Olivia Rosenthal (1965)
L'écriture d'Olivia Rosenthal est exploratrice. À la croisée des pratiques et des genres (essai, récit, fiction, documentaire, performance, musique, cinéma, théâtre, danse), elle développe des pratiques littéraires hors du livre, parallèlement à la publication de récit, ses textes se nourrissant de ses rencontres avec d'autres artistes (cinéastes, écrivains, metteurs en scène, plasticiens, musiciens et chorégraphe), mais aussi avec des acteurs sociaux ou des personnes marginalisées (dresseurs d'animaux, détenus, personnel carcéral, ouvriers des pompes funèbres, immigrés). Outre de nombreuses performances, elle écrit et enregistre des pièces sonores (Viande froide, 2008, ou Maison d’arrêt Paris-La Santé, 2010 ; La Ronde, projet pour Le Grand Paris Express, avec le musicien Pierre Aviat) ; elle écrit des fictions cinématographiques (Les Larmes et Tous les Adultes ne sont pas méchants, réalisés par Laurent Larivière, La Nuit américaine d’Angélique, réalisé par Pierre-Emmanuel Lyet et Joris Clerté). Elle a également composé le livret d’un opéra, Safety First, et réalisé un spectacle Macadam Animal, avec le musicien Eryck Abecassis, réalisé des expositions et des installations avec le photographe Philippe Bertin et mené diverses interventions écrites dans l’espace public accompagnée du graphiste Philippe Bretelle. Si au début ses récits préexistaient souvent à leur transposition dans d'autres formes artistiques (Le vertige, Les larmes), aujourd'hui ils sont aussi le fruit de collaborations qui les ont précédés. C'est notamment le cas de l’un de ses derniers livres Toutes les femmes sont des aliens (Verticales 2016), issu d'une série de spectacles autour du cinéma (Antoine et Sophie font leur cinéma) écrit pour et créés par le collectif Ildi ! Eldi. Les rencontres, sous forme d'entretiens ou d'entrecroisement de pratiques artistiques sont pour Olivia Rosenthal autant de manière de renouveler les formes de la littérature. Que la littérature soit pour elle un exercice et une pratique est également démontré par la création en 2013, à l'Université Paris VIII, avec Lionel Ruffel et Vincent Message, d'un des premiers masters de création littéraire de l'enseignement supérieur français.
Son écriture a pour point de mire nos émotions, le désir, la peur, l'angoisse, exacerbés devant l'hostilité du monde, devant lequel ses livres, une dizaine de récits et des pièces de théâtre, se présentent comme des manuels de survie.1 Pour survivre tous les coups sont permis, il n'y a aucune autre règle que celle du jeu de l'expérimentation. Le montage de voix et de témoignages, l'intégration de discours documentaires, les exercices ludiques, la confrontation avec d'autres pratiques artistiques sont autant de dispositifs expérimentaux destinés à réconcilier la littérature avec son dehors. « Mes livres sont une autre manière de faire de la politique. (...) La politique, c'est le rapport que l'on a avec la société dans laquelle on vit ».2 On pourrait en dire autant de ses spectacles qui attribuent non seulement souvent un rôle au public dans leur dispositif, mais qui, en s'inscrivant dans des lieux publics, donnent à entendre la littérature d'une autre façon, une littérature que l'on pourrait dire participative. Et les sujets de société ne manquent pas dans les œuvres d'Olivia Rosenthal : l’identité sexuelle, la bioéthique, le religieux, la mort, le refus de la norme, la difficulté de s'adapter à la vie sociale. Les maladies de la glande pinéale, point de jonction entre le corps et l'esprit, intéressent particulièrement cette maîtresse de conférences, spécialiste de la littérature du XVIᵉ, grande lectrice de Montaigne, et aussi de Descartes.3 Olivia Rosenthal écrit des « récits de libération »,4 où l'on suit le parcours d'apprentissage de personnages en cours de mutation, sur le point de larguer les amarres, mais jamais sans en passer par une longue lutte intérieure contre les conventions, les habitudes et une éducation faites pour endiguer la part sauvage qui rue et se débat tout au fond. Forme de distanciation et de garde-fou, l’ironie n’y est jamais absente. La force de l'art, pour Olivia Rosenthal, tient dans sa faculté de provoquer des situations d'inconfort. Son écriture est dérangeante, dans ses premiers écrits, elle agace le lecteur, l'incommode, le malmène, l'interpelle, le questionne, le somme de réagir. À partir de On n'est pas là pour disparaître, s'instaure un rapport moins distancié avec le lecteur, qui peut trouver sa place dans le jeu de permutation des pronoms personnels (je, tu, vous, on) : « la figure du lecteur me servait de repoussoir, c'était un peu comme un cobaye qu'on maltraitait, et c'était aussi un défi pour affronter les choses ».5
Un changement de cap s'est effectué dans sa pratique d'écriture, à partir du moment où elle y accueille la parole de l'autre, avec Viande froide. Reportages (Cent-Quatre éd., 2008), premier volet d'un projet sur l'« architecture en parole » faisant vivre un lieu par les mots de ceux qui le fréquentent. Fruit d'une résidence au Cent-Quatre, centre culturel inauguré fin 2008 sur le site des anciennes Pompes funèbres municipales de la ville de Paris, ce récit-fiction intègre des entretiens qui deviennent support d'écriture. C'est une autre manière d'introduire de l'inconfort dans l'écriture, celle-ci s'en trouve transformée de la même façon que la confrontation avec d'autres pratiques artistiques suppose de se risquer à une forme de contamination de l’autre et en accepter l’enjeu, celui d’un vacillement des frontières de l’intime. Car ce qui l'intéresse dans le rapport avec les autres arts est l'univers de l'autre et la façon dont il approche le monde à travers son geste artistique. Ce n'est pas un hasard si ce type de collaboration est conjointe à la pratique de l'entretien, c'est encore et toujours la parole ou le geste de l'autre qui l'intéresse.
Fig. 1 Les Larmes, 2010, fiction de 26 min, réalisation de Laurent Larivière, production Senso Films. Dans ce plan nous voyons à l’œuvre la projection d’Olivia, spectatrice du film de Jacques Demy Les Parapluies de Cherbourg, à la place de Catherine Deneuve alias Geneviève.
Le cinéma inspire beaucoup ses derniers récits publiés chez Verticales (Toutes les femmes sont des Aliens, 2016, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, 2012, Que font les rennes après Noël ?, 2010). Elle interroge la relation que l'on entretient avec les films et se demande comment ils peuvent construire notre identité au même titre que des événements réellement vécus. « Résumer un film raconte tellement de choses sur la manière dont on vit dans notre monde, dont on se projette dans l'avenir ».6 Son intérêt littéraire pour cette forme artistique est guidé par la lecture des émotions qu'elle suscite, comme une sonde directe dans les profondeurs de l'intime. « Voilà, j’y suis, je commence à m’approcher du film et en m’approchant je m’approche aussi de moi, un film qu’on aime et qu’on raconte ça rapproche de soi ».7 Elle lit les films à la lumière de ses propres émotions que nous partageons et revivons intimement, étrangement, avec elle.
Note
↑ 1 De ce point de vue, le titre de Mécanismes de survie en milieu hostile (Verticales, 2014) est assez éloquent.
↑ 2 « Olivia Rosenthal : "J'écris des récits de libération" », entretien avec Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 14 février 2016. En Ligne, URL: http://www.lejdd.fr/Culture/Livres/Olivia-Rosenthal-J-ecris-des-recits-de-liberation-772895, consulté en septembre 2019.
↑ 3 Puisque nous sommes vivants est une sorte de relecture des Passions de l'âme et du Discours de la méthode.
↑ 4 « Olivia Rosenthal : "J'écris des récits de libération"», entretien avec Marie-Laure Delorme, op.cit.
↑ 5 Propos recueillis par Chloé Brendlé dans "Les formes du vivant", Dossier Olivia Rosenthal, Le Matricule des anges, n°171, mars 2016, p. 23.
↑ 6 Le Matricule des anges, n°171, op. cit., p. 20.
↑ 7 Toutes les femmes sont des aliens.