Cécile Wajsbrot (1954)
Après une expérience de huit ans comme professeure agrégée de Lettres modernes, Cécile Wajsbrot se consacre à l’écriture comme journaliste free-lance, essayiste, traductrice, romancière, auteure de fictions radiophoniques et d’un poème musical (Nachtkreis composé par Frédéric Pattar). Comme elle l’avoue elle-même,1 elle trouve dans l’écriture un enracinement qui ne lui était pas donné dans la vie qu'elle partageait entre Paris et Berlin, les deux villes principales où se déroulent la plupart de ses romans.
Le questionnement métaphysique, l’exploration de la création artistique et de sa réception constituent les principales lignes de force de sa production littéraire. Traversée par les thèmes de l’origine et de l’héritage, de la mémoire, du passé et du présent, celle-ci trouve son impulsion la plus féconde dans l’articulation entre l’histoire individuelle et collective. Petite fille de déporté polonais, l’auteure est consciente de faire partie de la « génération d’après » dont son œuvre porte les traces de différentes façons : de manière directe, comme en témoigne l’ouvrage explicitement autobiographique Beaune la Rolande (Zulma, 2004) ; transfigurée par l’écriture de l’histoire et par l’attention portée à l’Allemagne, comme dans Marianne Klinger (Zulma, 1996), La Trahison (Zulma, 1997), Mémorial (Zulma, 2005), Berliner ensemble (éd. La ville brûlée, 2015) ; de façon allégorique comme dans Nocturnes (Zulma, 2002). L’une n’excluant pas l’autre, ces trois modalités se retrouvent dans L’Hydre de Lerne (Denöel, 2011) où la dimension autobiographique de l’œuvre, qui relate l’histoire du père de l’écrivaine et de sa tante atteints de la maladie d’Alzheimer, croise l’histoire collective évoquant les traumatismes de la seconde guerre mondiale et atteint une dimension allégorique en s’imposant comme « un précis de survie au milieu d’un désastre ».2 En outre, cette œuvre interroge les genres narratifs et le rythme de l’écriture à la recherche de la forme idéale pour raconter la maladie, que l’auteure dit avoir trouvée dans le « journal sans dates qui vient raconter une séquence […] au lieu d'aller du diagnostic à la mort du malade ».3 Le travail sur l’écriture est en effet au centre de ses préoccupations : elle affirme vouloir prendre ses distances avec le « roman romanesque », privilégiant l’action et un déroulement simple, pour s’orienter vers ce qu’elle appelle des « romans littéraires » où la forme et le contenu se correspondent sans tomber dans le formalisme. Parallèlement à la recherche d’une nouvelle forme esthétique dépassant le romanesque, la nécessité d’une unité que la publication de romans isolés ne satisfait pas s’impose progressivement dans ses œuvres. Alors « pourquoi ne pas imaginer un cycle qui relierait une question commune, celle de l’art, des processus de la création, la façon dont un public – auditeur de musique, visiteur de musée, lecteur – le reçoit, pourquoi ne pas imaginer un cycle qui explorerait cette question dans différents domaines ? ».4 En prolongeant ses interrogations sur l’art déjà présentes dans ses romans précédents, comme Le Tour du Lac (Zulma, 2004) ou Caspar Friedrich Strasse (Zulma, 2002) et dans ses essais (Pour la littérature, Zulma, 1999), dès 2007 Cécile Wajsbrot entame donc un cycle romanesque comprenant cinq romans et intitulé Haute mer. Sans renoncer à évoquer les grands événements de l’histoire, elle propose une relecture du monde à travers le discours de l’art interrogeant le rôle de la création dans ses différentes expressions : la musique dans Conversation avec le maître (Denoël, 2007), la peinture et la sculpture dans L’Ile aux musées (Denoël, 2008), la vidéo dans Sentinelle (Christian Bourgois, 2013), la chanson dans Total éclipse (Bourgois, 2014), un journal de bord sonore dans Destruction (Le Bruit du temps, 2019).
Fig. 1 L'île aux Musées de la ville de Berlin, donnant le titre à un roman de Cécile Wajsbrot.
Dans le premier tome, le protagoniste, un compositeur de musique qui se donne la mort, parle de la musique qu’il a composée, des concerts, de son travail en général tandis que d’autres événements - le tsunami et la recherche d’un appartement par une jeune femme étrangère exilée à Paris - constituent des « ensembles narratifs [qui] s’assemblent différemment au cours du récit : les rapports de la musique avec un sens possible qui écarte les significations du langage, le tsunami et la forme musicale du requiem ; la quête d’un lieu où vivre, où échapper à la mort ; les disparus du tsunami et la disparition du maître. Ils dérivent, se déplacent, reprenant, comme une fugue, un canon, les thèmes de la musique et la catastrophe […] ».5 Dans L’Ile aux musées, véritable chorégraphie chorale, au milieu des tableaux et des sculptures de la Spreeinsel berlinoise et du jardin parisien des Tuileries, les quatre protagonistes s’interrogent sur la création, sur les relations et sur leur vie, tandis que le chœur des statues raconte l’histoire des lieux chargés d’art et de drames. C’est encore une polyphonie de voix entrelacées qui constitue la trame sonore de Sentinelle qui se déroule au Centre Pompidou pendant le vernissage d’une exposition consacrée à un vidéaste et destinée à dégénérer à cause d’un incident technique qui plonge la salle dans le noir. Évoquant l'histoire de l'art vidéo et les discours du milieu parisien de l'art contemporain, l’auteure nous parle de la solitude de l’individu et de sa quête éternelle ainsi que de la portée des catastrophes sur l’imaginaire collectif. Dans le dernier roman du cycle, Total éclipse, la narratrice, une photographe à la recherche d’une nouvelle inspiration, récupère à travers la chanson le sentiment amoureux qu’elle pensait avoir perdu. La photographie et l’histoire de la chanson, que la narratrice retrace à travers les quinze chapitres portant chacun le titre d’un morceau, proposent, sous une nouvelle perspective, les thèmes qui unissent les cinq romans de Haute mer : la ville, la rue et ses habitants, personnes en situation précaire et souvent immigrés.
Qu’il s’agisse de musique, de sculpture ou du plus moderne art vidéo, chez les personnages de Cécile Wajsbrot - ou, pour mieux dire, « ses consciences » car ils ne sont pas dotés d’un nom - l’art et la vie se mêlent. Mais il arrive aussi que l’art prime sur la vie et devienne la dernière chance de ne pas succomber à la tragédie de l’existence : « Quand la réalité devient trop cruelle, trop dure, je choisis un morceau que j’aime et je plonge dans un océan familier, les guitares électriques, la batterie soulignent le rythme de ma nage, rien d’autre n’existe, […] ».6 C’est par le biais de l’art que Cécile Wajsbrot trouve donc son véritable lien d’appartenance au monde extérieur : l’« océan familier » dans lequel plongent « ses consciences » grâce à la musique ne peut qu’évoquer le « sentiment océanique » repris par Freud de Romain Rolland pour indiquer la sensation d’éternité qui permet à l’homme de se réconcilier avec le Tout et de conquérir son espace de béatitude.
Fig. 2 Gerhard Marcks Der Rufer (1967).
Note
↑ 1 « Pourquoi j’écris ? Au départ, sans doute était-ce une question de survie. Je crois vraiment que sans écrire, je ne serais plus là : je me sentais impuissante, désemparée face au monde, ignorant par quel bout prendre la vie, la société, les gens - bref, ce fut une planche de salut » : « en littérature, il n’est pas d’autre urgence que l’urgence d’écrire... » (2), Dominique Dussidour et Cécile Wajsbrot, Entretien, 23 oct. 2005. En ligne, URL : http://remue.net/spip.php?article1108. Consulté en septembre 2019.
↑ 2 Raphaëlle Leyris, « "L'Hydre de Lerne", de Cécile Wajsbrot : l'écriture au jour le jour de Cécile Wajsbrot », Le Monde des livres, 3 mars 2011. En ligne, URL : http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/03/03/l-hydre-de-lerne-de-cecile-wajsbrot_1487584_3260.html#Qf1qsCj2hBS8k342.99. Consulté en septembre 2019.
↑ 3 Ibid.
↑ 4 Cécile Wajsbrot et Pascale Arguedas, «Conversation», Calou l’ivre de lecture, janv. 2008. En ligne, URL : http://calounet.pagesperso-orange.fr/interview/wajsbrotexclusivite.html. Consulté le 2.5.2017, l'article n'est plus en ligne.
↑ 5 Dominique Dossidour, « Lignes mélodiques ou bribes de conversation » (Cécile Wajsbrot), 27 sept. 2007. En ligne, URL : http://remue.net/spip.php?article2438. Consulté en septembre 2019.
↑ 6 Quatrième de couverture de Total éclipse, Paris, Christian Bourgois, 2014, je souligne.