L’enfant dans la littérature québécoise entre XXe et XXIe siècles: quelques éléments de réflexion
Indice
2. Le corpus critique et le corpus fictionnel
3. Enfances... du XXIe siècle.
RIASSUNTO
Abstract
Italiano | IngleseScopo del presente saggio è quello di analizzare la rappresentazione dell’infanzia nella narrativa quebecchese recente. Più precisamente, nella prima parte si tenta di stabilire quale sia il “canone” della letteratura sull’infanzia secondo la letteratura critica sull’argomento, attraverso l’analisi di sette saggi critici pubblicati tra il 1993 e il 2012 e che a loro volta affrontano opere narrative pubblicate tra il 1958 e il 2006. Nella seconda parte, si esaminano le pubblicazioni più recenti (2001-2013) sullo stesso tema, mentre nella terza ci concentriamo sull’analisi di due opere narrative significative (2011) nelle quali le figure dell’infanzia assumono un’importanza particolare.
La critique s’est déjà longuement penchée sur la question de la représentation de l’enfance dans la fiction québécoise contemporaine:
D’Une Saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Biais au Souffle de l’Harmattan de Sylvain Trudel, de L’Avalée des avalés de Ducharme à Visage retrouvé de Mouawad, en passant par les plus récents Gode blesse d’Alain Turgeon (Michalon, 1997) et La Blasphème d’Anick Fortin (Trois-Pistoles, 2003), la littérature québécoise est une littérature d’enfance(s). Non pas une littérature pour enfants (encore que ce secteur demeure d’un formidable dynamisme), mais bien une littérature d’enfance et d’adolescence qui n’en finit pas.
écrit Stéphane Lépine (2006: 48-52).
1. Une question de maturité?
Si l’on peut ne pas partager la conclusion de l’auteur, il est vrai que les personnages enfants ont fait l’objet de nombreuses études. Très souvent, comme dans l’article cité ci-dessus, les lectures du fait enfantin dans la littérature québécoise visent une interprétation identitaire ou symbolique de celui-ci, voire psychologique ou psychanalytique. Par exemple, dans «Enfance et identité dans le roman québécois de la révolution tranquille»1,Monique Boucher (2005) analyse la complexité symbolique du thème de l’enfance, à la fois associé à la pureté, mais aussi à un besoin de fusion avec la mère qui reconduirait vers la terre un désir ascensionnel.
De son côté, Licia Soarez de Souza (2012) écrit dans son résumé:
Cet article analyse l’émergence de la précarité post-moderne dans des romans québécois contemporains qui utilisent des personnages enfants pour signaler les noyaux thématiques de l’incomplétude symbolique de la société québécoise post-référendaire. Les écrivains Sylvain Trudel, Christian Mistral, Marie Gagnon, Henri Lamoureux et Bertrand Gervais réussissent à montrer comment des enfants romanesques évoluent dans une société fragmentée, elle même sans répères, si ce n’est celui de la réussite individuelle basée sur les valeurs de l’argent et du profit.
L’enfant est donc ici un moyen employé par certains auteurs pour mettre à nu les faiblesses de la société québécoise qui aurait été traumatisée par l’échec du référendum de 1995.
Dans une perspective énonciative, l’enfant-narrateur a fait l’objet de nombreuses études, notamment celles de Jean-François Lacoursière (1993), d’Isabelle L’Italien Savard (2001: 78-79), ainsi que celle de Daphnée Lemelin (2009). De fait, partout dans ces essais le personnage ou le narrateur/énonciateur enfant est mis en relation avec la question de la maturité de la littérature québécoise et avec les deux événements marquants de l’histoire récente du Québec: les deux référendums de 1980 et de 1995. Nous allons dans notre article vérifier le corpus fictionnel analysé par ces études, comparer les perspectives adoptées ainsi que les conclusions, pour ensuite mener une petite étude quantitative: une exploration des œuvres de fiction québécoises ayant des personnages enfants parues entre 2000 et 2013. Pour finir, nous analyserons deux exemples récents dans lesquels l’enfance n’est pas particulièrement apparente, mais où elle joue un rôle quand-même fondamental: le recueil de nouvelles Arvida de Samuel Archibald, ainsi que l’univers fictionnel enfantin de Wigrum, de Daniel Canty, deux œuvres de fiction parues en 2011.
2. Le corpus critique et le corpus fictionnel
Nous allons commencer notre présentation par une illustration de deux corpus:
-
le corpus critique: les études sur la représentation de l’enfance dans la littérature québécoise qui ont paru jusqu’ici (corpus critique) et qui excluent les analyses d’une seule œuvre;
-
le corpus de fiction faisant l’objet de ces études.
Le corpus critique
Il se compose de 7 essais, dont voici la liste par ordre chronologique:
- Jean-François Lacoursière, Les Enfants-narrateurs dans la littérature québécoise: les romans de la mélancolie, Mémoire de Maîtrise, Université de Trois-Rivières, 1993.
- Isabelle L’Italien Savard, «Petite réflexion sur le récit raconté par un enfant au Québec», Québec français, n. 122, 2001, p. 78-79.
- Monique Boucher, L’Enfance et l’errance pour un appel à l’autre. Lecture mythanalytique du roman québécois contemporain (1960-1990), Québec, Nota Bene, 2005.
- Monique Boucher, «Enfance et identité dans le roman québécois de la révolution tranquille», Ponts, n. 5, 2005, p. 55-86.
- Stéphane Lépine, «Le Vert Paradis des amours enfantines», Liberté, vol. 48, n. 4, (274), 2006, p. 48-52.
- Daphnée Lemelin, Une Identité individuelle. L’Énonciation du narrateur enfant dans Le Souffle de l’Harmattan de Sylvain Trudel, La Petite Fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy et C’est pas moi, je le jure! de Bruno Hébert, Mémoire de Maîtrise, Université Laval, 2009.
- Licia Soarez de Souza, «Les Labyrinthes de la nouvelle violence urbaine dans les romans québécois», Babel, n. 2, jan/jun 2012, en ligne, http://www.babel.uneb.br/n2/n02_artigo04.pdf
Ces études sont très hétérogènes en termes de longueur (de l’article de deux pages à la monographie), de profondeur d’analyse, d’outils théoriques, d’esprit qui les anime.
Ainsi que nous l’avons déjà anticipé, la principale question abordée est celle de la quête identitaire québécoise, étroitement liée à celle de la maturité de la littérature québécoise. Si Lépine, ainsi que nous l’avons montré dans l’introduction, lamente encore en 2006 l’infantilisme d’une littérature qui n’arrive pas à sortir de son enfance, les autres études adoptent une approche plus nuancée. Lacoursière critique cette attitude qu’il qualifie de «défaitiste» (LACOURSIERE 1993: 102) et met en relation trois œuvres des années soixante avec trois autres des années quatre-vingts, donc publiées après le premier référendum, pour montrer que les enfants-narrateurs veulent se soustraire à la tradition qui voit le Québécois comme un être «en retard sur le monde et sur lui-même, dépossédé» (Ibid.: 103) et se projettent dans leur imaginaire vers «un monde neuf, à bâtir» (Ibid.). Le référendum de 1980 est également évoqué par Lemelin (2009) et par Soarez de Souza (2012) afin d’établir une distinction nette entre les personnages enfants avant et après cet événement marquant de l’histoire québécoise. Alors que les enfants de la Révolution Tranquille seraient essentiellement des contestataires, «Dans la culture post-référendaire, ces enfants évoluent dans une société fragmentée, elle-même sans repères, si ce n’est celui de la réussite individuelle basée sur les valeurs de l’argent et du profit» (LACOURSIERE 1993: 103). Boucher (2005a et 2005b), dans sa lecture mythanalytique, trace quant à elle un portrait plutôt nuancé de cette représentation «complexe» de l’enfance, ayant d’une part des traits oniriques mais aussi ancrés dans la réalité. L’Italien Savard (2001) se limite, dans un bref article au corpus fictionnel très vaste, à souligner l’importance des enfants-narrateurs dans la littérature québécoise: «la voix du narrateur enfant se fait davantage entendre en sol québécois qu’ailleurs, en parlant d’abord plus souvent et en trouvant pour l’écouter une oreille réceptive.» (L’ITALIEN SAVARD 2001: 79).
Le corpus fictionnel
Quant au corpus fictionnel, il est représenté dans le tableau suivant, où les zones grises correspondent aux années de sortie des romans postérieures à la rédaction de chaque étude:
On peut tirer de ce tableau, qui contient 42 titres, quelques conclusions intéressantes. Tout d’abord, il existe des romans qui sont signalés par leur présence dans presque tous les corpus comme les «classiques» de l’enfance dans la littérature québécoises; il s’agit du Souffle de l’Harmattan de Sylvain Trudel (1986) avec 5 occurrences; de l’Avalée des avalés de Réjean Ducharme (1966) avec 4 occurrences; suivis d’Une Saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais (1965) et La Petite Fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy (1998) avec 3 occurrences chacun. Il est également possible de constater que tous les romans «prototypiques» de l’enfance sont ceux où l’enfant est narrateur ou ceux qui ont une narration à la troisième personne avec focalisation dominante dans le personnage enfant (comme Une Saison dans la vie d’Emmanuel).
Si l’on élabore par ailleurs un graphique qui répartit les titres du corpus fictionnel sur des périodes de cinq ans, on obtient le graphique suivant, où les lignes rouges indiquent les deux référendums et les lignes noires l’année de publication des six premiers essais du corpus critique (le dernier se situant en dehors de la période prise en compte par le graphique):
Il est déjà possible de constater que les personnages enfants dans la littérature Québécoise émergent surtout dans deux périodes: 1965-1969 (qui coïncide grosso modo avec la Révolution Tranquille) et 2000-2004. Il ne semble donc pas y avoir de relation immédiate entre l’apparition de personnages-enfants et les référendums de 1980 et 1995.
Quant à la relation temporelle entre les référendums, les essais critiques et les périodes les plus intenses de production fictionnelle, le début de la réflexion sur le sujet (1993) coïncide avec le début de la deuxième phase de publication intense de romans ayant des personnages ou des narrateurs-enfants. Le rythme des sorties des romans s’intensifie ensuite à partir de 1998. Par ailleurs, le rythme de publication des études augmente effectivement à partir de l’an 2000, suivant de près la courbe d’accélération de la production fictionnelle.
3. Enfances... du XXIe siècle.
Passons maintenant à la présentation d’autres données quantitatives, à savoir les fictions publiées entre 2000 et 2013 et portant sur l’enfance. La recherche s’est effectuée sur Internet, avec pour mots-clés «littérature québécoise» et «enfant». Nous avons retrouvé les pages internet des fictions, ainsi que les recensions parues dans les quotidiens en ligne. De la liste obtenue, nous avons éliminé les publications antérieures à l’an 2000, les ouvrages appartenant à une série (comme Les Enfants des roches noires d’Anne-Michèle Lévesque) qui sont connotés comme «littérature populaire», les textes n’ayant pas été appréciés par la critique, les rééditions de textes beaucoup plus anciens (comme L’Enfant mystérieux de Vinceslas-Eugène Dick, publié la première fois en 1880-1881 et réédité en 2009). Il est évident que ce corpus ne contient pas les nombreuses œuvres qui ne sont pas centrées sur l’enfance, telles par exemple les deux que nous allons analyser dans la dernière partie de notre communication, mais aussi d’autres ouvrages qui sont pourtant prototypiques du genre, tels que La Petite et le vieux, de Marie-Renée Lavoie (2010)2.
Titre
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Auteur
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Année
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Thème
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Enfant = narrateur
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Éditions
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Les Enfants Beaudet
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Isabel Vaillancourt
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2001
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Famille pauvre en Abitibi dans les ’60s
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oui
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Vents d’Ouest
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B
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Chant pour enfants morts
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Patrick Brisebois
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2003
|
Isidore Malenfant est un écrivain de science-fiction raté – souvenirs de jeunesse
|
oui
|
L’Effet Pourpre
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S
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Les Enfants de l’été
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Estelle Beauchamp
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2004
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Mémoires de 5 sœurs jumelles
|
oui
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Prise de parole
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B
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Ma Mère est une marmotte
|
Sébastien Chabot
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2006
|
Enfant voulant attirer l’affection de sa mère
|
oui
|
Point de Fuite
|
B
|
Les Enfants du bonhomme dans la lune
|
Roch Carrier
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2007
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Contes – vie quotidienne sous Duplessis
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?
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Stanké
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H
|
La Sœur de Judith
|
Lise Tremblay
|
2007
|
Chicoutimi ’70s – novelles valeurs
|
oui
|
Boréal
|
H
|
Un Enfant à ma porte
|
Ying Chen
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2008
|
Femme trouve enfant – prise dans rôle de mère
|
non
|
Boréal
|
P
|
Mes Aventures d’apprenti chevalier presque entièrement raté
|
Marie Clarke
|
2008
|
Benjamin raconte comment il va devenir moins raté – langue débridée
|
oui
|
Hurtubise
|
E
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L’Enfant cigarier
|
Marie-Paule Villeneuve
|
2009
|
Début du capitalisme et du syndicalisme – pauvreté
|
?
|
VLB
|
H
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L’Enfant
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Caroline Montpetit
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2009
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Nouvelles – par exemple enfant née d’insémination artificielle
|
?
|
Boréal
|
P
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Les Petites Filles dans leurs papiers de soie
|
Morgan Le Thiec
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2009
|
14 nouvelles sur héritage de l’enfance
|
?
|
La Pleine lune
|
S
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Sacacomie
|
Line Mc Murray
|
2010
|
Recueil – famille en Mauricie
|
oui
|
Québec Amérique
|
S
|
L’Enfant qui ne pleurait jamais
|
Gilles Dubois
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2011
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Récit autobiographique d’un souffre-douleurs
|
?
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Interlignes
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B
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Chant pour enfants morts
|
Patrick Brisebois
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2011 (nouvelle édition revue)
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Isidore Malenfant est un écrivain de science-fiction raté – souvenirs de jeunesse
|
oui
|
Le Quartanier
|
S
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Les Enfants moroses
|
Fannie Loiselle
|
2011
|
Influence de l’enfance sur l’âge adulte
|
oui
|
Marchand de feuilles
|
S
|
L’Enfant sans visage
|
Ariane Gélinas
|
2011
|
Science-fiction, dystopie
|
?
|
XYZ
|
D
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Les Enfants lumière
|
Serge Lamothe
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2012
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Nouvelles – posthistoire
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?
|
Alto
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D
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Mémoires d’une enfant manquée
|
Brigitte Pilote
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2012
|
Jeanne veut devenir un grand homme
|
oui
|
Stanké
|
E
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L’Enfant du jeudi
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Pick Alison
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2012
|
1938, Kindertransport en Tchékoslovaquie
|
?
|
Boréal
|
H
|
L’Enfant qui savait parler la langue des chiens
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Joanna Gruda
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2013
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Enfance hors du commun (Varsovie/Paris), 2ème Guerre Mondiale
|
oui
|
Boréal
|
E
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Pères poules et prodigieux enfants, pas vraiment!
|
Pascal Lachapelle, Matthieu Turgeon
|
2013
|
Expérience de la paternité
|
?
|
Stanké
|
P
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Or, que peut nous dire ce corpus? Comment l’analyser?
Il est d’abord utile de le comparer aux quatre œuvres prototypiques issues de notre premier corpus et qui témoignent de l’importance de l’élément énonciatif et donc langagier dans cette littérature de l’enfance. Sur un total de 21 textes, 11 ont pour narrateur le personnage-enfant, 1 a un narrateur autre, alors que pour les 9 qui restent nous n’avons aucune information. L’élément langagier est souligné dans de nombreux cas par la critique: c’est celui qui fait l’originalité, par exemple, de Ma Mère est une marmotte, de Mes Aventures d’apprenti chevalier presque entièrement raté ou de Mémoires d’une enfant manquée. C’est par sa propre narration que l’enfant va construire (comme c’était d’ailleurs le cas dans L’Avalée des avalés ou La Petite Fille qui aimait trop les allumettes) un monde fictionnel à partir de l’énonciation: les objets du monde sont nommés, renommés et recréés. Il s’agit là d’un véritable acte de démiurge. Ces œuvres feraient partie de cette représentation de l’«enfance éclat» (E), telle qu’énoncée dans la tripartition élaborée par Roger Bichelberger entre «enfance source», «enfance éclat» et «enfance blessure» (BICHELBERGER 2004: 7-14).
Il est possible aussi d’identifier un certain nombre d’œuvres renvoyant au concept d’enfance source (S) et d’enfance blessure (B), ainsi que le montre notre tableau. Ce qui frappe dans ce groupe, c’est aussi la fréquence du thème du terrible secret familial qui pèse sur les enfants et sur les adultes qu’ils deviendront (le thème du secret qui se dévoile à la fin du récit est une des caractéristiques des fictions de l’enfance et rassemble plusieurs œuvres de Gaétan Soucy, ainsi que, du côté anglophone, certains romans d’Anne Marie MacDonald: Fall on Your Knees, The Way the Crow Flies.
Toutefois, trois autres groupes s’imposent: les récits historiques, dans lesquels l’enfant, narrateur ou simple personnage, est un ressort narratif permettant de développer l’intrigue (H), les récits dystopiques dans lesquels l’enfance semble vouloir représenter de façon oxymorique l’absence d’avenir (D) et les récits centrés sur les nouveaux modèles de famille et les rôles parentaux (P).
4. Arvida et Wigrum
Nous allons maintenant nous pencher sur l’enfant tel qu’il est représenté dans deux œuvres récentes (2011) qui constituent un assemblage: de nouvelles la première et d’objets décrits la deuxième.
Arvida (ARCHIBALD 2011) est un recueil dont le thème central est le questionnement sur la possibilité ou l’impossibilité d’utiliser la mémoire comme tremplin pour la narration, sous le signe de Proust. Dans les quatorze “histoires” qui composent le volume, il est souvent question d’enfants, car neuf d’entre elles présentent des personnages enfants. Si dans les trois récits sous-titrés «Arvida», c’est le narrateur (l’auteur?) qui évoque ci et là des souvenirs d’enfance, dans les six autres les enfants, narrateurs ou personnages à focalisation interne, constituent le véritable centre narratif. Deux constatations s’imposent d’emblée: une définition problématique de l’enfance et une confrontation enfant/animal.
Les enfants d’Archibald ne le sont plus vraiment, même s’ils continuent à se voir ainsi. Ils sont tous arrivés à l’âge entre chien et loup où l’on ne sait plus très bien ce que l’on est surtout si une souffrance nous tenaille. Il en est ainsi pour Jimmy («Cryptozoologie»), treize ans, orphelin de mère, qui conduit la voiture quand son père est saoûl. Il en est ainsi pour la protagoniste anonyme de «Sur les terres du seigneur» qui «restait là, mi-femme, mi-enfant» (Ibid.: 106) devant le cercueil de sa grand-mère. Et surtout de la sœur anonyme de Lucie qui est tour à tour dénommée «la petite fille» ou «l’adolescente» tout au long du récit («L’Animal»). Même chose pour Reiko, la femme-enfant dans «Jigai» qui pratique l’auto-torture rituelle et pour la veuve-enfant de «Paris sous la pluie». La petite Julie aussi («Chaque maison double et duelle») va grandir trop vite grâce à un père alcoolique et vulgaire (le narrateur) et à une mère obsédée par le surnaturel.
L’animal représente par contre l’ennemi à vaincre, qui peut être à l’intérieur de l’enfant même (l’épilepsie pour Jimmy, représentée par le couguar presque mythique qu’il traque en vain) ou dans le cercle familial («L’Animal», qui ne fait pas référence à l’ours, mais au père incestueux de la protagoniste) ou encore la monstruosité du mal qui s’incarne dans les deux femmes qui s’automutilent et qui vont hanter la forêt japonaise sous forme d’étranges créatures ensanglantées aux empreintes enfantines («Jigai»).
Quant à Wigrum de Daniel Canty (2011), l’importance de l’enfance dans ce recueil peut se résumer dans cette citation: «L’enfance est si proche du secret de la matière, mais elle l’oublie en grandissant» (CANTY 2011: 13). Il s’agit d’un étrange objet littéraire dont la partie centrale est constituée par la reproduction d’étiquettes et de dessins décrivant une collection d’objets ayant appartenu à un mystérieux collectionneur d’origine hongroise, Sébastian Wigrum, et à ses amis. La «collection» est entourée d’un ensemble de textes anonymes, ou signés tour à tour Sébastian Wigrum, Joseph Stepniac, Clara ou encore Daniel Canty, qui détruisent progressivement toute certitude chez le lecteur. Une œuvre placée explicitement sous le signe de Georges Perec, Thomas Pynchon, Lewis Carrol, Réjean Ducharme, Jorge Luis Borges, Orson Welles, mais aussi, de façon implicite, sous celui d’Hubert Aquin par la ressemblance de la structure à celle de Trou de mémoire, la mention de l’anamorphose et d’un carnet noir, ainsi que par la présence d’une page blanche au cœur de la collection.
Quoi qu’il en soit, les enfants sont très présents dans ce texte: d’abord par le personnage de Joseph Stepniac, jeune myope fréquentant la boutique de Wigrum, qui aime se faire décrire le monde tel qu’il est perçu par l’enfant losqu’il enlève ses lunettes. De nombreux objets enfantins figurent dans la collection: des jouets ou des jeux3 (canard en plastique, bulle increvable, toupie empoisonnée), des éléments appartenant à l’imaginaire enfantin (dentier du père Noël), mais surtout des objets ayant côtoyé des enfants. Nous ne nous limiterons ici qu’à quelques exemples:
- le «fil rouge» qui retenait par la patte «l’héroïque canari Zazie» chargé par le RATP d’inspecter les tunnels après une catastrophe et qui aurait été tranché par une petite fille pour libérer l’oiseau (Ibid.: 93);
- la «Lampe de peur» apparue une nuit dans le lit du petit Guy Tolson, grand lecteur d’histoires fantastiques de Gimli, sur le lac Winnipeg, qui disparaitra un jour mystérieusement (Ibid.: 104-106);
- les «Lunettes d’accélération» appartenues au petit Samuel Mudde de Lachine, qui, à cause d’une «cécité impressionniste» voit le monde comme «une composition lumineuse de lignes et de couleurs». Mudde rejoint encore enfant le CERN de Genève, où il pédale dans les tunnels sur son vélo appelé «Supercollider» (Ibid.: 107-109);
- l’ocarina sur laquelle la petite Sylvie Waldorp, princesse déchue d’une île tropicale, capturée par les pirates, jouait une «Note unique» à la Nouvelle Orléans (Ibid.: 122-123);
- les quatorze noyaux d’olives que deux petits autrichiens semèrent, avant de disparaître, sur le sentier des Cinque Terre («Pas perdus», Ibid.: 128-129);
- le sac en coton («Sac à souffle») utilisé au Japon après 1946 par un groupe de terroristes pour étouffer les enfants soupçonnés de collaborer avec les américains (Ibid.: 145-146);
- la poupée défigurée par une cicatrice de fil rouge qui unira les destins de Mary Shelley et de sa demi-sœur Clara («Suture de Shelley», Ibid.: 151-153).
5. Pour une conclusion provisoire
À la fin de ce parcours qui est bien loin d’être exhaustif dans les romans québécois «de l’enfance», on peut légitimement se demander comment conclure. Il existe certainement, dans la critique littéraire, une tendance à établir un peu hâtivement une équation entre le topos de l’enfance et une quête identitaire ou une immaturité sociale et littéraire du Québec. Or, si l’on regarde l’un des auteurs qui est le plus cité quand on parle de romans mettant en scène un narrateur-enfant, Réjean Ducharme, on peut adhérer aux propos d’Elisabeth Nardout-Lafarge, lorsqu’elle écrit: «Le danger de cette surévaluation d’un élément par ailleurs effectivement très présent dans les textes tient à la fonction causale trop souvent dévolue à l’enfance des narrateurs» (NARDOUT-LAFARGE 2001: 32). En effet, «ces enfants fictifs, habités déjà par une mémoire littéraire et historique très ancienne, ne sont pas vraisemblables» (Ibid.: 177), mais ils possèdent un certain nombre de caractéristiques que nous retrouvons chez les autres enfants-narrateurs: «délinquance rimbaldienne» (Ibid.: 183), «conscience très intense de la part de négativité inhérente à l’expérience humaine» (Ibid.: 183), force du désir. Sans oublier l’ironie, employée par Ducharme dans la représentation de l’enfance, mais aussi arme de l’enfant-narrateur lui-même, parfois involontaire. Et nous rejoignons ici les propos d’Hélène Amrit lorsqu’elle écrit: «Écrire redevient dès lors […] une entreprise dirigée contre la censure» (AMRIT 1995: 214), au sens le plus large possible du terme.
Il y a bien, donc, dans la mise en scène des narrateurs-enfants (par des écrivains qui, est-il necéssaire de le rappeler, sont des adultes), une volonté de liberté à la fois dans la vision et dans l’expression: liberté recherchée des contraintes de l’âge adulte, des grilles d’interprétation imposées par le moulage social, voire recherche d’un lien plus direct entre les mots et le monde, tout en sachant au départ le caractère illusoire de cette entreprise. Le roman de l’enfance est bien le récit d’une vision à laquelle l’adulte qui écrit – et celui qui lit – ne cesse de faire écran, tout en apercevant, ici et là, des bribes d’absolu.
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Note
↑ 3Daniel Canty, parmi ses nombreuses activités, a également été le scénariste d’une installation au Musée McCord entre 2010 et 2011 intitulée « Jouets», dont la “morale” (fournie par Canty sur son site à la page http://www.danielcanty.com/index.php?/installation/jouets/) est la suivante: «pour qui sait y voir – et les enfants savent – n’importe quel jouet contient un monde entier».
↑ 2La narratrice de ce roman est bien une petite fille qui a huit ans au début de la narration et qui se place ouvertement dans le sillage de Ducharme: «J’allais être avalée de l’intérieur» (LAVOIE 2010: 214). Bizarrement, nous n’avons pas rencontré ce titre au cours de nos recherches sur Internet.
↑ 1Monique Boucher, «Enfance et identité dans le roman québécois de la révolution tranquille», Ponts, n.5, 2005, p. 55-86. Monique Boucher est également l’auteur de L’Enfance et l’errance pour un appel à l’autre. Lecture mythanalytique du roman québécois contemporain (1960-1990), Québec, Nota Bene, 2005.