Publifarum n° 34 - L’imaginaire de Mai 68 dans la littérature contemporaine

Le 68 au féminin : témoignages et narrations

Elisa BRICCO



Abstract

Francese  | Inglese 

La prose contemporaine écrite par des femmes s'empare des événements de Mai 68 et en rend compte de manières différentes. Entre le témoignage et la fictionnalisation, la remémoration et l'invention, les femmes regardent à cette période comme à un tournant qui a ouvert la voie de la prise de conscience féminine. Des auteures et essayistes racontent ainsi leur Mai et celui de leurs mères : Geneviève Brisac, Annie Ernaux, Leslie Kaplan, Michèle Lesbre, Thiphaine Samoyault, Leila Sebbar, Anne Wiazemsky.


« À la fois révolte étudiante, mouvement ouvrier, crise politique, révolution culturelle, les événements de Mai 68 se caractérisent par la complexité du moment et la vivacité des controverses qui s'ensuivent. » (CAPDEVIELLE, REY 2008 : 17) Ces mots, contenus dans l’introduction au Dictionnaire de Mai 68, résument les enjeux de la période que j’évoquerai dans mon étude par le biais des récits au féminin. Il s’agit d’une époque compliquée qui a consisté dans un moment de bascule de la société et de la civilisation occidentales. C’est un moment où l’on a remis en question jusqu’aux fondements du vivre en commun, et cela a impliqué une interrogation tellement profonde – et accompagnée d’une série d’événements même violents – qu’il est difficile d’en cerner les contours. Par conséquent, un sentiment d’indétermination plane sur toute tentative de mise au point : « Événements incertains, héritage incertain, il paraîtrait assez logique que le Mai français ne laisse, dans les mémoires, qu’un souvenir incertain. » Ce constat s’avère être pertinent lorsqu’on aborde les ouvrages contemporains, écrits par des femmes depuis les années 1990, parce qu’il illustre les difficultés et les ambiguïtés des récits fondés sur cet événement majeur. Et cela se reflète, par exemple, sur la question générique, puisque je traiterai des textes revendiqués comme fictionnels bien qu’ils se fondent, pour la plupart, sur des souvenirs et des expériences personnels. De surcroît, ce sont des récits qui ne mentionnent pas Mai 68 dans le titre et donc ne sont pas prévus pour être considérés comme des récits de Mai 68.

Les femmes et Mai 68

Cette période cruciale a été racontée par tous les médias : elle a été le sujet des chroniques, des témoignages, des narrations des participants et des observateurs ; toutefois, en parcourant de l’œil la liste des auteurs, on n’aperçoit que très peu d’autrices. De plus, si nous excluons le contexte des revendications féministes, les comptes rendus et récits proposent généralement un regard masculin sur les événements en pointant les enjeux de la lutte politique, des émeutes parisiennes, des discours contestataires des collectifs étudiants et ouvriers. En conséquence de cela, en réfléchissant sur la présence de Mai 68 dans la littérature contemporaine, je me suis posé la question de la place que les femmes avaient eu à ce moment-là et, surtout, de celle de leur parole, que je n’avais pas vraiment beaucoup entendue ni lue auparavant. On peut aisément constater que le rôle des femmes dans les journées de Mai n’est presque pas envisagé dans les textes ni dans les chroniques et, en fait, à l’entrée « Féminisme » du Dictionnaire de Mai 68, on rend compte de cette sorte d’aporie :

Loin d’être absentes de Mai 68, les femmes y ont pleinement participé, étant déjà, rappelons-le, plus nombreuses que les garçons sur les bancs de l’université. Des jeunes filles ont milité dans les divers groupes gauchistes, dès avant le mouvement étudiant […]. Dans les usines occupées, les ouvrières ont pris part aux grèves […]. Malgré une présence dans le mouvement de Mai 68, les femmes ont été marginalisées, assignées, le plus souvent, à des rôles auxiliaires de militantes dévouées. En outre, la question des femmes comme question politique est restée parmi les impensés de la « pensée 68 ». (CAPDEVIELLE, REY 2008 : 188-189)

Nous savons que, si elles n’ont pas été incluses dans le discours post-mai 68, les femmes ont vite développé un discours à part qui les concernait directement et, d’une certaine manière aussi, exclusivement : celui du féminisme. Pour les femmes, le rôle de Mai 68 a été surtout celui de leur permettre d’envisager la conquête d’une sorte de libération de l’esprit et des mœurs, accompagnée de l’affirmation de la liberté : celle de la parole avant tout (KAPLAN 2018) avec celle des corps et des esprits aussi. Vu que la prise en compte de l’affirmation de la liberté a toujours été l’un des objets principaux des discours sur cette période et vu la présence active des femmes dans les événements et dans leur préparation, j’ai cherché à comprendre comment elles avaient perçu et vécu cette vague libertaire, ces moments où l’enthousiasme et l’ébullition intellectuelle ont déferlé et envahi toutes les dimensions de la vie sociale. Ma recherche dans les narrations contemporaines prendra en compte d’abord des témoignages que je considérerai comme des pièces à conviction pour illustrer mes constats, et ensuite des textes littéraires, afin d’y relever la présence de ces discours.

En ce qui concerne l’idée de la liberté conquise, j’emprunte les mots de deux participantes au volume collectif de témoignages élaboré sous forme de dictionnaire au titre de Filles de mai. 68 mon mai à moi. Mémoires de femmes (2008). À l’entrée « Libérée », Julieta exprime son enthousiasme et une interrogation finale fondamentale : « Parole libérée. Imagination libérée. Création artistique libérée. Enfance libérée. Mode libérée. Liberté sexuelle. Sexualité libérée. Femmes libérées ? » (Filles de mai 2008 : 84). Et une autre, Marie, écrit pour l’entrée « Liberté » :

Cette fois, c'était moi qui avais choisi.
Il y eut des galères, des découragements, des rechutes. Même une « très désobéissante » ne se libère pas d'un seul coup. Ma vie d'après fut plus difficile mais plus riche. Jamais je n'ai regretté cet « avant ».
Peut-être est-ce l'une des découvertes de Mai 68 : m'avoir fait comprendre que la véritable révolution n'est pas celle imposée au nom d'une idéologie ou d'un pouvoir ; mais celle menée individuellement, pour construire son propre système de valeurs. À partir de là, toute vie devient créative et ouverture au monde. (Filles de mai 2008 : 85)

Il est évident que Mai 68 n’est plus seulement une date sur le calendrier et une balise de l’histoire occidentale, mais que cela devient une notion, une borne et un phare qui a permis une immense prise de conscience, une libération de l’âme et de l’esprit. Dans un autre ouvrage de témoignages, Le Pays de ma mère. Voyage en Frances de Leïla Sebbar (2003), on peut lire les affirmations d’autres femmes ayant participé à Mai 68 et aux mouvements féministes dans les années suivantes. Leïla Sebbar pose une interrogation préliminaire aux récits des autres dans le chapitre Femmes en révolution dont le sous-titre est « Mai 68. Années MLF ». Par ce texte, elle introduit les discours des autres femmes, pose une question et présente une situation :

Et les femmes dans cette histoire ? Dans les groupuscules, elles sont là, elles écoutent, curieuses, elles prennent des notes studieuses, elles aussi jeunes et belles et révoltées. Sages et folles. Désobéissance civile, familiale. Ils disent : « La Révolution universelle avant la libération des femmes. » Ils parlent, ils ordonnent, ils commandent. Elles disent non. Elles les quittent. Abandonnés à l’illusion révolutionnaire universelle. Elles s’en vont.
Femmes entre elles. Comme si chacune naissait d’elle-même. Elles parlent, discutent, controversent, bavardent, lisent, analysent, critiquent, féroces, écrivent, inventent dans les chambres savantes, joyeuses, amoureuses. Le peuple des femmes change le monde et la France où elles vivent, pensent, agissent. Turbulentes, insolentes, elles font trembler les maisons endormies, les palais politiques, elles occupent la place publique, elles quittent le lieu de leur exil millénaire. (SEBBAR 2003 : 108)

Le propos de Sebbar est sans doute empreint de revendications féministes. Il est pourtant vrai que la voix des femmes est minoritaire par rapport à celle des hommes en ce qui concerne le récit de Mai 68, et je me propose d’aller chercher cette voix dans une dizaine de narrations fictionnelles écrites après 1990, dont j’illustrerai les constantes dans le discours sur les événements et les thématiques récurrentes, n’ayant pas la présomption d’y repérer un discours au féminin.

Quelle littérature pour Mai 68 ?

Malgré l’importance des événements, on peut constater avec Dominique Viart qu’« il n’y a pas de “récit de Mai”, car Mai n’est pas un récit, c’est une irruption, un bouillonnement, une effervescence. » (VIART 2008 : 13) Et en effet, lorsqu’on examine les récits où apparaît – généralement en tant que toile de fond ou comme référence temporelle et anecdotique – la situation qui s’est produite en Mai 68, dans la ville de Paris principalement, on a l’impression de ne pas saisir les enjeux de ces moments-là, de passer à côté de quelque chose de grand qui reste insaisissable pour ceux qui ne l’ont pas vécu directement. Ce sentiment est sans doute redevable de l’absence de récits totalisants de Mai 68, comme l’explique Viart, et du fait que les ouvrages de fiction écrits autour de cette période – que Patrick Combe a recensés dans Mai 68, les écrivains, la littérature – ne sont pas des livres marquants et ne parviennent pas à raconter de manière exhaustive le phénomène Mai 68. En effet, Combe explique que « les romanciers ne s’inquiètent guère de rendre l’événement dans sa totalité (certes impossible), ni même dans son économie dynamique – les périodes, les faits se succèdent (bousculés dans la narration, sélectionnés, etc.) sans liens, sans continuité lisible, souvent oblitérés » (COMBE 2008 : 190).

La vie double des filles en Mai 68

Les dix ouvrages composant mon corpus ont été écrits par des autrices ayant vécu les événements de Mai 68 et par d’autres qui en ont seulement lu et entendu parler parce qu’elles sont nées après. Geneviève Brisac (Petite, 1994), Leslie Kaplan (Depuis maintenant. Miss Nobody Knows, 1996), Régine Deforges (À Paris au printemps ça sent la merde et le lilas, 2008), Annie Ernaux (Les Années, 2008), Michèle Lesbre (Un lac immense et blanc, 2011), Anne Wiazemsky (Un an après, 2015) rendent compte des faits, ou les mentionnent, dans des récits à la première personne où des narratrices racontent leurs expériences, émois, réflexions. Les données autobiographiques enrichissent le récit, qui se veut en tout cas fictionnel, chez Brisac, Kaplan et Lesbre, tandis que Wiazemsky et Deforges racontent dans le détail leurs expériences. La narration de tous ces textes est menée par une narratrice qui prend la parole à la première personne. Dans les textes fictionnels la narration des actions des héroïnes ou des événements racontés passe de la première à la troisième personne, ce qui témoigne de la distanciation temporelle et de celle des écrivaines par rapport à leurs propres expériences. Les protagonistes deviennent ainsi des personnages à part entière même si les événements racontés sont vrais et éprouvés.

Annie Ernaux ne consacre que quatre pages au résumé des faits de Mai 68 dans cette « sorte d’autobiographie collective » (VIART 2013 : 120) qu'est Les Années. Ce qu’elle explique à propos de l’impact général des faits sur son existence personnelle peut être utile pour éclaircir la teneur globale des souvenirs des autres écrivaines : « Entre ce qui arrive dans le monde et ce qui lui arrive à elle, aucun point d’intersection, deux séries parallèles, l’une, abstraite, toute en informations aussitôt oubliées que perçues, l’autre en plans fixes. » (ERNAUX 2008 : 105)

Le constat du fait de mener une vie parallèle à celle des autres – par exemple le fait de se sentir loin des événements à la une racontés dans les émissions de Radio Europe numéro 1 – se retrouve dans la manière dont les autres écrivaines rendent compte de l’actualité de Mai 68, dans les récits véritablement autobiographiques. La vie en détail, que raconte Anne Wiazemsky par exemple, est ponctuée de références aux Assemblées Générales de l’Université de Nanterre et à l’occupation du théâtre de l’Odéon, aux barricades et aux manifestants fuyant devant la police, à la sensation de calme et d’insouciance perçue dans un Paris sans voitures, etc. Ce sont des situations auxquelles la narratrice participe ou dans lesquelles elle se trouve impliquée avec son mari Jean-Luc Godard. Chaque événement se produit toujours plus ou moins malgré elle, parce qu’elle n’est vraiment intéressée ni par les enjeux politiques et ni par les revendications des manifestants. Elle est plutôt fascinée par l’ambiance des jours de mai, que sincèrement concernée par les discours de ses collègues étudiants ou de son mari cinéaste intellectuel. Les sentiments qu’elle éprouve alors sont plutôt celui de l’émerveillement devant des spectacles inattendus et inconnus et, à l’opposé, celui de la frayeur causée par les tensions et les affrontements dans le Quartier Latin où elle habite.

Cette situation de retrait, de présence de deux vies en parallèle est aussi celle qu’on aperçoit en lisant les ouvrages de Brisac et de Lesbre. En fait, dans Petite, les événements de Mai 68 sont évoqués rapidement par la protagoniste qui trace le récit de son parcours d’adolescente à travers l’expérience de l’anorexie. La ville de Paris en proie aux manifestations est racontée par la vision de la jeune fille et rapprochée à ses préoccupations :

C’est le temps des manifestations, la France ne s’ennuie plus, Nouk a reçu la consigne de faire des détours pour éviter les défilés, ne pas prendre des coups, elle les cherche et les évite, ça donne des résultats bizarres, elle crie avec des gens inconnus des choses qui lui plaisent, et puis elle sort des rangs, à cause d’un rien qui lui a fait sentir brusquement qu’ils étaient entre eux et qu’elle était une intruse. […] Les parents de Nouk craignent un peu la révolution et les coups de matraque. Ils ont surtout peur que Nouk couche avec un garçon. Ils ont tort d’avoir peur. Nouk est bien loin d’envisager pareilles extrémités. (BRISAC 1994 : 106-107)

La sensibilité de Nouk se répand sur le récit et le point de vue de la jeune fille perçoit les défilés et les coups de matraque comme des spectacles ; ses préoccupations sont celles de ses parents, celles induites par l’éducation et par les a priori des adultes. Les discours des autres s’impriment sur ses pensées, les colonisent tout en démontrant le grand clivage générationnel et la relation problématique de la jeune fille avec sa famille.

Dans le roman de Michèle Lesbre, Un lac immense et blanc, l’héroïne a l’habitude de passer par le Jardin des Plantes pour se rendre au bureau. Un matin le jardin est fermé à cause de la neige et elle est obligée de faire un détour. C’est en regardant le jardin couvert de neige qu’elle se remémore d’un paysage similaire qu’elle a vu lorsqu’elle était jeune, à une époque où elle était militante et allait avec des camarades diffuser leurs idées anarchistes auprès de gens vivant sur le plateau d’Aubrac sur le Massif Central. La blancheur du paysage ramène ainsi à sa mémoire tout un pan de sa jeunesse : les voyages des militants, les premiers amours, les camarades désormais perdus de vue. Sur le fond des années de jeunesse, Mai 68 n’est qu’un épisode parmi d’autres seulement mentionnés, et en six lignes il est évacué dans un style télégraphique presque journalistique :

Le 3 mai, la police évacuait la Sorbonne, le 10 une barricade s’élevait rue Gay-Lussac, le 20 la télévision se mettait en grève, le 30 Malraux chantait La Marseillaise le poing levé sur les Champs-Élysées, dans la manifestation de soutien à de Gaulle. Nous avions pourtant aimé certains de ses livres. (LESBRE 2011 : 65)

Les jeunes filles rencontrées dans les récits pris en compte ici poursuivent leurs existences plus ou moins tranquillement malgré le tapage des événements extérieurs, qu’elles ne perçoivent que comme des moments passagers ne laissant pas une grande empreinte sur leurs existences.

Mai 68 : un moment de bascule

Bien que les événements n’aient pas vraiment engendré des changements radicaux dans les existences de la plupart des Français, ils ont imprimé une marque indélébile qui est mise en évidence dans les récits parce qu’ils ont enclenché les interrogations et des mutations majeures dans les parcours personnels des héroïnes. Dans Depuis maintenant. Miss Nobody Knows de Leslie Kaplan, le questionnement de la narratrice porte sur la mort d’un oncle qu’elle n’a pas comprise et sur laquelle elle nourrit des doutes. Hésitant entre la version officielle qui veut que son oncle se soit suicidé et son incapacité à y croire, elle entreprend une recherche visant la reconstruction de la dernière période de la vie de celui-ci de mai 1968 à mai 1969. La narratrice raconte les événements qu’elle a vécus, ses relations avec son oncle qui s’entremêlent avec le récit de son travail à l’usine, avec celui de la grève et de l’occupation par les ouvrières, celui des revendications des salariés et des étudiants. Le portrait de l’oncle militant sui generis, qui n’adhère pas vraiment aux discours qu’il proclame, croise celui de Miss Nobody Knows, une femme rencontrée dans la rue que la narratrice héberge chez elle pendant un an. L’intersection des parcours des trois personnages, leurs discours et leurs convictions ou mieux, leur manque de conviction précise et assumée, engendrent les questionnements et mettent en lumière les diverses facettes de Mai 68, vécu dans l’usine et dans la ville. La conviction de la narratrice, que les traces des événements et du remuement de cette période ont engendré une sorte de prise de conscience généralisée, est révélatrice du sens profond de Mai 68 : « Deuil général dans la société, mélancolie, lourdeur répétée. Mais il y a ces moments où « quelque chose se passe », où tout s’ouvre, où vient sur le devant de la scène ce qui était là, dessous, entravé, impossible, ce que Stéphane avait entraperçu, mais n’avait pu vivre : l'évidence, l’audace. » (KAPLAN 1996 : Kindle pos. 903-906) À la fin de son récit, Leslie Kaplan mentionne ce retournement, l’opportunité du changement dû à l’apparition à l’horizon de l’inconnu, de l’inimaginé et de l’indéterminé ; un retournement suggéré par les incertitudes et annonciateur du sentiment que quelque chose de nouveau se produira.

Dans d’autres récits du corpus, Mai 68 est présenté comme un moment précurseur d’une mutation, d’un changement de perspective, d’une transformation. Anne Wiazemski raconte son expérience de non-implication et son attitude assez indifférente envers les événements ; pourtant la ferveur de cette période ainsi que le pressentiment qu’un mouvement majeur est en train de se produire, annoncent sa proche séparation de son mari et le début d’une nouvelle existence pour elle. Pareillement, si les événements de Mai 68 n’affectent pas vraiment l’héroïne anorexique de Geneviève Brisac, c’est à ce moment-là qu’elle reprend contact avec la société et, notamment avec les jeunes de son âge, en fréquentant les assemblées générales des étudiants. Elle commence à vivre ses premières véritables expériences sociales en même temps qu’elle entreprend de sortir définitivement de sa maladie. Mai 68 peut être ainsi considéré comme le moment où elles tournent une page de leur vie pour la renouveler.

Mai est une fiction

Mai 68 reste en toile de fond dans les récits à teneur autobiographique ou autofictionnelle ; mais dans les ouvrages totalement fictionnels il assume une fonction essentielle : celle de cadre nécessaire de l’intrigue. Tiphaine Samoyault raconte l’histoire d’un jeune participant aux événements et elle construit un dispositif narratif complexe basé sur une narration binaire : le récit de la participation de Merlin à Mai 68 s’entrecroise avec celui de son histoire d’amour avec Garance, une fille bien plus jeune que lui, se développant à l’époque contemporaine. Au début du livre, on établit un pacte narratif très construit avec le lecteur auquel la narratrice s’adresse directement :

Camarades-manifestants, vous occupez déjà la partie sud-est du Quartier latin ; il s’agit maintenant pour vous d’étendre la révolution. Vous disposez de dés, de plus de mille barricades, de trois cents pièces représentant des immeubles, des tronçons d’artères, des pâtés de maisons. Après avoir lancé les dés et avancé vos barricades d’autant de points, vous gagnez des quartiers, grâce aux pièces du puzzle remportées. » Le jeu s’appelle « Mai 68 », vous y jouez sur quelques vieux pavés brûlés. Coincés entre le jeu de l’oie et le Monopoly, vous devenez capitalistes en même temps que vous faites la révolution. (SAMOYAULT 2000 : Edition Kindle pos.39-43)

On apprend ainsi que le fonctionnement du texte est élaboré sur le modèle d’un jeu de table où chaque chapitre porte un titre évocateur du tir des dés et d’une situation météorologique : « Deux et quatre – Par un soir sans lune », « Un et cinq – Des nuages, des mers », « Quatre et quatre – Ciel livide où germe l'ouragan », et ainsi de suite. Dans ce contexte aléatoire et en proie aux événements naturels, l’histoire de hier et l’histoire d’aujourd’hui s’entrelacent et les époques se répondent. En ce qui concerne Mai 68, les données objectives, les icones de la période et les événements les plus connus interviennent dans la narration et s’y insèrent directement : on a l’impression que Samoyault estime que désormais le lecteur n’a plus besoin de filtres, ni d’explications, ni de descriptions, parce qu’il a déjà tout lu et connu de cette période. Elle présente par exemple l’élan révolutionnaire des jeunes et leur croyance dans le pouvoir de la parole en utilisant le discours direct libre : « Alors nous nous levons dans cette rhétorique sauvage qui balaye avec son grand mouvement les mots désuets, les idées démodées, les expressions obsolètes, nous faisons semblant d’être nouveaux, parfaitement nouveaux, nous essaimons notre cri dans un quartier restreint avec la certitude d’un arrangement collusoire à l’autre bout du monde, nous frappons notre tête au mur de notre monde. » (SAMOYAULT 2000 : Kindle pos. 657-660) Et elle envisage les représentations de l’époque ainsi que l’impossibilité de se les approprier : « Mai 68 fut un film parlant dont le bruit s’éteint, un film couleur dont la gélatine s’en va. Il ne reste plus grand-chose, non, presque plus rien. » (SAMOYAULT 2000 : Kindle pos.1086-1087) Un langage teinté de poésie réélabore les éléments de l’iconographie et des récits de Mai 68 et les juxtapose en créant des synthèses hallucinées des récits d’épisodes que le lecteur connaît déjà.

Tout remue, l’enfer, les spectres qu’on brûle en même temps que les panneaux publicitaires, les fantômes avec les gaz, les enfants qui naîtront d’une société nouvelle avec des yeux en plus, des pulsations contraires. Explosion, hurlements, hystérie, on avale la vie avec les gaz, c’est un mouvement interminable, un rythme de corps neuf, la musique de la désintégration ne s’arrêtera jamais, la violence verse des eaux noires avec la nuit. On court devant les flics, loin devant on se retourne en riant sans trouver qu’ils sont des hommes, explosion de la police, transes inconnues dans nos régions, des corps électroniques, on érafle les immeubles et les corps, […]. (SAMOYAULT 2000 : Kindle pos. 384-389)

L’engendrement des images et des réflexions conduit le lecteur à l’intérieur de leurs enjeux en suggérant une vision assez démystifiante, vu la mise en place d’une distanciation qui pourrait être lue comme ironique : celle du regard de la femme des années 2000 sur une époque prétendument mythique.

Le mythe démystifié

Les enjeux d’intellection critique sur la représentation de Mai 68, présents dans le processus de décomposition et de recomposition aléatoire du réel que propose Tiphaine Samoyault, peuvent être rapprochés de ceux créés par Virginie Linhart lorsqu’elle cherche à comprendre l’histoire de son père, Robert Linhart. Le jour où mon père s’est tu est un essai où la sociologue prend la parole à la première personne pour mener une enquête, à la teneur autobiographique, où elle se présente ainsi : « Je suis la fille de Robert Linhart, fondateur du mouvement prochinois en France, initiateur du mouvement d’établissement dans les usines. » (LINHART 2008 : Kindle pos. 116-117). Sa reconstruction de la période est aléatoire parce qu’elle repose sur l’enquête sociologique et se compose progressivement au hasard de ses rencontres avec des témoins : les amis et camarades de son père et surtout leurs enfants. En cherchant à comprendre ce qui a causé le mutisme de son père -comportant une sorte de retrait de la vie active-, Virginie Linhart questionne toute l’époque et elle s’interroge sur les conséquences du militantisme dans les existences des protagonistes de Mai 68 et dans celles des membres de leurs familles. Elle met l’accent sur ce qui reste de cette expérience aussi exaltante que destructrice et sur les effets des choix des parents sur la vie des enfants. Le résultat de sa recherche, outre à donner des réponses sur les motivations qui ont causé le mutisme de son père, jette une lumière différente, et inédite, sur une époque que d’autres ont voulu immortaliser comme mythique et qui reste encore bien problématique. Son regard est différent de celui des protagonistes, parce qu’elle peut regarder les événements de l’extérieur.

C’est un regard similaire que l’on retrouve dans une fiction plus récente, Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus. Écrit en 2017, ce roman développe l’histoire de la vie dans un hôtel de luxe pendant le mois de Mai 68. Les conséquences malheureuses des événements se répercutent sur les dynamiques de la vie des hôtes et sur celle des travailleurs : malentendus, troubles de la routine, baisse du niveau des services, occupation des travailleurs et autogestion. Les effets des revendications et des événements extérieurs se réverbèrent à l’intérieur de l’hôtel en générant une confusion des rôles et une mise en cause des hiérarchies. Ce roman peut être envisagé comme une variation hôtelière de Mai 68, comme une lecture ironique mais. aussi, bien documentée des événements. En somme, cette lecture pourrait constituer une approche ludique des événements.

Conclusion

Malgré l’hétérogénéité des ouvrages pris en compte, ce bref panorama des fictions de Mai 68 au féminin écrites après 1990 a permis de constater que les événements de cette période apparaissent en toile de fond dans les narrations parce qu’ils font partie de l’Histoire récente et qu’il est impossible de ne pas s’y référer. Bien qu’il s’agisse d’une période essentielle du développement de notre société, les sujets des livres sont autres, souvent plus intimes que collectifs. Reste le fait que ces moments gardent une place dans les récits parce qu’ils sont porteurs de valeurs : c’est le moment d’une prise de conscience collective, où on a pu envisager la possibilité de changer, de tourner la page, d’imprimer une nouvelle vitesse au progrès. Et les femmes ont pu développer leur regard critique envers la réalité. Elles ont compris qu’elles avaient toutes un potentiel humain et intellectuel à exploiter et elles ont pu envisager de mener une vie autre, de remplir un rôle différent dans la société avec une place renouvelée, jusqu’à pouvoir partager le premier rang avec les hommes. Dans un style toujours nouveau et personnel et dans des constructions plus ou moins composites, ces récits féminins rendent compte, à travers Mai 68, des tâtonnements des héroïnes, de leurs combats pour affirmer leur individualité, pour comprendre le monde qui les entoure et pour donner des réponses aux questionnements qui restent néanmoins toujours ouverts.

Bibliographie


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Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482