Jérôme Game (1971)
Depuis ses débuts, le poète et écrivain Jérôme Game a habitué son public de lecteurs et de spectateurs à la multiplicité des supports qu’il utilise pour construire ses ouvrages. À l’intersection des pratiques, en collaboration avec des artistes, il a créé par exemple des vidéo-poèmes en DVD et des enregistrements de poésie sonore en CD accompagnant souvent ses livres : le lecteur peut alors lire et en même temps voir défiler les textes ou les images sur l’écran et/ou les écouter.1 Directement influencé par le cinéma, Flip-Book (Éditions de L'Attente, 2007) se présente accompagné d’un CD de lecture; et plusieurs ouvrages mêlant l’image, le son, et le texte sont repérables sur le site Internet de l’auteur, sur lequel il ajoute aussi des illustrations de projets et des matériaux divers qui les composent, comme par exemple le vidéo-poème muet La Fille du Far West,2 qui est la transposition numérique d’un court volume de Game publié en 2012 par le Mac/Val, Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne, par les soins de Valérie Kempeneers.
Fig. 1 Jérôme Game lisant pendant une performance aux Soirées Nomades à la Fondation Cartier © Aymeric Hainaux
Les extraits de Ceci n’est pas une légende ipe pe ce3 proposent sur l’écran des images photographiques mouvantes, une sonorisation de fond constituant un ancrage ultérieur à la réalité, et la voix du poète s’y superposant dans une élocution saccadée et brisée. Ces caractéristiques structurelles et poétiques reviennent dans l’un des derniers livres de Game, DQ/HK (Éditions de L'Attente, 2013), et les mots de Jean-Michel Espitallier, qui en signe la préface, résument l’essence de la démarche de l’auteur :
De l’image-mouvement. […] Jérôme Game n’est pas un poète de la jet-set ni des fuseaux horaires sautés comme des haies de course, […] il fait juste des captations de la mobilité du monde vu dans l’œil des caméras devenues la vraie réalité des fictions du monde. Ça raconte comment le monde se raconte. […] Il fait juste un peu de cinéma dans la littérature. Fabriquée avec ça. Peut-être même pour ça. (p.11)
DQ/HK présente deux grands ensembles : le premier, Fabuler dit-il, est écrit sous le sceau du Don Quichotte ; le deuxième, HK live !, rend compte des expériences visuelles lors d’un séjour du protagoniste à Hong Kong. Les deux CD accompagnant le livre présentent les lectures de l’auteur et surtout la sonorisation des textes, qui sont ainsi insérés dans un espace-temps vivifiant.
Ces quelques exemples sont utiles pour introduire les créations d’un auteur démontrant une profonde connaissance des médias contemporains qu’il utilise à ses fins, multipliant ses recherches littéraires et mélangeant les canaux de la transmission et de la perception des œuvres. La transposition des textes sur d’autres supports permet l’élargissement des perspectives de la lecture et de l’expérience du spectateur au moyen de leur mise en voix : accompagnées d’une sonorisation, elles plongent dans une extériorité réelle redoublant celle que montrent les vidéos.
Fig. 2 Exposition Développements, Friche la Belle de Mai—Festival actOral, Marseille, 2015
Ces pratiques intermédiales sont le résultat des relations très étroites de l’auteur avec des artistes, vidéastes, musiciens, metteurs-en-scène ou chorégraphes avec lesquels il aime partager des expériences et raisonner sur la création sous toutes ses formes. En effet, chez cet auteur une réflexion théorique approfondie s’associe à la pratique littéraire : en 2011 il a publié un recueil d’articles, Le récit aujourd'hui. Arts, littérature (Presses Universitaires de Vincennes), où la notion de récit est entendue au sens large par la prise en compte de pratiques qui se développent hors du livre. La même année, pendant une résidence d’écriture au Mac/Val, il a réalisé un projet, multiple encore une fois, pour répondre à la question : « Ce que l’art contemporain fait à la littérature ». Ce questionnement a donné lieu à un essai, Sous influence (éditions du Mac/Val, 2012), où l’auteur donne des réponses concernant sa relation à l’art et à la création. Ensuite il a coordonné avec Anaël Pigeat un numéro de la revue Art Press 24 où des artistes et des écrivains se sont mesurés à la même interrogation, donnant lieu à une très riche kermesse de propos et de textes originaux.
L’une des clés de la pratique intermédiale chez Jérôme Game est synthétisée dans les mots qu’il a écrits pour la présentation d’une récente exposition de ses photopoèmes5:
Comment voir aujourd’hui — le monde, le réel —, malgré, à travers, ou même grâce à la prolifération d’images trop (sur-)faites pour être vues ? En quoi résister à une telle saturation du champ visuel suppose-t-il de (re-)fabriquer du visible ? Et en quoi les mots, les mises en récit faites de mémoire ou d’invention, permettent-ils une échappée hors du panoptique numérique où l’on se sent si souvent bouclé — et rendent ainsi possible une vision neuve du monde, neuve car inédite ? C’est autour de ce questionnement que mon travail plastique interroge le visible contemporain — sa précarité, son urgence, ses puissances — par le lisible, c’est-à-dire par l’invention littéraire.6
Se servant du dispositif d’une exposition de photographies, Jérôme Game a rassemblé et montré ses photopoèmes ou récimages dont la composition et les motifs miment l’apparence structurelle des ‘vraies’ images, s’organisant et se visualisant comme telles dans l’espace. Le travail plastique se compose avec le travail littéraire dans un mélange où les deux pratiques interagissent afin de former un objet aux facettes multiples. Les textes exposés ont tous la même forme suggérant celle des tirages photographiques, et donnent à voir des bloc-textes en prise avec la réalité : les récits sont minimalistes mais très concrets, et riches aussi de détails techniques sur la prise photographique. La multidisciplinarité dont l’auteur fait preuve s’enrichit avec la publication de ses photopoèmes dans le court recueil Développements (Éditions Manucius, coll. ‘Les Contemporains’, 2015) et avec la lecture-performance Slide, où il lit les textes accompagné d’un projecteur de diapositives qu’il manipule à l’aide d’une télécommande filaire pour faire défiler des diapos vides dans le cadre lumineux desquelles le spectateur est amené à imaginer ce que décrivent les textes. Il présente ainsi sa performance :
Slide Show est un diaporama en poésie sonore donnant à voir des images par la voix. Tandis que les textes lus se suivent au rythme de rectangles lumineux clignotant sur le mur, un zoom imaginaire se crée, des liens tissés par les spectateurs eux-mêmes entre la voix du poète et les images qu’elle suscite en eux. Petit à petit, ce n’est plus ce qui s’identifie ostensiblement qui retient l’attention, mais bien ce qui (se) recompose par la vue, cette vue-là, la vue-en-mots, en sons aussi, celle qui discours-indirect-libre les choses et met à nu leurs puissances.7
Par l’entrecroisement constant des pratiques et des supports, Jérôme Game poursuit -notamment avec le récit Salle d’embarquement, paru aux Éditions de L’Attente en 20178- son questionnement sur la création contemporaine en empruntant de nouveaux chemins et en sollicitant notre perception de manière toujours nouvelle et inédite.
Note
↑ 1 Pour une bibliographie complète, voire le site www.jeromegame.com. Consulté en septembre 2019.
↑ 2 URL: http://www.jeromegame.com/la-ffw/. Consulté en septembre 2019.
↑ 3 URL: http://www.jeromegame.com/cecinestpas/. Consulté en septembre 2019.
↑ 4 Mac/Val : Ce que l'art contemporain fait à la littérature, Art Press2, n°26, juill.-sept. 2012.
↑ 5 La galerie Anima Ludens (Bruxelles, juin-sept. 2017) ; l’Atelier la Source du Lion / Masnaâ (Casablanca, avril 2015); Friche la Belle de Mai / Festival actOral (Marseille, sept.-oct. 2015).
↑ 6 Note d’intention, exposition ‘Frontières/Borders’ (galerie Anima Ludens, Bruxelles, juin-sept. 2017).
↑ 7 Cf. la fiche technique que Jérôme Game a produite pour l’organisation de Slide Show, qui a eu lieu à Gênes le 11 novembre 2015.
↑ 8 Pour une analyse de cet ouvrage cf. E. Bricco, «Oltre l’intersemiosi. Forme fototestuali brevi e narrazione ibrida», COSMO, 13/2018, URL: http://www.ojs.unito.it/index.php/COSMO/article/view/3094. Consulté en septembre 2019.