Publifarum n° 23 - Les avatars de la métaphore

Dire et écrire le monde par la métaphore : les « Voyages extraordinaires » de Jules Verne

Lionel DUPUY



Résumé

Les "Voyages extraordinaires" (VE) de Jules Verne sont des romans géographiques qui articulent le passage d'une géographie réelle vers une géographie plus imaginaire. Or l'imaginaire géographique développé par l'auteur repose très souvent sur l'emploi de multiples métaphores qui assurent à ce dernier la description et la mise en extraordinaire de territoires jusqu'alors inconnus par le lecteur. Dès lors, le biais de la métaphore permet ainsi à Jules Verne de transmettre autrement un savoir géographique et de rendre plus attrayantes les descriptions qu'il propose. Le récit vernien constitue finalement un objet géolittéraire dont l'analyse géographique permet de mieux cerner les contours du roman géographique, tel qu'il se constitue dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle. Dans cette perspective, l'article s'intéresse plus spécifiquement aux multiples métaphores (géographiques, organicistes et métonymiques) qu'utilise le romancier pour écrire et transmettre une géographie littéralement "extra"ordinaire.



« Comme c'est l'espace qui est la forme de l'imaginaire, de l'anti-destin,
c'est la métaphore qui en est le processus d'expression, ce pouvoir qu'à
l'esprit, chaque fois qu'il pense, de rénover la terminologie, de l'arracher à
son destin étymologique. » (DURAND 1990 : 484-485).


Les travaux de géographes qui explorent les textes littéraires sont relativement récents, à l'image des études qui portent sur la dimension discursive de la géographie (BERDOULAY, 1982, 1988 ; BROSSEAU, 1996). Pourtant, le terrain est particulièrement propice à des réflexions interdisciplinaires sur l'espace géographique. Le travail du géographe, étymologiquement, n'est-il pas de dire, écrire et transmettre la complexité des relations qui unissent les hommes, les sociétés avec les territoires (envisagés sous toutes leurs formes) dans lesquels ils évoluent ?
Au XIXᵉ siècle, un romancier français célèbre déclarait à la fin de sa vie vouloir composer, avec ses récits, sa propre « géographie universelle pittoresque » (1895). Il s'agit de Jules Verne (1828-1905), dont la série des Voyages extraordinaires (VE) a pour ambition « de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui [lui] est propre [à l'auteur], l'histoire de l'univers » (Avertissement de l'éditeur dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras, 1864-1865). Mais quelle est alors cette « forme attrayante et pittoresque qui lui est propre » ? Sur quoi repose-t-elle ?
Nous avons montré dans notre thèse doctorale en géographie comment les VE de Jules Verne sont des romans géographiques qui articulent systématiquement le passage d'une géographie réelle vers une géographie plus imaginaire (DUPUY, 2009). Or la métaphore est le trope qui par excellence assure à Jules Verne l'écriture de cet imaginaire géographique et qui lui permet de rendre ses voyages littéralement extraordinaires.
Nous souhaiterions ainsi dans le texte qui suit présenter et analyser un certain nombre de ces métaphores (géographiques, organicistes et métonymiques) et montrer, comme l'écrit si justement Paul Ricœur, qu'elles sont bien, et particulièrement dans l'œuvre de Jules Verne, « [ ... ] le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir que certaines fictions comportent de redécrire la réalité »(RICŒUR 1975 : 11).

Métaphores géographiques et paysages sous-marins

L'œuvre de Jules Verne regorge donc de métaphores. L'auteur semble particulièrement les apprécier (DUPUY, 2011a, 2011b, 2013a, 2013b), à l'inverse des comparaisons pour lesquelles un de ses héros tient le propos suivant, en égratignant au passage Chateaubriand1 :

Cela n'a pas empêché le plus orgueilleux des gens modestes, mon illustre compatriote Chateaubriand, d'avoir fait cette comparaison inexacte entre les flamants et les flèches ! Ah ! Robert, la comparaison, vois-tu bien, c'est la plus dangereuse figure de rhétorique que je connaisse. Défie-t-en toute la vie, et ne l'emploie qu'à la dernière extrémité.(Les Enfants du capitaine Grant, 1867-68, ch. 20, 1 ère partie).

Par cette critique de la comparaison, Jules Verne - via son personnage Paganel - abonde dans le sens du constat fait un demi-siècle auparavant par Bernardin de Saint-Pierre, lorsque ce dernier déclare, dans une formule désormais célèbre :

L'art de rendre la nature est si nouveau, que les termes même n'en sont pas inventés. [ ... ] Il n'est donc pas étonnant que les voyageurs rendent si mal les objets naturels. S'ils vous dépeignent un pays, vous y voyez des villes, des fleuves et des montagnes ; mais leurs descriptions sont arides comme des cartes de géographie : l'Indoustan ressemble à l'Europe. La physionomie n'y est pas. (BERNARDIN DE SAINT-PIERRE 1818 : 96).

Le même Paganel (géographe dans le roman), revient une nouvelle fois sur cette question rhétorique et lexicale, lors de la description de l'Australie. En effet, quels mots employer pour dire, écrire les paysages si variés et somptueux qui s'offrent au regard de ces intrépides voyageurs ? :

Ne croyez pas que vous avez toute une Suisse à traverser. Il y a dans l'Australie des Grampians, des Pyrénées, des Alpes, des montagnes Bleues, comme en Europe et en Amérique, mais en miniature. Cela prouve tout simplement que l'imagination des géographes n'est pas infinie, ou que la langue des noms propres est bien pauvre. (Les Enfants du capitaine Grant, ch. XVIII, 2nde partie).

Un exemple emblématique de cette situation est présenté avec Vingt mille lieues sous les Mers, où Jules Verne est confronté à une difficulté rhétorique de premier plan : comment (d)écrire l'extraordinaire des paysages sous-marins qu'il fait découvrir à ses héros, a fortiori s'agissant d'un territoire que l'homme n'a jamais encore parcouru au moment de l'écriture du récit ? C'est ainsi que la métaphore vient au secours du romancier, et plus particulièrement la métaphore géographique (ou terrestre; DUPUY 2011 : 40-44). Deux chapitres consécutifs du roman sont particulièrement emblématiques de cette démarche. Leurs titres respectifs résument parfaitement le procédé métaphorique : « Promenade en plaine » (ch. 16, 1 ère partie) et « Une forêt sous-marine » (ch. 17,1 ère partie) :

Bientôt, la nature du sol se modifia. À la plaine de sable succéda une couche de vase visqueuse que les Américains nomment « oaze », uniquement composée de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourûmes une prairie d'algues, plantes pélagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachées, et dont la végétation était fougueuse. Ces pelouses à tissu serré, douces au pied, eussent rivalisé avec les plus moelleux tapis tissés par la main des hommes. (Vingt mille lieues sous les Mers, « Promenade en plaine », ch. 16, 1ère partie).

Nous étions enfin arrivés à la lisière de cette forêt, sans doute l'une des plus belles de l'immense domaine du capitaine Nemo. [ ... ] Cette forêt se composait de grandes plantes arborescentes [ ... ] Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hérissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s'étendait dans un plan horizontal. (Vingt mille lieues sous les Mers, « Une forêt sous-marine », ch. 17, 1ère partie).

Les métaphores géographiques permettent ici à l'auteur de décrire des territoires que ni lui ni ses lecteurs n'ont et ne pourront jamais pratiquer de leur vivant. Comme le seul référentiel commun est terrestre, Jules Verne ne peut donc dire la mer et la richesse de ses fonds sous-marins qu'en développant des champs lexicaux qui « parlent » clairement à son lectorat : « sol », « plaine », « prairie », « végétation », « pelouses », « lisière », « forêt », « plantes arborescentes », « herbes », « sol », « branches », « arbrisseaux », Dès lors, il découle de ces métaphores et de ces champs lexicaux l'impression que les paysages sous-marins constituent en quelque sorte une duplication « extraordinarisée » des paysages présents sur la terre ferme : la nature semble cependant prendre certaines fantaisies avec les lois qu'elle fait pourtant régner en dehors des océans.

De même, voir in situ ces paysages sous-marins n'est accessible qu'à quelques initiés, et non au commun des mortels (autrement dit ici, le lecteur). C'est au Capitaine Nemo que revient le privilège d'assurer le spectacle, lui qui, tellement à l'aise dans cet élément, finit par en devenir non l'un des membres, un de ses hôtes, mais bien le maître : « l'immense domaine du capitaine Nemo ». La partie pour le tout, le tout par la partie : Nemo et la mer ne font finalement qu'un, ils entretiennent - d'un point de vue rhétorique - une relation quasi synecdochique, que nous retrouvons encore plus marquée entre l'homme et son sous-marin2. Plus largement, d'un point de vue étymologique notamment, le terme « géographie » a lui-même une forte valeur synecdochique : si « gê », en grec, signifie « terre », l'ambition du géographe est bien cependant de décrire et d'expliquer l'organisation de l'espace sur l'ensemble de la surface de la planète, y compris les mers et les océans. Jules Verne fait à ce titre véritablement œuvre de géographe.

L'énigmatique capitaine Nemo inquiète particulièrement le professeur Aronnax, narrateur de cet improbable voyage extraordinaire : « Je le considérais avec un effroi mélangé d'intérêt, et sans doute, ainsi qu'Œdipe considérait le sphinx » (ch. X, 1ère partie). Ici, la métaphore devient mythique, mythifiante, et inscrit Nemo dans une autre dialectique de l'espace et du temps. Le mythe alimente la métaphore vernienne. La description du commandant Farragut, à qui il est demandé de tuer ce « monstre marin » 3 qui hante les mers - autrement dit, le Nautilus -, est une préfiguration directe mais bien plus modeste du capitaine Nemo :

Le commandant Farragut était un bon marin, digne de la frégate qu'il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu'un. Il en était l'âme. Sur la question du cétacé, aucun doute ne s'élevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l'existence de l'animal fût discutée à son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Léviathan, - par foi, non par raison. Le monstre existait, il en délivrerait les mers, il l'avait juré. C'était une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonné de Gozon, marchant à la rencontre du serpent qui désolait son île. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu. (ch. IV, 1 ère partie).

Un peu plus loin, la description de Ned Land participe elle aussi directement de l'inscription du mythe et de la poésie dans ce récit des temps modernes : « Son récit prenait une forme épique, et je croyais écouter quelque Homère canadien, chantant l'Iliade des régions hyperboréennes » (ch. IV, 1ère partie). Dans cette perspective, les VE de Jules Verne prolongent finalement au XIXᵉ siècle un genre que Vincent Berdoulay décrit en ces termes :

On est conduit ainsi à rappeler l'existence d'un genre, disparu depuis longtemps dans le monde occidental, à caractère poético-mythique. L'exemple le plus célèbre est fourni par l'Odyssée. Sept siècles environ avant Jésus-Christ, quand le mythe informait la connaissance scientifique, l'œuvre d'Homère relevait d'un genre où le discours géographique prenait une facture poétique. Comme il avait une valeur pédagogique reconnue, ce genre s'est perpétué pour cette raison jusqu'au XVIIIᵉ siècle. (BERDOULAY 1988 : 18).

C'est ainsi que la métaphore - géographique dans le cas présent - permet à l'auteur de transporter son récit à la fois dans l'espace mais aussi dans le temps (rappelons qu'étymologiquement, métaphore signifie « transport »). Elle assure ce lien entre des mondes a priori très éloignés et permet au lecteur d'activer son imaginaire en se référant à des univers qui lui sont plus familiers.

Métaphores organicistes et paysages terrestres

Analysant l'utilisation de la métaphore organiciste dans le langage des géographes, Vincent Berdoulay considère que « c'est vers la fin du XVIIIᵉ siècle qu'elle devint un instrument privilégié de la pensée occidentale et ce jusqu'à l'aube du XXᵉ siècle » (BERDOULAY 1982 : 578). Elle propose une vision du monde et assure l'adhésion du public car elle touche d'abord à la sensibilité (BERDOULAY 1982 : 585). Or les métaphores organicistes sont particulièrement nombreuses dans la série des VE. Souvent appliquées à la description de reliefs, elles mettent efficacement en évidence l'immensité et le caractère majestueux des paysages que découvrent les héros verniens :

La chaîne des Andes se déroulait à l'horizon, enflant ses croupes et multipliant ses pics vers le nord. Ce n'étaient encore là que les basses vertèbres de l'énorme épine dorsale sur laquelle s'appuie la charpente du Nouveau-Monde. (Les Enfants du capitaine Grant, ch. 11, 1ère partie).

Les Andes sont en effet une chaîne de montagnes sans commune mesure avec celles que nous avons en Europe. Le romancier français doit donc trouver les mots justes pour décrire ce qu'observent ses héros. Le champ lexical qu'il retient ici est explicitement organiciste : « croupes », « vertèbres », « épine dorsale ». Il termine enfin sa description géomorphologique par une métaphore architecturale (« charpente Nouveau-Monde ») loin d'être unique dans la série des VE.
Dans un autre roman sud-américain, Le Superbe Orénoque, le romancier file également une efficace mais surprenante métaphore organiciste afin de préciser l'organisation géologique et hydrographique du vaste complexe guyano-brésilien au sein duquel prend source le fleuve Orénoque :

[ ... ] avant que les grands lacs se fussent vidés, à travers un incohérent réseau d'artères fluviales, dans les profondeurs de l'Atlantique. Pays tourmenté, où les arêtes se confondent, où les reliefs semblent en désaccord avec les logiques lois de la nature, même dans ses caprices hydrographiques et orographiques [ ... ] (Le Superbe Orénoque, ch. 11, 2nde partie).

La catachrèse « artère fluviale » - véritable métaphore lexicalisée - est un classique (vernien) pour désigner un fleuve de grande importance. On la retrouve notamment dans Les Enfants du capitaine Grant, où Paganel, à propos du fleuve Waikato parle de « grande artère zélandaise » (ch. X, 3ème partie). Dans le cas du Superbe Orénoque, la métaphore organiciste se double d'une personnification : « [ ... ] les reliefs semblent en désaccord avec les logiques lois de la nature, même dans ses caprices hydrographiques et orographiques [ ... ] ». Les considérations/comparaisons deviennent morales à propos d'un relief où la nature semble se jouer de ses propres lois (à l'image de ce que nous avons montré précédemment avec Vingt mille lieues sous les Mers). Le comparant « organique » utilisé dans cette métaphore est alors envisagé dans sa dimension biologique (« artères ») mais aussi morale (« désaccords », « caprices ») : « l'idée du tout » est on ne peut mieux exprimée ici (BERDOULAY 1988 : 76).
Un autre exemple très intéressant de métaphore organiciste nous est donné avec L'Île Mystérieuse, dont la description détaillée dans le roman fera l'objet de notre dernière partie. Cette Île, aux formes étranges, présente dans une de ses extrémités un « golfe qui ressemble si singulièrement à une mâchoire ouverte, appelons-le golfe du Requin (Shark-gulf) » (ch. XI, 1ère partie). À la fin du récit, l'île, qui est un volcan, finit par exploser. Les héros assistent stupéfaits à ce spectacle qui détruit tout, y compris « les mâchoires laviques du golfe du requin » (ch. XX, 2nde partie). Nous avons certes affaire ici à une métaphore, mais aussi et surtout à une hypallage métonymique - telle que celles décrites par Genette à propos de Proust - si nous considérons légitimement que « mâchoires » devrait se rapporter à « requin », « lavique » à « golfe » et que c'est bien la contiguïté de la mer (où vivent des requins) qui alimente la métonymie.
La métaphore organiciste peut également revêtir chez Verne un aspect plus morbide et inquiétant. Décrivant une forêt de gommiers morts, le narrateur exploite clairement le champ lexical de la mort et de la souffrance :

C'était une haute forêt de gommiers d'un aspect sinistre. Rien que des arbres morts, largement espacés, écorcés depuis des siècles, ou plutôt écorchés comme les chênes-lièges au moment de la récolte. Ils portaient à deux cents pieds dans les airs le maigre réseau de leurs branches dépouillées.
Pas un oiseau ne nichait sur ces squelettes aériens ; pas une feuille ne tremblait à cette ramure sèche et cliquetante comme un fouillis d'ossements. À quel cataclysme attribuer ce phénomène, assez fréquent en Australie, de forêts entières frappées d'une mort épidémique ? On ne sait. Ni les plus vieux indigènes, ni leurs ancêtres, ensevelis depuis longtemps dans les bocages de la mort, ne les ont vus verdoyants. (Les Enfants du capitaine Grant, 1867-68, ch. 19, 2nde partie).

Les arbres sont ainsi « morts », « écorchés », ont des « branches dépouillées ». Ce sont des « squelettes aériens », ils offrent un « fouillis d'ossements ». Même les ancêtres « ensevelis depuis longtemps dans les bocages de la mort, ne les ont vus verdoyants ». La métaphore « bocages de la mort » signifie ici les cimetières indigènes et vient parfaitement clore une description où l'extraordinaire revêt une déclinaison beaucoup plus sombre. On en retrouve d'ailleurs une similaire, mais sous forme de comparaison, dans Les Indes noires, roman qui relate la mort mais aussi la renaissance des houillères d'Écosse : « La houillère, épuisée, était comme le cadavre d'un mastodonte de grandeur fantastique, auquel on a enlevé les divers organes de la vie et laissé seulement l'ossature» (Les Indes noires, ch. 1).

Métaphore métonymique et effet de voisinage : l'espace au service de la rhétorique

C'est à Gérard Genette que nous devons la présentation et l'analyse détaillée d'une construction rhétorique majeure chez Proust, à savoir la « métaphore à fondement métonymique » ou « métaphore diégétique » (GENETTE 1972 : 41-63). Dans ce cas particulier de la métaphore, c'est « l'entourage qui suggère la ressemblance » (GENETTE 1972 : 43). Autrement dit, « la relation spatiale de contiguïté est la source des effets analogiques, métaphoriques » (LACLAU 2007 : 600). Or il est intéressant de souligner ici que la dimension métonymique de la métaphore repose finalement sur un concept fortement géographique qui permet d'expliquer certaines organisations spatiales : l'effet / la relation de voisinage (POINSOT 1999 : 225-240). Dans son étude, l'auteur met parfaitement en évidence « [ ... ] cette tendance fondamentale de l'écriture et de l'imagination proustiennes [...] à l'assimilation par voisinage, à la projection du rapport analogique sur la relation de contiguïté [...] »(GENETTE 1972 : 53).
Si l'œuvre de Jules Verne apparaît bien sûr assez éloignée de celle de Proust, nous souhaiterions cependant montrer comment l'auteur des VE a su lui-aussi (consciemment ou inconsciemment) user de cette figure de rhétorique, notamment dans une description loin d'être anecdotique au sein de sa production romanesque : l'île Lincoln dans L'Île Mystérieuse. Nous rejoignons dans cette perspective Jacky Fontanabona pour qui « l'île est monstre et la métonymie île Lincoln / île mystérieuse est immédiate » (FONTANABONA, 2010). Si nous partageons cette analyse, nous souhaiterions cependant la développer et l'approfondir davantage, afin d'illustrer chez Verne un processus d'écriture, de création, qui consiste à articuler dans tous ses romans le passage d'une géographie réelle vers une géographie plus imaginaire :

Sa forme, véritablement étrange, surprenait le regard, et quand Gédéon Spilett, sur le conseil de l'ingénieur, en eut dessiné les contours, on trouva qu'elle ressemblait à quelque fantastique animal, une sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à la surface du Pacifique. [ ... ] Au nord-est, deux autres caps fermaient la baie, et entre eux se creusait un étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire entr'ouverte de quelque formidable squale.
Du nord-est au nord-ouest, la côte s'arrondissait comme le crâne aplati d'un fauve, pour se relever en formant une sorte de gibbosité qui n'assignait pas un dessin très déterminé à cette partie de l'île, dont le centre était occupé par la montagne volcanique. De ce point, le littoral courait assez régulièrement nord et sud, creusé, aux deux tiers de son périmètre, par une étroite crique, à partir de laquelle il finissait en une longue queue, semblable à l'appendice caudal d'un gigantesque alligator.
Cette queue formait une véritable presqu'île qui s'allongeait de plus de trente milles en mer, à compter du cap sud-est de l'Île, déjà mentionné, et elle s'arrondissait en décrivant une rade foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral inférieur de cette terre si étrangement découpée. (L'Île Mystérieuse, 1874-75, ch. XI, 1ère partie).

Les différents comparants que Verne utilise pour développer ses métaphores s'appuient tous sur les particularités physiques d'animaux, passés ou présents : la description générale de l'île rappelle un « fantastique animal », un « ptéropode monstrueux », autrement dit aussi une créature des temps passés : l'intratextualité avec Voyage au centre de la Terre est ici évidente.
L'auteur poursuit avec une description plus détaillée des différentes parties de l'île aux contours si étranges (et pour cause, c'est lui-même qui l'a dessinée !). Ici, les comparants renvoient tous à des animaux susceptibles de vivre soit directement sur l'île, soit à proximité immédiate (dans la mer) : « la mâchoire entr'ouverte de quelque formidable squale » (animal marin), « le crâne aplati d'un fauve » (animal terrestre), « l'appendice caudal d'un gigantesque alligator » (animal terrestre et aquatique).
Dès lors, cette métaphore métonymique filée s'articule sur un double effet de voisinage, une double contiguïté spatiale, puisque le dessin du trait de côte organise la transition entre la mer (=> « squale ») et la terre (=> « fauve »). Verne termine d'ailleurs en évoquant un animal évoluant lui-aussi à mi-chemin entre ces deux écosystèmes : l'alligator.
Revenons à la forme générale de l'île et à son caractère étonnant. L'auteur nous dit qu'elle ressemble à « [ ... ] quelque fantastique animal, une sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à la surface du Pacifique [ ... ] ». Il est difficile ici de ne pas voir une figuration directe de ce secret de l'île que l'auteur ne dévoilera que dans les ultimes chapitres : l'île est d'une part un volcan endormi qui, à la fin du récit, va se réveiller et finir par exploser, détruisant tout sur son passage ; mais elle cache aussi en son sein un autre secret : elle sert de refuge au capitaine Nemo, enfermé, se reposant dans son Nautilus (Nautile ↔ Ptéropode), après avoir disparu, mystérieusement, à la toute fin de Vingt mille lieues sous les Mers. Faut-il cependant rappeler que le célèbre personnage vernien s'est révélé dans ce roman être finalement un véritable monstre, haineux, incapable de se maitriser, qui fait littéralement corps avec son sous-marin, qui en est l'âme incarnée5? Dans cette perspective, le monstre endormi dont parle le narrateur renvoie finalement à plusieurs entités qui entretiennent entre elles de véritables relations métonymiques : Nemo, son sous-marin «le Nautilus » (DUPUY 2011a : 46) et le cœur de l'île/volcan. À la fin de L'Île Mystérieuse, la mort de Nemo préfigure, elle, la fin de l'île qui va bientôt exploser et clore définitivement, à son tour, une double histoire au travers de deux romans phares de la production vernienne. L'effet de voisinage s'articule ainsi et aussi avec la mise en contiguïté - par le truchement du personnage NEMO - de ces deux romans.
Comme nous l'avons précisé précédemment, c'est Verne lui-même qui a réalisé le dessin de l'île6. L'absence de circularité dans ses contours, qui tranche radicalement avec l'imaginaire géographique qui prévaut en la matière, est cependant compensée par la symbolique, mais aussi et surtout par la rhétorique. L'auteur réalise en effet une quasi-épanadiplose en commençant sa description de l'île par l'emploi du qualificatif « étrange » (« Sa forme, véritablement étrange ») auquel répond à la toute fin de la description l'adverbe : « étrangement » (« cette terre si étrangement découpée »).
Jules Verne file donc dans cette description une véritable métaphore métonymique qui participe directement à l'« extraordinarisation » de l'espace, au basculement du réel vers l'imaginaire géographique. Et il est d'ailleurs possible de montrer en quoi elle est aussi un écho évident à une autre description tout aussi célèbre. En effet, observant la mer à travers les hublots du Nautilus, le narrateur de Vingt mille lieues sous les Mers déclare : « Ce n'était plus de l'eau lumineuse, mais de la lumière liquide » (ch. XIV, 1ère partie). « [ ... ] lumière liquide » relève d'une métaphore que nous pouvons qualifier d'oxymorique (HAMON 1993 : 222), la lumière ne pouvant par essence être liquide ; elle est également métonymique, puisque c'est bien « l'entourage qui suggère la ressemblance » (GENETTE 1972 : 43), à savoir les lumières générées par le Nautilus : « Les masses liquides apparurent vivement éclairées par les effluences électriques » (ch. XIV, 1ère partie). Bien que produites par la mer elle-même, ces effluences électriques ne sont pas sans rappeler que l'âme du Nautilus, son moteur, est l'électricité :

Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Il m'éclaire, il m'échauffe, il est l'âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c'est l'électricité. (ch. XII, 1 ère partie).

Dans les deux cas la contiguïté spatiale est évidente et la métonymie motive clairement la métaphore. L'espace est indiscutablement ici au service de la rhétorique.



Au travers de cette présentation, nous espérons avoir montré comment la puissance cognitive de la métaphore dans le discours géographique (BERDOULAY 2012 : 57-58) s'exprime efficacement au sein du roman géographique vernien. Qu'elles soient géographiques, organicistes ou métonymiques, les métaphores constituent ainsi le support rhétorique privilégié du romancier lorsque ce dernier doit (d)écrire des paysages extraordinaires. Si l'espace est ici très souvent au service de la rhétorique, cette dernière en retour active efficacement l'imaginaire d'un lecteur dont l'horizon d'attente se compose de territoires éloignés, exotiques, plus inattendus et surprenants les uns que les autres.
Cette « forme attrayante et pittoresque » propre au romancier français est donc celle d'une géographie romanesque où l'imaginaire se déploie dans le récit grâce à des métaphores qui ont su en leur temps transmettre un savoir géographique alors en pleine évolution. L'œuvre de Jules Verne constitue à ce titre un véritable objet géolittéraire propre à éclairer autrement l'histoire (et l'avenir) d'une discipline restée trop longtemps inféodée à l'histoire. Le « tournant spatial » qui anime maintenant depuis plusieurs décennies les sciences humaines et sociales ne peut cependant faire l'économie d'une réflexion sur ces auteurs qui, dès le XIXᵉ siècle (et même bien avant), ont mis l'espace au cœur de leurs récits.
On ne peut en effet transmettre un savoir sans faire un minimum rêver, a fortiori lorsque l'on enseigne dans des classes où le public est encore captif, avide d'extraordinaire, de spectaculaire. Les romans de Jules Verne ont joué parfaitement ce rôle dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle. Et comme nous l'avons développé dans cet article, les métaphores et leurs multiples avatars sont au cœur de ces stratégies discursives où la forme ne doit pas être réduite à une simple ornementation esthétique : elles renseignent aussi et avant tout sur les multiples représentations qu'un auteur, une société, pouvait projeter sur ces mondes autres, nouveaux, lointains. Mais aujourd'hui, qui peut dire quels et où sont ces espaces nouveaux que le géographe n'a pas encore investis ? La réponse ne serait-elle tout simplement pas dans la littérature et la linguistique ? Telle est notre hypothèse ... et notre objet d'étude.

dupuy figura

Document 1: Une île aux formes étranges.

À l'endroit (à gauche), l'île ressemble à certains égards à un poulpe, une pieuvre qui n'est pas sans rappeler celle qu'ont croisée les héros de Vingt mille lieues sous les Mers ; elle présente également le profil d'un éléphant avec sa trompe qui forme une presqu'île dans la partie sud-ouest, ou encore le bec d'un toucan dans la partie nord-est. Plus surprenante est cette même île, mais disposée à l'envers (à droite) : n'y distingue-t-on pas très nettement un animal encore plus fantastique, préhistorique, dont la tête et son long cou semblent sortir de l'eau ... ?

Bibliographie

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J.-H. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Voyage à l'Île-de-France, Paris, Méquignon-Marvis, 1818.
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L. DUPUY (a), « La métaphore au service de l'imaginaire géographique : Vingt mille lieues sous les Mers de Jules Veme (1869) », Cahiers de Géographie du Québec, n. 154, 55, 2011, p. 37-49.
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G. GENETTE, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972.
P. HAMON, Du Descriptif, Paris, Hachette Supérieur, 1993.
E. LACLAU, « L'articulation du sens et les limites de la métaphore », Archives de Philosophie, t. 70, 2007/4, p. 599-624.
Y. POINSOT, «Du rôle des relations de voisinage dans l'organisation géographique : l'exemple du bassin industriel de Lacq », L'Espace géographique, t. 28, n. 3, 1999, p. 225-240.
P. RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.


Note

↑ 1 L'oncle de Jules Verne, Châteaubourg, peintre, est le mari de la sœur ainée de Chateaubriand. C'est par cette relation que certaines portes lui sont alors ouvertes, à la fin des années 1840, début 1850, période où il commence à fréquenter quelques salons littéraires et politiques.

↑ 2 Voir note de bas de page 6.

↑ 3 Cf. infra., l'analyse de L'Île Mystérieuse.

↑ 4 Jules Verne s'inspire ici des pages 110 à 112 du tome XVIII de la Nouvelle Géographie Universelle d'Élisée Reclus qui lui-même exploite directement le récit du voyage de Jean Chaffanjon aux sources de l'Orénoque et les travaux d'Alexandre de Humboldt sur l'Amérique du Sud.

↑ 5 « Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu'il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j'en jugeais par ce navire dont il était l'âme et qui recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait été dégagée, et cependant, il s'en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s'arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait dévoré l'un des siens ! » (Vingt mille lieues sous les Mers, 1869-70, ch. XIX, 2nde partie).

↑ 6 Voir document 1 : Une île aux formes étranges.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482