Simples notes sur l'annotation (Olivier Rolin, « Tigre en papier »
Abstract
Francese | IngleseDans Tigre en papier (2002), Olivier Rolin dialogue avec un livre de journalistes-historiens, Génération de Hamon et Rotman. On s’intéresse à la forme que prend ce dialogue, en imaginant un projet d’annotation : quelles notes en bas de page pour Tigre en papier ? Et si Tigre en papier devait fournir des notes en bas de page pour Génération ?
Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte.
(Corneille, L’Illusion comique)
Je crois comprendre
L’existence, ou du moins une très faible part
De ma propre existence à travers mon art.
(John Shade)
… je rappelle l’histoire, tu la connais. Au début du vingt-et-unième siècle, Martin, alter ego d’Olivier Rolin, circule de nuit, au volant de sa Citroën DS, sur le périphérique parisien, en présence d’une jeune femme, « la fille de Treize ». « Treize », qui ne vit plus, a été, autrefois, le compagnon de route de Martin quand les deux militaient ensemble dans une organisation gauchiste, « la Cause ». Martin raconte ses souvenirs de guérillero urbain, son interlocutrice a du mal à suivre. Les propos du narrateur ont besoin d’être glosés, annotés. Les notes, hélas, ne sont pas toujours disponibles.
Je donne un exemple, tu sais que des séquences de ce type pullulent dans le roman :
Victor et Laurent, quoi qu’il en soit, étaient embêtés par le cas d’un prolo mélancolique dont l’idée fixe était de faire dérailler le TEE Paris-Bruxelles (est-ce qu’il faut traduire ça, TEE, à l’époque du Thalys : Trans-Europe-Express, un train normal, quoi ?)1
Peu importe, pour notre sujet, et pour l’instant, qui sont Victor et Laurent. On retiendra le passage entre parenthèses qui est un peu, si tu m’autorises la comparaison, comme une fiche Wikipédia intégrée à la page que j’ai sous les yeux. On pourrait imaginer un autre mode de présentation où les explications sur le « TEE » (« Trans-Europe-Express, un train normal quoi ?») ne figureraient pas dans le corps du texte mais se trouveraient placées en note par exemple. Olivier Rolin, quand il fait parler Martin, en quelque sorte oralise la pratique de la note infrapaginale. Cette oralisation est chez lui un trait de style.
Autre exemple où l’opération d’annotation est sollicitée mais non pas réalisée. La fiche Wikipédia est alors en attente de rédaction. Je répète que les cas de genre sont aussi statistiquement les plus fréquents dans le roman. Martin-Rolin est ce que l’on pourrait appeler un narrateur taquin :
Je suis contemporain du caudillo, moi, d’une certaine façon, et d’Eddy Merckx et de Nixon aussi, Merckx disputait Paris-Nice et Nixon je ne sais plus quelle primaire, ces jours-là. Merckx, c’était un type qui ne faisait pas dans le détail. Remarque, son opposant du jour, Ocaña, un Espagnol justement, n’était pas un cul-de jatte non plus. Luis Ocaña, ça ne te dit rien ? Ni Franco, je parie ? (p. 197)
Supposons un instant que le livre d’Oliver Rolin est encore édité dans un siècle ou deux. Pour les futurs lecteurs, au moins trois référents mériteraient d’être explicités. Vous dites : Eddy Merckx ? Certes nous savons, toi et moi, de qui il s’agit mais qu’en sera-t-il dans un siècle ou deux ? L’annotateur fait son travail. Il ajoute l’encyclopédie portative. Edouard Louis Joseph, baron Merckx, plus connu sous le nom d’Eddy Merckx, né en 1945, est un cycliste belge, etc. Ocaña ? Jesus Luis Ocaña Bergia, né en 1945, mort en 1994, coureur cycliste espagnol etc. Le caudillo ? Francisco Franco, né le 4 décembre 1892 à Ferrol, etc. Tu remarqueras que la nécessité du geste d’annotation d’une certaine manière se trouve anticipée dans et par l’ouvrage que tu as entre les mains. Autrement dit, qu’une opération d’annotation soit nécessaire n’est pas lié à une décision prise à l’extérieur du livre, il ne s’agit pas d’une chose philologique. Le constat, en réalité, est fait dans le livre, il intervient comme un protocole de lecture.
Tu sais comme moi l’usage qu’ont fait les modernes du geste d’annotation en régime fictionnel, pense à Nabokov et à Feu pâle par exemple. Ici, c’est un autre cas de figure que nous observons. Tigre en papier, si je puis m’exprimer ainsi, c’est Feu pâle en négatif, donc sans l’apparat critique que Rolin d’une certaine manière fait apparaître en creux. La couche annotante, dans Tigre en papier, est cela même que le livre attend de son lecteur. D’où viennent les remarques ironiques d’un narrateur qui sait que ses propos, pour la jeune femme à qui il s’adresse, demeureront nécessairement opaques : « Ça ne te dit rien ? », « Est-ce qu’il faut traduire ça ? ». Le livre d’Olivier Rolin annonce un autre livre à venir, mais qui est en réalité le même livre, en version annotée, imaginée comme une édition scolaire :
Et le Komintern ? Oh, écoute, tu regarderas une encyclopédie. Tu trouveras ça sur Internet. (p. 114)
On me dit d’aller sur Internet, je m’exécute. Le Komintern c’est quoi? Internet répond : L’Internationale communiste, souvent abrégée IC (également appelée Troisième Internationale ou Komintern d’après son nom russe Коммунистический интернационал), était une organisation née de la scission de l’Internationale ouvrière réalisée le 2 mars 1919 à Moscou sous l’impulsion de Lénine et des bolcheviks, etc. Voilà qui clarifie les choses. Le texte du roman est incomplet, je l’ai moi-même, en ajoutant la note en bas de page, complété. Un petit effet de vertige apparaît de surcroît. J’obéis en lisant à une injonction qui vient du narrateur du livre. Or le narrateur est un personnage de fiction. Le passage si tu veux est discrètement métaleptique. Un narrateur fictionnel me renvoie à l’Histoire, en somme m’interroge, comme un examinateur, sur ma culture encyclopédique.
J’arrive ici à un tournant du propos. Pour une lecture optimale de Tigre en papier, il faut être un fort en Histoire, nous sommes d’accord sur ce point. En lisant, on aura, en même temps, un œil sur Wikipédia. Mais il n’y a pas que Wikipédia dans la vie mon cher A… ! Pour le cas qui nous occupe, d’autres sources sont disponibles. Je propose d’également les utiliser. Il se trouve que, sur les événements, et sur l’époque que remémore l’histoire de Martin et de « la fille de Treize », nous pouvons consulter un autre livre, un vrai livre, sur support papier, et qui a d’ailleurs joué un rôle non négligeable dans la genèse du roman de 2002. On peut l’appeler un hypotexte. Tu m’attends au tournant. Je veux parler de Génération de Philipe Hamon et de Patrick Rotman, ouvrage écrit par deux journalistes et que nos catalogues de bibliothèques classent sous la rubrique « livres d’Histoire »2. Dans le livre de Hamon et Rotman, il est régulièrement question d’Olivier Rolin et de ses fonctions de chef du bras armé de la « Gauche prolétarienne ». Le nom de l’écrivain figure parmi la liste des témoins qu’ont interrogés les deux auteurs. Bref, les mêmes individus et les mêmes événements sont évoqués, en principe sans opération de fictionnalisation. Tigre en papier affabule l’Histoire, Génération s’en tient aux faits.
À ce moment, le pédagogue en moi se réveille. Je pense à mes étudiants, je prévois, pour eux, un exercice qui leur apprendra à la fois des choses sur l’Histoire et sur le genre du roman. Quel est cet exercice ? Mais tu t’en sers à ta manière quand tu enseignes Balzac ! Nous disposons d’un texte annotant, à savoir Génération de Hamon et Rotman. Le recours au texte annotant, avec d’autres sources documentaires, nous aidera à transformer Tigre en papier en un texte annoté. Je décide de consacrer un cours ou deux à cette affaire. Il n’existe pas encore, à ma connaissance, d’édition scolaire de Tigre en papier. Nous allons en faire une. Il pourra s’agir d’une édition numérique, tu es spécialiste en ce domaine, tu approuveras mon choix. Un clic sur tel ou tel mot et une nouvelle fenêtre s’ouvre, avec la note dont le lecteur a besoin. On ajoutera si nécessaire des images et du son. En somme, on donnera au livre d’Olivier Rolin un prolongement, une couche annexe mais qui, encore une fois, est prévu dans et par le livre. Bref, on fera un livre à la manière de Feu pâle mais qui prendra, ici, cette apparence par nos soins. Martin-Rolin est le nouveau John Shade, nous serons, mes étudiants et moi, les Charles Kinbote de son œuvre. Nous enrichirons le « poème sur Mai 68 » par notre intervention.
Qui est vraiment « Gédéon », le cerveau de « la Cause » ? Consultez la note, tout s’éclaircira. Si vous préférez, cliquez, dans l’édition électronique, sur ce nom, Wikipédia, et Hamon et Rotman vous répondront : « Gédéon », abréviation de « Grand dirigeant » (« G.D. »). Ce nom renvoie à Benny Lévy, né le 28 août 1945 au Caire, mort à Jérusalem en 2003, militant maoïste de premier plan, il dirige dans la France de l’après-Mai la Gauche prolétarienne, etc. Qui est « Amédée », autrefois un ami de « la Cause », devenu un notable trente ans plus tard ? Un clic de souris, et le vrai nom apparaît : Amédée, alias Serge July, journaliste français né le 27 décembre 1942 à Paris ; il est un des cofondateurs du journal Libération, etc. Le général Chalais ? En réalité, le général Buchalet, Président directeur général de Framatome. Le président Pompe ? Victor et Laurent ? etc. Tigre en papier est à sa façon un roman à clés, on procurera des éléments pour son déchiffrage. On fournira aussi des informations plus largement contextuelles, toujours à destination d’un lectorat « jeune » ou, pour ce type de références, peu informé : quelle était la France de Pompidou ? Qu’en est-il des Trente Glorieuses ? Qu’est-ce que l’Indochine française ? etc. etc. La wikipédiaïsation est une forme d’explication de texte parmi d’autres ; je soutiens que, pour l’objet auquel nous nous intéressons, elle n’est pas la moins efficace.
Je prends un exemple que je vais, avec ta permission, développer un peu : celui du vol des billets de métro, histoire qui existe pour nous en deux versions, celle qu’en donnent Hamon et Rotman dans leur livre, celle qu’on lit chez Olivier Rolin. Je commence par la version de Tigre en papier :
Au métro Bir-Hakeim, une nuit, pour protester contre une hausse des tarifs des transports commun, vous aviez volé des milliers de tickets. Ça se vendait par « carnets » cousus, à l’époque – à l’époque du poinçonneur des Lilas ! Une centaine de carnets, mille tickets, ça faisait une petite brique bien compacte, pas encombrante du tout. (p. 23)
Dans notre édition annotée, il y aura une note consacrée à la référence musicale : Le Poinçonneur des Lilas, chanson française écrite, composée et interprétée par Serge Gainsbourg (1928-1991), etc. Peut-être faudra-t-il rappeler quelles étaient à l’époque les tâches et la technique du poinçonneur. Je verrai cela avec mes étudiants. Je te tiendrai au courant de nos choix. Je poursuis la citation qui n’est pas finie :
Treize était dans le coup, bien sûr. Pour faire le guet, pendant que vous jouiez de la pince-monseigneur dans la station, vous aviez posté, sous les fenêtres du Dernier Tango à Paris, un camarade élève de Polytechnique – tu as oublié son nom – en grand uniforme, bicorne et tout, avec une belle brune plantureuse. Ils devaient s’embrasser langoureusement, genre retour du Bal des débutants, tout en matant les alentours. (ibid.)
Faut-il une note à Bal des débutants ? Peut-être. Faut-il expliquer le Dernier Tango à Paris ? Sans doute aussi. Ultimo tango a Parigi, film de Bernardo Bertolucci (1972). Je cite, maintenant, la fin de la séquence qui, chez Olivier Rolin, se termine en queue de poisson :
La difficulté, ensuite, ç’avait été de les distribuer, ces milliers de tickets, dans les gares ou à la porte des usines. Les tracts, les gens étaient habitués en ce temps-là, ils attrapaient négligemment, fourraient ça dans leur poche, mais des tickets… Des tickets de seconde encore… (les tickets de seconde étaient jaune pâle, expliques-tu à la fille de Treize, couleur de… couleur exactement des livres grecs dans les Belles lettres, couleur de Platon ou d’Eschyle, you see ?) mais des premières, vert réséda… Ils craignaient une embrouille. (p. 24)
On ajoutera une note sur Eschyle (né vers 525 av. J.-C., le plus ancien des trois grands tragiques grecs) et sur la librairie Budé (les œuvres grecques ont une couverture de couleur jaune). On rappellera en note également, qui peut être ici assez copieuse, comment Hamon et Rotman quant à eux racontent la même histoire dans Génération :
Dans la nuit du 23 au 24 février, Olivier Rolin, escorté d’un commando de choc, force les grilles puis le guichet central du métro Passy. Deux complices font le guet : un polytechnicien en grande uniforme et une jolie demoiselle dont la robe de soir donne également le change. Les renseignements collectés sont exacts : à l’intérieur, dans des coffres de bois, agglomérés comme des briques, des blocs de tickets s’entassent – le décompte, ultérieurement, révélera qu’il y a là 2560 carnets, 25 600 billets… de première classe, pour la plupart ! 3
Ressemblances et différences. Martin a disparu, le protagoniste s’appelle Olivier Rolin. Nous retrouvons le « camarade élève de Polytechnique » mais la mémoire de l’écrivain semble plus précise que celle des journalistes. La « jolie demoiselle » était « une brune plantureuse », se souvient Martin. On voit aussi que l’endroit a changé. Le vol a lieu chez Rolin au métro Bir-Hakeim, chez Hamon et Rotman, on est à Passy. Autre différence à signaler : grâce aux auteurs de Génération, nous connaissons la fin de l’histoire, qui manque chez Olivier Rolin. Les billets volés ont finalement été distribués à la gare Saint-Lazare :
Un tout petit paquet, et une véritable manne. Antoine, Frédo et leur cohorte reçoivent mission d’écouler la prise. Encore une « libération symbolique », celle des transports en commun. Reste que la difficulté technique n’est pas mince : où s’immerger dans une foule assez dense pour avoir le temps de distribuer suffisamment de titres « récupérés » avant que la police ne s’en mêle ? Le choix s’oriente vers la gare Saint-Lazare, quand la salle des pas perdus est noire de monde. Et voici les lycéens de la GP, sous leurs calicots, qui tendent aux passants les sésames jaunes et rigolent :
– Mais si ! Prenez madame ! Aujourd’hui, le métro, c’est gratuit !
D’abord méfiants – s’agirait-il de revendeurs douteux, de faussaires ? –, les Parisiens, volontiers resquilleurs, s’enhardissent, profitent de l’aubaine, réclament un carnet supplémentaire.4
J’avoue avoir été troublé un instant par la question de la couleur des tickets. Hamon et Rotman écrivent : « sésames jaunes » et on a appris un peu haut dans leur version que les billets volés étaient « de première classe pour la plupart ». Il s’ensuit qu’à l’époque en question les tickets de première étaient jaunes. Or on lit chez Rolin : « les tickets de seconde étaient jaune pâle ». Il y a donc là un désaccord. Le jaune à l’époque des souvenirs de Martin est-il la couleur des billets de première ou de seconde ? Un site intitulé Petite histoire du ticket de métro parisien m’apprend qu’en 1967 les tickets de seconde étaient de 62,5 X 30 mm et de couleur… verte. Le site reproduit aussi les billets en question5. Force est de se rendre à l’évidence. Rolin a raison. Une erreur factuelle s’est peut-être glissée dans ce que nous apprennent les deux journalistes-historiens. L’erreur des historiens, si c’en est une, a été corrigée par le romancier. La chose troublante est exactement là : pour connaître la vérité de l’Histoire, je dois faire confiance au roman.
J’en arrive ici à ce que j’appellerai provisoirement les effets pervers de l’annotation car il y en a, comme tu vas voir. Que découvrons-nous ? Qu’une certaine réversibilité caractérise le geste d’annotation. Dans le cas qui nous occupe, vu les sources que nous utilisons, elle vient à peu près immédiatement compliquer la donne. Le problème est là, et nous devons le prendre au sérieux. Si tu admets que, pour produire un texte annoté, on a besoin d’un ou plusieurs textes annotants, si tu es d’accord avec moi pour dire que c’est en se servant du texte annotant qu’on arrive à produire le texte annoté, le rapport entre les deux couches en réalité peut se renverser à tout moment : l’annoté peut devenir l’annotant, l’annotant l’annoté. Or c’est très exactement ce qui arrive ici. J’ai appelé à quelques reprises dans ce qui précède Tigre en papier un roman. C’est aussi le terme qu’on lit sur la couverture du livre. Mais il n’est pas sûr que ce mot soit tout à fait à sa place ; il pourrait bien s’agir d’un leurre. Rolin a lui-même déclaré à propos de son ouvrage : « Je ne me sens pas un vrai romancier » et : « Je suis plus un écrivain qu’un romancier »6. Écrivain, romancier, le distinguo a son importance. Le roman, chez Rolin, n’est pas un roman, il n’est qu’un tout petit peu un roman. On observe alors un effet de symétrie – mais qui demande, pour qu’il puisse être reconnu, qu’on inverse les positions, donc qu’on admette la réversibilité – avec Génération qui n’est pareillement qu’un tout petit peu un livre d’Histoire. On lit sur la quatrième de couverture du second volume de l’ouvrage de Hamon et Rotman : « C’est un roman et ce n’est pas un roman ». Les mêmes auteurs ajoutent : « Si nous avons choisi le mode du récit – pas du roman : du récit, étroitement, jalousement ajusté aux données recueillies –, c’est par scrupule méthodologique »7. Même son de cloche, en somme. Le roman est un livre d’Histoire, le livre d’Histoire a pris la forme d’un « récit ». Le narratif est privilégié, le choix des auteurs de Génération a été de raconter l’Histoire comme si elle était à sa façon un roman. L’annotateur, par conséquent, perd pied.
Il y a plus troublant encore. Génération est un livre sans apparat critique, donc sans notes en bas de page. Il s’agit d’un choix conscient des deux auteurs qui le défendent en ces termes : « Génération ne comporte pas la moindre note de bas de page. Nous entendions ainsi nous contraindre à ne pas rompre le fil de l’action, à “rentrer” dans la narration même les références, les sigles qui la nourrissaient »8. Étrange chassé-croisé. Là où il devrait y avoir des notes, vu le genre de livre que nous consultons – Génération est un livre d’Histoire, un livre d’Histoire est documenté –, il n’y en a pas. Là où les notes sont en principe peu habituelles – le roman « réaliste » évite l’annotation –, il devrait y en avoir. Je n’hésite plus à ce moment à renverser la vapeur. Je mets les choses sens dessus dessous. Je change mon fusil d’épaule excellent A... Quel est pour l’équipe d’annotateurs que j’ai créée et qui est composée, comme nous l’avons vu, d’une poignée d’étudiants bénévoles, l’exercice le plus porteur, le plus utile ? Allons-nous annoter Tigre en papier en nous servant de Génération comme texte annotant ? Ne ferions-nous pas mieux de procéder en sens inverse : il n’y a pas de notes dans Génération, on pourra peut-être en ajouter ? Le Kinbote en moi est toujours prêt à l’action. Faisons une édition annotée de Génération en nous servant de Tigre en papier comme…texte annotant. A quel résultat arriverons-nous ?
Voyons cela pour finir.
Génération, donc, est une sorte de roman. On peut être plus précis sur ce point : pour ce qui concerne les pages, nombreuses, qui sont consacrées dans le livre d’Histoire à l’individu Olivier Rolin et à son parcours personnel – du militantisme, après une plongée dans la dépression, à la Littérature –, il s’agit, en somme, d’un roman d’apprentissage, d’un Bildungsroman. Difficile de passer à côté de la chose, tu verras les citations que je donnerai dans un instant. Dans le domaine français, pour ce qui concerne la période « moderne », et alors que la Bildung est en rapport avec un devenir-écrivain, le roman d’apprentissage le plus célèbre est à n’en pas douter la Recherche proustienne. Il est frappant de constater que, sans jamais évoquer Proust, dont le nom n’apparaît pas dans Génération, Hamon et Rotman racontent le parcours de leur « personnage » Rolin à la manière proustienne. Peut-être s’agit-il d’une réminiscence inconsciente. Peut-être le modèle proustien a-t-il été délibérément occulté. Je n’en sais rien. En tout cas, Proust est là mais sa présence n’est pas signalée, ni assumée. Proust est le nom qui manque à la liste. Tu me vois débarquer avec mes gros sabots nabokovo-proustiens. Le texte de Génération est incomplet, il doit être complété, annoté. D’une certaine manière, c’est une autre erreur, factuelle, si tu veux, que nous devrons corriger.
Je partirai de la vie particulière qui est, après Mai 68, selon Hamon et Rotman, celle d’un membre d’une cellule clandestine. Le membre vit caché, le plus souvent il est seul ; le pire est qu’il a perdu tout intérêt pour les choses de la « culture ». Il vit dans un état d’inanition culturelle excessivement handicapante. Je cite Génération :
Olivier Rolin ne souffre pas de cette solitude imposée. Le normalien abandonne même la lecture, qui requiert trop d’attention, n’entre plus dans les librairies pour feuilleter les nouveautés. Il néglige Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, qui obtient le prix Goncourt, renonce à visiter la Reproduction, de Bourdieu et Passeron. Il ne remarque même pas la sortie du premier album d’un jeune dessinateur, Reiser, dont le titre, pourtant devrait l’amuser : Ils sont moches.9
Il y aurait des choses à annoter. Le Roi des Aulnes, poème de Goethe écrit en 1782, roman de Michel Tournier publié en 1970. Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue français. Jean-Claude Passeron (1930), sociologue itou. L’album Ils sont moches du dessinateur Jean-Marc Reiser (1941-1983) a paru en 1974, etc. Je retiendrai pour ma propre démonstration le rapport négatif au livre et à la lecture. Le militant Rolin, chez Hamon et Rotman, est un anti-lecteur. On ne l’imagine pas, pour les mêmes raisons, en futur écrivain :
Olivier Rolin, lui, ne possède plus un livre. Plus un seul. Le dernier ouvrage qu’il a parcouru mollement, c’était celui d’Edgar Snow sur la Chine.10
Ici encore la note fait défaut. Edgar Snow, né le 17 juillet 1905, mort le 15 février 1972, journaliste américain connu pour ses livres sur la Chine communiste, notamment La Longue Révolution, traduit en français en 1973 etc. Je remarque, aussi, que c’est une histoire édifiante que racontent Hamon et Rotman : qui vit sans littérature va vers la mort. La fable, si tu veux, a une morale :
Après, c’est le trou. Une vie déchirée, délabrée. Tant de précision savante aujourd’hui dépourvue d’objet, tant de technique accumulée, de maîtrise, rigoureusement inutiles… « Antoine » n’existe plus, et Olivier n’a rien à faire, ne sait rien faire sur la planète où il débarque, hagard. Il boit beaucoup, est souvent ivre, essaie d’amuser les gens du bistrot, se donne le rôle du pitre entre sarcasme et dégoût, adolescent hors d’âge.11
« Antoine » est le nom de guerre que se donne le militant de la « Gauche prolétarienne ». « Antoine », au début des années 1970, a cessé d’exister, Olivier Rolin, l’écrivain Rolin, devra lui succéder. L’hypotexte proustien, si je peux dire, montre alors le bout de son nez. Olivier devient écrivain. Martin devient Rolin. Mais pour que la rédemption puisse avoir lieu, il faut d’abord renouer avec les livres, avec la Littérature, avec la lecture. Hamon et Rotman racontent ce moment en deux temps. Premier temps : des petits boulots permettent au déprimé de survivre ; par chance, parmi ces boulots, il y a des travaux de traduction. Traduire, c’est déjà, un peu écrire, Proust aussi est passé par là :
Olivier, lui, ne sait comment s’occuper. Il est épisodiquement chauffeur-livreur, traducteur de latin ou de grec, pour une fondation américaine, et généralement chômeur, dépendant d’une compagne qui s’éloigne bientôt. Son meilleur ami meurt d’une overdose héroïne.12
L’annotateur expliquera « mon meilleur ami ». En bas de page, on lira : Hamon et Rotman annoncent ici Tigre en papier, roman paru en 2002, où Olivier Rolin rend hommage à son ami mort, etc. Le même annotateur commentera aussi la suite qui est le récit d’une épiphanie. La troisième personne, dans ce qu’on va lire, renvoie toujours à Olivier Rolin :
Un jour comme les autres, il descend acheter Voyage au bout de la nuit plutôt que de se tuer. Il n’a rien lu depuis des années, sinon des tracts, des journaux partisans, des rapports. Passé le premier chapitre, il sent qu’il ne sera jamais plus un militant.13
La séquence finit de manière abrupte, pour nous elle est cruciale. Qu’est-ce qui, selon les auteurs de Génération, a sauvé Rolin ? Tu vois la réponse qui est proposée : c’est la découverte de Céline, c’est la lecture du Voyage au bout de la nuit. Erreur ! La réponse qu’on me donne est manifestement insuffisante, plus exactement : elle est littérairement incohérente et c’est à l’annotateur de Génération de s’en expliquer. Céline n’est pas la bonne réponse. La bonne réponse est Proust.
Je puis m’acheminer tout doucement vers une conclusion provisoire.
Certes, Céline est nommé dans Tigre en papier, à plusieurs reprises même, et nous pouvons en déduire que Martin, le Martin du début du vingt-et-unième siècle, l’a lu14. Mais le même Martin est aussi lecteur de Proust et je rappelle à qui l’aurait oublié que l’originalité de Tigre en papier, et aussi sa réussite comme objet esthétique, tiennent pour une bonne part à ce qu’Olivier Rolin a choisi de remémorer son passé de militant à travers un filtre proustien. Fallait le faire. Proust et Mao ! Du Côté de chez Swann lu comme antidote au Livret rouge ! Mais cela ne va pas ensemble… Si, cela va très bien ensemble, détrompez-vous… La rencontre qui est proposée, qui peut paraître incongrue au départ, fonctionne et Olivier Rolin est probablement parti de là pour écrire son roman15. Proust imagine une Recherche du temps perdu, l’auteur de Tigre en papier, à sa manière lui emboîte le pas, avec ironie, voire avec un zeste de cynisme. En se plaçant sous le haut patronage du roman proustien, et non pas du Voyage célinien, Olivier Rolin en fait suggère que, pour ce qui le concerne, quand il envisage les choses rétrospectivement, les militants de « la Cause », qui croyaient combattre pour l’avenir, qui pensaient préparer des lendemains qui chantent, étaient en réalité engagés dans une quête nostalgique ; je dirai à ma façon qu’ils étaient « proustiens » malgré eux :
Quand on regarde les choses presque trente ans après, dis-tu à la fille de Treize, il y a de quoi se marrer. Nous autres avec nos coups à la Robin des bois, on était complètement à côté de la plaque, même on allait à contre-courant, à contresens, pleins gaz vers le passé, à fond dans les chimères. (p. 194)
« Pleins gaz vers le passé ». « La Cause » était un mouvement régressif. L’analyse est brutale, elle se résume par un assez terrible : nous nous sommes trompés du tout au tout. Les jeunes « Maos » ne travaillaient pas pour l’avenir, leur projet était passéiste mais le passéisme, la pulsion régressive ne sont apparus qu’après coup. Pour Martin-Rolin, qui fait son propre procès, ses compagnons et lui ont voulu imiter, à vingt ans, les héros de Résistance. Ils n’étaient pas à la hauteur. Proust, curieusement, apparaît à ce moment. Apparition inattendue mais parfaitement justifiée, quand tu y réfléchis :
Vous ne saviez pas encore combien les hommes sont tout tramés de nuit, couturés d’effroi, la littérature aurait pu vous l’apprendre mais vous aviez rejeté la littérature, vous ne croyiez que dans la « vie », et la « vie, la « pratique », éclairées par la Théorie, par les analyses et les instructions de Gédéon, étaient d’une simplicité effrayante. (p. 46).
« La littérature aurait pu vous l’apprendre ». L’analyse, tu le vois, est à peu près celle qu’on trouve aussi chez Hamon et Rotman. Lisez les bons livres, écrivez-en si vous le pouvez, et vous donnerez un sens à votre vie. Mais il y a une différence et elle est de taille. Chez Hamon et Rotman, le livre révélateur, déclencheur, qui marque la césure, dont la lecture est au départ de la Vita nova de l’écrivain d’Olivier Rolin, est Voyage au bout de la nuit. Dans Tigre en papier, Proust a pris la place de Céline :
Les explosifs, tu t’en méfiais extrêmement. Tu avais lu quelque part (pas dans Proust, ça, c’est sûr) que la dynamite ne pétait pas au choc. C’était la nitro, ça le salaire de la peur. (p. 96)
Annotons, puisqu’on a toujours besoin d’annoter. Le Salaire de la peur, film franco-italien réalisé par Henri-Georges Clouzot, adapté du roman éponyme de Georges Arnoud et sorti en salle en 1953. Faisons un peu d’analyse aussi. Rolin reprend à son tour la formule du Bildungsroman, avec ironie. Le militant « lit » des guides pratiques pour la manipulation des explosifs, donc, il ne lit pas, il est exclu de la Littérature, en somme, il perd son temps. Ce n’est que bien des années plus tard, quand il a cessé d’être jeune, quand l’époque des souvenirs a commencé, quand il lit Proust, que le vrai « choc » a lieu :
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature.16
Tu me diras : cette citation ne figure pas dans Tigre en papier, c’est un autre passage du Temps retrouvé que Rolin met en exergue à son livre :
Mais ces histoires dormaient dans les journaux d’il y a trente ans et personne ne le savait plus.17
Tu as raison mais tu admettras peut-être, cher ami, que, chez Rolin, ceci renvoie à cela. La vraie vie est la littérature et c’est pour cela que la littérature est ce que nous sommes sans cesse en train d’annoter. It is a never ending story.
Mais il se fait tard déjà, je prends congé de toi, rendez-vous en Sorbonne, fratello.
Note
↑ 1 Tigre en papier, Paris, Seuil, 2002, coll. « Fiction et Cie », p. 61. Pour ce livre, je donne dans la suite les références à la pagination dans le corps du texte.
↑ 2 Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération, t. 1, Les Années de rêve, t. 2, Les Années de poudre, Paris, Seuil, 1987-1988. Dominique Viart écrit à propos de Génération : « Olivier Rolin confie que la lecture de ce livre lui a permis de considérer ces années-là comme relevant de l’Histoire, donc de s’en détacher suffisamment pour pouvoir écrire à leur sujet », « Des hommes habités d’Histoire : Olivier Rolin, Tigre en papier », Olivier Rolin, littérature, histoire, voyage, CRIN, 49, 2008, p. 91.
↑ 3 Génération, t. 2, p. 155.
↑ 4 Ibid., t. 2, p. 156.
↑ 5 http://histoireduticketdemetro.blogspot.com/
↑ 6 « Interview avec Olivier Rolin », Ballast, 9 février 2015.
↑ 7 Génération, t. 2, p. 91.
↑ 8 Ibid., p. 600.
↑ 9 Ibid., p. 278.
↑ 10 Ibid., p. 311.
↑ 11 Ibid., p. 557.
↑ 12 Ibid., p. 557.
↑ 13 Ibid., p. 557.
↑ 14 Par exemple p. 124, 143, 167.
↑ 15 Je me permets de renvoyer à mon étude « A quel âge faut-il lire Proust ? » dans Christian Oster et Cie. Retour du romanesque, CRIN, 45, 2006, p. 11 et suiv. et au chapitre que je consacre à Olivier Rolin dans Introduction à la méthode postextuelle. L’exemple proustien, Paris, Classiques Garnier, coll. « Théorie littéraire », 2012, p. 115 et suiv.
↑ 16 À la recherche du temps perdu, éd. Jean-Yves Tadié, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, p. 574.
↑ 17 Ibid., p. 532.