n° 30 - La littérature et les arts : paroles d’écrivain.e.s

Henri Raczymow (1948)

Margareth AMATULLI


Petit-fils d'émigrants juifs polonais arrivés en France dans les années 1920, Henri Raczymow fait partie, comme Cécile Wajsbrot, de la « génération d’après » selon la formule empruntée à Robert Bober pour désigner les enfants rescapés de la Shoah et, au sens large, tous ceux aussi qui ont été marqués indirectement par cet événement. Son écriture pose la question du rapport à la (post)mémoire de la part de ceux qui sont nés après la guerre, de la transmission du traumatisme et de la possibilité du récit. La question de la « mémoire trouée »1 traverse en effet les œuvres de cet enfant de survivant et témoin secondaire qui s’interroge sur le droit de parler d’un événement qu’il n’a pas vécu directement dans des œuvres où le métadiscours sur l’écriture et l’autoréflexion abondent. D’une écriture expérimentale proche du Nouveau Roman à une écriture testimoniale, en passant par la poétique du silence de Blanchot, ce « fils des livres » et « enfant de Belleville »2 utilise les techniques des nouveaux romanciers et en même temps se distancie de leurs propositions formalistes pour raconter sa mémoire absente. L’obsession pour la mémoire et pour le passé, la tentative désespérée d’arracher les morts à l’anonymat, la thématique juive, la construction identitaire fondée sur un manque tissent toute sa production : ses romans où il parle de l’univers disparu (Contes d’exil et d’oubli, Gallimard, 1979 ; Rivière d’exil, Gallimard, 1982), où il se confronte à l’Histoire (Un cri sans voix, Gallimard, 1985), ses biographies de personnages oubliés (Le cygne de Proust, Gallimard, 1990 ; Maurice Sachs, Gallimard, 1988 ; L’homme qui tua René Bousquet, Stock, 2001) ainsi que ses récits à dimension plus ouvertement autobiographiques (Quartier libre, Gallimard, 1995 ; Le plus tard possible, Stock, 2003 ; Le cygne invisible, Melville/Leo Scheer, 2004 ; Avant le déluge, Phileas Fogg, 2005).

Dans cette écriture de la quête, les arts font résonner les thèmes chers à l’auteur depuis son premier roman, La saisie (Gallimard, 1973) où le protagoniste collectionne des images de façon obsessionnelle pour remplir son vide identitaire. Parmi les arts auxquels il emprunte, la littérature joue le rôle le plus fécond. Les citations et les références intertextuelles qui nourrissent son écriture le démontrent : Flaubert revient par exemple dans le roman Bloom & Bloch (Gallimard, 1993) et dans Un garçon flou (Gallimard, 2014) ainsi que Proust dans trois livres qui lui sont dédiés. Dans Le cygne de Proust inspiré d’un tableau de James Tissot, Le Balcon du Cercle de la rue Royale, l’auteur analyse la relation que Proust entretient avec sa propre judéité à travers les rapports complexes entre Swann, le personnage proustien, et son modèle réel, le juif Charles Haas. Entre réalité et fiction, Le Paris retrouvé de Marcel Proust (Parigramme, 2005), ouvrage illustré de gravures, photos et tableaux, propose une visite littéraire des lieux et des personnages qui ont inspiré l’auteur de La Recherche tandis que " Notre cher Marcel est mort ce soir " (Denoël, 2013) est le récit des trois dernières années de la vie de l’écrivain luttant contre la maladie et le souci de d’achever son œuvre interminable qu’il reprend, corrige et enrichit sans relâche.

Si la littérature inspire Raczymow au point que certains de ses personnages sont eux-mêmes des écrivains, la peinture et la chanson sont autant de sources d’inspiration.

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Fig. 1 Vittore Carpaccio, Commiato degli ambasciatori, 1495.

L’auteur s’est laissé séduire par la reproduction de l’écrivain public, un détail d’un tableau de Vittore Carpaccio, Le départ des ambassadeurs pour écrire Ninive (Gallimard, 1991) ; par des chants révolutionnaires pour la composition d’un récit dédié à la mémoire de son père (Te parler encore, Seuil, 2008) ; par l’art de Courbet pour la rédaction d’un essai consacré au peintre réaliste (Courbet l’outrance, Stock, 2004). Le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte-Anne est plus particulièrement la source d’inspiration du roman Le cygne invisible dont le titre fait aussi écho au Cygne baudelairien.

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Fig. 2 Leonardo da Vinci, La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne, 1500 ca.

De façon rituelle et obsessionnelle, dans ses quatorze visites au Louvre, le narrateur de ce roman questionne le tableau du peintre italien en interrogeant les personnages qui y sont présents ainsi que les passants et les touristes. Ce questionnement le renvoie à sa propre existence et lui permet de se réconcilier avec le vide familial : « Le Louvre pour moi prenait l’allure des allées du cimetière de Bagneux, là où reposait ma mère et ma grand-mère, Anna et Maria » (p. 24). Si la peinture consent la découverte du visage familial, la photographie se révèle un outil indispensable à l’évocation d’un passé qui commence bien avant sa naissance. Dans les vingt-trois chapitres de Reliques (Gallimard, 2005) dix-huit photos de familles rangées par ordre chronologique, de 1939 à 1998, et onze reproductions photographiques de documents personnels, tels que cartes postales, lettres et même la notice nécrologique de sa mère, servent d'aiguillon pour la mémoire et de « stimuli à l’acte commémoratif »,3 tandis que le texte qui accompagne chaque photo illustre, commente et interroge l’image. Le récit de la Shoah, le récit de filiation et le récit autobiographique se rencontrent dans l’articulation entre texte et images à l’intérieur de cet iconotexte qui s’ouvre sur une photo précédant la venue au monde de l’auteur, car comme il le souligne lui-même « il ne faut pas confondre point d’ancrage et point d’encrage » (p. 12).

À travers, la littérature, la musique, la photo, la peinture, l’art s’impose donc sous toutes ses formes dans la production de Raczymow. Loin d’être une simple source d’inspiration censée déclencher le récit, « recours narratif et  "heuristique" » (Voir ♦ Le dialogue intermédial, il est d’abord émotion pure permettant de parler là où les mots n’arrivent pas.


Note

↑ 1 Henry Raczymow, « La mémoire trouée », Pardès,  n° 3, 1986, p. 177-183.

↑ 2 Norbert Czarny, « De Belleville à la Lorrèze », La Quinzaine littéraire, n°625, 1er juin, 1993, p. 10.

↑ 3 Marina Ortrud N. Hertrampf, « Narration et photographie. Enjeux intermédiaux dans des photo(auto)biographies et photo(auto)fictions contemporaines : Raczymow – Ronis – Delville » in Le bal des art. Le sujet et l’image : écrire avec l’art, Elisa Bricco (dir.), cit., p. 251.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482