Peut-on faire de la sociologie avec des métaphores ? Usages et fonctions des métaphores filées dans l’œuvre de Erving Goffman
Indice
Principes généraux du procédé métaphorique.
Quels sont les apports théoriques de la métaphores filée ?
Abstract
Comment interpréter la tendance des premiers textes de Goffman à traiter leurs objets non pas de manière conceptuelle, mais en développant des métaphores filées ? Cette façon de procéder est-elle rigoureuse ? Peut-on attribuer une valeur heuristique aux métaphores goffmaniennes ? Faut-il, comme P . Manning, faire de la métaphore filée une méthode par défaut, ou peut-on lui reconnaître une fonction théorique propre ? Enfin, toutes les métaphores filées du corpus (métaphore théâtrale, métaphore ludique et métaphore rituelle) se fondent-elles sur le même procédé et ont-elles le même statut épistémologique ? Cet article essaiera de soutenir plusieurs thèses. Tout d'abord, il y a une rigueur du procédé métaphorique : les métaphores filées ouvrent des perspectives incongrues sur leur objet, établissent une série d'analogies entre deux ordres de réalités qui permettent, par examen des propriétés structurelles et fonctionnelles du comparant, de mettre en évidence les propriétés structurelles et fonctionnelles du comparé, et ce faisant de construire des modèles conceptuels de basse portée à l'usage d'investigations sociologiques. Si bien que la métaphore n'a de valeur que pour ce qu'elle permet d'énoncer en termes conceptuels. On le comprendra en démontrant que le procédé métaphorique n'est pas le propre de Goffman, mais qu'il correspond, dans toute sa complexité et sa sophistication, à une façon d'écrire, et plus précisément de produire des modèles, propre à la sociologie chicagoane, et dont le procédé se trouve théorisé chez des auteurs tels que Spencer ou Small et Vincent. On verra d'autre part que le recours à de multiples métaphores permet de produire une multiplicité de perspectives exploratoires complémentaires sur le social. Mais on verra enfin qu'il est exclu de parler de méthode de la métaphore, dans la mesure où toutes les métaphores filées n'ont pas le même statut épistémologique chez Goffman : si la métaphore théâtrale vise au simple développement d'une perspective et d'un modèle, les métaphores rituelles, en revanche, servent à importer les concepts issus d'autres perspectives scientifiques dans l'approche goffmanienne, tandis que les métaphores ludiques exercent en partie une fonction critique vis-à-vis des théories des jeux de Schelling ou de Von Neumann et Morgenstern ainsi que de leur application à des objets sociologiques.
Philip Manning observait que les premiers travaux de Erving Goffman faisaient un usage régulier de métaphores, et plus particulièrement de métaphores filées, parfois développées très longuement, et qui jouaient un rôle heuristique certain : ouvrant des perspectives incongrues sur leur objet, et contribuant ainsi à en mettre en évidence des propriétés inaperçues1, elles servaient en outre de fil directeur pour la position de principes, la définition de concepts et l'analyse d'exemples (MANNING, 1992).
Trois grandes métaphores filées peuvent ainsi être distinguées2. La métaphore théâtrale, tout d'abord, principalement développée dans The Presentation of Self in Everyday Life (GOFFMAN, 1959), prend pour objet les efforts individuels et collectifs que déploient les agents en contexte organisationnel pour contrôler l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes en interaction, et fait comme si ces phénomènes étaient scéniques : la présentation de soi est pensée comme performance ou mise en scène d'un acteur ou d'une équipe d'acteurs face à un public, les lieux y sont décrits comme scènes (jouxtant des « coulisses », lieux cachés à la vue du public où les acteurs prépareraient leur représentation), les agencements d'objets y sont conçus comme décors, accessoires, costumes, etc. La métaphore ludique, ensuite, travaillée dans Strategic Interaction (GOFFMAN, 1969), présente les interactions ordinaires comme lieu d'un jeu de calculs stratégiques, impliquant des acteurs comparables aux stratèges intéressés que décrit la théorie des jeux3, ou encore à des espions désireux d'obtenir des informations secrètes sur le statut et la vie des personnes qu'ils rencontrent tout en se dévoilant eux-mêmes le moins possible. La métaphore rituelle, enfin, fait l'objet de plusieurs des articles réunis dans le recueil Interaction Ritual (GOFFMAN, 1967), et s'attache à ces comportements mineurs de la vie quotidienne qui sont ritualisés (rites de politesse, de salutation, d'excuse, rites honorifiques ou au contraire gestes ritualisés de déconsidération et d'insulte), qu'elle présente comme artifices d'un culte – mais d'un culte profane et quotidien visant à honorer ou profaner ces divinités prosaïques que seraient les personnes.
Ce constat a de quoi surprendre : pourquoi un sociologue, de surcroît jeune, peu reconnu4, et qui entend faire une carrière universitaire, prend-il le risque de fonder certains de ses premiers travaux publiés sur le développement de métaphores filées ? Cette façon de procéder est-elle compatible avec les canons de la méthode sociologique alors promus par l'université (étude de cas, ethnographie de petites communautés, analyse de données de terrain ou de documents (auto-)biographiques, exploitation de données quantifiées, construction de modèles conceptuels) ? Cette question se pose d'autant plus que Goffman signale à plusieurs reprises que les métaphores auxquelles il a recours sont limitées sur le plan théorique, qu'elles ne valent que jusqu'à un certain point, voire qu'elles consistent en des lieux communs éculés5.
A cela, on pourrait répondre, comme P. Manning, qu'on trouve chez Goffman une réelle méthode de la métaphore, c'est-à-dire une utilisation régulée et rigoureuse de la métaphore (ce qui la sauverait en tant que procédé de sociologue), mais qu'il s'agit là d'une méthode d'un type très particulier. En effet, elle ne prétendrait pas saisir pleinement son objet ni en rendre compte de manière exhaustive, mais se présenterait comme traitement seulement approché de son objet (MANNING 1992 : 55). Par le recours à des images, elle se contenterait d'ouvrir ou de suggérer des perspectives d'investigation ; elle serait essentiellement une façon imagée de s'exprimer, d'envisager des questions, d'esquisser des objets, qui se donnerait explicitement comme approximative et qui aurait une fonction essentiellement exploratoire et préparatoire. Du reste Goffman cesserait-il progressivement, au fil de son œuvre, d'avoir recours aux métaphores filées, tandis que des analyses plus conceptuelles et littérales s'imposeraient dans les œuvres plus tardives – signe selon P. Manning de ce que Goffman gagnerait progressivement en assurance et se donnerait une définition plus précise de son objet6.
Mais cette interprétation de la nature et de la fonction des métaphores filées chez Goffman est-elle réellement satisfaisante ? Force est de remarquer, tout d'abord, qu'elle est peu charitable : elle revient à faire de la métaphore filée une méthode par défaut, à la considérer comme l'expédient d'un jeune sociologue timoré. Elle est ensuite peu claire : elle semble vouloir tenir en même temps deux positions difficilement conciliables, à savoir d'une part que le procédé suit une méthode déterminée, et d'autre part qu'il consiste à entretenir sciemment une espèce de flou artistique sur un objet que l'auteur est incapable de préciser. Enfin, cette interprétation est exagérément « psychologisante » : non seulement il semble impossible de vérifier ce qu'avance P. Manning, à savoir que la raison d'être des métaphores goffmaniennes réside dans la timidité théorique du jeune auteur, mais en outre cette hypothèse de lecture écarte de fait toute raison théorique au choix du procédé métaphorique. La question nous semble donc rester entière : pourquoi Goffman a-t-il recours dans certains de ses textes de jeunesse à un procédé apparemment aussi inadéquat – ce qui revient à se poser les questions suivantes : y a-t-il une rigueur de cette approche qui se définit explicitement comme approximative et limitée, et si oui, en quoi consiste-t-elle ?
Cet article soutiendra trois thèses. Premièrement, que le recours à des métaphores filées n'est pas le propre du jeune Goffman, mais qu'on le retrouve chez des sociologues tels que Spencer, Small, Vincent ou Burgess, c'est-à-dire chez des auteurs que la tradition sociologique de Chicago tenait pour classiques. Si bien que le procédé, loin de constituer une singularité goffmanienne, correspond à une façon de faire commune, acceptée et codifiée dans le contexte universitaire d'écriture des premiers textes de Goffman7 – raison pour laquelle ce dernier ne se justifie pas de procéder de la sorte ni ne consacre de développements suivis à l'explicitation de son modus operandi. Et si bien que la compréhension du fonctionnement de la métaphore filée chez Goffman implique la lecture de textes sociologiques antérieurs, où le procédé se trouve théorisé.
Deuxièmement, si le procédé a bel et bien une certaine rigueur, il ne convient pas de le qualifier de « méthode », comme le fait P. Manning. Ce dernier terme enveloppe en effet l'idée d'un ensemble de règles plus ou moins fini et formalisable, qu'on retrouverait plus ou moins identiquement d'un texte ou d'un auteur à l'autre, et dont l'observation garantirait a priori d'obtenir un résultat déterminé. Or si la façon goffmanienne repose bien sur une série d'opérations descriptibles d'un point de vue formel, et entend produire des résultats dignes d'une démarche de sociologue, en revanche elle ne consiste pas en ce qu'on pourrait appeler stricto sensu une technique, qui aurait été clairement identifiée et serait régulièrement employée par la profession, et elle n'accomplit pas uniformément le même office d'un texte de Goffman à l'autre. Tout au plus pourra-t-on parler de façon de procéder, de tendance à faire un certain usage de métaphores filées, reçu comme valide (il faudra dire à quelles conditions) dans un certain milieu universitaire.
Et troisièmement, si les métaphores goffmaniennes produisent des résultats viables, ce n'est pas en tant qu'elles produisent un discours imagé sur leur objet : c'est en tant seulement qu'elles servent à la construction de modèles conceptuels, en tant seulement qu'elles permettent de formuler sur leur objet des propositions de sens littéral. Comme l'énonce la citation de Wittgenstein que nous plaçons en exergue, il faut, pour leur donner sens et par leur intermédiaire « voir correctement le monde », les tenir pour littéralement vides de sens et les dépasser – nous verrons comment.
On décrira d'abord formellement le procédé goffmanien en nous situant dans le cadre théorique que construit G. Busino dans ses travaux portant sur l'utilisation de métaphores en sociologie (BUSINO, 2003). Puis on montrera en quoi l'utilisation de métaphores filées chez Goffman produit des résultats rigoureux, en nous servant notamment de développements qu'on trouve chez Small et Vincent. On expliquera enfin pourquoi il est exclu de parler de « méthode de la métaphore » chez Goffman.
Principes généraux du procédé métaphorique.
The Presentation of Self in Everyday Life constitue l'exemple le plus significatif de l'utilisation goffmanienne de métaphores filées, puisque l'ouvrage est intégralement consacré au développement de la métaphore dite dramaturgique. Nous y trouverons donc les ressources pour expliciter les différents aspects et étapes de la démarche goffmanienne.
Le procédé sur lequel se fonde The Presentation of Self est le suivant : deux ensembles hétérogènes de réalités (les interactions au sein des establishments8 d'une part, les phénomènes scéniques d'autre part) sont comparés, sans que la comparaison se signale explicitement sur le plan lexical. Les individus sont des acteurs (performers) ou des équipes (teams) d'acteurs qui se mettent en scène auprès de publics (audiences), les lieux de l'interaction sont découpés en avant-scène (front region) et coulisses (back region ou backstage), etc. Le rapprochement opéré a pour but d'enrichir notre compréhension du comparé grâce aux propriétés du comparant : il met en évidence les efforts considérables que nous consacrons quotidiennement à la maîtrise des impressions que nous donnons à autrui, et focalise l'attention sur les multiples moyens et stratégies que nous employons à cet effet9 ; il permet de révéler les effets de cette préoccupation sur l'organisation de l'espace10, du temps11, des rapports humains12, sur la division du travail13, sur l'organisation des corporations de métiers14, sur l'image que nous avons de nous-mêmes15 ; il permet d'en souligner les enjeux personnels, professionnels, sociaux16, et ce qu'il en coûte de fournir une mauvaise performance17, ou encore de signaler à quel point la gestion de l'image publique et du secret portant sur les activités internes des organisations est capitale pour la survie de ces dernières18.
La métaphore agit donc chez Goffman comme un révélateur : elle met en lumière certaines propriétés inaperçues (parce qu'elles nous sont « naturelles ») d'un ensemble de réalités en le comparant à un autre ensemble. Pour être plus précis, elle opère par analogies (GOFFMAN 1959 : 246) : elle dit littéralement « x est y », mais établit surtout une égalité de rapports – ce que a est à b, c l'est à d ; par exemple : ce que l'acteur est à son public, le service d'un grand restaurant l'est à sa clientèle. Elle rapproche éléments du comparant et du comparé pour établir que les rapports entre éléments du comparé sont sous certains aspects les mêmes que les rapports entre éléments du comparant.
La métaphore est donc d'abord un outil : elle est une façon de travailler sur un objet ou un ensemble d'objets précis qu'elle contribue à construire. Ce qui implique deux choses. Premièrement, c'est sur le comparé qu'il s'agit de travailler, et non sur le comparant, qui n'est qu'un simple moyen de parvenir au résultat escompté19. Et deuxièmement, la métaphore ne doit pas être entendue au pied de la lettre : elle est comme toute métaphore littéralement fausse, et produit des propositions absurdes si on tire toutes les conséquences du rapprochement qu'elle opère. Théâtre et vie quotidienne des organisations, pour comparables qu'ils soient sous certains rapports, présentent néanmoins un grand nombre de différences formelles : les répliques de la vie quotidienne ne sont pas écrites à l'avance, elles ne fusent pas, mais elles sont soumises à un principe d'incertitude voire d'insécurité (il n'est pas dit que nous trouverons toujours la réplique adéquate) ; elles ne sont pas chargées des significations dont un auteur peut lester ses textes. Les mises en scène de la vie quotidienne, pour leur part, ne répondent pas à des logiques strictement fictionnelles, mais aussi à des réquisits fonctionnels (efficacité et insertion de l'activité dans un tout organisationnel20) et sont soumises à la logique des rapports sociaux (inégalités statutaires, réquisits culturels, violences politiques, etc.). L'acteur de la vie quotidienne enfin ne manifeste pas la même extériorité au rôle que l'acteur de théâtre – les premiers n'ont parfois pas conscience de jouer les rôles qui sont les leurs, et les implications d'une mauvaise mise en scène sont bien réelles en ce monde-ci (honte, humiliation, voire mise au ban)21.
C'est pourquoi on ne peut tirer des métaphores goffmaniennes des conclusions très générales sur la nature de l'homme ou de la société : la métaphore théâtrale ne dit pas que la société, ni même que le champ des interactions, se réduisent à des phénomènes scéniques, ni que les individus ne sont que des acteurs, pas plus que la métaphore ludique ne produit une théorie paranoïde du lien social. Pour preuve : comme le remarque P. Manning, si on prenait à la lettre chacune de ces métaphores, et si on leur prêtait l'intention d'établir ce que sont littéralement et de part en part l'homme, la société et l'interaction, alors on produirait un propos contradictoire – les hommes seraient en même temps et sous le même rapport des manipulateurs cyniques faisant un usage purement instrumental des conventions sociales (comme le laisserait présager la métaphore ludique), et des timides maladifs obsédés par l'idée qu'ils risqueraient à tout moment de transgresser les règles de la décence et de la politesse (comme le laisserait présager la métaphore rituelle)22. L'introduction de Interaction Ritual est du reste très claire sur ce point : le but de l'ouvrage est d'étudier certaines propriétés syntaxiques de l'interaction, et non la psychologie humaine ; une psychologie est nécessairement impliquée par cette étude, c'est-à-dire un discours sur les propriétés mentales de l'individu, mais une psychologie « dépouillée et étriquée » (« stripped and cramped »), simple somme des conditions de possibilité psychiques de l'ordre social étudié (GOFFMAN 1967 : 2). La métaphore joue comme un miroir grossissant, donc déformant, et ne permet que la mise en évidence de certaines propriétés de l'interaction.
C'est pourquoi les métaphores goffmaniennes sont d'un type particulier. Comme on a rappelé, elles sont filées : il s'agit pour Goffman de se saisir d'un comparant, et d'en explorer tous les effets de sens possibles. Si bien que dans The Presentation of Self, la métaphore joue le rôle de fil directeur : c'est l'exploration de la comparaison, c'est-à-dire le passage d'un élément du comparant à un autre, qui fournit le plan de l'exposé23. Mais il faut savoir arrêter la comparaison à un moment donné, sous peine de tenir des propos absurdes.
Quels sont les apports théoriques de la métaphores filée ?
Revenons à la question suivante : quels résultats théoriques la métaphore produit-elle in fine, et plus particulièrement quels résultats dignes d'une démarche sociologique ? Si les textes de Goffman n'apportent pas une réponse explicite à cette question, il est en revanche possible de trouver des éléments de réponse en nous tournant vers certains précédents.
En effet, comme nous l'annoncions plus haut, le recours à des métaphores filées en sociologie n'est pas le propre de Goffman. On trouve le même procédé chez Spencer, que de nombreux sociologues américains tenaient depuis la fin du XIXe siècle, non seulement pour un auteur classique, mais en outre pour l'un des pères fondateurs de la sociologie24. La deuxième partie du volume I des Principes de la sociologie (SPENCER 1879 : 447 à 600), qui est l'un des textes de Spencer les plus souvent cités au sein de la tradition sociologique de Chicago (si bien que ses procédés étaient bien connus parmi les prédécesseurs et les contemporains de Goffman), est ainsi entièrement consacrée au développement de ce que l'auteur qualifie d'« analogie organique ». Par quoi il faut entendre une série de comparaisons entre société et organisme, qui vise à établir des similitudes structurelles entre le comparé et le comparant, ou encore une égalité de rapports entre éléments du comparant et éléments du comparé – la société présente une solidarité entre ses parties qui est comparable à celle des membres d'un organisme, elle possède un analogue de croissance, certains groupes sociaux sont comparables à des organes en ceci que leur structure vise à remplir certaines fonctions, la société dispose d'un réseau de transports qui remplit une fonction similaire au système de circulation du sang, etc. Or Spencer, comme Goffman, insiste à plusieurs reprises sur le caractère instrumental de l'analogie et sur ses limites : de même que le monde n'est pas une scène pour Goffman, pour Spencer la société n'est pas un organisme, société et organisme ne sont pas comparables en tous points, et la comparaison ne peut et ne doit servir qu'à mettre en évidence un nombre restreint de propriétés du comparé. Ainsi par exemple :
Bien que nous ayons, dans les chapitres précédents, fait diverses comparaisons entre la structure et les fonctions sociales et la structure et les fonctions du corps humain, nous ne l'avons fait que parce que la structure et les fonctions du corps humain fournissent des exemples familiers de la structure et des fonctions en général. L'organisme social, discret au lieu d'être concret, asymétrique au lieu d'être symétrique, sensible dans toutes ses unités au lieu d'avoir un centre sensible unique, n'est comparable à aucun type d'organisme individuel, animal ou végétal. (SPENCER 1879 : 592)
Et d'ajouter, ce qui nous intéresse tout particulièrement, que les analogies utilisées dans son ouvrage ne sont qu'un échafaudage, qu'il faut démonter une fois rempli son office – texte qui présente des similitudes troublantes avec les dernières pages de The Presentation of Self, laissant à penser que Goffman, ou bien y fait implicitement référence, ou bien subit l'effet d'une réminiscence de lecture25.
On trouve d'autre part un commentaire très éclairant du procédé spencerien dans An Introduction to the Study of Society de Small et Vincent (SMALL et VINCENT 1894 : 89 et seq.)26, et qui présente de nombreuses similitudes avec l'usage goffmanien des métaphores filées. Si l'analogie vise selon ces auteurs à établir, non pas l'identité des termes comparés, mais la similitude des relations entre éléments du comparant et du comparé, elle n'a de valeur – et l'ajout est décisif – que si elle sert à la définition d'un programme de recherches empiriques ou à l'exposé de résultats d'enquêtes. Et de citer Spencer, selon qui les métaphores organiques en sociologie ne sont pas de simples métaphores de sens commun, car elles ont un but bien précis, qui est de « suggérer une vérité d'abord perçue indistinctement, mais qui devient de plus en plus claire à mesure que les indications qu'elle fournit sont examinées avec soin » (SMALL et VINCENT 1894 : 92). Les métaphores sociologiques ont donc une fonction ou bien exploratoire, ou bien synthétique ; elles suggèrent des analogies, qui doivent être étayées par des données empiriques, et fournissent par conséquent soit des axes d'investigation, soit des principes pour la présentation d'un matériau et l'exposé de résultats.
Un tel statut et une telle fonction étant assignés aux métaphores ou aux analogies dans certaines traditions sociologiques américaines, il n'est dès lors pas étonnant d'en constater l'usage chez de nombreux auteurs – pour n'en prendre qu'un exemple, Burgess invite à « penser la croissance urbaine comme résultant de processus d'organisation et de désorganisation analogues aux processus anabolique et catabolique du métabolisme corporel » (JOSEPH et GAFMEYER 2004 : 138 ; nous soulignons).
Sur cette base, venons-en plus spécifiquement au régime de fonctionnement des métaphores filées chez Goffman. Les analogies, chez ce dernier comme chez Spencer, permettent de révéler des propriétés structurelles de l'objet27. Ainsi :
Cet exposé ne porte pas sur les aspects du théâtre qui s'insinuent dans la vie quotidienne. Il porte sur la structure des rencontres sociales – la structure de ces entités de la vie sociale qui viennent au jour chaque fois que des personnes entrent en présence physique immédiate les unes des autres. (GOFFMAN 1959 : 246.)
Que faut-il entendre ici par « structure » et « propriétés structurelles » ? Les structures dont traitent les textes que nous commentons consistent en vérité en systèmes de rapports établis entre un nombre fini d'éléments28 – une approche analogique semble donc particulièrement adaptée à leur étude, puisqu'elle établit des égalités de rapports, c'est-à-dire des similitudes structurelles. Les éléments en question, faut-il ajouter, sont des concepts, que Goffman articule en ce qu'il qualifie de modèles.
Une remarque terminologique s'impose ici : nombre de commentateurs, peut-être trop attentifs à ce qu'ils perçoivent comme la singularité des procédés goffmaniens, n'ont retenu que le terme de « métaphore » pour qualifier les ensembles théoriques dont nous traitons – on parle souvent, non pas de théories ou d'approches, mais seulement de la « métaphore dramaturgique », de la « métaphore rituelle » ou encore de la « métaphore ludique ». Or c'est là s'exprimer par métonymie : c'est désigner la théorie par l'un de ses éléments, à savoir l'un de ses procédés d'élaboration. Et c'est ce faisant risquer de l'y réduire, c'est-à-dire de ne retenir de la théorie que son aspect imagé et en apparence le moins rigoureux. Mais il ne faut pas oublier que Goffman, pour sa part, ne parle jamais de métaphore – c'est là un terme de commentateurs ; mais qu'il revendique de mettre en place des perspectives, des schémas (framework) ou des modèles.
Revenons sur cette dernière notion, qu'il faut examiner plus en détails. Un modèle est, comme on sait, une formulation synthétique et abstraite, une construction idéal-typique et simplificatrice censée rendre compte schématiquement de la structure et/ou du fonctionnement d'un objet. On en trouve, dans la thèse de doctorat de Goffman, un exemple très commode pour notre exposé parce qu'il est axiomatisé et exposé sur quelques pages (GOFFMAN 1953 : 33 à 38). Le modèle en question prend pour objet les « ordres sociaux », définis de manière très parsonienne comme intégration en une seule totalité de l'activité différenciée de différents acteurs, permettant la réalisation consciente ou inconsciente de certaines fins ou fonctions globales. Il consiste d'abord en une somme de définitions, donc de concepts, qui font système, c'est-à-dire qui ne prennent sens que renvoyés les uns aux autres29. Il consiste ensuite en un ensemble de principes : soit « internes », c'est-à-dire axiomes, postulats, lois et/ou règles portant sur l'objet même du modèle, et qui décrivent des rapports typiques entre éléments (c'est-à-dire entre concepts) du modèle30 ; soit « externes », qui précisent le champ d'application du modèle ou expliquent comment le modèle doit s'appliquer à son objet31. Le modèle forme une totalité théorique : il synthétise le mode de fonctionnement de son objet (les ordres sociaux) en distinguant différents concepts, éléments et principes fondamentaux qu'il articule en système. Il fait structure en tant qu'il définit un ensemble de rapports (les principes internes) entre éléments (les concepts). Il fonctionne enfin comme un schéma, puisque une fois défini, il s'applique à divers objets empiriques, dont il met en évidence les propriétés structurelles32.
Revenons à The Presentation of Self : l'ouvrage, comme le précise la préface de Goffman, est consacré, premièrement au développement d'un modèle ou schéma (le modèle dramaturgique), deuxièmement à l'exploration de ses possibilités d'application à un matériau sociologique donné, à savoir les interactions en milieu organisationnel. Le modèle présentera les caractéristiques qu'on vient de dégager, mais sera de surcroît métaphorique – il s'édifiera à partir d'une perspective métaphorique, il fera usage d'une métaphore pour construire ses concepts et ses principes.
Prenons un exemple, qu'on tirera du premier chapitre de l'ouvrage, et essayons de mettre en évidence les étapes implicites de la démarche. Un acteur de théâtre essaie de produire sur scène une représentation crédible, et dispose pour ce faire de tout un équipement expressif standardisé : décors, accessoires, costumes, répertoire de gestes immédiatement signifiants voire stéréotypés, etc. C'est ce que Goffman appelle la « façade » (front). Étant entendu qu'une comparaison implicite est faite entre acteur de théâtre et agent de la vie quotidienne, voyons s'il est possible de trouver dans les interactions en milieu organisationnel des éléments comparables à la façade de l'acteur de théâtre, c'est-à-dire des éléments qui soient à l'acteur de la vie ordinaire ce que la façade est à l'acteur de théâtre (procédé qui est celui de l'analogie). L'attention est alors portée sur tous les dispositifs permettant au sein d'un établissement de donner une impression crédible à la clientèle ou au public (on en a donné plusieurs exemples en note), et qui sont comparables à la façade de l'acteur en ceci qu'ils n'ont aucune utilité, sinon de donner une certaine impression, de représenter la tâche qu'accomplit le professionnel. L'analogie, en rapportant certains éléments du comparant à certains éléments du comparé, révèle une similitude fonctionnelle, qu'on signalera en attribuant le même nom de « façade » aux deux ensembles d'éléments. Cette qualification est métaphorique, puisqu'elle participe d'une comparaison implicite entre deux réalités hétérogènes et déclare une identité qui est littéralement fausse (les organisations ont leurs façades).
Mais si « métaphore » il y a bel et bien, il ne faut pas pour autant perdre de vue que ce que la comparaison produit, c'est un concept, c'est-à-dire une catégorie de compréhension et d'extension déterminées – en l'occurrence, l'ensemble des dispositifs et des actes dont la seule fonction, dans les interactions en milieu organisationnel, est de produire une certaine impression. Et le concept prend sa définition dans un système de rapports, formalisés comme principes internes au modèle – la façade se définit par sa fonction, c'est-à-dire par son lien à l'activité d'un acteur qui se rapporte à un public. Si bien que les propriétés que les concepts articulés en modèles mettent en évidence n'ont rien de métaphorique : ce sont des propriétés littérales de l'objet, qui consistent en systèmes de relations, c'est-à-dire en structures ou propriétés structurelles (le modèle décrit les rapports typiques entre l'acteur et sa façade, entre l'acteur et son public, entre l'acteur et son équipe, etc.).
Aussi la métaphore n'est-elle qu'un moment dans la construction du modèle : elle indique des rapports qui doivent être conceptualisés, qui doivent être décrits en termes formels ; et elle n'a d'utilité que pour autant qu'elle permettra le définition d'un modèle utile à des enquêtes sociologiques ou à la présentation d'un matériau empirique. – Du reste, une fois faite la comparaison entre un élément du comparant et un élément du comparé, un travail d'analyse, d'affinement, de précision, d'exemplification et d'application du concept est effectué, qui pour sa part n'est pas du tout métaphorique ; des exemples sont tirés de matériaux empiriques divers (résultats de participation observante, observations issues du vécu de l'auteur, documents biographiques, etc.). Une fois ces tâches menées à bien, la métaphore sera filée – d'autres analogies seront explorées (et ainsi de suite jusqu'à ce que la métaphore ait livré tout son potentiel), mais toujours dans le but de définir des concepts, des rapports et des principes utiles à la compréhension d'un matériau empirique. Aussi l'intérêt de la métaphore repose-t-il in fine sur les concepts qu'elle produit, et sur le profit qu'on peut tirer de ces concepts.
Ajoutons une dernière chose : les modèles que produit Goffman sont, comme ce dernier l'écrit, des « théories de basse portée » (WINKIN, 1988). Elles consistent en ensembles de concepts d'extension réduite, ou plus précisément qui se limitent drastiquement en extension pour gagner d'autant plus en compréhension. Goffman a en effet toujours affiché une certaine réserve en matière de théorie, en ce sens qu'il refusait les propositions, les principes et les systèmes trop englobants et généraux. Sa sociologie n'est pas une sociologie du modèle unique qui, voulant penser tout et tout penser de manière définitive, s'exposerait à ne plus rien penser de déterminé ; elle est au contraire une sociologie aux multiples perspectives, qui suit une multitude de pistes et produit par conséquent une multitude de modèles de basse portée, qu'elle n'essaie pas d'articuler en une vaine synthèse spéculative. Aussi comprend-on ce que le développement de métaphores peut lui apporter : les métaphores produisent des intuitions, fournissent des pistes à explorer, et déterminent des « façons de voir » qui, parce qu'elles n'ont pas de valeur littérale, ne risquent pas d'entrer en contradiction les unes avec les autres. Elles remplissent en outre une fonction synthétique appréciable dans la mesure où elles réunissent sous une étiquette unique (la perspective dramaturgique, la perspective rituelle, la perspective ludique) des multiplicités de micro-concepts qui risqueraient sinon, étant donnés les partis-pris qu'on vient de dire, de demeurer à l'état dispersé. Cependant, l’œuvre de Goffman ne se limite pas à cette inflation difficilement contrôlée de micro-concepts dont elle donne parfois l'impression : ses essais s'achèvent en outre souvent sur des conclusions d'une portée plus générale.
The Presentation of Self, pour ne prendre que ce seul exemple, s'intéresse ainsi aux phénomènes de projection d'images de soi, compris comme effets de la vie sociale. La nécessité que ressentent les agents de contrôler l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes, de leur équipe ou de leur organisation d'appartenance, est en effet avant tout l'effet d'une contrainte sociale : ce qui menace une mauvaise performance, c'est une sanction du corps social (remontrances des proches, mauvaise opinion, rumeurs, voire coercition, licenciement ou mise au ban), et la nécessité de veiller aux impressions que l'on donne n'est jamais que l'effet de l'intériorisation d'une contrainte dont on n'a plus nécessairement conscience. Si bien que le texte développe, entre autres analyses, une réflexion sur le phénomène de personnalité, entendu comme production ou même comme construction sociale plus ou moins consciente : la personnalité est avant tout et comme l'indique son étymologie un masque (GOFFMAN 1959 : 30), c'est-à-dire un atour dont on se pare pour produire une impression sur autrui ; un statut, une position, une place sociale n'est pas tant une propriété du sujet, qu'un comportement, une façon de se conduire, quelque chose qui doit être réalisé, consciemment ou inconsciemment, et conformément aux attentes de certains milieux (ibid. : 81) ; notre comportement en interaction, en tant qu'il vise à soutenir une certaine définition de la situation, ne consiste jamais qu'en rôles ou éléments de rôles codifiés, que nous avons appris à jouer et que nous reproduisons plus ou moins consciemment.
Si bien que l'on retrouve, dans The Presentation of Self, des concepts classiques de la tradition sociologique de Chicago (soi, contrôle social, interaction sociale), qui sont d'une généralité bien supérieure aux concepts de basse portée incorporés dans les modèles, et qui sont réinvestis dans l'exploration de perspectives qu'ils contribuent partiellement à constituer. Il ne serait sans doute pas exagéré de dire, par exemple, que Goffman reprend implicitement la définition de l'interaction sociale qu'on trouve dans Introduction to the Science of Sociology (PARK et BURGESS, 1924)33, et qu'il s'intéresse à la façon dont le seul fait de la co-présence des individus ou dont la seule nécessité de coexister et de diviser les tâches, provoque directement ou indirectement des phénomènes de réflexivité, dont les effets principaux sont l'ajustement des individus aux réquisits des groupes et l'émergence du phénomène dit de personnalité – à la façon, par conséquent, dont l'interaction travaille l'esprit des individus pour produire ce phénomène naturel propre aux formations sociales complexes. Il serait également possible de lire The Presentation of Self comme une tentative pour articuler certains acquis de la psychologie sociale inspirée de Cooley aux perspectives de sociologie du travail et des institutions produites par Hughes (HUGHES, 1971). La position de Goffman, enfin, est proche de celle qu'énonce Wirth dans Le Ghetto, selon laquelle l'esprit est moins la cause que le résultat de l'activité (individuelle, mais surtout collective) (WIRTH 1956 : 75).
Ainsi, s'il est indéniable que Goffman a recours à des métaphores filées, il ne faut pas pour autant perdre de vue que l'utilisation en est méthodique, c'est-à-dire régulée, et produit des résultats méthodologiquement viables, puisqu'elle produit des modèles conceptuels applicables à un matériau empirique. L'intérêt principal des métaphores réside donc dans ce qu'elles permettent de dire en termes conceptuels (qu'il s'agisse de concepts de basse portée ou des concepts plus généraux hérités de la tradition). Cependant, cela suffit-il à faire de la métaphore, comme le voudrait P. Manning, une méthode, c'est-à-dire un ensemble de règles processuelles identiquement appliqué à tous ses objets ?
Y a-t-il une « méthode » de la métaphore chez Goffman ?
La faiblesse principale du commentaire de P. Manning est en effet la suivante : en parlant de « méthode métaphorique », elle risque de laisser inaperçu un grand nombre de différences pourtant essentielles entre chacune des métaphores filées du corpus. Et cela pour une raison essentielle : Manning se sert de la métaphore théâtrale que développe The Presentation of Self comme d'un modèle pour penser le régime de fonctionnement de toutes les métaphores goffmaniennes – démarche qui n'est pas sans présupposés coûteux.
Tout d'abord, force est de remarquer que les métaphores ludiques et rituelles font l'objet d'un développement beaucoup moins systématique que la métaphore théâtrale. Elles apparaissent très ponctuellement dans la thèse de doctorat ; la première est surtout présente dans Strategic Interaction, qui se compose de deux essais consacrés chacun à une application possible d'une perspective ludique à l'interaction34 ; la seconde, censée faire l'objet de Interaction Ritual, n'apparaît qu'incidemment dans le premier essai de l'ouvrage, est absente du dernier essai qui occupe pourtant un tiers du livre, puis apparaît passim dans les textes plus tardifs, avant d'être retravaillée dans deux essais de Relations in Public (GOFFMAN, 1971).
En outre, les métaphores ne font pas l'objet d'un usage systématique. La métaphore théâtrale, pourtant développée de la façon la plus suivie, ne met pas toujours en évidence les mêmes propriétés de son objet : dans The Presentation of Self, elle souligne les phénomènes de gestion des apparences en contexte organisationnel et permet la définition d'un modèle, tandis qu'au chapitre 13 de Frame Analysis (GOFFMAN, 1974), premièrement elle révèle la forme fondamentalement narrative que prennent la plupart de nos expériences quotidiennes, et deuxièmement elle ne produit aucun modèle. La métaphore rituelle, pour sa part, s'applique aux rites de politesse, de reconnaissance ou d'insulte dans Interaction Ritual, puis plus généralement, à partir de Relations in Public, à tous les aspects à la fois ritualisés et symboliquement signifiants du comportement, y compris ceux que Goffman qualifie de parades (display) – par exemples rites de marquage du territoire ou d'affirmation de l'appartenance genrée (GOFFMAN, 1971 et 1976).
Chaque métaphore n'est donc pas développée en un lieu unique, ni ne vise par un ensemble unique de procédés à mettre en évidence un seul et même ensemble de propriétés de l'objet. Plutôt que de « méthode métaphorique », mieux vaudrait donc parler de « tendance à faire une utilisation heuristique de métaphores ». On dira alors, non pas que la « méthode métaphorique » goffmanienne tend à être abandonnée dans le corpus tardif, mais plutôt que la tendance à utiliser des métaphores se fait moins régulière et perd en systématicité, et ce dès après 195635.
Par ailleurs, la nature du comparant n'est pas la même d'une métaphore à l'autre. En effet, la perspective théâtrale développe essentiellement une idée de sens commun (« le monde est une scène »). Mais les métaphores ludique et rituelle se saisissent pour leur part de discours savants. Il s'agit pour la première de la perspective que développe la théorie des jeux, dont les principaux représentants sont dans les textes de Goffman, Von Neumann et Morgenstern d'une part, Schelling d'autre part. Et il s'agit pour la deuxième de l'anthropologie des rites que développent d'une part Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (DURKHEIM, 1912), d'autre part et comme le démontre magistralement G. Jaworski (JAWORSKI, 1996), Spencer au volume 2 de The Principles of Sociology (SPENCER, 1893).
C'est pourquoi toutes les métaphores n'ont pas le même statut théorique. Si la métaphore théâtrale a pour fin essentielle la production de propositions théoriques, en explorant les possibilités heuristiques d'une perspective de sens commun, les métaphores ludique et rituelle empruntent en revanche à des discours savants, dont elles reprennent à des degrés variables le lexique et les principes.
Interaction Ritual essaie ainsi d'appliquer une perspective durkheimienne à la vie quotidienne – il s'agit de voir si ce que Durkheim dit des rituels aborigènes dans les Formes élémentaires peut s'appliquer aux rituels de la vie quotidienne dans la société anglo-américaine contemporaine de Goffman. On retrouve ici le recours à une série d'analogies : ce que la divinité est au rite honorifique aborigène, la personne l'est (en vertu de la dignité que lui confère son statut social) au rites quotidiens de déférence, à savoir un être qu'il faut honorer symboliquement ; ce que le rite expiatoire est à l'impie, le rite quotidien de réparation l'est au contrevenant, à savoir une façon de faire amende honorable, de réparer le tort, de réaffirmer la norme et de participer pratiquement à la production ou la reproduction d'un ordre sacré ; etc. Il s'agit de mettre en évidence l'existence dans nos sociétés d'un ordre social symbolique sui generis, qui ne régit que la part symbolique de nos activités et les soumet à des contraintes seulement symboliques (bien qu'il ne soit pas pour autant intégralement découplé des autres ordres sociaux36). La métaphore permet donc ici de définir un modèle qui importe des principes d'analyse durkheimiens dans le dispositif goffmanien : la soumission des individus à des devoirs révèle des faits sociaux de contrainte ; elle réaffirme des réquisits et des idéaux, et manifeste, dans l'attitude et le comportement même des individus, des ordres hiérarchiques, qu'elle contribue ce faisant à reproduire, et qui sont autant de productions collectives réelles et irréductibles aux propriétés individuelles ; le rite de politesse, comme le rite religieux, est une façon, pour l'acteur, d'adhérer pratiquement aux normes de son groupe, et ce faisant de ressentir dans son corps l'efficace « magique » du rituel37.
Plus problématique est la référence à Spencer, telle que la signale l'exergue de Relations in Public :le rapprochement suggère que les rites, c'est-à-dire les patterns d'action institués servant à honorer quelqu'un ou quelque chose, représentent comme chez Spencer la forme de contrôle social38 chronologiquement et structurellement la plus archaïque et la plus élémentaire, puisqu'elle inscrit dans les habitudes les plus quotidiennes des individus les valeurs du corps social, qu'elle oblige ces derniers à honorer quotidiennement39. Si bien que le terme de « rites de politesse », en vérité, ne serait pas du tout métaphorique : si la comparaison des individus à des divinités telle qu'on la trouve dans Interaction Ritual relève bien de la métaphore, elle révélerait en revanche une identité de nature et de structure entre rites sacrés et rites profanes, dont on peut conjecturer qu'elle est assumée par Goffman à partir de 1971 (date à laquelle le rapprochement avec Spencer est suggéré). Les rites profanes seraient par conséquent une sous-classe de la catégorie des rites, elle-même espèce du genre « contrôle social », lequel réunit l'ensemble des moyens par lesquels un groupe contraint l'activité de ses membres.
Strategic Interaction, d'autre part, ne se limite pas au développement d'une métaphore ludique. Le premier essai suggère certes une comparaison entre acteurs de la vie quotidienne et espions ou interrogateurs professionnels et qualifie nos actions stratégiques de « coups » (moves) au sens d'unités d'action au sein d'un jeu40. Le second essai applique certes un modèle ludique aux interactions stratégiques, dont les principaux concepts sont ceux de partie41, de coalition42, de joueur43, de pion (pawn)44, d'effigie (token)45 et d'informateur46. Et les deux essais s'intéressent certes aux différentes configurations ludiques résultant des anticipations mutuelles des choix stratégiques du joueur adverse. Mais peu de commentateurs soulignent que le second essai de l'ouvrage développe surtout une critique des applications abusives de la théorie des jeux au champ des études sociologiques. Ainsi, la théorie des jeux essaie d'expliquer les choix des individus en révélant les calculs qu'ils font dans des situations qui les limitent stratégiquement. Mais en réduisant le comportement du joueur à un calcul stratégique intéressé, elle est en vérité incapable d'expliquer pourquoi les individus respectent les règles et l'esprit du jeu, ou jouent le jeu jusqu'au bout. En effet, elle traite les règles sociales comme des éléments perturbateurs du jeu, comme des données qu'il faut écarter pour restituer les stratégies dans leur pureté calculatoire (les considérations éthiques perturbent les calculs stratégiques et donc brouillent le modèle) ; et pourtant, rien n'empêche le joueur de poker de se retirer au beau milieu de la partie, de reprendre sa mise ou de renverser la table, sinon sa soumission à des règles coercitives, c'est-à-dire sociales – si bien que ce qui apparaît à tort comme élément perturbateur est au contraire condition de possibilité de la réalité dont il s'agit de rendre compte47. Mieux : seule la contrainte sociale, en tant qu'on la sait la plupart du temps intériorisée par les joueurs, nous permet d'accorder crédit à ce que déclare la partie adverse. La théorie des jeux ne peut donc être à elle-même son propre fondement explicatif : les jeux ne sont possibles qu'en raison de l'existence de normes sociales qui les encadrent, et dont la logique de fonctionnement n'est pas ludique. Aussi est-il impossible d'expliquer les phénomènes sociaux en les réduisant à des calculs stratégiques individuels, fussent-ils faits en anticipant les choix stratégiques d'autrui48.
Plus intéressante encore pour notre exposé est la critique que Goffman adresse au caractère métaphorique de l'application de la théorie des jeux à des phénomènes littéralement non ludiques. Au sens littéral, un jeu implique des conventions, parfois représentées par des arbitres et soutenues par un public, qui donnent à chaque mouvement un caractère purement symbolique : je déplace un pion, je pose un jeton ou je dis « échec » afin de signifier à qui m'observe que je réalise tel coup qui a un statut déterminé dans le système des règles du jeu. Mais lorsque, dans une situation littéralement non ludique, je suis confronté à un adversaire qui me menace physiquement, et que je dois choisir une stratégie d'approche du problème qui, en anticipant les réactions de la partie adverse, me permette d'éviter d'être blessé, les coups que je joue perdent ce statut purement symbolique et conventionnel – je ne signifie pas à autrui, et encore moins à un arbitre, que je prends la fuite, mais j'adopte une attitude que l'adversaire percevra immédiatement comme fuite, et qu'il avisera stratégiquement. De même, les jeux au sens strict prévoient une rétribution conventionnelle pour les gagnants – remporter la mise, être déclaré vainqueur, etc. Dire que c'est une telle rétribution que je recherche lorsque, par exemple, je joue de l'argent en bourse, c'est évidemment s'exprimer de manière impropre : aucune instance ne déclarera un vainqueur ni n'attribuera des lots ; je recevrai tout simplement, par l'effet d'une transaction, plus d'argent que je n'en avais engagé initialement. En somme, dire de certaines situations qu'elles sont ludiques, ou que les phénomènes sociaux en général sont des calculs au sein d'un jeu sérieux, c'est user d'une métaphore, mais d'une métaphore susceptible d'effets pernicieux, parce qu'elle nous expose à prêter des propriétés impropres à l'objet. La mise en évidence du caractère métaphorique de la perspective sert donc ici, non plus seulement à révéler des propriétés de l'objet, mais aussi à critiquer les applications abusives d'un modèle déjà constitué – ce qui participe d'une stratégie particulière : il s'agit pour Goffman de revendiquer pour la sociologie un domaine propre, qui soit soustrait aux incursions d'une autre discipline universitaire, à savoir la théorie des jeux.
Conclusion
Les métaphores ont, comme nous avons essayé de le démontrer, plusieurs fonctions. Elles définissent des perspectives inattendues sur un objet apparemment ordinaire, donc suggèrent des pistes à explorer. Par le recours à une série d'analogies, elles permettent la mise en évidence de propriétés structurelles de l'objet, qui seront synthétisées en un modèle conceptuel de basse portée – lequel n'a d'intérêt que pour autant qu'il permettra des enquêtes sociologiques ou lestera de théorie le regard du sociologue. Elles servent de fil directeur à l'exposé du modèle, en même temps qu'elles fournissent un principe synthétique pour l'articulation des nombreux concepts que produit Goffman. Elles permettent de mettre au travail, dans des perspectives qui se restreignent délibérément pour demeurer précises, des concepts de portée bien plus générale. Elles autorisent enfin la définition d'une multitude de perspectives d'exploration qui, malgré leurs différences, ne risquent pas d'entrer en contradiction, pour cette simple raison qu'elles ne visent pas à s'intégrer en une vaine synthèse spéculative.
Mais s'il y a un usage méthodique et méthodologiquement viable des métaphores filées, il n'y a pour autant pas de méthode de la métaphore : toutes les métaphores filées, si elles déploient le même procédé, n'ont pas le même statut épistémologique. Renoncer à parler de « méthode métaphorique », et dire qu'on trouve plutôt chez Goffman une tendance à recourir à des métaphores pour construire des perspectives et des modèles, permettra de ne plus occulter les différences fines existant entre chaque métaphore filée, et de concentrer l'attention sur ce qui est le plus important, à savoir non pas la métaphore, mais ce qu'elle permet de dire en termes conceptuels.
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Note
↑ 1 Plusieurs commentateurs (par exemple : WATSON 1990) ont remarqué que les métaphores chez Goffman participaient de ce que Kenneth Burke qualifiait de « perspective par incongruité » (BURKE 1937 : 308). Par quoi il faut entendre un procédé qui consiste à rapprocher verbalement deux réalités ou deux catégories tout à fait hétérogènes (parler par exemple de la séduction comme d'une activité de chasse ou de pêche), pour présenter l'une de ces réalités sous un jour nouveau et inattendu, afin d'en renouveler notre compréhension.
↑ 2 P. Manning ne signale pour sa part que deux métaphores filées, à savoir la métaphore théâtrale et la métaphore ludique, mais de nombreux commentateurs (par exemple : KEMPER, 2011 ; TREVIÑO, 2003) ajoutent à la liste une métaphore filée des rituels. Certains critiques évoquent également une métaphore cinématographique (par exemple : OLSZEWKA, 2012 ; NIZET et RIGAUX, 2005) et une métaphore éthologique (NIZET et RIGAUX, 2005), mais nous pensons pour notre part que cet ajout est indu. D'une part, les emprunts de Goffman au lexique de l'éthologie n'ont selon nous rien de métaphorique : il s'agit d'appliquer aux interactions les concepts, les démarches et les perspectives de l'éthologie, en présupposant que certains comportements humains sont de même nature que certains comportements animaux, et partagent pour cette raison certaines de leurs propriétés (en quoi Goffman se situe dans le prolongement de la théorie des émotions de Darwin). D'autre part, si certains termes de Frame Analysis (GOFFMAN, 1974) peuvent évoquer la technique cinématographique (cadrage, séquence, etc.), ils ne nous semblent pas tirer leur signification d'une référence à ces techniques ni ne sont a fortiori agencés en une longue métaphore cinématographique.
↑ 3 Les références principales de Goffman sont les suivantes : VON NEUMANN et MORGENSTERN, 1953 ; SCHELLING, 1960.
↑ 4 The Presentation of Self est édité pour la première fois en 1956, soit trois ans après la soutenance de thèse de Goffman.
↑ 5 Ainsi apprend-on dans les dernières pages de The Presentation of Self in Everyday Life que« la thèse selon laquelle le monde entier est une scène est suffisamment banale pour que les lecteurs soient familiers avec ses limitations et qu'ils se montrent tolérants à son exposition, sachant qu'à tout moment ils peuvent facilement se convaincre qu'il ne faut pas la prendre trop au sérieux » (GOFFMAN 1959 : 246). Le « langage et le masque de la scène » doivent être abandonnés (dropped), le dispositif mis en place dans l'ouvrage n'est qu'un « échafaudage » destiné à « construire d'autres choses », qu'il faut démolir une fois rempli son office (ibid.) ; la comparaison de la vie à un théâtre est « en partie rhétorique et stratégique » (« a rhetoric and a manoeuvre ») (ibid.) ; enfin les exemples empruntés à la théorie des jeux sont « franchement tirés pas les cheveux » (« of a very farfetched kind ») (GOFFMAN 1969 : 89).
↑ 6 P. Manning parle encore, en termes assez obscurs, d'approche « spiralée ». Des définitions et des analyses de l'objet seraient ainsi données (le propos s'approcherait d'une saisie de son objet), pour ensuite se signaler comme insuffisantes (le propos s'éloignerait alors de cette saisie) ; les développements « tourneraient » donc autour de leur objet tout en s'en éloignant, tels une spirale. (MANNING 1992 : 53)
↑ 7 On trouvera une excellente description de la formation du jeune Goffman à l'Uiversité de Chicago, et de son rapport aux enseignants, dans « Erving Goffman : Portrait du sociologue en jeune homme » (WINKIN 1988 : 13 à 92).
↑ 8 Par « établissement », Goffman entend toute organisation opérant en un lieu dédié et présentant d'une manière ou d'une autre un caractère officiel. Il peut s'agir d'une entreprise aussi bien que d'un établissement public, d'une réunion de travail ou d'une cellule familiale.
↑ 9 Les vendeurs de parfum londoniens portent par exemple une blouse blanche identique à celle des chimistes, qui ne leur est d'aucune utilité sinon de donner à la clientèle une impression de propreté, de professionnalisme et de « technicité » (GOFFMAN 1959 : 36 et 37).
↑ 10 De nombreuses organisations dédient certaines régions aux activités de mise en scène (interfaces des petits commerces avec la clientèle, vitrines, salons de réception, etc.) et d'autres au relâchement des acteurs (pièces réservées au personnel, magasins), au stockage du matériel nécessaire à la mise en scène (vestiaires, cuisines des restaurants), à la préparation de la mise en scène (arrières-salles où il est possible de donner des directives ou de « recadrer » des membres de l'équipe), voire à l'exécution de ce que Goffman, à la suite de Hughes, qualifie de « sale boulot » (dirty job), à savoir de ces tâches qu'on ne peut présenter au public. (Les infirmiers en hôpital psychiatrique, par exemple, font subir des sévices aux internés afin qu'ils ne troublent pas l'organisation de l'établissement, mais usent de moyens qui ne laissent pas de traces, comme l'étranglement au moyen d'un linge humide, afin de n'être pas inquiétés par les familles ou mis en danger auprès du public (GOFFMAN 1959 : 53-54)). Les lieux de la mise en scène mettent tout un dispositif (setting) à disposition de l'acteur (décorum et configuration de l'espace).
↑ 11 Certaines plages de l'emploi du temps d'un avocat sont par exemple intégralement consacrées à entretenir l'impression qu'il donne à ses clients, en les recevant dans on cabinet.
↑ 12 Les organisations distribuent fonctions (roles) et rôles (parts), les seconds étant fonction des premières, et déterminent ainsi les égards qui sont dus à chaque « personnage » lors de la mise en scène.
↑ 13 De très nombreuses organisations ont recours à des agents exclusivement spécialisés dans la mise en scène – soit représentants et orateurs, soit conseillers, voire coiffeurs, maquilleurs ou décorateurs, qui sont rémunérés pour travailler sur les « accessoires » et « costumes » de la mise en scène.
↑ 14 De nombreuses corporations de métiers interdisent implicitement à leurs membres de se critiquer mutuellement en présence du public : si enseignants ou médecins peuvent être en désaccord voire en conflit avec un confrère, ils se garderont en revanche de toute critique en présence du public (GOFFMAN 1959 : 95).
↑ 15 Peu importe si nos mises en scènes sont sincères ou pas : elles finissent toujours par avoir des effets sur l'image que nous avons de nous-même.
↑ 16 La qualité de nos mises en scène engage notre crédibilité auprès du public, de nos collègues, voire de nous-mêmes. Nous avons un intérêt narcissique à produire des mises en scènes réussies, mais aussi et plus simplement des intérêts professionnels extrêmement tangibles (réputation auprès du public, des collègues et de la hiérarchie).
↑ 17 Une mauvaise performance peut mener au chômage, et l'incapacité à fournir des performances conformes aux attentes du milieu social, à l'hôpital psychiatrique (GOFFMAN 1967 : 137 et seq.).
↑ 18 De nombreuses organisations pratiquent ainsi le secret interne, ou travaillent à maintenir une vision de la profession qui relève pour une bonne part de la mise en scène.
↑ 19 C'est la raison pour laquelle le théâtre, par exemple, n'intéresse pas vraiment Goffman – on chercherait en vain chez lui une pensée riche et originale des phénomènes scéniques ; le théâtre se résume pour lui à la mise en scène en un lieu dédié d'une intrigue narrative, soutenue par des acteurs et à destination d'un public qu'isole de la scène le fameux « quatrième mur ».
↑ 20 La représentation a pour fonction de favoriser le fonctionnement de l'organisation, en entretenant une bonne image auprès de la clientèle ou du public par exemple.
↑ 21 Nous tirons ces remarques de The Presentation of Self (passim)et du chapitre 13 de Frame Analysis (GOFFMAN, 1974).
↑ 22 Il est essentiel de garder ces remarques à l'esprit, sous peine de faire, comme Gouldner (GOULDNER, 1970), de lourds contresens sur l’œuvre de Goffman.
↑ 23 Le texte examine successivement les phénomènes de performance (notion de rôle théâtral (part), de façade de l'acteur (front), de réalisation de la mise en scène, d'idéalisation de la réalité représentée, de représentation mensongère, etc.), puis d'équipe d'acteurs, de découpage de la scène en régions dédiées au différentes fonctions de la représentation, de communication étrangère au rôle (par quoi il faut comprendre tout acte de communication entre acteurs, qui n'est pas comprise dans le rôle mais sert la mise en scène – indications sur la mise en scène, sur le public, rappels à l'ordre, etc.), et enfin de gestion des impressions.
↑ 24 Cooley, par exemple, estime probable que « à peu près tous ceux qui parmi nous ont commencé la sociologie, disons, entre 1870 et 1890, l'ont fait à l'instigation de Spencer » (COOLEY 1920 : 129). Small consacre la deuxième partie de General Sociology à un exposé et une critique de l'analogie organique de Spencer (SMALL 1905 : 109 à 153). Park et Burgess écrivent que, « après Comte, le premier grand nom dans l'histoire de la sociologie est Spencer » (PARK et BURGESS 1924 : 24) et estiment que la question de l'analogie organique telle que la formule cet auteur en 1860 a depuis lors largement absorbé l'attention des sociologues, et fut l'un des principaux facteurs de la division de la sociologie en courants (ibid. : 28).
↑ 25 Il n'est pas certain, mais il est en revanche probable que Goffman ait lu ce texte de Spencer ; nous reproduisons les deux textes pour laisser le lecteur seul juge de leur proximité, dont il est probable qu'elle ait été transparente au lecteur américain des années 1950. Spencer écrit ceci : « But now let us drop this alleged parallelism between individual organisations ans social organisations. I have used the analogies elaborated, but as a scaffolding to help in building up a coherent body of sociological inductions. Let us take away the scaffolding : the inductions will stay by themselves. » (SPENCER 1879 : 592-593). Goffman écrit : « And so here the language and mask of the stage will be dropped. Scaffolds, after all, are to build other things with, and should be erected with an eye to taking them down. » (GOFFMAN 1959 : 246) Nous soulignons dans les deux cas.
↑ 26 Il s'agit là du premier manuel scolaire du département de sociologie de Chicago.
↑ 27 Goffman revendique en effet régulièrement d'étudier des propriétés structurelles des phénomènes sociaux. Par exemple, dans l'interview qu'il accorde à Verhoeven en 1980, il refuse qu'on l'associe à l'interactionnisme symbolique parce que celui-ci se met volontairement dans l'incapacité de « fournir la structure ou l'organisation des choses réelles » et est « antisystématique » (VERHOEVEN 1980 : 226, cité et traduit dans BONICCO-DONATO 2012 : 281). Certains interprètes font même de Goffman un structuraliste, voire un structuraliste au sens lévi-straussien (KECK, 2012), interprétation qui nous semble discutable en ce qu'elle semble prêter à Goffman des filiations qui ne sont manifestement pas les siennes – l'intérêt pour les structures sociales et propriétés structurelles des phénomènes sociaux étant plus vraisemblablement un héritage spencerien ou post-spencerien.
↑ 28 Un système hiérarchisé de statuts, par exemple, est une structure, en tant qu'il consiste en un ensemble de rapports et des normes relationnelles entre un nombre fini de statuts.
↑ 29 Sont en l'occurrence définis les termes d'ordre social, de délit (offense), de contrevenant (offender), de déviant et de désorganisation sociale.
↑ 30 Les principes du modèle sont les suivants : les contributions d'un acteur font l'objet d'attentes morales de la part des autres acteurs ; ces attentes sont soutenues par un ensemble de sanctions positives et négatives ; celui qui enfreint les règles doit se sentir coupable, et celui qui est lésé doit se sentir indigné ; toute infraction appelle une réparation, dont la fonction est de rétablir l'ordre normal de fonctionnement de l'interaction et de réaffirmer les règles morales en vigueur ; étant données ces règles, les personnes développent tout un ensemble de ruses et de tricheries pour parvenir à leurs fins illégitimes sans pour autant enfreindre stricto sensu les règles.
↑ 31 Par exemple : tout ordre social concret apparaît nécessairement à l'intérieur d'un contexte social plus large, et tout cours d'action qui implique à la fois cet ordre concret et son contexte social plus large, doit être soumis à une régulation intégrée à l'ordre social.
↑ 32 La suite du texte applique ainsi le modèle, par exemple, à ces objets que sont la communication, l'expression ou la gestion des informations sur soi, afin de montrer comment participent à des ordres sociaux (c'est-à-dire à des totalités intégrées) qu'ils contribuent en même temps à reproduire.
↑ 33 « Interaction » y est synonyme de « processus », et plus précisément de processus consistant en l'action réciproque de deux éléments au moins, entraînant le changement de l'un au moins de ces éléments. L'interaction sociale, par conséquent, qui n'est dans la nature qu'un type particulier d'interaction (il peut tout aussi bien y avoir interaction entre atomes, entre molécules, entre neurones, entre astres, entre désirs ou « vœux » dans l'esprit d'un individu, etc.) désigne par conséquent tout processus consistant en un rapport direct ou indirect entre hommes et/ou groupes, qui seront amenés à changer du fait même de cette mise en rapport. Sont par exemple des interactions sociales : l'acculturation et assimilation d'un émigré, l'éducation des individus par des institutions, la transformation d'une culture sous l'effet d'une révolution technologique ou d'une crise économique, les effets du climat sur l'organisation d'une société, l'institution d'une coutume suite à un phénomène d'effervescence collective ou de conflits entre factions au sein d'une population, les effets politiques de tensions ethniques, l'impact des rapports sociaux sur l'image de soi.
↑ 34 Il s'agit de la gestion des expressions porteuses d'informations pour le premier essai, et plus généralement des situations impliquant un calcul stratégique pour le second essai.
↑ 35 C'est là la date de la première publication de The Presentation of Self in Everyday Life.
↑ 36 Les rites de déférence ne sont évidemment pas découplés des statuts et des fonctions que les individus assument.
↑ 37 Il ne serait à ce titre pas du tout abusif de dire que Interaction Rituals développe une perspective holiste et défend une définition réaliste du social.
↑ 38 L'expression n'est pas de Spencer, qui parle de système de régulation, mais l'idée est avancée par E. Ross (ROSS, 1898).
↑ 39 Goffman cite ici un texte de Spencer que reproduisaient Park et Burgess dans Introduction to the Science of Sociology, qui était le manuel de base du département de sociologie de Chicago dans les années 1920 et 1930, et qui était la base de l'enseignement de Burgess jusqu'au début des années 1950 (si bien qu'il est très vraisemblable que Goffman ait lu ce texte).
↑ 40 Le jeu d'échecs, par exemple, consiste en une série de coups effectués alternativement par les deux joueurs. Le modèle distingue entre cinq catégories de coups : les coups sans intention stratégiques (unwitting moves), les coups naïfs (qui se fient à la valeur faciale des coups adverses, qui ne postulent chez la partie adverse aucune intention de dissimulation), les coups manipulateurs (control moves) qui visent à produire une réaction chez le joueur adverse en l'induisant à une croyance erronée, les coups visant à démasquer l'adversaire ou à dévoiler sa stratégie secrète (uncovering moves), et enfin les coups qui ont pour but de déjouer les tentatives de mise au jour des stratégies secrètes (counter-uncovering moves).
↑ 41 Au sens d'une partie prenante. Il s'agit de l'entité, personnelle ou impersonnelle, dont les intérêts sont en jeu dans l'interaction stratégique.
↑ 42 Le terme désigne une association de parties dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement de part en part.
↑ 43 C'est la personne qui décide des « coups » et défend les intérêts d'une partie.
↑ 44 Il s'agit d'une personne engagée dans le jeu, mais dont les intérêts propres voire la personne sont susceptibles d'être sacrifiés.
↑ 45 Par quoi on entend une personne qui représente une partie sans pour autant avoir le droit de négocier en son nom. Rendre visite à quelqu'un pour l'honorer, c'est s'utiliser soi-même token.
↑ 46 C'est-à-dire toute personne dont la fonction est d'observer ou d'espionner la partie adverse afin d'en soutirer des informations utiles à la partie pour laquelle il joue.
↑ 47 Les casinos prévoient un ensemble de dispositifs de surveillance et de coercition en vue de dissuader les joueurs de tricher, dont on trouve un équivalent dans les lois et agences d'application des lois ; mais au casino comme dans la plupart des situations de la vie quotidienne, ces dispositifs sont rarement nécessaires, puisque les joueurs ont intériorisé l'esprit du jeu, c'est-à-dire les attentes normatives sociales pesant sur la façon de jouer.
↑ 48 Ici aussi, l'argumentation de Goffman aboutit à une position réaliste en sociologie, c'est-à-dire anti-nominaliste.