncés et de la réalité, mais repose, tout en le créant, sur un ensemble de connaissances communes sur la langue partagées par les locuteurs. Si au niveau cognitif, la métaphore représente un mécanisme cognitif fondamental dans notre compréhension du monde, comme le soutiennent Lakoff et Johnson (1985), au niveau discursif elle se déploie dans toute une série de moyens langagiers et textuels dont la forme et les buts varient d’un contexte à l’autre. Or, l’adoption d’une démarche strictement linguistique par la prise en compte de la notion d’ « essaim métaphorique » élaborée par Prandi (Prandi, Mattera, 2012), me permettra d’expliquer le fait que dans certains cas « un seul concept métaphorique fonctionne comme principe générateur de réseaux complexes de métaphores entrelacées » (PRANDI, MATTERA 2012 : 405). Cette notion permet aussi le repérage et l’analyse d’un grand nombre de figures qui foisonnent dans la plupart des textes analysés et dont la diffusion sous différentes formes révèlerait leur nature prédiscursive et partagée, tant il est vrai que les prédiscours, dont la métaphore serait une trace en discours, sont définis comme « un ensemble de cadres prédiscursifs collectifs (savoirs, croyance, pratiques) qui donnent des instructions pour la production et l’interprétation du sens en discours » (PAVEAU 2006 : 118). Les prédiscours créent, donc, sur le long terme de la mémoire et des paroles transmises, de véritables lignées discursives ayant la fonction principale de maintenir l’organisation sociale et correspondent à des nécessités cognitivo-discursives des locuteurs : ils garantissent la cohésion et le partage d’un certain nombre de pratiques sociales et discursives au sein des groupes dont les individus appartiennent ou voudraient appartenir. Pour le dire avec Bourdieu, le repérage des renvois aux prédiscours dans les discours métalinguistiques ordinaires devrait nous permettre de comprendre comment les locuteurs « s’efforcent d’imposer universellement, par un discours tout empreint de la simplicité et de la transparence du bon sens, le sentiment d’évidence et de nécessité que ce monde leur impose » (BOURDIEU 1982 : 155).
1.2. Objectifs de l’analyse
Comment circulent les métaphores liées à la langue française dans les discours métalinguistiques ordinaires ? Quel rôle jouent-elles dans la création d’un discours à la fois partagé, autoritaire et légitime ? J’essayerai de répondre à ces questions à partir de la présentation des différents essaims repérés dans le corpus. Cette analyse devra alors montrer non seulement jusqu’à quel point les isotopies métaphoriques repérées contribuent à la construction des discours profanes sur la langue mais aussi qu’elles sont partagées par les locuteurs du français qu’ils soient ou non puristes, favorables ou non aux différentes réformes. Il serait ainsi possible de déceler un ensemble de savoirs ordinaires sur la langue française qui sous-tend les propos des locuteurs et qui permet de présenter ces mêmes propos comme indiscutables, vrais, sans que le locuteur ait besoin de recourir à d’autres types d’arguments explicites.
2. Corpus et questions méthodologiques
A partir de cet arrière-plan théorique, je me pencherai sur l’analyse des métaphores en observant tant (1) les contenus sous-jacents véhiculés par ces métaphores, à savoir les « connaissances et croyances » sur la langue que (2) la « mise en forme » et les « enchâssements transphrastiques » qui en permettent l’inscription en discours.
Pour ce faire, l’analyse a été menée à partir d’un corpus de presque 1600 commentaires métalinguistiques ordinaires portant sur la langue française et repérés dans la presse nationale (Le Monde, Libération, Le Figaro et La Croix), dans la presse régionale (Midi-libre, Ouest-France et La Voix du Nord) et dans de nombreux sites Internet entre 1995 et 2005. Sur ce total, les commentaires présentant des métaphores sur la langue française ou sur un aspect quelconque de celle-ci sont 306, soit environ 20% du corpus.
3. Les essaims métaphoriques dans les discours ordinaires sur la langue française
Dans les paragraphes suivants je me concentrerai sur les essaims métaphoriques portant sur l’image organiciste de la langue française, sur l’isotopie guerrière et sur l’image du trajet et de la trajectoire qui constituent les essaims les plus représentatifs des discours métalinguistiques ordinaires sur la langue française et qui sous-tendent, comme on le verra, des métaphores plus ou moins conflictuelles traversant tout le corpus.
Ces trois essaims ne sont en rien caractéristiques de la langue. Lakoff et Johnson (1985) ont déjà souligné jusqu’à quel point la guerre est métaphore de la discussion, du moins dans les sociétés occidentales. Il en va de même pour la métaphore organiciste, dont la fortune est connue dans plusieurs contextes fort différents (de la grammaire comparée aux disciplines scientifiques les plus variées) tout comme, enfin, pour l’image de la trajectoire, qui constitue une conceptualisation spatiale du discours décliniste de l’époque contemporaine puisant ses origines dans la querelle éternelle des anciens et des modernes.
3.1. L’isotopie organiciste
Suivant cette isotopie, la langue est conçue comme d’un organisme vivant, de préférence de sexe féminin, et, par là, susceptible d’en assumer toutes les caractéristiques :
Toute langue est un organisme vivant 3; et comme tel sujette à l'évolution, à la maladie, à la mort ; et qui se défend ; et que l'on soigne. […] Une langue qui cesse de se rénover, de se diversifier et de s'enrichir risque de se figer, et, figée, devient une langue morte. Mais à se diversifier sans prudence, elle risque aussi de se corrompre, et c'est ce qu'on ne constate que trop de nos jours […] (Henriot E., « Notre beau parler français », Le Monde, 11/04/95, p. 26).
L’énoncé ouvrant le commentaire crée un conflit conceptuel reposant sur le procédé de conceptualisation. Ce procédé se produit à l’issue de la relation syntagmatique entre le sujet « langue » et le syntagme nominal prédicatif « organisme vivant » donnant ainsi origine à une métaphore conflictuelle ou vive. Ce type de relation in praesentia permet une certaine négociation, bien que de manière implicite, entre les deux concepts en conflit, dans ce cas la langue, le cadre cohérent, et l’organisme vivant, le foyer métaphorique.
La relation entre la langue et l’organisme vivant est plus souvent actualisée in absentia : dans ces cas, le conflit conceptuel donne origine à des structures complexes et, par là, à des métaphores défiant toute structure ontologique acquise :
En vivant à présent de l'intérieur, c'est comme si j'étais parvenu à pénétrer l'intimité d'un être aimé. Avec lui, je savoure avec gratitude la jouissance d'un échange sans fin (De Tilly M., Le Figaro, 03/04/03, p. 3,8).
Le sujet subsidiaire « être aimé », entre ainsi en relation paradigmatique avec le sujet primaire « la langue » dont le scripteur ne fait aucune mention et encourage une interprétation conflictuelle de l’énoncé tout en révélant l’adhésion du scripteur à la métaphore organiciste. Ce commentaire montre bien, d’ailleurs, une issue possible de l’essaim lié à l’humanisation de la langue : en tant qu’organisme vivant, le français y prend la forme d’un « être aimé » avec qui le scripteur éprouve la jouissance de la rencontre amoureuse. Les scripteurs peuvent aussi actualiser le pôle négatif de la même isotopie métaphorique :
Écoutons certains journalistes et animateurs. On dirait qu'ils mettent le même zèle à farcir leur langage d'anglicismes que les boutiquiers à « anglo-ricaniser » leurs enseignes. Atteints de « jeunisme », de snobisme, adeptes de la théorie selon laquelle la langue française doit évoluer comme un pays sous-développé, ils la livrent à la prostitution. (Tauriac, M., « Le charabia audiovisuel », Le Figaro, 08/05/97, p. 2).
Cette isotopie s’actualise également par la prise en compte des parties constituant la langue, comme par exemple, les mots, surtout là où il s’agit de traiter des mots rares :
Quel cimetière pourrait abriter les cadavres de tous les mots qui ont disparu sans sépulture, abandonnés, délaissés, assassinés au coin d'un bois. Ils n'ont pas tous, ces pauvres mots, été chassés par le franglais et l'anglomanie. Le dictionnaire de Furetière si savoureux dans son foisonnement est en fait l'ancêtre de l'Encyclopédie […] Comme il est savoureux de retrouver ces vestiges disparus comme « embabouiner », « chopiner », « tétin » ou « ces quittances d'amour » que sont les lunettes ou les cheveux gris « pour dire qu'on ne doit plus songer à la galanterie en cet état ». (Rouart, J.-M., « Révolutionnaire », Le Figaro Littéraire, 02/04/98, p. 1,2).
Dans cet exemple, le conflit engendrant la métaphore de l’énoncé placé au début de l’extrait, résulte de l’attribution aux mots de la nature de « cadavres ». Une fois que la personnification a eu lieu, les images se multiplient grâce à la seule force projective de ce concept conflictuel qui justifie, donc, la présence de foyers prédicatifs métaphoriques tels que « abandonnés », « délaissés », « assassinés ». Ces foyers tant par leur sémantisme que par leur inscription en discours (placés les uns après les autres, ils constituent un climax) sont aussi de bons candidats à la création d’une visée pathémique capable d’emporter l’adhésion de l’allocutaire. La métaphore est reprise dans la suite non seulement grâce à l’énième foyer prédicatif « chassés », mais aussi grâce à la reprise nominale anaphorique « ces vestiges disparus » qui montre la force projective de l’isotopie sur tous les segments du discours. Cette même isotopie se réactualise là où les scripteurs expriment leur sentiment de déclin inexorable du français, de la perte des bons usages lexicaux et de la prolifération des « fautes » à travers l’image de la maladie :
Une nouvelle épidémie (pandémie devrais-je peut-être dire) : l'emploi du singulier après la formule un(e) des (…) qui…. (Gb, le 23/03/09, http://www.languefrancaise.net).
L’on trouve également des références à des maladies plus précises, comme dans l’exemple suivant, où le langage texto représenterait une forme d’anorexie :
A disséquer les signes, l'on s'aperçoit que le processus ne se borne pas à décharner les mots. Il y a aussi anorexie intellectuelle, avec les désordres afférents [à propos du langage sms] (De Vezins, V., « Le langage SMS ou la défaite de la pensée », Le Figaro, 28/01/03, p. 1).
La métaphore est filée tout au long du commentaire : d’abord, par l’emploi des deux foyers prédicatifs métaphoriques « disséquer » et « décharner », renvoyant à une perte de poids due à la maladie, ensuite, par l’inscription du syntagme nominal « anorexie intellectuelle » qui montre bien l’équivalence entre langue et pensée si largement diffusée dans les discours puriste dès ses débuts : à une simplification linguistique correspondrait un aplatissement de la capacité de penser. La complication linguistique et le respect de la norme apparaissent comme deux critères fondamentaux pour juger des capacités intellectives des locuteurs et pour dénoncer le risque du nivellement par le bas.
Si les locuteurs se servent de l’ « anorexie » pour dénoncer la pratique du langage SMS, la « cellulite » leur offre un cadre expérientiel assez ductile pour attaquer les nombreux tics de langue faisant la cible de leurs attentions :
La langue française grossit à l'image de ces gélules que les laboratoires pharmaceutiques enveloppent d'excipients sans vertus thérapeutiques à seule fin qu'elles tiennent davantage de place dans le tube. Ainsi utilise-t-on de plus en plus de mots pour exprimer de moins en moins d'idées. La cellulite sémantique se développe à l'aide d'une profusion d'adverbes inutiles et de vocables superfétatoires […]. La phrase devient obèse lorsque interviennent les mensonges de la prétérition (« Je ne vous rappellerai pas », « Il va sans dire »), […] l'inflation des pronoms relatifs, l'enflure des qualificatifs, les bourrelets explétifs qui ajoutent aux syllabes mais pas au sens, les boursouflures tautologiques (« Ma priorité des priorités sera d'abord »), […] Qu'attend-on pour former des nutritionnistes langagiers auxquels on soumettrait systématiquement les articles de plus de trois feuillets et les bouquins dépassant deux cents pages ? Il y a, bien sûr, comme vous l'auriez constaté sans qu'il me soit besoin d'insister lourdement, matière à réflexion dans le cadre d'une diète imposée aux stylos […] (Bouvard P., « Au secours ! le français fait de la mauvaise graisse... », Le Figaro, 22/10/05, p. 159).
Voilé d’ironie, ce long commentaire illustre bien la force projective de la métaphore organiciste : en tant qu’organisme vivant, la langue a la cellulite sémantique, ses phrases deviennent obèses souffrent d’enflures, de boursouflures et le régime alimentaire constituerait le seul remède possible pour bien parler. L’on remarque également la confusion des niveaux de l’analyse linguistique si largement diffusée dans le corpus : la cellulite qualifiée de « sémantique » serait la conséquence non seulement de la présence d’une grande quantité de mots et de tournures dans les énoncés proférés par les locuteurs, mais aussi de l’emploi de constructions syntaxiques plus ou moins « fautives ».
Comme ces quelques exemples le montrent bien, la métaphore organiciste sous-tend bon nombre de propos des locuteurs ordinaires et se déploie sur différents segments du discours (syntagmes nominaux, verbaux, adjectivaux). L’appui sur cette isotopie outre à créer des effets discursifs variés (visée pathémique, ironie, etc.) garantit la véridicité des propos des scripteurs conceptualisant la langue en termes de corps intouchable, à préserver et dont toute modification entraînerait une atteinte à sa survie.
3.2. Autres constructions métaphoriques récurrentes
A côté des images décrites jusqu’ici, j’ai repéré des constructions conflictuelles qui n’ont pas donné origine à de véritables essaims, mais qui rentrent dans le cadre plus général des images affectant l‘entité « langue française ». En effet, non seulement ces constructions, bien que relativement isolées, me semblent bien représentatives de certaines qualités « mythiques » attribuées à la langue française par les locuteurs ordinaires, mais aussi elles partagent, me semble-t-il, des sèmes communs avec l’isotopie organiciste.
Elles se présentent plutôt sous la forme X est + foyer métaphorique constitué par un nom référentiel. La relation entre le sujet primaire (X) et le sujet subsidiaire (le foyer métaphorique) est établie in praesentia, c‘est-à-dire de type syntagmatique et prédique l’identité des deux sujets. A cet effet, Prandi affirme : « un référent — le sujet principal — est à la fois identifié cohéremment par le sujet grammatical […] et catégorisé incohéremment par le prédicat […] qui s’y applique comme un sujet subsidiaire, et donc comme un modèle » (PRANDI, 2002). C’est donc dans le conflit conceptuel déclenché par la prédication d’identité entre les deux sujets que réside le caractère innovant de ces métaphores qui partagent avec l’essaim organiciste les sèmes /être vivant/, /fragile/, /intouchable/.
3.2.1. La langue française est une plante
La langue est assimilée par certains locuteurs à une « belle plante » ayant besoin de tous les soins pour s’enrichir, se développer et fleurir :
Le français est une belle plante de serre, si on cesse de s'en occuper en horticulteur pour la livrer à la sauvage nature, dans mon opinion on la met en danger de crever sur place ! (SAINT HILAIRE, Hervé de, « Comment appeler Mmes les ministres ? », Le Figaro, 22/01/98, p. 8).
Non seulement cette image rentre de plein droit dans l‘essaim « langue-être vivant », mais elle permet aussi l’essor de tout un ensemble d’inférences plus ou moins inattendues portant sur la manière dont les locuteurs doivent se comporter avec elle. Déjà dans cet exemple, l’on peut en effet remarquer que le « bon » locuteur du français devient un « horticulteur » soucieux de ne pas livrer la langue à la « sauvage nature » qui pourrait en causer la mort : à cette nature, le scripteur oppose la « serre », lieu protégé où l’amateur de la belle plante peut lui consacrer tous les soins dont elle aurait besoin. Parallèlement, ce qui constitue d’après Paveau et Rosier (2008) l’activité principale du puriste français, à savoir épingler les « fautes » de langue, devient sous la plume des scripteurs, un plaisir s’apparentant au jardinage :
Supprimer, dans un article, tout ce qui l'obscurcit ou l'alourdit est un plaisir qui s'apparente au jardinage. (SOLE R., « Les mauvaises herbes », Le Monde, 26/09/05, p. 12).
Ces images renvoient bien à la valorisation de l’effort nécessaire pour bien causer et écrire en français : cultiver la langue et l’entretenir constituent ainsi non seulement des obligations que tout bon locuteur du français se doit de respecter, mais aussi des plaisirs dont le locuteur peut/doit jouir. Ces scripteurs nous disent que pour eux la langue est avant tout une passion et, en tant que telle, elle doit être constamment alimentée, enrichie et gardée intacte tout au long de la vie de chacun. Pour ce faire, il devient indispensable de « décortiquer » les mauvaises herbes :
Il faudrait ouvrir un chapitre « exégèse des lieux communs », pour décortiquer l‘origine de ces tics (Panama, le 21/12/08, http://www.rue89.com).
Réapprenons à parler comme on doit écrire. Extirpons de l'âme collective le désir d'une langue. […] Notre «langage décapité» qui, lui aussi, a tant souffert du mal français peut cependant encore ériger des remparts aptes à endiguer les eaux sales qui polluent les terres de l'esprit. (AMBROGI P. R., « La montée d'une effroyable uniformisation », Le Figaro, 01/11/04).
Les métaphores verbales montrent la prégnance et la force projective du conflit conceptuel déclenché par l’analogie avec la nature : d’un côté, la délicatesse et la fragilité d’une plante raffinée ; de l’autre, les dangers de mort et les actions brutales et/ou violentes manifestant l’engagement des locuteurs pour la préservation de leur langue. Décortiquer et extirper constituent alors les contrepoids négatifs aux images bucoliques et montrent comment l’essaim métaphorique se propage dans les deux directions opposées mais complémentaires, à savoir la fragilité de la langue et la brutalité des actions menées pour la sauvegarder intacte.
3.2.2. La langue française est un tissu
Si la métaphore du tissu ne rentre évidemment pas dans le cadre de l’essaim lié à l’humanisation, il n’en demeure pas moins qu’elle partage avec cet essaim l’idée de fragilité et de délicatesse4
; c’est du moins ce que les adjectifs délicat, soyeux,fin et fragile, associés par Druon à ce « tissu » qu’est la langue, nous indiquent dans les commentaires suivants :
J'écrivais dans ces mêmes colonnes, il y a peu de jours, à propos des « féminisations » abusives, que la langue française était un tissu délicat, et que, si l'on accrochait une maille de la grammaire, c'était tout cet ensemble soyeux qui se mettait à filer. […] (DRUON M., « La mauvaise pente », Le bon français, Le Figaro, 09/02/99, p. 26).
« La langue française, explique Maurice Druon, est un tissu fin et fragile. Faites sauter une maille et tout le tissu se défait. La ministre, c'est la maille qui saute. Si nous voulons que la France garde sa langue universelle, ce n'est pas en la lacérant que nous y parviendrons » (MURATORI A., PHILIP C., « Le » ou « la » ministre ?, La pagaille règne au gouvernement », L'actualité, chopiner, 15/02/99, p. 32).
Il me semble que ces deux exemples montrent clairement le rôle des métaphores dans la validation et la légitimation des discours métalinguistiques ordinaires : si la langue est un tissu dont les mailles sont constituées par ses composantes, tout type de modification entraînerait une rupture provoquant la lacération du tout. Druon trouve ainsi les sources de légitimation de ses propos dans la nature même de la langue, celle-ci étant énoncée sous une forme métaphorique qui échappe à la contestation. Dans le second commentaire, la déresponsabilisation des dires se fait également par l’adoption d‘un régime énonciatif tout particulier encadrant l’inscription en discours de cette isotopie : une source énonciative englobant tant le scripteur que l’allocutaire (« si nous voulons que la France,… nous y parviendrons ») se manifeste à côté de certains procédés typiques de l‘effacement énonciatif (tels que la construction présentative « La ministre, c’est la maille qui saute », etc.). Qui plus est, à l’instance énonciative collective, Druon attribue le désir, bien ancré dans la tradition linguistique normative, que la langue française puisse encore représenter une langue universelle et, par là, se fait le porte-parole d‘une voix collective, susceptible d‘être prise en charge par tous ceux qui se reconnaissent comme de bons locuteurs du français. Ce jeu de projections inscrit alors l’image langue –tissu fin et fragile dans un imaginaire commun et partagé avec les locuteurs, que Druon met en garde contre toute modification « dangereuse » de cette entité à la fois fragile et intouchable qu’est la langue. Ces dernières images contribuent à créer autour de la langue française un imaginaire presque idyllique par la subtilité et la finesse des comparants métaphoriques.
3.3. L’essaim métaphorique du combat
Les « fautes » et, plus en général, les écarts de la norme linguistique sont souvent perçus par les locuteurs comme des « atteintes » à leur identité et au patrimoine national, qu’il faut « combattre » coûte que coûte. Les questions linguistiques, surtout là où elles assument les contours de véritables débats politiques à niveau national, prennent les formes d’un discours fortement conflictuel, voire violent et agressif. Les scripteurs semblent s’engager dans une véritable lutte acharnée pour la préservation de leur langue contre les menaces « externes », telles que la présumée « invasion » d’emprunts à l’anglais, et contre les menaces « internes », à savoir les langues régionales et/ou les « fautes » des locuteurs du français.
3.3.1. La menace externe : anglais vs français
Considérée comme « un exemple emblématique du purisme à la française» (PAVEAU, ROSIER 2008 : 43), la chasse aux anglicismes s’inscrit dans le cadre d’un purisme actif, « interventionniste » qui se manifeste par la mise en discours de la métaphore martiale, inscrivant le refus des anglicismes dans une dynamique fortement conflictuelle entre les deux langues :
La bataille n'est pas perdue d'avance, des offensives courageuses ont été menées avec succès contre gas-oil, devenu " gazole ", ou contre software, transformé en " logiciel ". Mais les règles sont constamment bousculées par l'usage. (Solé, R., "The World", Le Monde, 14/12/98, p. 13).
La parution de nouveaux journaux de langue française en Hongrie, Pologne, Roumanie, ou dans tel ou tel pays du Golfe nous indiquent aussi que, malgré l'inégalité des moyens mis en œuvre dans l'affrontement mondial entre le français et l'anglais, une réaction se dessine face au danger d'américanisation, de coca-colonisation qui s'affirme dans tous les continents. (Lavenir De Buffon H., « La francophonie en progrès », Le Figaro, 29/01/97, p. 2).
Le conflit conceptuel, loin d’être limité à un seul énoncé, se manifeste par l’adoption d’une isotopie martiale actualisée par des substantifs et des syntagmes nominaux (« bataille », « offensives courageuses ») et par des verbes (« bousculées ») qui manifestent la prégnance de cet essaim dans les différentes parties du discours.
L’immobilisme linguistique caractérisant le plus souvent le discours puriste cède ici le pas à une volonté de réagir, même vigoureusement, par la création de mots nouveaux ou, comme dans le second exemple, par le soutien du français dans le monde. La métaphore guerrière est ici actualisée non seulement par le syntagme nominal « affrontement mondial », qui établit une relation in absentia avec le sujet primaire (à savoir, l’importance respective des deux langues dans le monde), mais aussi par l’invention dénominative « coca-colonisation », qui reformule la plus neutre « américanisation » par une simple juxtaposition. Le type de reformulation proposée par le scripteur, qui suit le schéma reformulé reformulant est en effet généralement orientée d’un élément inconnu vers un élément connu et permettrait de rendre une dénomination opaque plus transparente (JACOBI, 1999). Or, la dénomination proposée à la place du reformulé (« américanisation ») est évidemment plus transparente que celle proposée comme reformulant (« coca-colonisation »), qui s’appuie sur un conflit conceptuel a priori moins immédiat : le scripteur recherche là non seulement un effet de style, mais aussi une connivence avec l’allocutaire tout en faisant appel à des savoirs communs et partagés.
3.3.2. Les menaces « internes »
Si l’anglais constitue la menace « externe » principale contre laquelle les scripteurs proclament une guerre acharnée qui dure depuis plusieurs décennies, sur le front interne les menaces semblent « harceler » le français de plusieurs côtés et, notamment, les questions des langues régionales et de la féminisation des métiers, ainsi que les « fautes » commises par les locuteurs.
Pour ce qui concerne les métaphores guerrières liées à la question de la reconnaissance des langues régionales, l’on remarque leur « utilité » dans ces discours pour la conceptualisation de la querelle entre les tenants des deux champs adverses, à savoir ceux qui seraient favorables à la rectification de la Charte et ceux qui s’y opposent puisqu’ils la considèrent comme un danger pour l’unité de la France. Il s’ensuit donc que les métaphores guerrières portant sur les langues régionales se concentrent sur deux sous-domaines : la conceptualisation de la querelle en termes guerriers et la description des effets positifs ou néfastes de leur éventuelle reconnaissance dans la Constitution. Le commentaire suivant constitue un exemple très clair de comment les enjeux posés par la signature de la Charte ont été perçus par les Français :
Après les débats délétères autour du procès Papon, les polémiques féroces lors des élections européennes et du drame du Kosovo, va-t-on tout droit vers une nouvelle guerre franco-française à propos de l'adoption de la Charte européenne des langues régionales ? Souverainistes et fédéralistes vont-ils à nouveau s'affronter ? On voit déjà les Régis Debray et les Bernard-Henri Lévy affûter leurs stylos comme les héros irréconciliables du film Duellistes. Tous les ingrédients sont en effet réunis pour envenimer cette querelle. Jean-Pierre Chevènement, avec bon sens, a été le premier à lancer l'offensive contre ce projet funeste (ROUART J.-M., Éclatement, Le Figaro, 24/06/99, p. 1).
Le véritable objet discursif de ce fragment de texte n’est pas la question des langues régionales, mais plutôt la mise en scène d’une véritable « bataille de dires », pour employer la formule de Moirand (2007) : les références extralinguistiques par lesquelles Rouart commence son éditorial lui permettent en effet d’inscrire la querelle de la rectification de la Charte non seulement dans une mémoire historique partagée relativement récente (procès Papon, élections européennes, drame du Kosovo) mais aussi dans une mémoire historique à long terme par la dénomination « guerre franco-française » qu’il propose pour nommer la querelle sur les langues régionales.
Si les origines de la formule (Krieg-Planque, 2010) ne sont sans doute pas immédiatement accessibles par l’allocutaire, l’interprétation et la compréhension de cette expression métaphorique suppose la mobilisation, de la part de celui-ci, de toute une série de rappels mémoriels et justifie de nombreuses inférences conceptuelles exprimées par d’autres métaphores qui partagent la même idée de fond. Pour ce qui concerne les rappels mémoriels, la grande diffusion de cette expression et son emploi systématique dans la presse nous font en effet supposer que l’expression appartient à une mémoire prédiscursive collective largement partagée : tous sont censés y reconnaître une référence immédiate à la longue suite de querelles ayant marqué l’histoire de la France, à partir de l’Affaire Dreyfus, en passant par le régime de Vichy, pour arriver à la plus récente guerre d’Algérie, etc.
L’activation de ces rappels mémoriels légitime et ouvre la voie à des inférences plus ou moins inédites et innovantes qui imprègnent les discours ayant trait à cette thématique :
Protéger les langues régionales, c'est protéger la langue nationale [...]. Une volonté de défendre ces langues et de les intégrer à l'Histoire française, donnerait plus de poids à la défense du français face à l'anglais de plus en plus reconnu comme langue internationale. (Vincent Henry, le 20/06/08, http : //www. lemonde.fr/).
Les colonisés de l'intérieur. Quelle grandeur à écraser un ennemi quand il est à terre ? Les langues locales sont mortes et enterrées, elles ne peuvent plus être qu'un "patrimoine". (Diarra, le 20/06/08, http://www.lemonde .fr/).
Il est intéressant de constater que le fait que les deux commentaires relèvent des deux attitudes, favorables et contraires à la promotion des langues régionales, n’empêche pas les scripteurs d’actualiser l’isotopie martiale. Cet essaim métaphorique apparaît donc transversal à l’ensemble des commentaires portant sur les effets de la reconnaissance éventuelle des langues régionales dans la Constitution, tout comme cela arrive dans le cas de la féminisation des noms de métiers, titres et grades :
S'IL EST une première leçon qui s'impose après la passe d'armes entre plusieurs membres de l'Académie française et le ministère de l'éducation nationale à propos de l'appellation féminisée de certaines fonctions, c'est bien que la langue n'est pas un dépôt sacré. (CATINCHI P. J., « L'Académie, le féminin et le neutre », Le Monde, 13/07/98, p. 1).
Cette querelle « masculin-féminin » prend des allures de bataille rangée. (SEDAR A., Polémique sur la féminisation des noms Philippe de Saint Robert : « L'Académie se trompe de cible », Notre vie, Le Figaro, 02/07/98, p. 9).
On se trouve encore une fois face à la mise en scène d’une bataille, d’une passe d’armes : la querelle prend ainsi les contours d’une guerre des dires où les deux « autorités » essayent d’imposer leurs positions. L’isotopie de la guerre permet alors d’inscrire ces discours dans un déjà dit, connu et, par là, ne fait qu’accentuer la dimension conflictuelle liée aux enjeux linguistiques. Si dans les exemples relevant des langues régionales, les références historiques permettaient aux scripteurs d’inscrire cette question dans la longue suite de « luttes intestines » à la France, dans les exemples portant sur la féminisation des noms de métiers, les scripteurs réactivent en discours une mémoire historique liée plutôt à la Grande Guerre :
AFFAIRE d'Etat ou tempête dans un encrier ? […] l'affaire emprunte déjà des codes de guerre de tranchées entre partisans et adversaires de ce "coup de pouce" à l'évolution de l'usage (CATINCHI, P. J., « Quai de Conti, la grogne des adversaires de la circulaire "grammaticide " », Le Monde, 07/07/98, p. 8).
L'offensive actuelle de féminisation des titres en France est en réalité une imitation […] d’une mode sectaire qui a eu son épicentre dans les universités des Etats-Unis. […] Ceux qui claironnent ce noble programme de ligne Maginot sont souvent les mêmes qui se ruent le plus servilement, en pratique, dans l'imitation des modes, mœurs et manières d'une certaine Amérique, la plus bruyante, la plus éphémère (FUMAROLI M., « La querelle du neutre », Le Monde, 31/07/98, p. 1).
Les images des tranchées et de la ligne Maginot rendent alors parfaitement compte d’une certaine stabilisation dans le temps de cette querelle : d’une guerre éclair, la querelle devient assez rapidement le lieu discursif d’un affrontement s’étalant sur une longue durée et qui voit s’opposer non seulement deux institutions mais aussi deux différentes conceptions de la langue française.
La violence verbale et les tons virulents qui en dérivent caractérisent aussi la manière dont les scripteurs dénoncent tout simplement certaines « fautes » de français tout aussi bien que ceux qui les commettent, quel que soit le niveau de l’analyse linguistique visé et/ou la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance des locuteurs accusés :
Les « ordures » sont de retour. La maladie égalitaire, conséquence du pire défaut français, l'envie, et moteur de toutes les révolutions, sanglantes ou non, exige qu'on aligne tout sur le bas. On a commencé par couper les têtes ; on a continué en rasant les fortunes ; on en est maintenant à décapiter le langage. (DRUON M., « Non-assistance à langue en danger », Le Figaro, 24/02/2004, p. 1,12).
Dans cet extrait Druon inscrit la métaphore de la maladie dans une mémoire historique à long terme largement partagée par les locuteurs, à savoir la Révolution française et les valeurs qu’elle représente dans l’imaginaire contemporain. A partir d’une position plutôt réactionnaire, Druon renvoie en effet aux excès de la période de la Terreur par le crescendo – « couper les têtes », « en rasant les fortunes » et « décapiter le langage ». Les « ‘ordures’ » linguistiques sont ainsi assimilées aux violences révolutionnaires de manière à ce qu’aucune objection ne soit possible : l’inscription en discours de cette métaphore fait en sorte que le concept sous-jacent soit reçu comme préétabli et vrai lors de sa mise en discours. Sans compter que les images violentes qui y sont décrites contribuent à susciter une indignation unanime auprès des allocutaires : l’horreur éprouvée face aux assassinats est censée en effet faire l’objet d’un large consensus.
La prégnance et la généralisation de cette isotopie métaphorique dans l’ensemble des discours analysés sont justifiées par le fait que même ceux qui expriment leur désaccord face aux positions qu’ils qualifient de « puristes » et de réactionnaires, adoptent les mêmes images métaphoriques :
Chaque jour, une armée (d'inactifs ?) décortique la vingtaine de pages de votre journal, non pour s'informer, mais pour le plaisir professoral de crayonner de rouge vos colonnes. [...] vous êtes coupables d'un crime plus grave à leurs yeux, lorsque, sciemment, vous utilisez des mots nouveaux, des anglicismes, ou que vous dérogez à des " règles de grammaire ", que vos détracteurs sont les seuls à connaître. (LELIEVRE A., « L'amour de la langue », Le Monde, 20/01/97, p. 13).
Ces quelques exemples ne font qu’illustrer très synthétiquement une tendance à la violence verbale et à la création d’un discours affectif très répandu dans le corpus analysé. Cette isotopie envahit tout segment discursif et se révèle, par là, particulièrement féconde dans la construction de ce genre de discours, jusqu’à caractériser un discours métalinguistique actif et, pourrait-on ajouter, interventionniste, qui sert de contrepoids à la simple déploration de la perte des bonnes manières langagières.
3.4. L’essaim métaphorique de la trajectoire
Par la description de l’essaim métaphorique spatial je voudrais rendre compte de l’ensemble des images qui foisonnent dans le corpus et qui relèvent d’une traduction spatiale du présumé déclin de la langue française. Il s’agit bien là d’une variante de la métaphore « Life is a journey » à maintes fois reprise et commentée par Lakoff et Johnson (1985) et si bien partagée par la plupart des cultures occidentales. Dans ce corpus, cette macro-métaphore autoriserait le déclenchement d’un réseau complexe de renvois métaphoriques suivant lesquels la langue serait sur une « mauvaise pente » à cause des « dérapages » et des « dérives » plus ou moins volontaires des locuteurs, d’où la nécessité de « revenir » sur le « droit chemin ». Voilà quelques exemples illustrant jusqu’à quel point les commentaires sont parsemés par ce genre de métaphores :
Il n'est pas totalement exclu que ce dérapage inattendu soit le fait d'un auxiliaire littéraire familièrement nommé « nègre » et, peut-être, bientôt « black » pour céder à la mode du moment... (CAPELOVICI, J., « N'appuyez pas sur la gâchette ! », Le bon français, Le Figaro, 04/08/04, p. 11).
Il y a là une dérive grave, car ce qui tiendra la langue, dans cinquante ans, c'est l'esprit des gens qui ont quatorze ans aujourd'hui. [A propos de la facilité selon laquelle les jeunes adoptent de plus en plus d‘anglicismes] (DUNETON, C., « Versailles offensé », Le plaisir des mots, Le Figaro Littéraire, 07/10/04, p.7).
Nous sommes, décidément, sur une mauvaise pente. Il serait temps de nous reprendre. [A propos de la place réservée au français par l‘Union européenne] (DRUON M., « La mauvaise pente », Le bon français, Le Figaro, 09/02/99, p. 26).
Parlera-t-on bientôt d'octodoxie dans votre rubrique religieuse ou d'octopédiste dans vos pages Médecine ? Revenons au droit chemin, celui qui est orthogonal ! » (SOLÉ, R., « Péchés véniels », Le Monde, 20/06/05, p. 14).
Reprises de manière plus ou moins ironique (cf. le dernier exemple ci-dessus) et plus ou moins lexicalisée, ces images rendent bien compte d‘une conceptualisation en termes de trajet de la présumée dégradation du français et puisent leur force projective dans un univers de sens préconstruit.
En guise de conclusion
Ces quelques paragraphes montrent non seulement la prégnance de certaines isotopies métaphoriques dans les discours métalinguistiques ordinaires, mais aussi jusqu’à quel point ce type de procédé, habituellement étudié dans le cadre des recherches stylistiques, constitue un véritable moyen d’accès au réservoir de savoirs communs et partagés par les locuteurs sur la langue française. Il me semble donc que l‘intégration d’une approche cognitive de la métaphore (Lakoff et Johnson, 1985, Paveau, 2006) avec une approche plus attentive aux marques langagières permettant l‘expression des métaphores en discours constitue une voie féconde pour le repérage, l’observation et l’analyse de cet « outil de la technologie discursive » qu‘est la métaphore et qui contribue largement à la construction et à la légitimation de ce genre de discours.
Si, en effet, la plupart des scripteurs se situent dans le cadre d’un discours plutôt puriste et réactionnaire, des désaccords sont souvent manifestés lors des débats sur les forums : ces désaccords ne présentent jamais la mise en discussion de certains savoirs et connaissances qui résident dans l’arrière-plan des discours et en permettent la construction tout aussi que la circulation. Les essaims métaphoriques décrits plus haut montrent que tous les scripteurs, soient-ils plus ou moins puristes, plus ou moins ordinaires, contribuent à les relayer et n’en remettent pas en cause le bien-fondé : tous les propos sous-tendent l’idée d’une langue belle et intouchable, l’idée que les questions linguistiques répondent à des enjeux de pouvoir, plus ou moins symboliques, pour lesquels il vaut la peine de se battre, etc. Ces quelques idées sous-jacentes colorent à des degrés différents tous les commentaires et constituent la condition pour laquelle ces discours assument le caractère d’évidence et de collectivement partagé, même là où les jugements et les positions des scripteurs diffèrent.
Références bibliographiques
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Note
↑ 1 A la suite de Rey-Debove (1978) et de Achard-Bayle et Paveau (2008), je préfère le terme « métalinguistique » associé à « ordinaire », « profane », etc. plutôt que celui d’ « épilinguistique ».
↑ 2 Les termes de « cadre cohérent » et de « foyer métaphorique » ont été empruntés à Black (1965).
↑ 3 Je souligne dans tous les exemples analysés.
↑ 4 Je suis conscient du fait que l‘analogie de la fragilité et de la délicatesse qui sous-tendrait ces images relève d‘un choix plutôt subjectif. Il me paraît néanmoins possible d‘établir cette analogie en raison du fait que dans les images métaphoriques liées à l‘humanisation de la langue française, celle-ci est toujours associée à une femme fragile, délicate et en danger de vie.