n° 30 - La littérature et les arts : paroles d’écrivain.e.s

♥ Le lecteur dans le projet d’écriture

Margareth AMATULLI



« Cinq éléments sont indispensables pour qu'il y ait littérature : un auteur, un livre, un lecteur, une langue, un référent ».1

Le souci du lecteur n’est pas au premier rang des préoccupations de la plupart des écrivain.e.s interrogé.e.s. Nos auteur.e.s revendiquent un espace de totale liberté par rapport au destinateur en déléguant aux éditeurs le succès de leur production. En même temps, ils/elles souhaitent que le lecteur puisse se déplacer librement dans le livre qui est un véritable espace d’accueil et qui, comme le rappelle Umberto Eco s’offre à un éventail illimité de lectures possibles.

L’incrustation des formes artistiques dans le corps de l’œuvre ne vise donc pas explicitement à la reconnaissance et à la complicité du sujet lisant à qui on reconnaît la faculté de « voyant » (Adrien Goetz) car, dans un monde dominé par l’image, il a nécessairement beaucoup vu. Tout en reconnaissant le rôle important de la lecture comme lieu d’échange avec l’autre, comme une rencontre dont on ne sort pas indemne (Benoît Vincent), le lecteur reste une « instance mentale » abstraite (Anne-Marie. Garat), « un partenaire d’aventure, un partenaire d’émotion » invisible (Hélène Frédérick) dont on se borne à évoquer une « connivence espérée » (Hélène Frédérick) au-delà de sa compétence et de son érudition.

C’est le texte donc qui réclame du lecteur une plus large compétence (extra)textuelle et non pas son auteur qui protège son espace de liberté créatrice aux delà de toute interférence.

S’il y a rencontre donc, celle-ci ne se réalise pas entre l’écrivain et le lecteur mais, ainsi que Cécile Wajsbrot le soutient, « entre un lecteur et un livre » ou bien, comme Henri Raczymow l’affirme, entre un livre et un seul lecteur. D'ailleurs, comme Thomas Clerc le souligne, « le bon lecteur » n'est-il pas « celui qui est lui-même pluriel » ?

QUESTIONS

♥ La place que vous accordez à un autre art dans votre écriture a-t-elle à voir avec la place que vous accordez au lecteur ? Et si oui, comment ?

♥♥ Trouvez-vous chez les lecteurs un public ouvert à ces questions ou ces thématiques ?

♥♥♥ Est-ce que l'implication d'autres arts dans votre écriture intègre aussi un souci particulier du lecteur ?

REPONSES

Sandy Amerio

♥ La question relative au lecteur est complexe. C’est un peu une incantation magique. À mon sens, une formule qui ne marche qu’à condition de s’être posé en premier lieu la question de savoir d’où je parle. Ce d’où je parle m’a toujours beaucoup plus intéressée que la question du lecteur.

Mais je ne souhaite pas ici éluder la question. Je pense que les places éventuelles accordées aux autres arts sont tellement intégrées dans mon processus de travail qu’en aucun cas elles ne peuvent se comparer avec la place que j’accorde au lecteur.

Si je devais me risquer à reprendre un schéma pour exemplifier mon propos, je dirais que si j’étais le sujet d’un schéma actanciel et que le lecteur soit le destinataire, alors les autres arts seraient les adjuvants et les opposants. Autrement dit ce qui m’influence directement en tant que sujet pour mener à bien ma quête.

fig 1 cap 4 Bricco

Fig. 1 Surfing on (our) story © Sandy Amerio, film documentaire, 2000.

♥♥♥ M’adresser à une minorité, à une élite ne m’a jamais intéressée. J’ai toujours souhaité m’adresser à la classe sociale de laquelle je suis issue, avec le souci de ne jamais renier ni trahir mon milieu d’origine, ou mon histoire. Avec le temps, j’ai compris que l’art contemporain m’éloignait un peu plus chaque jour de cela, j’ai donc, depuis plusieurs années, amorcé un pas vers disons le lecteur lambda. Le terme est affreux : c’est un terme aussi prétentieux qu’erroné. Qui est le lecteur lambda ? Nous sommes tous des produits de notre histoire, de notre culture et le lecteur lambda n’existe sans doute pas davantage que le lecteur tout court. Il n’existe pas et pourtant nous en connaissons tous un autour de nous. Nous le devenons nous-mêmes par moments. Lorsque les émotions simples, primaires - voire primales - prennent possession de nous. Là nous devenons lambda. Tout simplement humain. C’est ça qui m’intéresse actuellement. C’est très simple et en même temps très difficile à manier avec intelligence et profondeur.

Nicole Caligaris

♥ Si je pense « au lecteur », c'est-à-dire à une abstraction de lecteur, à un lectorat, je perds ma liberté, si je pense à « un lecteur », je perds mes moyens. Dans les deux cas, je perds le nord, c'est-à-dire le sens de ce que je tente.

Je ne pense qu'à mon moyen d'expression, aux possibilités à trouver. J'ai plutôt l'impression que les lecteurs qui ont une parole publique sur les livres ne regardent pas cette dimension de la littérature, lorsque les auteurs sont encore vivants. Ils sont englués dans la psychologie, ils regardent les analogies, ils s'intéressent aux thèmes, ils font comme si la littérature était l'exécution d'idées, ils ne regardent pas la façon dont un auteur se confronte à un problème posé par son moyen d'expression. L'auteur mort, son œuvre est arrêtée : on cherche ses origines et on peut s'intéresser à ce qui joue, bouge et travaille à l'intérieur de ses plis.

fig 2 cap 4 Bricco

Fig. 2 Vanishing Point, photo fournie par Nicole Caligaris.

Thomas Clerc

♥ Le bon lecteur est celui qui est lui-même pluriel.

Hélène Frédérick

♥ L ’illusion dont j’ai parlé plus haut rend possible l’échange avec le lecteur, et ce pacte bien connu agit comme un moteur. Il s’agit de vivre intensément l’écriture, c’est-à-dire de la ressentir quasi physiquement, afin qu’elle puisse être vécue par celui qui la reçoit.

♥♥ J’apprécie assez peu les textes qui tiennent à guider leurs destinataires, à leur montrer quelque chose ; à tort ou à raison, cette posture me paraît prendre de haut le lecteur. Il s’agit plutôt de chercher chez ce dernier un partenaire d’aventure, un partenaire d’émotion. La connivence espérée ici n’est pas liée à une exigence d’érudition. S’il y a érudition, elle doit servir à créer l’illusion, elle doit être atmosphérique. Qui a fait un peu de musique, par exemple, n’ignore pas qu’il se passe quelque chose de particulier lorsqu’il se produit en public, une chose inexpliquée, un courant - qu’on pourrait appeler prosaïquement un échange, une sorte de transfert - qui ne circulerait pas de la même façon dans la solitude ou dans l’intimité. Cette chose rendue possible par le dispositif fictionnel ne dépend pas d’une peinture réaliste. Elle dépend plutôt d’une sincérité d’émotion et d’une langue très libre, qui doit s’accorder une existence propre. En ce sens, je ne comprends pas bien l’idée d’écrire pour soi. Cela me paraît extrêmement limitant, si l’on considère l’écriture comme un matériau ou un laboratoire d’expérience. Car l’échange prolonge l’écriture vers quelque chose de plus grand qu’elle, qui la dépasse.

Jérôme Game

♥♥♥ Oui, d’après ce que je peux constater à l’occasion de rencontres, le public perçoit bien la présence de ces enjeux dans mes textes, et est sensible à ces questions de translation ou de reformulation de procédés plastiques dans la littérature. Soit via le plaisir pris à la reconnaissance, soit par intérêt pour les effets d’étrangeté ou d’inattendu que cela suscite dans l’expérience du texte, d’après ce qu’il m’en dit parfois.

Anne-Marie Garat

♥ Le lecteur est foule, il se rencontre au hasard des manifestations littéraires et de manière collective, rare est l’échange privé, et surtout approfondi ; le plus souvent il est intimidé de part et d’autre, très ritualisé et donc biaisé. Encore plus rare l’échange avec le critique averti, avec l’universitaire, à même d’aborder sur le fond la question esthétique, si l’écrivain est pour son compte capable de théoriser son art, du moins d’élucider son dessein… Épreuve salutaire, de temps en temps, mais elle-même soumise au jeu du surplomb intellectuel. De mon point de vue, le motif profond de l’écrivain gagne à lui rester obscur, problématique et conflictuel. Au lecteur de le discerner, de l’accueillir, ou de le rejeter.

♥♥ Le lecteur reste une instance mentale, postulée à toute étape de l’écriture et cependant absente, qui s’incarne en chaque lecteur particulier, en rien semblable à l’idéalité de ce compagnon imaginaire à qui s’adresse le livre, qui l’évite et le réclame, critique et morigène, bref : c’est le plus beau souci et le plus malheureux chagrin que ce malentendu, jamais réparé et toujours recommencé de livre en livre. Si dans un mot, une phrase, un paragraphe, a lieu la rencontre de hasard, celle-ci se fait à l’insu de l’écrivain comme du lecteur, et tant mieux : c’est de cette communauté invisible que procède la littérature.

Christian Garcin

♥ La place que j’accorde à un autre art dans mon écriture a-t-elle à voir avec celle j’accorde au lecteur ? Probablement. Dans les deux cas, il s’agit de laisser une place à l’autre. Je veux dire par là qu’il s’agit, d’une part, de susciter images et réflexions sensibles liées à l’appréhension toute visuelle que j’ai parfois de ma littérature et qui provient sans nul doute de ma fréquentation des œuvres d’art, d’autre part de ne pas fermer les portes, de laisser au lecteur le choix ou la possibilité de l’interprétation en ne verrouillant pas le sens. Le cinéaste iranien Abbas Kiarostami disait ceci : « Le cinéma, en montrant trop, ne montre plus rien. C'est pourquoi le spectateur est démuni en quittant la salle (...) On doit poser des questions, et non y répondre. Pourquoi tout comprendre ? Nous devons croire à l'intelligence du spectateur qui peut découvrir par lui-même » Dans la même interview il disait aussi : « On fait de la vie une sorte de conserve qu'on appelle cinéma. (...) Ce cinéma de conserve, fabriqué, est très bien fait. Il n'y a rien à reprocher à la conserve. Le seul ennui, c'est que c'est de la conserve. » J’aimerais ne pas fabriquer de la littérature de conserve. Si j’ai une ambition, c’est peut-être celle-là.

Max Genève

♥♥ Pardon de le dire brutalement, mais quand je me lance dans un roman, je ne me pose jamais la question de savoir si c'est un bon filon, si ça va marcher, si je vais trouver des lecteurs, etc. C'est à mon éditeur de se poser ce genre de questions. D'une certaine façon le livre que j'écris doit me héler, s'imposer à moi, non comme une trouvaille, mais comme une obsession. Pour utiliser un vieux mot, je me sens alors captif de mon inspiration, c'est elle qui commande, en aucun cas le lecteur que je pourrais halluciner.

Ainsi, pour prendre un exemple concret dans ma propre production, quand j'ai voulu consacrer un roman à Béla Bartok, l'éditeur à qui j'en ai parlé m'a dit : pourquoi pas une biographie ? Elle manque au lecteur français. On m'a proposé un contrat avantageux, bien rémunéré. J'ai refusé, voulant saluer cet immense artiste par un texte inouï, et dans sa forme aussi. L'unique opéra de Bartok s'intitule Le Château de Barbe Bleue (1911), j'ai donc construit mon roman sur le modèle de cet opéra où Judith, la femme qui aime le duc Barbe-Bleue, ouvre une à une les portes des sept chambres où se trouve entreposée, plus que ses richesses et ses biens, son âme. Le titre allait de soi : Le Château de Béla Bartok, j'ai donc romancé sept moments de la vie du compositeur et ouvert autant de portes sur la vérité de son être.

♥♥ Je dois reconnaître que les lecteurs friands de ce genre de préoccupation sont rares. Mais il faut savoir ce que l'on veut : le plus grand nombre possible de lecteurs, le best-seller, ou une œuvre d'art qui doit se mériter.

♥♥♥ On le voit, pour moi, l'implication de la musique dans mon activité d'écrivain n'intègre aucun souci particulier du lecteur. Je sais que cette attitude sera jugée peu populaire, que je ne risque pas de fédérer autour de mes livres les larges masses. Je laisse cela aux somptueux crétins qui gouvernent le marché du livre aujourd'hui…

Adrien Goetz

♥♥♥ Nous vivons dans un monde d’images, où les images sont partout, comme à aucune autre époque. Écrire sur les images artistiques, celles du passé mais aussi celles du présent, c’est se poser la question de ce que le lecteur a vu, a pu voir, va aller voir, ou verra, chez lui, sur son écran. C’est pour moi la plus grande originalité du monde actuel, et je trouve que le roman contemporain ne s’en occupe pas assez. Dans un monde d’images, l’écrivain s’adresse à un lecteur qui a beaucoup « vu », plus peut-être qu’il n’a lu d’ailleurs. Le lecteur est devenu un voyant. Cela change tout. À l’écrivain de s’en apercevoir. Modestement, quand j’écris des romans sur les œuvres d’art, je m’adresse à des lecteurs qui savent voir, mieux que ceux des générations précédentes, et j’écris pour eux en pensant à ce phénomène nouveau.

♥♥ Oui bien sûr, je trouve chez les lecteurs un public ouvert aux questions de l’art, quand je rencontre des lecteurs, ils me parlent des expositions qu’ils ont vues, des artistes qu’ils aiment…

♥♥♥ Oui, l'implication d'autres arts dans mon écriture intègre aussi un souci particulier du lecteur, c’est même ce qui me donne envie d’écrire pour ces lecteurs voyants, à qui j’ai envie de montrer des images - grâce aux mots. 

Gaëlle Josse

♥ Je n’avais pas du tout pensé à cela ! En y réfléchissant, oui, peut-être que l’art et le lecteur tiennent une même place dans mon écriture. Le texte accueille le lecteur, lui laisse une place en ne verrouillant pas, en ne figeant pas une narration, en lui permettant, je crois, d’y trouver sa place, celle de son imaginaire et de ses émotions, de confronter sa propre histoire à ce qui lui est proposé. Et peut-être est-ce le reflet de l’accueil que je fais moi-même à un autre art. L’écriture est ouverture, liberté, échange. Elle suggère, c’est un lieu ouvert qui s’enrichit des dialogues. Oui, pourquoi pas ?

♥♥ Les lecteurs sont tout à fait curieux de la présence de l’art dans mon écriture ! J’en suis même -très agréablement- surprise. Je fais de très nombreuses rencontres, interventions, auprès de publics divers, et à chaque fois, la question de la musique, surtout, et de l’art en général m’est posée.

Les questions sont nombreuses à ce sujet, avec une vraie curiosité, une vraie attention, comme tout ce qui concerne les processus d’écriture, les sources de l’inspiration. On me demande si je pratique la musique, d’où cela vient, si je travaille à voix haute, quelles musiques m’ont accompagnée, si je travaille en musique... Apparemment c’est un vrai sujet, et je me réjouis de pouvoir partager cela.

♥♥♥ Encore une question à laquelle je n’avais pas réfléchi ! Le « souci » du lecteur est un point très délicat. L’écriture est avant tout la poursuite d’une voix intérieure, hors contrainte, un espace de totale liberté, dans lequel l’auteur est nu et avance dans le noir, dans le doute.

Quelle est la place du lecteur dans ce processus, et faut-il qu’il en ait une ? On risque d’affadir, de trop lisser un texte, de tricher avec son propre désir si on tente de répondre à une attente -supposée- d’un lectorat. On fabrique un bouquin, on n’écrit pas un livre !

J’aime me souvenir, quand on parle de la place du lecteur, du poète russe Ossip Mandelstam, qui écrivit ses derniers poèmes sur la route vers la mort, qui surviendra pendant ce dernier voyage qui devait le conduire à la Kolyma.2 Gratuité totale, terrible, bouleversante du geste d’écrire...

Ensuite, le fait qu’il y ait une médiation éditoriale, un objet livre, puis une présence en librairie suppose qu’on adresse ce geste d’écrire à d’autres que nous-mêmes…Il faut en être conscient et le reconnaître. Mais pour répondre à cette question complexe, je ne pense pas pouvoir dire qu’il y ait pour moi une relation entre l’implication d’autres arts et le souci du lecteur. Comme le disait le cinéaste François Truffaut je fais des films pour me faire du bien, et s’ils sont réussis, peut-être parviendront-ils à faire du bien à d’autres…Je ne vois pas quoi ajouter à cela…

Henri Raczymow

♥ J’écris pour un lecteur que je ne connais pas, que je n’imagine pas. En fait, je n’écris pas pour des lecteurs spécifiques, ni même pour un lecteur « idéal ». Ou bien, ce lecteur, c’est moi-même, quand je relis ce que j’ai écrit, en position de lecteur. Là, je suis séduit ou non. Si c’est non, alors je retravaille mes phrases. Ce qui importe – mais ce n’est pas très original – c’est le rythme, la musique, et la variation des registres de langue, le mélange du français classique et d’un certain français populaire, qui correspond à la langue qui m’était familière dans l’enfance. Ce qui est bien rythmé est juste. Ce qui est plat, monocorde, est mauvais. Alors on le jette. Le but de ce que j’écris – quand c’est réussi – c’est de provoquer de l’émotion. Parfois, je reçois une lettre de lecteur qui me dit avoir été touché. Alors, cela me fait aussi plaisir d’un bel article dans un grand journal. Et je me dis parfois : un livre doit rencontrer son lecteur. Je ne dis pas ses lecteurs, mais bien : son lecteur. J’ai toujours eu le sentiment que tel de mes livres devait rencontrer un lecteur, et un seul, le véritable lecteur. Alors, j’ai l’impression de n’avoir pas travaillé pour rien, d’avoir réussi, atteint ma cible. Vous voyez comme ce projet est modeste !

Mathieu Riboulet

♥ Non, ça n’a absolument rien à voir à mes yeux. La place du lecteur est une question abstraite à laquelle le texte doit répondre de façon concrète, mais c’est une question en soi : il importe que le texte laisse une place suffisante au lecteur pour qu’il puisse se l’approprier, s’y mouvoir, le faire sien en toute liberté, c’est-à-dire au risque de le lire dans une tout autre direction que celle dans laquelle il a été écrit, au risque de le rejeter. Mais ce problème est un prérequis à l’écriture, comme celui de la narration il doit être réglé avant même la rédaction du texte. Du coup la question du lecteur ne se pose jamais durant le travail d’écriture ; et après c’est au lecteur de faire son travail…

Olivia Rosenthal

♥ Le lien que j’établis entre les arts et le lecteur dans mon écriture est surtout pour moi une manière de montrer que la littérature affecte tous les domaines de l'art et s'insinue aussi dans notre vie. C'est pourquoi j'aime aussi l'idée de faire de la littérature non seulement dans les lieux qui lui sont dévolus mais aussi dans l'espace public sous la forme par exemple d'affichages semi-sauvages. Du coup, ce ne sont pas des "lecteurs" qui vont s'emparer de la littérature, autrement dit des gens qui se donnent un rôle particulier à un moment donné, mais tout le monde et n'importe qui. N'importe qui peut être lecteur s'il sait lire mais en même temps c'est une activité qui est souvent pensée comme élitiste (il y a une minorité de lecteurs), elle exclut, elle divise (d'un côté ceux qui lisent de la littérature, de l'autre ceux qui n'en lisent pas). On pourrait imaginer que faire de la littérature hors du livre et avec des artistes venus d'autres arts permet de rappeler que la littérature n'est pas seulement une activité par laquelle on se sépare et se met à l'écart (la lecture comme activité solitaire) mais que ça peut être aussi une activité qui réunit, qui permet de construire momentanément du collectif.

♥♥ L’intérêt du public pour la question de l’art dans mon écriture est vraiment très variable, mais globalement, quand je raconte mes expériences avec d'autres artistes, il y a beaucoup de curiosité.

♥♥♥ Comme je le disais précédemment, à mon sens, la littérature peut toucher d'autres personnes que celles qui se reconnaissent comme des lecteurs. Certains n'osent pas entrer dans la littérature, elle les intimide. Pour entrer dans une bibliothèque ou une librairie, pour ouvrir un livre, il faut oser. C'est une démarche que tout le monde ne se donne pas le droit de faire. On peut tout à fait ne pas être un lecteur et être sensible à la littérature. Les formes spectaculaires ou décalées que je cherche à donner à la littérature sont là pour essayer de le prouver.

Pierre Senges

♥ Le souci du lecteur est bien là, heureusement ; dans le désir de divertissement et de distraction, qui peut devenir un devoir mais pas une mission au sens religieux du terme (parce que sinon, on ne s’amuse plus), doit se tenir aussi un véritable désir de déplacement, ou un détournement, l’un et l’autre reliés au divertissement par des lois d’étymologie plus ou moins sérieuses – à charge pour l’auteur d’attirer le lecteur dans son détournement, comme s’il l’invitait à aller voir de l’autre côté d’un mur (ou l’envers d’une toile, comme celles du Titien, où l’on peut voir de sublimes ébauches préparatoires). La présence des dessins de Sergio Aquindo dans les pages d’un projet en cours (une variation autour de Bruegel (l’ancien, cette fois),3 permettra avec un peu de chance de réussir un tel divertissement-détournement : l’essentiel étant qu’il se trouve après la lecture loin de là où il se tenait avant de l’entamer – du moins, quelques pas peuvent suffire.

Benoît Vincent

♥ Tous les arts s'interpénètrent depuis la nuit des temps. Notre époque met l'accent sur des aspects plus formels, voire techniques, comme l'intertextualité, tout le charabia du postmodernisme, ou en tout cas les discours qui prennent des vessies pour des lanternes, ou plutôt des lanternes pour des vessies, c’est-à-dire la technique pour la forme, mais en réalité cela existe depuis toujours. Alors le lecteur, eh bien il fait comme l'auteur, il prend et donne ce qu'il peut.

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Fig. 3 © Benoît Vincent.

♥♥ Toute forme d'art intègre le souci particulier du public — sans quoi on dessine, on écrit, on joue chez soi et pour soi et ne se met pas en représentation. La présence de l'art — encore faut-il préciser ici comme déjà évoqué ce qu'on entend exactement par art — répond à l'appel de la forme. Si la forme appelle la présence de l'art, alors oui, le public l'appréciera. Par conséquent le souci du lecteur pourrait bien être finalement le gage de la pertinence de la forme.

Mais il importe en dernier ressort que ni l’auteur ni le lecteur ni la forme ne sortent indemnes de leur rencontre. C’est peut-être ça, une définition de l’« art » ?

Cécile Wajsbrot

♥♥ Peut-être que la présence de récepteurs, dans mon cycle autour de l’art, c’est-à-dire de spectateurs d’expositions, d’auditeurs de musique, de visiteurs de musée, est une façon de figurer le lecteur ou même simplement le recours à d’autres arts - puisqu’il s’agit d’occuper une position qui n’est pas directement celle de la création, en tout cas pas dans l’art en question. Mais ce n’est pas le but premier ou il s’agirait d’une tentative de dialogue inconscient, d’un dédoublement entre une part créatrice et une part réceptrice. Car au fond, un écrivain est aussi un lecteur, le lecteur d’autres écrivains.

♥ Mais quand il s’agit d’écrire, le lecteur n’a pas de place. Au moment d’écrire, on ne pense à rien d’autre qu’à écrire, on ne pense ni à un lecteur en particulier ni à un lectorat de façon plus générale. C’est après, dans les aléas de la réception, qu’on peut éventuellement réfléchir à cette situation bizarre qui consiste à passer le plus clair de son temps dans le retrait et l’isolement, pour écrire, et à éprouver la nécessité, ensuite, d’une réception, qui suppose donc que quelques personnes lisent ce qu’on a écrit, personnes qu’a priori on ne rencontrera jamais et dont on ne saura pas qu’elles ont lu et encore moins comment elles auront lu. La rencontre n’a pas lieu entre un lecteur et un écrivain, elle a lieu entre un lecteur et un livre. Il peut arriver, bien sûr, qu’on en ait des échos par un courrier ou qu’on croise même certaines personnes dans des « rencontres », mais ces rencontres n’en sont pas vraiment. La véritable rencontre est invisible et se situe hors de la présence.


Note

↑ 1 Antoine Compagnon, Le démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Points, 2014, p. 25.

↑ 2 Ossip Mandelstam fut condamné aux travaux forcés et envoyé au gulag de la Kolima où il décéda le 27 décembre 1938.

↑ 3 C’est Cendres des hommes et des bulletins, Paris, Le Tripode, 2016.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482