n° 31 - Terminologie e comunicazione istituzionale, tra multilinguismo e traduzione

Métaphores et formules du discours sur les migrations

Eleonora GIGLIO



Abstract

In this study we analyse how variations of the formule « vague migratoire » (migratory wave) are used and how they are connected with a cognitive metaphor of liquid in the press concerning migration. Some sequences based on « vague » (i.e. « wave + adjective » and « wave + preposition + noun ») seem to be variations of the same formule, implying therefore important issues in the migrants’ representation. Our main aim is to show the link between cognitive metaphors fixation and the spreading of formules. After that, we conduct a discourse analysis to illustrate the argumentative effects of this liquid metaphor. We based our research on a press corpus (Le Monde) and on Calabrese et Veniard (2018), Goatly (2007), Krieg-Planque (2009) and Moirand’s (2007) theories.

Introduction

Dans cette étude, nous nous proposons d’analyser l’emploi des variantes de la formule (KRIEG-PLANQUE 2009 : 16) « vague migratoire » et le rapport avec la métaphore conceptuelle du liquide dans les discours journalistiques sur l’immigration. Des séquences construites sur « vague » (« vague + épithète » et « vague + préposition + nom ») se présentent, en fait, comme variantes de la même formule impliquant des enjeux discursifs de taille pour la représentation des migrants. Notre objectif est celui d’illustrer le lien existant entre le processus de figement de métaphores conceptuelles et l’instauration de formules, et d’en montrer les effets argumentatifs. Pour ce faire, nous avons analysé un corpus de presse (Le Monde), en nous appuyant sur les études de Calabrese et Veniard (2018), Goatly (2007), de Krieg-Planque (2009) et de Moirand (2007).

Cadre théorique et objectifs

De 2014 à 2016, un million et demi de personnes sont arrivées sur les côtes du sud de l’Europe, la moyenne annuelle étant décuplée par rapport aux cinq années précédentes : on est passé de 46.000 personnes entre 2008 et 2013 à 500.000 de 2014 à 2016 (on parle d’un million seulement dans l’année 2015) (SAVINO 2017 : 272). Le nombre considérable d’arrivées d’étrangers extra-européens en 2015, notamment les événements tragiques associés aux déplacements illégaux par voie maritime transmis par les principaux médias, ont fait circuler et ont imposé l’expression « crise migratoire » ou « crise des migrants » (BLANCHARD et RODIER 2016 : 3). Cette désignation a renforcé la représentation des migrants comme une ‘masse’ en mouvement et a encouragé l’attribution de caractère « inédit » ou « historique » à ce phénomène (BLANCHARD et RODIER 2016 : 4). Renvoyant à une typologie de présentation de la migration bien enracinée dans la tradition occidentale, telle que ‘problème (voire menace) à résoudre’, la polémique qu’elle a déclenchée dans les médias sous-tend l’emploi de métaphores conceptuelles, qui développent les traits du ‘liquide’ et du ‘conteneur/contenu’ (BANG NILSEN 2017 : 355), comme on le montrera dans la suite.

La saisie de l’expression « vague migratoire » dans la base de données Europresse a montré un pic médiatique en 2015, année à partir de laquelle, en fait, le syntagme « crise migratoire ou de migrants » connait une grande diffusion. Considérée comme indice d’un « moment discursif » au sens de Moirand (2007 : 4), cette expression a été choisie comme point de départ pour notre analyse des désignations du phénomène migratoire.

Au moment du déclenchement d’un événement médiatique, pourtant, les articles écrits à cet égard emploient des expressions différentes, qui reformulent le phénomène en question avant qu’une dénomination l’emporte et s’atteste définitivement. L’ensemble des reformulations, souvent sous forme de syntagmes nominaux (‘vague migratoire’, ‘vague de migrants’, etc.), fonctionne en coréférence avec un mot initial dans un discours donné et constitue un paradigme désignationnel (MORTUREUX 1993 : 124).

En outre, les formulations qui se répandent au moment d’un événement médiatique peuvent donner une impulsion à l’évolution sémantique et pragmatique des séquences discursives (MOIRAND 2007 : 4) au point d’en stimuler la lexicalisation (ou cristallisation) avec des retombées importantes au niveau du sens produit, et à l’inverse remotiver des mots qui avaient subi un procès de catachrèse (KRIEG-PLANQUE 2009 : 63, LECOLLE 2006 : 29). Dans notre étude, il sera alors intéressant d’observer le processus de cristallisation des métaphores conceptuelles sous-tendant les dénominations repérées, étant donné que le pouvoir idéologique de ces métaphores devient d’autant plus efficace qu’il est latent (GOATLY 2007 : 28).

Le passage de la métaphore morte du liquide à la remotivation dans les discours traitant de la migration étant le cœur de notre analyse, notre objectif consiste à identifier des similarités et des connections entre le procès de figement des métaphores et celui des formules au sens de Krieg-Planque (2009 : 63).

En effet, en observant le profil collocationnel très divergent de « vague », nous avançons l’hypothèse que les séquences construites sur « vague » (« vague + épithète » et « vague + préposition + nom ») sont des variantes d’une même formule, donc employables de façon synonymique dans les discours.

En deuxième lieu, nous supposons qu’il existe une métaphore conceptuelle au sens de Prandi (2002) défiant les lois de la cohérence ordinaire, ouverte à l’interprétation du destinataire, (PRANDI 2002 : 14) qui se fige dans les formules, mais qu’on peut réactiver à travers des séquences se qualifiant comme métaphores conflictuelles, perdant leur caractère de formule. L’interaction produite par la métaphore est considérée comme ‘conflictuelle’ puisqu’elle joue un rôlesubversif, elle est capable d’imposer une nouvelle vision du monde et elle est susceptible d’orienter la connaissance (ROSSI 2015 : 4).

Corpus et méthodologie

Afin de questionner la dynamique des désignations employées dans les médias, nous nous sommes appuyée sur un corpus diachronique de la presse française basé sur Le Monde. Il s’étale sur soixante-dix ans : de 1945 à 2015, pour un total de 348.497.801 mots. Nous avons, pourtant, choisi de focaliser nos recherches sur une période de temps plus limitée, c'est-à-dire à partir des années 1990. Nous sommes, en fait, intéressée tout particulièrement au passé plus récent.

Ce corpus présente pourtant deux limites : en premier lieu, il n’est pas fait pour des analyses lexicographiques fines, mais pour un traitement lexicométrique, vu qu’il exploite les techniques d’échantillonnage ; en deuxième lieu, il s’arrête en 2015, année qui a marqué une fracture importante et qui voit l’expression « crise de migrants » s’imposer dans les discours. La première limite ne constitue pas un obstacle grave à l’étude, puisque notre objectif n’est pas de mener des recherches statistiques très fines ; la deuxième, en revanche, nous a obligée à modifier nos intentions, surtout à propos de l’analyse des métaphores conceptuelles. On a, donc, limité cette étude à une analyse des occurrences et concordances, et des tendances d’usage en diachronie des formules.

Avant d’entamer les recherches sur le corpus, nous avons rédigé une liste de mots afin d’identifier et regrouper les désignations les plus fréquentes des personnes en mouvement et du phénomène migratoire par le biais de la métaphore du liquide. Les tableaux suivants présentent les expressions repérées :

Tableau 1

Personnes en mouvement

Phénomène migratoire selon la métaphore du liquide

Migrant

Vague migratoire

Immigré

Vague de migrants

Immigrant

Vague d’immigration

Émigré

Vague de clandestins

Émigrant

Vague de réfugiés

Clandestin

Tsunami migratoire

Réfugié

Tsunami de migrants

Asilé

Tsunami de réfugiés

Exilé

Tsunami de clandestins

Déplacé

Inondation migratoire

Etranger

Inondation de migrants

Déraciné

Inondation des clandestins

Sans-papier

Inondation des réfugiés

Après avoir analysé les mots qui tendent à apparaître autour du lemme recherché, nous avons surtout obtenu des syntagmes construits selon le modèle « nom + épithète » ou « nom + préposition (de) + nom ». Ces constructions linguistiques permettent de bien exploiter les relations syntaxiques du type « tête-modifiant », puisque le corpus est annoté au niveau de la dépendance syntaxique, et qu’il est possible aussi de travailler sur les relations entre la tête syntaxique et les éléments qu’elle régit.

Pour travailler sur la dépendance syntaxique nous avons paramétré notre requête en établissant, à chaque fois, quel mot de l’expression en question devait être considéré comme recteur (‘tête-lemme’) et lequel comme ‘mot-forme’ dépendant du premier ; par exemple, pour l’expression ‘vague de migrants’, ‘vague’ représente la tête du syntagme, tandis que ‘migrant’ le mot-forme dépendant. En plus, pour visualiser seulement les résultats pertinents, nous avons précisé la catégorie grammaticale de la tête si celle-ci pouvait relever de plusieurs catégories, comme dans l’exemple de ‘vague’ (nom ou adjectif, selon le cas).

Nous avons également cherché à saisir l’évolution temporelle et fréquentielle des expressions en question afin de pouvoir repérer des augmentations, des baisses ou des phases stables significatives. Les premiers résultats ont montré que, parmi les expressions désignant le phénomène migratoire, la seule expression qui générait un grand nombre d’occurrences était « vague ». Nous avons donc observé la variation collocationnelle de « vague » et, en regardant ses modifiants (surtout compléments du nom et adjectifs épithètes), nous avons identifié des combinaisons impliquant des lexèmes qui intègrent la racine lexicale ‘migr-’.

Ayant remarqué un nombre de modifiants de ‘vague’ assez varié, nous avons supposé que les expressions en question sont de simples variantes sémantiques de la formule « vague migratoire », employées de façon synonymique dans les énoncés du corpus. Pour étudier ces séquences linguistiques en faisant appel à la théorie de Krieg-Planque (2009 : 78), il a donc fallu les généraliser pour les rendre analysables en tant que formules ; l’aboutissement de ce procès est le suivant : « vague migratoire » est reconduit à « vague + épithète » et « vague + de + x » à « vague + préposition + nom ». Les analyses que nous aborderons dans le paragraphe suivant démontreront notre hypothèse.

Pour mieux saisir les enjeux discursifs et socio-politiques de ces expressions nous avons partitionné le corpus de travail par année et nous avons analysé les différentes périodes en termes de fréquence d’usage pour obtenir un clustering1 chronologique ; la partition nous a permis d’effectuer un calcul de spécificités présentant la distribution de l’expression dans le corpus.

Ensuite, étant donné que ‘vague’ renvoie à la métaphore du liquide, nous nous sommes demandée si des variations de la formule pouvaient engendrer des réactivations de la métaphore de départ (« vague + x ») afin de pouvoir étudier les enjeux de la métaphore cognitive du liquide dans les discours journalistiques à propos de la migration.

Nous sommes alors revenue sur notre hypothèse de recherche initiale : nous avons supposé qu’il existe une métaphore conceptuelle qui se fige dans les formules, mais que la même métaphore cognitive peut se réactiver à travers des séquences pouvant être considérées comme des métaphores conflictuelles, vives (PRANDI 2007 : 10), perdant leur caractère de formule. D’après Prandi (2007 : 10), une métaphore est classifiée comme vive quand elle est conceptuellement active, c’est-à-dire qu’elle défie tout genre de contrainte ontologique acquise à son égard ; voilà pourquoi elle est aussi définie comme ‘conflictuelle’, le conflit résultant d’une combinaison inusuelle de mots. Comme Ricoeur (1975 : 141) le dit, elle est le point d’arrivée d’une stratégie d’interprétation d’une phrase, où ce conflit pousse l’interprétant à choisir la voie non littérale, à savoir des larmes de pluie. En revanche, on a une catachrèse si le concept auquel la métaphore renvoie s’est complètement adapté à l’environnement linguistique qui l’a accueilli (par exemple le col d’un flacon).

Une telle réflexion pourrait aboutir à une comparaison entre figement de la métaphore et figement des formules : lorsque la métaphore se cristallise, a-t-elle plus de probabilité de devenir une formule, ou même une métaphore vive peut devenir une formule ? Les deux parcours de figement de la métaphore et de la formule vont-ils de pair ?

Afin de répondre à ces questions, nous avons entamé une recherche à l’inverse, c’est-à-dire nous nous sommes concentrée sur les modifieurs s’associant à vague pour repérer les mots qui forment un paradigme désignationnel (MORTUREUX 1993 : 124) avec ce lemme.

Enfin, nous avons analysé les inférences produites dans le discours, vu que la métaphore conceptuelle en question se fige très probablement dans une formule, mais elle apparaît aussi dans des séquences métaphoriques plus libres et conflictuelles. À ce propos, nous avons lu et interprété tous les articles du corpus contenant les expressions faisant référence à la métaphore du liquide. Nous avons retenu l’année de publication de l’article, le genre journalistique (s’il n’était pas marqué, nous avons fait recours à une déduction à partir de sa longueur, des informations données, de la façon dont celles-ci étaient présentées, du sujet traité, etc.), le titre de l’article, les énonciateurs et les énonciataires impliqués, les traits morphologiques de l’expression concernée (la métaphore est-elle au singulier ou au pluriel ?) et le cotexte de l’expression désignée.

« Vague + x » dans la presse

Pour vérifier notre première hypothèse, c’est-à-dire si les différentes expressions contenant « vague » sont de simples variantes sémantiques de la formule « vague migratoire », nous avons effectué des courbes de périodisation à partir des calculs distributionnels2.

Ci-dessous nous reportons les courbes de périodisation pour « vague migratoire », « vague de migrants », « vague de migration » et « vague d’immigration » :

giglio 1

Figure 1« vague migratoire »

giglio fig 2

Figure 2« vague de migrants »

giglio fig 3

Figure 3« vague de migration »

giglio fig 4

Figure 4 « vague d’immigration »

Tout d’abord, les quatre graphiques se caractérisent par une évolution inconstante : on n’observe aucune croissance ou décroissance significative d’un point de vue statistique. Au niveau de la distribution, il est également difficile d’identifier des « temps forts » au cours des séries, c’est-à-dire des périodes où les mots se concentrent davantage. Si l’on prend « vague de migrants », par exemple, le graphique nous montre que le nombre d’occurrences est tellement réduit qu’il ne s’éloigne pas de la non-occurrence. En effet, on observe une périodisation par sept groupes sur une vingtaine d’années, où l’expression parfois émerge, parfois disparaît. Si on regarde la période P03, on peut remarquer qu’elle est séparée de la période précédente, parce qu’en 1993 on constate une augmentation, et de la suivante, parce que celle-ci recommence à monter après une période de baisse. C’est seulement en 2015 qu’il y a eu une augmentation qui s’est distinguée du reste. C’est le cas aussi du graphique de « vague migratoire », qui confirme nos suppositions initiales. Les périodes grises représentent, donc, les moments stables.

La seule conclusion que l’on pourrait tirer est que l’évolution et la distribution de ces expressions marquent des saisonnalités ; les indices de tendance des graphiques, à savoir les valeurs TAU et P-Value, valident cette observation. En effet, pour parler d’une évolution constante, le TAU doit dépasser la valeur de (-)0.5 ; il est confirmé généralement par la valeur P, laquelle pour produire un résultat statistiquement valable doit être en dessous de 0.05.

Par conséquent, on peut soutenir que, le profil des expressions analysées étant très divergent et le rythme de l’évolution étant si inconstant, il s’agit des variantes dépendant d’une même formule, construite selon le modèle explicité auparavant : « vague + modifiant », où le modifiant correspond soit à un adjectif épithète soit à un complément du nom introduit par la préposition ‘de’. Le choix des locuteurs du corpus d’employer une expression en dépit d’une autre pourrait, donc, être simplement dû au hasard.

« Vague + x » : une même formule à base métaphorique

Ensuite, vu que le chemin de la formule nous semblait fructueux et considéré que ‘vague’ renvoie à la métaphore du liquide, nous avons décidé de creuser cette piste. Nous avons lancé une recherche à l’inverse, en variant la tête du syntagme ‘vague’ sans toucher à ses modifiants, pour observer une remotivation de la métaphore, désormais devenue une catachrèse. En cherchant les collocations des modifiants de ‘vague’, nous avons effectivement trouvé une série assez vaste de noms qui renvoient à la métaphore conceptuelle et entrent, de fait, en paradigme avec ‘vague’. Dans le tableau suivant on peut observer les résultats obtenus :

Tableau 2

Nom

Modifiants de ‘vague’

Nombre d’occurrences

Tsunami

Migratoire

2

Submersion

Migratoire

1

Torrent

migratoire

d’immigration

1

1

Marée

de migrants

1

Déferlement

de clandestins

de réfugiés

1

1

Raz-de-marée

de réfugiés

1

Fleuve

de réfugiés

1

Flot

migratoire

de migrants

d’immigration

d’immigrants

de réfugiés

3

6

5

3

44

Courant

migratoire

d’immigration

de clandestins

17

4

3

En regardant ce tableau, on peut déjà affirmer que la remotivation de la métaphore conceptuelle est présente : le procès d’opacification qui a investi les métaphores construites selon le modèle « vague + épithète » ou « vague + préposition + nom » s’affaiblit et fait transparaitre plus clairement le sens des expressions qui forment un paradigme. Comme on l’avait présupposé, il s’agit des métaphores conflictuelles, vives, ce qui est témoigné aussi par le nombre très réduit d’occurrences (la plupart n’a qu’une ou deux occurrences dans le corpus de référence) par rapport à celui de ‘vague’, qui atteint avec le modifiant ‘immigration’ 127 occurrences.

Cela paraît aussi un indice important pour considérer ces métaphores vives comme des variantes de la formule « vague + modifiant ». Les formules tendent à manifester une préférence pour le caractère relationnel, qui fait que la séquence prend la forme de « N + préposition + (article) + N » ou de « nom + adjectif dénominal » (KRIEG-PLANQUE 2009 : 78), comme c’est le cas ici.

De plus, les séquences du type « vague migratoire » ou « vague de migrants » se constituent à juste titre comme catachrétiques parce qu’elles témoignent de la perte du sens premier sous l’effet du temps et de l’usage. La figuralité participe alors à l’opacité sémantique, qui est une caractéristique que l’on retrouve aussi dans les formules ; le figement, en effet, encourage la concision des séquencés figées, produisant à son tour une certaine évaporation du sens.

Fonctionnement discursif de la formule

Il nous reste à aborder la question des inférences produites dans les énoncés de notre corpus. Nous avons fait une sélection (tsunami, submersion, torrent, flot, courant, fleuve) qui, même si elle reste très limitée par rapport à l’ensemble et rend compte d’une variété restreinte en termes d’expressions métaphoriques choisies, présente pourtant les tendances significatives que nous avons remarquées tout au long de la série chronologique concernée.

Ci-dessous nous présentons les occurrences analysées en regroupant les énoncés contenant la même ‘tête-lemme’ :

En général, on peut constater que ‘tsunami’ se situe au niveau plus haut sur une échelle d’intensité de l’impact migratoire : le sens produit renvoie à des conséquences catastrophiques et est associé à un phénomène violent. Comme l’on voit dans les exemples ci-dessus, Le Pen l’emploie en exploitant sa connotation fortement négative : il serait la cause de tous les malheurs.

Si ‘tsunami’ renvoie à la violence d’un procès en train de s’accomplir ou présagé, ‘submersion migratoire’ fait référence à un procès accompli, à une catastrophe qui s’est effectivement vérifiée. Dans l’exemple reporté, la métaphore est insérée dans un contexte de lexèmes (extinction, disparition, génocide) qui renvoient à un procès destructeur, qui efface et anéantit, et qui concourent à la construction en discours d’un climax rhétorique.

Dans ‘torrent de l’immigration’, c’est l’idée d’une masse puissante qui l’emporte et qui « menace » la « survie du monde blanc » ; le journaliste reporte les mots de Le Pen et fournit un commentaire contraire à la politique du leader de l’FN. L’anaphore de ‘celle’ pour désigner la doctrine de l’extrême droite donne un rythme pressant au paragraphe et fait transparaitre l’opinion du scripteur.

‘Flot’ apparaît dans ces exemples deux fois avec le complément du nom ‘de migrants’ et une fois avec ‘de l’immigration’ : le premier type de modifiant met en place une actualisation concrète du phénomène, car le renvoi aux sujets impliqués est explicite, tandis que le deuxième modifiant fait appel à un procès plutôt qu’à ses acteurs. Dans les exemples cités, on peut remarquer trois verbes qui contribuent à connoter le sujet traité comme une masse agitée et qui se distribue avec abondance. Ces verbes renforcent l’idée de la métaphore de l’état comme un conteneur fragile, qui malgré ses tentatives de limiter l’entrée des fluides externes, n’arrive pas à se protéger complètement de la masse informe provenant de l’extérieur. Sans mesures capables de tarir cette masse d’eau, elle ne cessera de grossir et d’affluer. L’image de l’Europe comme une passoire amplifie le pouvoir de la métaphore conceptuelle : l’EU, pleine de « trous » et aux frontières éminemment poreuses, fait rentrer n’importe qui et contribue à faire grossir le flot qui la traverse. Par le biais de la référence au liquide, l’expression « Europe passoire » tend à « accréditer le caractère inexorable des migrations et ainsi rendre compte d’une situation incontrôlée, voire incontrôlable, dont l’adversaire politique est l’artisan ou le complice » (CALABRESE et VENIARD 2018 : 101). En plus, l’anaphore (‘l’Europe’) est un trait typique des discours des leaders du FN parce qu’elle crée de la tension et exploite la répétition pour faire passer des associations précises auprès du public (MAGRI 2014 : 2825).

Quant à ‘courant’, il renvoie à un mouvement rapide et dans une direction déterminée, toujours avec des connotations et des associations négatives, mais par rapport aux expressions précédentes le trait de la puissance se réduit. On entrevoit encore la métaphore du conteneur et du contenu prendre forme par le biais des verbes ‘freiner’, ‘réguler’, et ‘canaliser’. La régularisation de ces flux est présentée comme nécessaire : comme de l’eau qui coule sans cesse, aussi on ne limite pas le phénomène, il est très probable que celui-ci produira des « dégâts ». Le sujet en question est pourtant toujours la migration, dont les acteurs sont des sujets humains ; dans ces fragments de texte, les traces et les références aux êtres humains, protagonistes du déplacement, se font plus vagues, comme l’on peut remarquer par le choix du modifiant : ‘migratoire’ ou ‘d’immigration’ mettent en premier plan un procès plus abstrait et en arrière-plan les personnes. Par contre, les conséquences négatives du phénomène, les susdits « dégâts », sont mentionnés de façon explicite : le ‘courant’ serait responsable de la « raréfaction » des emplois et de la déstabilisation de la société. Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur la première occurrence de ‘courant’ ; elle contient la métaphore du « bateau plein », où le moyen de transport représente l’Allemagne : un conteneur rempli au maximum d’un « liquide » indésirable, les immigrés. L’image du bateau renforce l’idée du déplacement et renvoie à la mer, l’une des voies par lesquelles arrivent les migrants. Il est intéressant de remarquer qu’aujourd’hui l’emploi d’une telle métaphore créerait de la confusion, puisque l’image du bateau plein correspond à la situation actuelle de la plupart des migrants qui arrivent par la mer, en voyageant dans des conditions inhumaines et en attente de se « renverser », pour filer la métaphore, sur les côtes du premier pays disponible à les accueillir.

En conclusion, ‘fleuve’ fait preuve d’un usage en mention : le journaliste reprend les mots de la porte-parole de l’OSCE. C’est un hapax dans notre corpus, donc cela pourrait être le cas d’une expression néologique qui n’a pas été adoptée par la communauté : elle est restée au niveau de l’événement énonciatif sans devenir un événement linguistique. ‘Fleuve’ s’accompagne au verbe ‘diriger’ et quelques mots après on mentionne ‘vague’ ; les implications discursives sembleraient ne pas faire référence à la destruction, mais plutôt à la direction du « liquide » et à l’abondance de son cours.

On remarque, donc, que les lexèmes qui relèvent de la métaphore du liquide (tsunami, submersion, torrent, flot, courant, fleuve), mettent tous l’accent sur des propriétés différentes du phénomène, faisant preuve d’un usage influencé par les locuteurs du procès et par les verbes et les adjectifs qui les accompagnent. En effet, en observant le corpus de travail on s’aperçoit de la corrélation entre le choix des désignations des personnes en mouvement faits par les locuteurs et leur positionnement idéologique. On remarque que les énonciateurs contre la migration (ex. Le Pen) emploient surtout ‘clandestins’, ‘(im)migrants illégaux’, ‘sans-papiers’, ‘immigrés irréguliers’ et mettent l’accent sur les conséquences catastrophiques, en comparant l’immigration à un ‘tsunami’, à une ‘submersion’, à un ‘torrent’. Leur vocabulaire contient, donc, des lexèmes qui ont déjà hors contexte une connotation négative, renforcée dans l’usage par les choix faits sur l’axe paradigmatique. Par exemple, attribuer l’adjectif ‘illégal’ à un être humain comporte un procès cognitif avec des risques sociaux significatifs : d’habitude on désigne une activité comme ‘illégale’ ; un être humain en tant que tel ne peut pas, par nature, être illégal. En revanche, les énonciateurs et les scripteurs en faveur de la migration ou qui ne manifestent pas ouvertement leur orientation emploient des lexèmes à connotation plus neutre ; ils suscitent l’empathie des lecteurs et mettent l’accent sur les conditions qui poussent ces personnes à fuir de leur pays d’origine. Les plus fréquents sont alors ‘réfugiés’, ‘demandeurs d’asile’, ‘jeunesse du monde’, ‘naufragés’.

Pour compléter l’analyse nous avons étudié les occurrences de la métaphore de départ ‘vague + modifiant’ et nous avons sélectionné des extraits du corpus. En effet c’est dans cette métaphore lexicalisée, désormais une catachrèse, que le pouvoir cognitif est le plus latent et, donc, le plus influent (GOATLY 2007 : 28). Ci-après nous reportons quelques exemples :

  1. En tout cas, " ce qui est clair, c'est que les développements en Syrie détermineront l'avenir de l'Union européenne et de la future nouvelle vague de migrants ", assure un diplomate de haut rang. " L'UE ne prend pas part à ce conflit, mais elle sera aux premières loges pour les conséquences de cette escalade ", analyse cette source.
    Il faut " travailler vite pour adopter un plan d'action conjoint avec la Turquie ", énonce aussi le projet de conclusions du sommet des chefs d'Etat. Pour plusieurs capitales, la coopération avec Ankara est nécessaire pour
    endiguer la vague actuelle de réfugiés. Or, la Turquie craint un renforcement du régime Assad et prévient les Européens : s'ils refusent son projet de zones de sécurité (" safe zones ") le long de la frontière entre les deux pays, ils seront confrontés à une autre vague, beaucoup plus importante, de demandeurs d'asile.
    (Le Monde 14/10/2015)
  2. Trois heures de négociations à Bruxelles, dimanche 29 novembre, entre les Européens et la Turquie, pour tenter de maîtriser le flux migratoire le plus fort que le Vieux Continent ait connu depuis 1945, ont abouti à un accord a minima et sans calendrier. Les Vingt-Huit sollicitent l'aide de M. Erdogan pour stabiliser une vague migratoire, provoquée par les guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan et qui s'est traduite par l'arrivée de plus d'un million de personnes depuis janvier.
    (Le Monde 01/12/2015)
  3. Tout d'abord, M. Poutine a annoncé au monde qu'il mobilisait la puissance militaire russe pour lutter contre le cancer que représente Daech [acronyme arabe de l'organisation Etat islamique], qui grignote la géographie de la Syrie, et menace la région et le monde. Mais il a décidé que la meilleure manière de le faire, c'était de soutenir le régime de Bachar Al-Assad, qui est à l'origine de ce cancer qui dévore l'existence de la Syrie, sa société et son Etat, et qui provoque chaque semaine de nouvelles vagues de réfugiés en Europe.
    (Le Monde 10/12/2015)

Comme on peut le remarquer, les locuteurs s’appuient grosso modo sur les mêmes arguments des occurrences précédentes (tsunami, submersion, torrent, flot, courant, fleuve), en évoquant le même scénario de crise et les mêmes sentiments d’insécurité et instabilité. On retrace la représentation, devenue désormais familière, d’un phénomène débordant face auquel la société se considère comme vulnérable, d’où le besoin de le contenir et de le « stabiliser ». Le seul élément nouveau qui apparaît est le renvoi fréquent à la mémoire discursive à travers les adjectifs suivants : ‘nouvel’, ‘actuel’, ‘autre’. D’un côté, ces attributs mettent l’accent sur l’intensité des vagues, qui ne cessent de grandir de semaine en semaine ; de l’autre, ils font appel à la mémoire collective des lecteurs et à la mémoire discursive (MOIRAND 2007 : 128) dans le but de comparer les différentes vagues migratoires (et leurs effets) : le présent se superpose au passé en créant un télescopage, qui est souvent source d'inquiétude pour le public.

Conclusion

Nous avons entamé notre recherche avançant l’hypothèse de l’existence des similarités entre le processus de figement des métaphores et celui des formules. En étudiant notre corpus de presse, nous avons relevé des séquences construites sur « vague », dont la variation collocationnelle était très variée, généralisables selon le modèle « vague + épithète » et « vague + préposition + nom » (KRIEG-PLANQUE 2009 : 78). Nous avons soutenu que les expressions en question sont de simples variantes sémantiques de la formule « vague migratoire », employées de façon synonymique dans les énoncés du corpus. Cela nous a amené à identifier la présence d’une métaphore conceptuelle qui se fige dans les formules, mais qui peut elle-même se réactiver à travers des séquences pouvant être considérées comme des métaphores vives (PRANDI 2007), perdant, par conséquent, leur caractère de formule. L’analyse des modifieurs s’associant à vague et l’identification du paradigme désignationnel nous ont permis d’affirmer que nous nous trouvons face à un phénomène de remotivation de la métaphore du liquide.

En définitive, compte tenu de la présence des métaphores conflictuelles dans notre corpus et des considérations faites sur le figement, l’on pourrait affirmer que lorsque la métaphore devient une catachrèse, ses possibilités d’acquérir le statut de formule augmentent ; de plus, la réactivation de la métaphore permet de reconnaitre et de repérer les variantes de la formule, ce qui confirme son attestation dans le corpus et son rôle dans les discours.

Bibliographie

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Note

↑ 1 ‘Regroupement’.

↑ 2 Grâce à l’aide de l’équipe de chercheurs du laboratoire Praxiling (Montpellier III).

↑ 3 Caractère gras ajouté.

↑ 4 C’est nous qui soulignons.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482