Publifarum n° 23 - Les avatars de la métaphore

Métaphorisation et scénarisation de la rencontre amoureuse dans le slam

Camille VORGER



Abstract

Francese  | Inglese 

Au delà de la tradition du tournoi, le slam français se présente plutôt comme une rencontre poétique. Un espace de partage et d’expression où les slameurs laissent libre cours à leurs émotions quelles qu’elles soient, visant ainsi à toucher le public, à le claquer symboliquement (to slam). L’amour en général et la rencontre amoureuse en particulier constituent, dans le slam comme dans la poésie lyrique, un topos. Musique des mots et des vers se conjuguent pour épouser ce thème à travers une forme moderne de lyrisme. Dans cette perspective, de nombreux procédés visant la musicalité sont mis en œuvre, ainsi que diverses métaphores et mises en abyme qui aboutissent à une forme de théâtralisation. Dans cette contribution, notre propos est d’analyser ces métaphores – mélodiques et autres – ainsi que les effets de scénarisation dans le récit de la rencontre, à travers trois textes de slam.


« Un livre et une petite cuillère qui fait la préface /
De sa bouche. Lèvres lippues et inégales
La petite cuillère me nargue et se régale… »
Milk Coffee and Sugar

Souvent associé aux cultures dites « urbaines », le slam peut être approché comme un moment de partage, une rencontre poétique qui fait feu de tous lieux et sujets. C’est un espace de libre expression des émotions, lieu d’une poésie commotive (Bobillot, 1995 : 68). Sujet lyrique par excellence, le sentiment amoureux est souvent au cœur des textes où la rencontre se trouve mise en scène de diverses manières. De claque (to slam), le texte se fait caresse1: les slameurs développent à l’envi métaphores et mises en abyme. Les jeux de rimes et échos sonores contribuent à la Musique des lettres2 définitoire de cette poésie, ce qui évoque aussi une forme de lyrisme. Dans le présent article, notre propos est d’analyser comment la narration poétique propre au slam-poésie épouse ce sujet et revisite ce lieu commun de la rencontre amoureuse. En quoi la façon de traiter cette thématique est-elle originale  et emblématique d’un lyrisme moderne, qu’il soit de la dissonance (Pinson, 2008) ou plutôt, en l’occurrence, de la résonance3?

Pour ce faire, nous analyserons et confronterons trois textes : « Un verbe » de Grand Corps Malade (2010), slameur « prototypique », « Elle(s) » de Milk Coffee and Sugar (2009), oscillant entre rap et slam4, et « Marchand de cendres » de Souleymane Diamanka (2007), poète d’origine peule5. Si ces trois artistes se distinguent par leurs styles et leurs trajectoires – détail emblématique du slam qui se veut ouvert, selon son fondateur, à « quiconque franchit la porte »6 – ils sont reliés par un phénomène d’interdiscursivité récurrent au sein de la slam family. Dans la chanson « Un peu de musique », MCS7 évoque L’Hiver Peul, titre éponyme de l’album de Souleymane Diamanka (2007) : « Mais qu’est-ce que tu connais de l’Hiver Peul de Souleymane ? » De même, ce dernier interpelle le slameur de Saint-Denis dans « Les poètes se cachent pour écrire » : « C’est pas une légende Grand Corps Malade regarde nous… »

Au-delà de ces phénomènes d’adresse et d’interpellation d’un slameur à l’autre, nous chercherons d’éventuelles résonances poétiques entre leurs textes dont la structure narrative se différencie cependant. Après avoir étudié les effets de musicalité et d’expressivité inhérents au concept de slam, s’agissant de poésie orale à vocation scénique, nous envisagerons la métaphorisation à l’œuvre dans ces trois textes puis la scénarisation de la rencontre propre à chacun. Dans cette perspective, nous nous appuierons sur une analyse des poèmes ainsi que sur un épitexte constitué grâce à la collaboration active des slameurs cités à notre recherche8.

1. Musicalité : le règne de la paronomase

Figure reine des rappeurs, la paronomase s’avère tout aussi récurrente dans le slam, dont on peut noter d’emblée que s’il se distingue historiquement et culturellement du rap, il s’enrichit de trajectoires diverses d’artistes, certains ayant évolué d’une sphère à l’autre9.

Dans « Elle(s) » de MCS, les effets de paronomase sont fréquents :

Elle traverse une fenêtre, raie de lumière, à l’eau de beauté
Paréo en bazin, et mes yeux ont un point de côté

La rime semi-équivoquée (Aquien, 2002 : 658), intégrée à un parallélisme, est associée à des effets sémantiques :

Je baisse les cils et lui propose un sucre dans son café
Elle répond qu’elle met pas d’riz dans son mafé

On trouve en outre des rimes batelées :

 Je me remets de ma lecture, je l’avoue un peu déçu
Par ce livre au titre ambigu mélangeant lait-café-sucre 

Outre l’allusion au blase de ce collectif « Milk coffee and sugar », qui nous rappelle qu’une « esthétique des pseudonymes » règne dans le rap (Lapassade et Rousselot, 1998 : 91), les effets d’homophonie sont recherchés : dans « La belle pose l’ustensile », on entend « cils », d’où l’enchaînement sémantique du vers suivant (« Son regard me mutile »). Le rap peut ainsi être décrit comme un « artisanat de la rime » (Barret, 2011). De fait, les jeux d’échos sonores multiples offrent une alternative à la rime localisée en fin de vers, produisant ainsi un effet de surprise qui, dans ce contexte, corrobore le caractère mystérieux de la scène : « Au caractère convenu de l’association sonore réalisée par la rime, j’oppose l’aspect mystérieux, brut et subtilement efficace de la paronomase. » (2008 : 73)

Il en résulte une musicalité intrinsèque au texte, avec des effets de dramatisation voire de scénarisation par la mise en place d’une rythmique et la mise en relief de certains mots, accentués par la déclamation. Musiques du vers et musique du verbe se conjuguent, nous rappelant que si « la musique habite la langue d’une manière générale (attentionnellement) », elle hante la poésie, bien plus encore, « intentionnellement » (Escal, 1989 : 338). Des procédés tels que les enjambements et rejets, au gré d’un flow qui s’écoule en une métaphore mélodique évoquant la magie de la rencontre, créent un effet d’attente et de suspens :

La commande partie, j’en profite et demande à la belle
Si son cœur est à prendre et la belle
Me rétorque, le nez dans son recueil de nouvelles... 

Allié aux sonorités, le rythme, « gardien du corps dans le langage » (Meschonnic, 1982 : 651), exprime la fluidité et la sensualité.

Souleymane Diamanka affectionne tout autant la paronomase et la met également en œuvre sous la forme de rimes dites « semi-équivoquées » :

C’était dans un club de jazz un soir de match en décembre
Et elle était là immobile debout en haut des marches sans descendre

L’équivoque est patente dès les premiers vers. Notons que la plupart des rimes sont féminines et riches, parfois léonines :

Et qui a su rendre cet instant magique
Même si l’issue reste tragique 

Au gré de rimes internes, les échos sonores se font multiples et franchissent allègrement les frontières du vers :

Puis elle s’est évaporée elle et ses lèvres adorées
Dans le nocturne Harlem à l’heure où le soleil se lève à Gorée

Là encore, les enjambements contribuent à un flow lent qui évoque la douceur, ici traduite par une allitération en [s] et métaphorisée par une resémantisation du verbe « s’endormir » :

Si nos souvenirs s’endorment c’est que nos mémoires / Sont des chambres

A la fin du poème, les rimes suivies font place aux rimes alternées, mimant l’entrecroisement en une nouvelle équivoque suggérant la promesse de retrouvailles :

Mais pour m’en sortir je me suis promis d’œuvrer
J’arrête de fumer le jour où je recroise ma belle inconnue
Et qu’elle m’embrasse pour de vrai 

Dans « un verbe » de GCM, les assonances se font plus discrètes et la progression semble davantage fondée sur des liens sémantiques que sur des échos sonores. Au fil d’un slam qui repose sur une esthétique de la liste, on observe cependant quelques rimes riches (silence/patience) et autres formes d’analogies sonores (prochaine/promesse). L’ensemble est déclamé sur un flow paisible, mimétique de l’attente. L’essentiel réside dans l’ellipse, le non-dit, la succession des mots essaimés comme autant de grains de poussière : « Bien que le discours amoureux ne soit qu’une poussière de figures qui s’agitent selon un ordre imprévisible à la manière des courses d’une mouche dans une chambre, je puis assigner à l’amour, du moins rétrospectivement, imaginairement, un devenir réglé. » (Barthes, 1977)

2. Métaphorisation : les cinq sens en émoi

Dans son Manifeste du Surréalisme, André Breton (1924) définit la métaphore comme « le rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes éloignés », provoquant une étincelle par « la différence de potentiel entre les deux conducteurs ». De fait, dans « Elle(s) », l’image de la petite cuillère comparée à une préface se révèle originale (voir la citation en exergue) : elle annonce la chute, d’une certaine façon, la belle étant décrite dans la suite du texte « le nez dans son recueil de nouvelles ». La fameuse cuillère est d’ailleurs personnifiée puisqu’elle « nargue » le narrateur et « se régale ». Ainsi, la plupart des images touchent au corps  - « mes yeux ont un point de côté » -, ainsi qu’aux sensations, topos de la poésie lyrique. Le goût est convoqué, ne serait-ce qu’au travers des jus de mangue commandés au café et qui font référence aux origines de l’auteur : « Pour séduire, je mise sur deux jus de mangue »10. Gaël Faye nous a d’ailleurs confié, lors d’une enquête menée par mail11, que cette passante « serait l’Afrique si elle était faite femme ». Aussi, dans cette atmosphère empreinte d’éléments évoquant ce continent, les sens se mêlent et se confondent, comme dans cet exemple où l’odorat surgit dans un contexte où l’ouïe est prégnante à travers un oxymore mis en valeur par la rime :

 Quand tout à coup, comme un éclair jouant d’un turbulent silence
Me voilà chaviré par l’onde des effluves d’une fragrance

La vue est bientôt comblée et l’ouïe intervient à nouveau, ce qui, par un effet de mise en abyme, renvoie à la chanson elle-même :

Elle est là, elle, solennelle, sauvagerie d’Epinal
Cette femme arpégeant comme un orgue dans mon cœur cathédrale 

D’une part, le palimpseste – sauvagerie pour « imagerie d’Epinal » – accroit l’intensité visuelle du passage, en référence à des couleurs vives ; d’autre part, le toucher surgit et suscite la surprise car c’est le garçon de café qui le saisit finalement, alors que la belle lui a déjà échappé : « Mais en quittant la terrasse, je suis saisi par le bras ».

Dans « Marchand de cendre », l’odorat et le goût en disputent à la vue : « Je garde en mémoire le souvenir de ce sourire / Qui a parfumé ma première cigarette »

L’ouïe est également sollicitée, ne serait-ce qu’en raison du contexte – celui d’un club de jazz – et surtout lorsque le contact est établi via une demande formulée oralement :

Elle entrouvrait ses lèvres rouges comme la braise
Pour habiller ses soupirs d’une mystérieuse fumée grise
Pour dire quelque chose je lui ai demandé une cigarette
Avant que sa conversation ne soit prise 

C’est ensuite le silence qui s’installe (« Sans dire un mot »), rendant l’instant énigmatique. Bientôt, le toucher prend le pas sur les autres sens et se cristallise sur la cigarette :

Et quand j’ai posé ma bouche là où elle avait posé sa bouche
J’ai eu l’impression de l’embrasser

Notons que la rencontre amoureuse est d’emblée associée à la destruction au travers de cette image du « Marchand de cendres » : on retrouve l’Eros et le Thanatos indissolublement liés. Un match de boxe constitue d’ailleurs l’arrière-plan de cette scène de rencontre, métaphore implicite basée sur le contraste entre la légèreté aérienne et la violence des coups :

C’était un beau combat Ali gagnait par KO à la douzième reprise
Et elle était là immobile portant une robe légère comme la brise 

C’est le narrateur, bienheureuse victime de cette rencontre magique, qui est mis KO. Notons d’ailleurs que le verbe to slam signifie notamment « claquer » et que les premiers slameurs se présentaient sur scène équipés comme des boxeurs, s’affrontant sur un ring, forme originale reprise lors des soirées parisiennes « Bouchaz’oreilles ». De même, MCS compare la rencontre à un match de foot où les points sont comptabilisés : « Deux zéro balle au centre ».

Dans « Un verbe », les métaphores semblent plus convenues et les sens ne sont pas tous représentés. Seuls la vue, l’ouïe et le toucher sont convoqués, tandis que le goût et l’odorat demeurent en retrait. Le poème de GCM s’avère plus narratif, faussement erratique, que lyrique, ce qui se vérifie dans la plupart de ses textes. Chaque mot renvoie à une étape de l’histoire d’amour, qui se voit ainsi relatée – et relancée – à travers autant de mots-clés correspondant à des étapes décisives.

3. Scénarisation : de métaphore en palimpseste

Gaël Faye nous a éclairée sur la genèse de la chanson « Elle(s) »12, écrite à deux mains avec Edgar, phénomène assez fréquent dans le slam où les collectifs s’adonnent régulièrement à des expériences d’écriture et/ou d’interprétation duelle ou collective, ce qui accroît le caractère ludique – ou colludique13 – d’une telle démarche : « L'un (Edgar) a écrit les deux premiers couplets et a demandé à l'autre (Gaël) de terminer l’histoire. » (enquête citée). De même, Souleymane Diamanka nous a décrit son expérience d’écriture duelle avec John Banzaï comme « une partie d’échecs » (Vorger, 2012). Au sujet de « Elle(s) », Gaël Faye a précisé : « Nous n’avons pas tout de suite saisi la portée cinématographique de la chanson. Elle nous ait apparu14 une fois mise en musique. »

Notons d’abord l’importance du titre dans cette perspective d’une mise en scène de la rencontre amoureuse. D’une manière générale, ce seuil du texte (Genette) s’avère crucial, car il en annonce la couleur, voire la teneur, la tonalité : il est ce qui apparaît a priori sur la jaquette du disque ou la playlist sur la toile le cas échéant. Il est ce qui crée la curiosité, l’attente, l’envie de franchir le pas, de dépasser ce seuil. Le titre de Souleymane Diamanka « Marchand de cendres » évoque ainsi l’univers de la nuit et du rêve : cette formule énigmatique et emblématique d’une écriture palimpseste (voir infra), pose d’emblée une atmosphère onirique. Le titre « Elle(s) » suscite aussi la curiosité du fait du « s » entre parenthèses : selon Gaël Faye, « Les parenthèses créent un mystère autour de cette femme. Est-elle seule ou sont-elles deux ? »15.Une autre interprétation possible serait que ce texte évoque les femmes en général, version moderne de la célèbre passante baudelairienne. « À une passante » peut être interprété comme un hypertexte – sans doute inconscient – si l’on considère les multiples résonances entre les deux textes :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet

Dans le texte de MCS, on retrouve l’agilité et la noblesse du port de ladite passante, l’éclair qui traverse cette vision : « Un éclair… Puis la nuit ! » On pense en outre à l’homophonie « ailes » que confirme le caractère aérien de la silhouette décrite « légère sur l’asphalte », d’où une métaphore implicitement associée à la dem-oiselle. « Elle(s) » laisse son empreinte sonore sur l’ensemble du texte du fait de la prégnance des rimes en « -elle », s’opposant à un ego qui occupe une place essentielle dans le hip-hop - avec l’egotrip (Lapassade, 1998 : 98) - comme dans la poésie lyrique. Quant au titre « Un verbe », il crée aussi un effet d’attente car ledit verbe – le seul et unique du texte en forme d’inventaire à la Prévert – se fait attendre jusqu’à la fin. On peut remarquer ici la polysémie du lexème  « verbe » et le fait que le slam soit précisément un art du verbe, d’où un effet de mise en abyme.

La mise en scène repose corolairement sur des formules-clés qui relèvent souvent de la délexicalisation, procédé récurrent parfois appelé « palimpseste » (Galisson) consistant en la déconstruction d’une locution plus ou moins figée et jouant ainsi sur l’effet de surprise par rapport à ce qui est attendu : « Elle ne marche pas comme le commun des modèles » fait bien sûr référence au « commun des mortels ». Il s’agit d’une délexicalisation avec filiation phonique (Billiez), localisée en fin de mot ainsi qu’au début, car fondée sur une paronomase, d’où un double impact. A contrario, le palimpseste « Marchand de cendres » (« marchand de sable »), fondé sur une filiation phonique localisée à l’initiale du mot, introduit une métaphore associant à l’endormissement une rencontre qui laisse notre narrateur – on serait tentée de le nommer, à la suite de Stéphane Hirschi, « canteur » (2008) – sonné, voire songeur.

Dans le poème de Souleymane Diamanka, la progression est balisée par un vers récurrent, qui s’apparente à un refrain et que l’on retrouve à trois reprises avec une légère variante pour la dernière occurrence : « (La nuit où) je suis tombé dans le piège du marchand de cendres ». Le récit est jalonné par cette phrase qui le résume tout en faisant référence à la formule-titre. Au fil du poème, le système temporel évolue du passé au présent :

Je garde en mémoire le souvenir de ce sourire
Qui a parfumé ma première cigarette
Et qui a su rendre cet instant magique
Même si l’issue reste tragique

Le souvenir de la rencontre et l’espoir d’une suite restent présents, voire prégnants, même si l’ensemble du récit baigne dans une atmosphère onirique. L’irruption du présent marque la chute, le retour à la réalité. Le slam, en tant que forme brève dont la déclamation ne doit pas excéder 3 minutes, peut être appréhendé comme un art de l’instantané et de la chute : « Un poème n’est jamais achevé, écrit Paul Valéry, c’est toujours un accident qui le termine, c’est-à-dire qui le donne au public. » (1941 : 154). A cet égard, le texte de MCS est révélateur : « Je saisis donc l’addition qui indique deux jus de mangues ». Voilà qui annonce la fin de voyage, fût-il en TGV au vu de la brièveté du récit : « Le dénouement correspond à la fin d’un monde et à la fin d’un voyage » (Baroni, 2012 : 18). Le retour au réel est déterminé par l’intervention du garçon de café. Le narrateur semble hésiter entre le récit onirique, la connotation imaginaire de cette rencontre mise en abyme dans le livre qu’il est en train de lire, et la réalité sensible de cette boisson partagée. On retrouve un héros timide et subjugué : « Je suis toujours là mais je pense à m’enfuir. » Et la fuite s’ensuit en effet : « J’aurais voulu lui parler mais déjà je m’enfuis. » Notons le jeu d’homophonie visant à resémantiser l’expression « prendre son courage à deux mains » : « Mon courage à demain car trop timide aujourd’hui ». Dans un contexte où la transmission orale est privilégiée, c’est le cotexte (ici aval) qui permet de saisir cette resémantisation en réinterprétant l’expression à la faveur d’un jeu de va-et-vient dans le texte.

Chez Grand Corps Malade, le « verbe » annoncé dès le titre constitue la chute, tant attendue, introduite par la conjonction « et » relayée en fin de liste. Le rythme de la déclamation, lente et monocorde selon le flow propre à ce slameur, joue un rôle essentiel pour produire l’effet d’attente escompté. Ce slam est résolument tourné vers l’avenir de la rencontre, allant bien au-delà des premiers émois à la différence des deux autres poèmes : « une attente », « une suite », « un avenir »... Certes, dans «  Marchand de cendres », le narrateur espère revoir un jour la belle inconnue, et dans « Elle(s) », la rencontre est suspendue jusqu’au lendemain, mais c’est bien, dans les deux cas, l’ivresse et la magie de cette première rencontre qui se révèlent essentielles.

On peut relever enfin des effets de mise en abyme. Dans le slam de GCM, au-delà du titre « Un verbe », c’est « un poème » qui constitue l’avant dernier terme de la liste. Dans « Elle(s) », la mise en abyme va plus loin : il est question d’un recueil de nouvelles, objet magique, initiatique, qui fait le trait d’union entre les deux personnages. En effet, la muse est décrite comme plongée dans le recueil et le narrateur se dit lui aussi pris dans les filets de la lecture :

Troublé par l’épilogue de ce recueil de nouvelles
Par l’histoire d’un libraire, et d’une femme saveur cannelle 

Si la mention de l’épilogue annonce la chute, le livre apparaît alors comme le fil reliant les deux personnages. Tout se passe comme si les frontières entre fiction et réalité étaient brouillées, abolies, quand le garçon du bar interpelle le narrateur pour lui soumettre l’addition. Gaël Faye nous a écrit à ce propos : « Tout l’intérêt de l’histoire c’est de ne pas expliquer la chute et de laisser le flou en suspens, de maintenir l’auditeur entre songe et réalité. Le lecteur doit-il payer les deux jus de mangues du roman ? S’agit-il de la même femme ? Du même homme ? » (enquête citée). En d’autres termes, le mystère plane sur la réalité de cette rencontre, dont il semble qu’elle ne se soit pas concrétisée, comme dans le poème de SD, par une discussion : « j’aurais voulu lui parler ». La prise de parole est ainsi au cœur du poème, par un effet ultime de mise en abyme, le slam étant précisément l’art de la (prise de) parole poétique, du poème parlé et partagé, tourné vers l’autre, poème-relation (Martin, 2013): « Je vous raconte celui-ci comme un faux cauchemar sans défendre… »

Ainsi, les poèmes de Souleymane Diamanka et de Milk Coffee and Sugar sont pareillement empreints d’une atmosphère onirique, plongés dans un univers nocturne qui n’est pas sans rappeler l’univers baudelairien. Quant au slam de GCM, il s’apparente dans sa forme à un poème de Prévert, touchant dans sa simplicité même et son rythme paisible, son esthétique de la liste. Prévert était d’ailleurs un « slameur avant l’heure » si l’on en croit le projet de Nevchehirlian qui l’a mis en voix et en musique (2011), ainsi que ces vers du slameur québécois Ivy : « Slame, comme slamait Jacques Prévert ! »16

Les trois textes retenus pour cette étude offrent un aperçu des formes diverses que peut prendre cette poésie vocale et scénique quand elle touche au sujet de la rencontre amoureuse qui relève d’une forme de mise en scène, de théâtralité, de mise en abyme. En outre, lors d’une scène slam, le slameur doit séduire son public pour le conquérir et remporter la compétition le cas échéant. Plus généralement, il s’agit d’un art de la présence poétique, du rythme, à travers une mise en voix et en corps qui contribuent à émouvoir le public, à l’impliquer émotionnellement et même physiquement dans la performance. On peut alors émettre l’hypothèse que l’ellipse narrative, l’implicite d’un récit poétique, favorisent cette implication. Le spectateur/auditeur s’insinue ainsi dans les blancs, les espaces du texte où il trouve sa place d’auditor in poema. Dès lors, il participe à cette démarche ludique et même colludique, s’agissant de jouer ensemble, de sla(lo)mer, divaguer entre les mots. Devenant sujet lyrique à son tour, il est plongé et pris dans le flow de cette poésie dont l’émotion constitue l’origine ainsi que l’horizon et dont un clip pourra constituer l’une des modalités privilégiées de partage sur la toile17. Or celui de « Roméo kiffe Juliette » nous apparaît significatif du potentiel multimédial ou transmédial du slam : le mythe des amants de Vérone se trouve ici revisité par le slameur de Saint-Denis qui a fait de cette ville-mère le cadre de la tragédie18. GCM a profité de cette relecture contemporaine pour illustrer et incarner cette « danse avec les mots » qu’est le slam – selon la fameuse métaphore Valéryenne – et en revoir la chute, à la faveur d’un ultime effet de palimpseste19 :

Mais Juliette et Roméo changent l’histoire et se tirent
À croire qu’ils s’aiment plus à la vie qu’à la mort
Pas de fiole de cyanure, n’en déplaise à Shakespeare
Car l’amour a ses horizons que les poisons ignorent

Références

M. AQUIEN et G. MOLINIE, Dictionnaire de Poétique et de rhétorique, Paris, La pochothèque, 2002.
R. BARONI, « Lire avant la fin… », in Archipel n°35, 2012, pp.11-18.
J. BARRET, Le Rap ou l’artisanat de la rime, Paris, L’Harmattan, 2008.
R. BARTHES, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Editions du Seuil, 1977.
J. BILIEZ, « Poésie musicale urbaine : jeux et enjeux du rap », in MARQUILLO (dir.) : Ecritures et textes d’aujourd’hui. Cahiers du français contemporain n°4, Paris, ENS Editions, 1997, p.135-155.
J.-P. BOBILLOT, Bernard Heidsieck Poésie Action, J.-M. Place, 1996.
F. ESCAL, Contrepoints, Musique et littérature. Méridiens Klincksieck, 1989.
R. GALISSON, « Les palimpsestes verbaux : des révélateurs culturels remarquables, mais peu remarqués…», in Cahiers du français contemporain. La locution en discours, Paris, ENS Fontenay/Saint Cloud, CREDIF/Didier Erudition, p.41-63, 1995.
G. GENETTE, Seuils. Paris, Gallimard, 1987.
S. HIRSCHI, CHANSON : l’art de fixer l’air du temps, De Béranger à Mano Solo, Paris, Les Belles Lettres/Presses Universitaires de Valenciennes, collection « Cantologie ».
G. LAPASSADE et P. ROUSSELOT, Le rap ou la fureur de dire, Ed. Loris Talmart, 1998.
S. MARTIN, « La voix du poème-relation entre liberté d’allure et altière facilité », in B. CONORT (dir.),  Lectures de Paul Eluard Capitale de la douleurRennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 125-141.
J.-C. PINSON, « Voix dans la jungle des sons », in Poètes d’aujourd’hui, TDC n°963, 2008, p.22-24.
P. VALERY, Tel Quel, Choses tues - moralités – littérature – cahier B, Paris, Gallimard, NRF, 1941.
C. VORGER, « De la page au partage, du livre au live. Les blocs-notes de slameurs ou la petite fabrique d’oralittérature. », in Genesis n°35, 2012, p. 237-248.

Slamographie

Grand Corps Malade (2010). Troisième Temps. Anouche Production.
Milk Coffee and Sugar (2010). Autoproduit.
Souleymane Diamanka (2007). L’Hiver Peul. Universal music.

Annexes

Grand Corps Malade : « Un verbe »

Un regard, une rencontre, un été, un sourire, un numéro, un mail, une attente, un souvenir, un appel, une voix, un début, un rencard, un horaire, un endroit, une venue, un espoir, une terrasse, un café, un dialogue, un moment, un soleil, une lumière, un cœur, un battement, une seconde, une minute, une heure, un plaisir, un au revoir, une prochaine, une promesse, un désir, un après, une durée, une patience, un silence, un doute, un pourquoi, un regret, une distance, un retour, une surprise, un déluge, une marée, une suite, une envie, un projet, une soirée, une pleine lune, une virée, un instant, une pulsion, un frôlement, un baiser, une magie, un frisson, un accord, un avenir, une force, une destinée, une étoile, un poème et un verbe : aimer.

Souleymane Diamanka : « Marchand de cendres »

La nuit où je suis tombé dans le piège du marchand de cendres
C’était dans un club de jazz un soir de match en décembre
Et elle était là immobile debout en haut des marches sans descendre
J’ai rompu avec ma timidité comme en m’arrachant des sangles
Et j’ai flotté jusqu’à elle en marchant sur des ombres
Poésie amour même art chant des anges
Si nos souvenirs s’endorment c’est que nos mémoires
Sont des chambres
Je vous raconte celui-ci comme un faux cauchemar sans défendre
La nuit où je suis tombé dans le piège du marchand de cendres
C’était un beau combat Ali gagnait par KO à la douzième reprise
Et elle était là immobile portant une robe légère comme la brise
De temps en temps
Elle entrouvrait ses lèvres rouges comme la braise
Pour habiller ses soupirs d’une mystérieuse fumée grise
Pour dire quelque chose je lui ai demandé une cigarette
Avant que sa conversation ne soit prise
Et sans dire un mot elle m’a tendu la sienne
Imaginez ma surprise
Puis elle a souri en me voyant ainsi embarrassé
Et quand j’ai posé ma bouche là où elle avait posé sa bouche
J’ai eu l’impression de l’embrasser
Puis elle s’est évaporée elle et ses lèvres adorées
Dans le nocturne Harlem à l’heure où le soleil se lève à Gorée
Je garde en mémoire le souvenir de ce sourire
Qui a parfumé ma première cigarette
Et qui a su rendre cet instant magique
Même si l’issue reste tragique
Je suis tombé dans le piège du marchand de cendres
Depuis ma dépendance et moi on marche ensemble
Mais pour m’en sortir je me suis promis d’œuvrer
J’arrête de fumer le jour où je recroise ma belle inconnue
Et qu’elle m’embrasse pour de vrai

Milk coffee and sugar : « Elle(s) »

Elle traverse une fenêtre, raie de lumière à l’eau de beauté
Paréo en bazin et mes yeux ont un point de côté
Dans ses sabots, ses ongles vernissent les orteils
Le mannequin ne marche pas comme le commun des modèles
Légère sur l’asphalte, la chair envoûtante
Tellement naturelle qu’elle en devient polluante
Je sors de mon échoppe avant qu’elle ne m’échappe
Derrière elle je prends des notes sur les tresses qui la nattent
Je la suis, indiscret et déjà vorace
Au carrefour, elle s’arrête à une terrasse
Je passe devant sa table, une soucoupe, une tasse
Un livre et une petite cuillère qui fait la préface
De sa bouche, lèvres lippues et inégales
La petite cuillère me nargue et se régale
Alors je m’assieds et la belle pose l’ustensile
Tranquille, son regard me mutile
J’baisse les cils et lui propose un sucre dans son mafé
Elle m’répond qu’elle met pas de riz dans son café
Je souris, pour effacer le blanc
Elle m’ignore pour combler l’instant
Je suis toujours là, mais je pense à m’enfuir
Deux, trois minutes qu’elle s’est remise à lire
Un fantôme, c’est comme si je n’étais pas là,
Je pourrais lui dire ce qu’elle m’inspire, elle ne me croirait pas.
Heureusement, le garçon du bar vient me servir d’offrande
Pour séduire, je mise sur deux jus de mangue
La commande partie, j’en profite et demande à la belle
Si son cœur est à prendre et la belle
Me rétorque, le nez dans son recueil de nouvelles :
« Commencez par savoir comment je m’appelle. »
Deux-zéro, balle au centre,
Je suis affamé d’une femme qui m’éventre
Les jus sont posés, elle boit sans vergogne,
Je m’attarde sur ses mains et mes envies s’additionnent
Je parle sans savoir, lui raconte
Que je fermerais boutique, si je ne pouvais la voir
Qu’elle excite les chakras des chacun de mes sens
Qu’elle me replonge dans les émois de mon adolescence
Que sans nous connaître, tous les jours à l’ouverture,
J’ai l’impression que nous sommes déjà en aventure
Troublé par l’épilogue de ce recueil de nouvelles
Par l’histoire d’un libraire et d’une femme saveur cannelle
Je me remets de ma lecture, je l’avoue un peu déçu
Par ce livre au titre ambigu, mélangeant lait-café-sucre
Perdu dans mes songes, assis sur un banc public
Après-midi, soleil bleu ciel, sur une brise un peu pudique
Quand tout à coup, comme un éclair jouant d’un turbulent silence
Me voilà chaviré par l’ombre des effluves d’une fragrance
Elle est là, solennelle, sauvagerie d’Epinal
Cette femme arpégeant comme un orgue dans mon cœur cathédrale
Je la suis, indécise, ma lascive est ma cible
A une terrasse, elle s’assigne et je la sens mal assise
J’aurais voulu lui parler mais déjà je m’enfuis
Mon courage à demain car trop timide aujourd’hui
Mais en quittant la terrasse, je suis saisi par le bras
Je me retourne, à ma surprise, il s’agit du garçon du bar
Il m’indique que le client doit payer ce qu’il consomme
Je lui rétorque, scandalisé, qu’il y a erreur sur la personne
Agacé à son tour, il me tend sèchement la commande
Je saisis donc l’addition qui indique deux jus de mangue


Note

↑ 1 Voir notre article « Poésie slamoureuse » (2012b).

↑ 2 Titre du premier album du slameur Rouda (2007).

↑ 3 Nous proposons ce terme en référence aux enjeux du slam et notamment à celui de susciter une réaction, voire un écho dans le public qui se trouve impliqué, ne serait-ce qu’émotionnellement, dans la performance.

↑ 4 A la question « vous considérez-vous plutôt comme rappeur ou comme slameur ou les deux ? », Gaël Faye nous a répondu : « On fait du rap. Le slam c’est quelque chose de flou dans sa pratique. Mais on peut tenter des définitions : L’humilité de l’a cappella par exemple… » (mail du 18/07/13)

↑ 5 Nous les désignerons ultérieurement par leurs initiales : GCM, MCS et SD.

↑ 6 « The slam is open to anybody who walks in the door.” Interview du créateur du slam Marc Smith sur le site d’Arte : http://www.arte.tv/fr/kick-it-kiss-it-squeeze-it-now/1772016,CmC=1772020.html

↑ 7 Milk coffee and Sugar (voir note 5)

↑ 8 Qu’ils en soient ici remerciés !

↑ 9 C’est le cas notamment de Souleymane Diamanka, d’après notre entretien du 24/09/10.

↑ 10 Notons la paronomase avec « demande ».

↑ 11 Mail du 18/07/13.

↑ 12 Notons que cet auteur, comme la plupart des slameurs rencontrés et interrogés à ce sujet dans le cadre de notre thèse (2011) écrit sur des carnets, préférant l’écriture manuscrite avant de passer au tapuscrit.

↑ 13 Nous avons fondé ce concept pour souligner la velléité, caractéristique du slam de notre point de vue, de « jouer ensemble avec les mots », au sein d’un collectif et surtout en connivence avec le public.

↑ 14 « Sic » : nous n’avons pas corrigé l’orthographe de cette réponse.

↑ 15 Enquête citée.

↑ 16 Slam à toi : http://ivyslam.bandcamp.com/track/slam-toi (consulté le 5/06/14)

↑ 17 Etonnamment, les poèmes étudiés n’ont pas fait l’objet de clips mais on peut citer ces autres exemples des auteurs cités : « Papillon en papier » (SD), « Prévu pas prévu » (MCS), « Roméo kiffe Juliette » (GCM).

↑ 18 Clip accessible ici : https://www.youtube.com/watch?v=RcxRMikZrbY (le 5/06/14)

↑ 19 Le sous-énoncé étant en l’occurrence la pensée de Pascal : « L’amour a ses raisons que la raison ignore ».

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482