♠ La place du sujet dans l’œuvre
Indice
Lorsque l’art devient objet d’écriture et entre en relation avec un ou des sujets au sein du texte littéraire, comment celui-ci présente-t-il ce rapport et quels en sont les effets sur nos représentations du sujet et du réel ? Que l’art et la littérature se rencontrent au niveau conceptuel, thématique ou intersémiotique, on peut se demander ce qui se joue du point de vue du sujet lorsque le texte s’interroge sur une autre forme artistique ou qu’il circule entre les codes sémiotiques et les mêle.
Concernant les réponses à ces interrogations, deux phénomènes sont à noter chez nos auteur.e.s. D’une part, comme pour les questions sur le lecteur, un peu moins d’un tiers d’entre elles/eux a laissé sans réponse cette partie du questionnaire.D’autre part, celles/ceux qui y ont répondu l’ont fait souvent de manière plus brève et plus interrogative. Il serait sans doute injustifié d’en tirer des conclusions généralisantes. On peut toutefois envisager quelques hypothèses sur les raisons pour lesquelles nos auteur.e.s ont écarté ces questions ou les ont traitées avec plus de difficulté ou de variété dans les approches, et repérer quelques tendances.
Plusieurs auteur.e.s ont manifesté leur perplexité concernant les questions sur le sujet directement dans le questionnaire ou lorsqu’elles/ils nous l’ont renvoyé, renonçant à y répondre parce qu’elles/ils s’en sentaient étrangers. Cette réaction de la part des auteur.e.s peut laisser penser que ces questions relèvent d’un métadiscours qui intéresse plus le critique littéraire que les auteur.e.s elles/eux-mêmes. Max Genève remarque par ailleurs à juste titre que « la question du sujet est particulièrement délicate en raison de la polysémie du mot » qui renvoie aussi bien à des contenus qu’à des personnes. Ceci explique sans aucun doute l’éclectisme des réponses. Nombre d’entre elles envisagent la question du sujet lui-même plus souvent que celle de son rapport avec l’art, peut-être parce que pour certain.e.s, « au bout du compte c’est quand même les mots qui sont notre outil » (H. Raczymow), « seul le texte est sujet », « c’est le texte qui agit » (N. Caligaris), auteur, sujet, lecteur sont engagés pour faire advenir le texte (B. Vincent) ou sont des points de vue à partir desquels se construit le paysage narratif (C. Wajsbrot). Pour d’autres en revanche le sujet est l’œuvre d’art, au même titre qu’une personne (A. Goetz), ou l’auteur.e elle/lui-même dans son rapport intime et expérimental avec l’art (C. Garcin, M. Riboulet), à condition qu’il soit fictionnel (P. Senges) et adopte un point de vue de nulle part (S. Amerio). Pour certain.e.s l’intermédialité étant devenue aujourd’hui la norme, « elle ne peut pas véritablement affecter nos représentations du sujet et du réel » (S. Amerio), elle donne naissance à des sujets hétéroclites, au risque de rejoindre un « éclectisme mou » et sans singularité (T. Clerc). Mais la présence d’autres arts, comme le cinéma, en dépossédant l’écrivain de son « pouvoir de donner une forme à un environnement immédiat », lui permet de penser le réel de façon moins spectaculaire, plus « approfondie et retorse » (P. Senges), de démultiplier les instances narratives (H. Frédérick), de contribuer à un élargissement, un décentrage, une polysémie de nos représentations et de nos perceptions (G. Josse). À moins que, comme le suggère J. Game, il ne faille poser la question dans l’autre sens : n’est-ce pas parce que nous sommes déjà affectés d’un point de vue perceptif et sensoriel par l’« intermédialité », que la littérature s’en trouve concernée et qu’en retour, elle participe à ce qui modifie nos représentations du réel?
QUESTIONS
♠ Comment envisagez-vous le rapport du sujet avec l'art ? (sujet narrateur; sujet personnage; sujet autobiographique; sujet lecteur, etc.)
♠♠ Pensez-vous que les relations entre la littérature et les autres arts affectent nos représentations du sujet et du réel et si oui de quelle manière ?
REPONSES
Sandy Amerio
♠ J’aime beaucoup cette phrase de Borgès dans l’Aleph que je cite souvent concernant mon rapport à la réalité et qui je pense correspond parfaitement à cette question du sujet. J’essaie d’observer par cette sphère magique où « sont présents, sans se confondre, tous les lieux de la terre, vus de tous les angles ». Je ne suis nulle part. Et je suis partout. Me jouant de la question du point de vue, ce n'est pas le rapport du Moi avec le monde que mes œuvres s'efforcent de capter. C'est uniquement à l'issue de l'articulation de différents registres de focalisation, que je peux à nouveau tenter de me trouver une place — quand bien même celle-ci s'avèrerait hors-champ.
♠♠ J’ai eu la chance d’effectuer une recherche documentaire poussée sur le travail de Vito Acconci pour le texte de Jean-Charles Masséra paru dans le premier numéro de la Revue de Littérature Générale (n° 1, 12-05-1995, P.O.L.). J’ai découvert les questionnements de Vito Acconci et notamment son besoin de sortir de la page, d’acter ses textes physiquement avec des pièces comme Following Piece (1969) par exemple. Ce cross-over entre les disciplines artistiques et littéraires était très symptomatique à l’époque dans le milieu new yorkais. Je pense que ces questions sont un peu datées. Elles sont devenues une évidence que l’on questionne de moins en moins parce qu’elles n’activent à mon avis plus rien de subversif dans les sociétés liquides (pour reprendre la formule de Zygmunt Bauman1) dans lesquelles nous évoluons. Nos sociétés sont à l’image de ces croisements, ces interpénétrations, contaminations… L’intermédialité est devenue la norme autrement dit. Et si elle est la norme, elle ne peut pas véritablement affecter nos représentations du sujet et du réel. Ou du moins ce n’est pas parce qu’il y aurait intermédialité qu’il y aurait inévitablement affectation de nos représentations.
Nicole Caligaris
Voici comment je vois les choses :
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Le sujet, c'est le texte.
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Les personnages, y compris celui très ambigu que l'auteur se donne en jouant les auteurs de tel et tel texte, et le personnage fantôme d'un lecteur éventuellement projeté, ne sont pas des sujets. Ce ne sont que des images.
- En littérature seul le texte est sujet, qui se forme, des profondeurs de notre culture commune, par la main de celui qui l'écrit, il faudrait dire qui l'écoute, et c'est le texte qui agit. Tout au plus l'auteur est-il sujet, au sens de vassal, d'obligé de son texte. L'auteur travaille sous la souveraineté du texte qu'il s'efforce de servir.
Thomas Clerc
♠ J’ai le sentiment que les « sujets » contemporains sont faits de morceaux de choses très diverses : l’identité est nécessairement bariolée. Il faut du coup éviter l’éclectisme mou et pratiquer une culture du rejet d’un grand nombre de productions parasites. Je constate aussi une certaine uniformité dans les références. Les marques automatiques me font fuir. J’apprécie la singularité de chaque producteur.
Fig. 1 Thomas Clerc, Performance, photographie ©Cyril Meroni, Festival Actoral, 2013
Hélène Frédérick
♠ Ce rapport avec le sujet, je n’ai pas eu jusqu’ici le sentiment de l’envisager ou disons d’y réfléchir ; plutôt il s’est envisagé de lui-même, au sens où les autres arts prennent littéralement part au processus d’écriture, entendu comme processus de création, au sens inclusif du terme.
L’art m’apparaît un recours essentiel à l’invention littéraire : prétexte dans le cas de la Poupée de Kokoschka, il agit en moteur, joue un rôle dans la fabrique de l’écriture ; en apportant une épaisseur et une forme il permet l’illusion – toujours elle, ou du moins il la nourrit. Par ce que l’écriture invente, je voudrais susciter une émotion semblable en intensité à celle que provoque l’écoute d’une musique. Je pense ici à ces instants poétiques vécus lorsque, de façon soudaine et mystérieuse, la musique apporte une couleur particulière à ce qui nous entoure et semble souligner ce que nous sommes, nous révéler l’instant et nous faire appartenir à tout un environnement de signes. Pour cela, le recours aux masques, au sens figuré, est essentiel. Dans La Poupée de Kokoschka, le fait d’aller puiser aux dessins et peintures a permis l’ouverture d’un espace poétique au sein de l’écriture du journal – genre comportant des exigences factuelles potentiellement paralysantes – et de donner naissance à un renversement inattendu : à travers ces dessins et peintures, les modèles muets sont devenus paroles, instances narratives même, et sujets à part entière. Ce qui, au départ, ne devait servir que de respiration en cours d’écriture a été conservé et inséré dans l’histoire, participant de l’atmosphère et venant nourrir le huis-clos, c’est-à-dire l’univers de la costumière dans son atelier, aux prises avec une demande impossible, elle aussi potentiellement paralysante. Le renversement qui était prémisse de départ, celui d’inventer la parole d’une absente de l’Histoire et de reléguer au mutisme ses acteurs omniprésents (Kokoschka et Alma Mahler), s’est en quelque sorte alors dédoublé grâce aux tableaux, voire démultiplié, en permettant la prise de parole des modèles et celle de l’auteur.
♠ Et si l’on considère les masques en tant qu’un recours à l’art théâtral, ils agissent aussi dans Forêt contraire (Verticales, 2012) en ouvrant le dialogue entre deux personnages impuissants. Ils viennent révéler quelque chose.
Jérôme Game
♠♠ Peut-être est-ce dans l’autre sens qu’il faudrait poser la question. Peut-être est-ce parce que notre sensorium est déjà affecté, dans nos vies, par ce que vous nommez l’intermédialité, que la littérature s’en empare ou s’en trouve concernée. Dans cette hypothèse, la littérature serait alors prise dans des mouvements plus larges qu’elle, transversaux à toutes sortes de pratiques expressives, avec toutes sortes de technologies en jeu le cas échéant. Et en retour, elle participerait à ce qui modifie nos représentations du réel au sens large, au sens de nos systèmes sensibles et perceptifs. Je crois qu’aujourd’hui, la littérature peut être un sismographe de bouleversements perceptifs qui ont lieu le plus souvent ailleurs, dans le champ visuel ou auditif ou tactile, corporel de manière générale (lesquels sont bien sûr susceptibles d’avoir une portée collective ou politique). Enregistrant ces bouleversements, elle en développe une puissance nouvelle pour elle-même, imprévisible, en les reformulant dans un code — le code langagier porté à ébullition sous la forme de ce qu’on appelle littérature —, lequel peut ensuite stimuler ceux qui s’en emparent. Ce que je veux dire c’est que la littérature est une machine à métaboliser, c’est-à-dire à capter, transformer, rephraser, réagencer, et en cela à permettre toutes sortes de choses. Ce qu’elle peut renvoyer vers ce que vous appelez le réel a, je crois, à voir avec cela : une manière de syntaxer, de (re-)composer, de faire tenir ensemble (ce qui est une définition de la politique même). Comme si, écrivant, on traçait des ensembles plus ou moins ouverts, plus ou moins fermés, qui passent leur temps à lier entre eux des choses, des corps, et puis à les délier, et puis à les relier, différemment. Gilles Deleuze parle bien de cela à propos d’une figure de style qui saute d’un art à un autre comme ça, de la littérature au cinéma par exemple, et réciproquement : le style indirect libre. Le style indirect libre comme ce qui brise l’hermétisme des positions d’énonciation et des positions de monde qui vont avec (c’est-à-dire de police), au profit d’une porosité plus ou moins généralisée où les choses morphent. Je crois qu’il en parle à propos de Rossellini en provenance de Flaubert ou quelque chose comme ça.2 Marguerite Duras serait un magnifique exemple aussi, il me semble.
Anne-Marie Garat
♠ Toutes les instances du sujet étant inextricablement liées dans la lecture, et dans l’écriture, par lesquelles s’accomplit la littérature, il est difficile de démêler ce qui relève de l’histoire individuelle, du contexte, des constructions de la culture, des acquis et des pertes du stock de connaissances, des réminiscences ou du savoir acquis, des expériences sensorielles, de la pratique privée ou de l’inclination pour telle forme d’expression, des projections de l’inconscient… S’il m’arrive de faire délibérément référence à une œuvre d’art, de la citer ou de la suggérer – plus souvent à mon insu - il ne s’agit pas de l’infliger en leçon, d’intimer révérence au lecteur ni de chercher un effet de connivence. Qu’il la (re)connaisse ou non est facultatif. C’est plutôt une manière magique d’inviter une présence, le rayonnement d’une ombre portée, d’autant plus puissante qu’elle est anonymisée.
♠♠ Oui, les représentations en sont affectées, celles du réel et celles de l’imaginaire, infléchies et troublées : il m’importe que ces présences subreptices, adverses ou amies, soient convoquées comme constitutives de mon travail d’écrivain, j’ai foi en leur puissance contagieuse, en leur aura diffuse, y compris critique, quel que soit le degré de culture du lecteur, et le mien.
Christian Garcin
♠ L’appréhension simultanée de l’œuvre picturale par l’œil, au contraire de la découverte progressive de l’œuvre littéraire par l’esprit, entraîne sans doute que ce sont les poètes, adeptes d’une forme brève, plus « instantanée », disons, que le roman ou la nouvelle, qui se mêlent le plus souvent de parler de peinture ou de photographie. En ce qui me concerne cependant, je ne « parle » pas vraiment de peinture. Si j’ai commis quelques textes ou livres directement consacrés à des œuvres d’art, ou plus exactement à des figures d’artistes, je me place le plus souvent sur le terrain non balisé d’un cheminement intellectuel plus ou moins hasardeux à partir de ce qu’aura déposé en moi telle ou telle œuvre, afin de découvrir, au bout du compte, ce qui aura motivé mon attachement à cette œuvre.
Fig. 2 Émile Friant, La lutte, tableau à partir duquel Christian Garcin évoque la figure de Jean-Bernard Pontalis, son éditeur, dans Jibé (Arléa, 2014).
J’écris pour découvrir, en somme, davantage que pour expliquer : je défriche en déchiffrant. Ainsi à partir d’un tableau de Courbet ai-je tenté d’interroger l’origine de la création littéraire ou picturale,3 ou récemment, à partir d’une œuvre d’Émile Friant, de convoquer la figure d’un ami disparu, J.-B. Pontalis. Le sujet narrateur ici se confond avec le sujet autobiographique, et avec le sujet personnage. Le rapport à l’art est un rapport si intime et constant qu’il m’interdit pour l’instant de trop le détacher de moi. Il reste que c’est souvent une image qui provoque en moi l’envie, le désir confus ou l’idée d’écrire un texte.
Max Genève
♠ La question du sujet est particulièrement délicate en raison de la polysémie du mot. En français du moins, sujet renvoie soit à des contenus (« Quel est l'objet de votre livre ? » signifie « De quoi parle-t-il ? »), soit à des personnes : narrateur, personnage, moi-je de l'autobiographie, lecteur, et cela sans même évoquer la question du sujet de l'énonciation (Barthes, Kristeva). Il faut remarquer d'emblée que souvent le narrateur est lui-même un personnage et s'il s'agit d'une autofiction, voire carrément d'une autobiographie, le narrateur est à la fois, pour utiliser votre terminologie, « sujet autobiographique » et personnage principal de son livre.
De nombreux romans abordent la question de l'art à travers le personnage de l'artiste ; beaucoup plus rares sont les livres qui tentent, dans leur forme ou leur structure narrative, de répercuter le capital novateur d'une pratique artistique donnée. La romancière française Cécile Wajsbrot, qui vit entre Paris et Berlin, a tenté dans son roman Sentinelles (Ed. Bourgois, 2013) de restituer dans son texte un écho de la pratique des vidéastes. Elle écrit sur le mode d'un dialogue généralisé qui serait en quelque sorte capté par plusieurs magnétophones disséminés dans la salle d'exposition, donc sans personnage clairement identifiable. Le résultat au final est peut-être un peu ardu, mais elle a eu le mérite d'avoir cherché à trouver un équivalent écrit du travail d'un vidéaste.
Adrien Goetz
♠ Pour moi, c’est d’abord l’œuvre d’art qui est le sujet du roman…
♠♠ Si ce sujet est, justement, une œuvre d’art, je crois que c’est un sujet très réel, aussi réel que ma table ou que la vue de ma fenêtre. J’observe les œuvres comme j’observe les gens et les villes.
Gaëlle Josse
♠ Question complexe que celle du rapport du sujet avec l’art ! Pour ma part je laisse les choses se faire ! Il n’y a aucune démarche volontariste de ma part. Dans Les Heures silencieuses, le personnage du tableau prend la parole, elle se confie, c’était une évidence. Dans L’Ombre de nos nuits, il y a trois voix, celle du peintre, celle de l’apprenti chargé de copier la toile, et une voix d’aujourd’hui, celle de la femme qui découvre le tableau, qui la renvoie violemment à sa propre histoire. Dans Nos vies désaccordées, le pianiste est le narrateur et vient à s’interroger, au fil des événements, sur son rapport à l’art, sur les raisons et les failles personnelles qui l’ont amené à la musique. Que répare l’art ?
♠♠ L’intermédialité entre la littérature et les arts contribue certainement à un élargissement, un décentrage de nos représentations et de nos perceptions. Elles deviennent polyphoniques, polysémiques. Les autres arts sont d’autres alphabets, d’autres langages à notre disposition, et la littérature permet cette vision grand angle. Ensuite, selon les affinités et les perceptions du lecteur, qui sera auditif, visuel ou autre, tel ou tel aspect du texte prendra sens pour lui.
On m’a souvent dit que dans mes livres comme Noces de neige (Autrement, 2013), ou Le Dernier gardien d’Ellis Island (J’ai lu, 2016), où la musique n’est pas présente de façon explicite, ou très peu, on entendait le bruit et le rythme du train, comme le cri des mouettes et le vent au-dessus des verrières d’Ellis Island. L’écriture viendrait donc modeler nos perceptions, de façon irrationnelle, involontaire...
Henri Raczymow
♠ Quelquefois on quitte l’espace purement littéraire pour exprimer quelque chose que les mots, pense-t-on, ont du mal à exprimer. Alors on a recours à d’autres arts. Mais au bout du compte c’est quand même les mots qui sont notre outil. C’est bien avec les mots qu’on se bat, les mots qu’on corrige, qu’on biffe, qu’on ajoute, etc. J’ai une prédilection pour le peintre Gustave Courbet, et notamment pour un tableau qui m’a toujours séduit et troublé, « Les demoiselles des bords de la Seine ».
C’est à cause de ce tableau que j’ai écrit tout un essai sur Courbet (Courbet l’outrance, Stock, 2004). Pour tenter de comprendre ce qui là justement me troublait. Je me demande si, avec cet ouvrage, je suis encore dans la littérature. Certes ce livre est un travail d’écrivain, enfin je l’espère, mais cela n’a rien à voir avec les livres que je citais plus haut. C’est autre chose, de plus didactique, où je tente de comprendre ce que c’est que cet homme, Courbet, qui a tant de traits communs avec l’autre Gustave, son contemporain, Flaubert. Moi, je suis un homme du XIXᵉ siècle. C’est un siècle que je comprends très bien, de Stendhal à Proust, en passant par Baudelaire et Rimbaud. Surtout le second dix-neuvième siècle, celui qui vient après l’échec de la Révolution de 1848. Le 19e post-romantique, le pire. Des artistes de ce temps-là, je peux dire que je comprends leur « situation » (au sens de Sartre), je comprends leur ambition, je comprends le type de société affreuse où ils vivaient. Courbet et Flaubert me sont étrangement familiers. Aujourd’hui, nul ne m’est familier comme eux. Le monde non plus, que je ne comprends pas. Mais qui le comprend ?
Je pourrais aussi parler de mon rapport à la photo. Ce fut d’abord une affaire d’amitié. Willy Ronis (1910-2009) était un ami. J’ai préfacé un de ses albums. Nous partagions, avec une grande différence d’âges, une origine commune (Europe de l’est), une familiarité avec des quartiers populaires de Belleville et Ménilmontant où je suis né et qu’il a photographiés précisément à l’époque de ma naissance, dans les années d’après-guerre. Et puis la familiarité avec les « prolos » (ce terme n’est pas pour moi péjoratif, c’est même un mot que je valorise, qui exprime chez moi une nostalgie, et le souvenir de mon père qui employait ce mot, parfois avec ironie). J’aimais les photos de Ronis, mais sans doute pour des raisons sentimentales, qui ne sont jamais de bonnes raisons d’aimer un art. J’aimais l’écouter, il savait bien parler de son art, pas seulement de sa technique, mais de ses rencontres, de ses bonnes photos, de Paris cher à son cœur et au mien. Bref, c’était un artiste, et j’ai la faiblesse de mettre l’artiste un peu au-dessus du reste de l’humanité. Au-dessus de l’intellectuel par exemple. C’est pourquoi, malgré mes réticences initiales, j’ai aimé séjourner jadis à la Villa Médicis à Rome et y côtoyer des « artistes », vrais, définitifs. Ce sont pour moi des demi-dieux. C’est pourquoi j’ai aimé travailler sur Maurice Sachs, sur Louis Bouilhet, sur Jules Renard… J’aime comprendre à fond le fonctionnement de ces personnages. Pourquoi leur ambition ? Pourquoi leur ambition contrariée, et qu’est-ce qui la contrarie. Pourquoi un artiste réussit, pourquoi il ne réussit pas. Cette question m’a toujours hanté, et aujourd’hui encore. La réussite et l’échec. Les raisons internes et externes, mais le plus souvent internes, tout cela me passionne.
Mais pour en revenir à la photo, j’ai lu naguère avec beaucoup d’émotion La chambre claire de Roland Barthes (Gallimard, 1980). J’y ai repensé en écrivant Reliques (Gallimard, 2005). Car l’analyse qu’il fait de la photo, et d’abord de la photo de famille, c’est exactement ce que j’essayais d’élaborer dans ce texte ou plutôt ces textes qui illustrent chacun un document, en général photographique.
Barthes est un écrivain qui me touche. Je dis bien un écrivain, et non seulement un théoricien éminent sémiologue. Le rapport qu’il discerne entre la photo, par exemple celle de sa mère enfant, et la Mort. La mort de sa mère à venir, la mort de sa mère déjà advenue, et la sienne propre à venir. Tout cela me concerne directement, et nous concerne tous. Il nomme cette émotion particulière devant la photo : la Pitié (avec une majuscule). Une émotion proche, dit-il, de la Folie. Il parle de Nietzsche fou d’amour pour un cheval qu’on maltraite…
Mathieu Riboulet
♠ Difficile de répondre à la première de ces deux questions, que je ne suis d’ailleurs pas certain de bien comprendre (je suis en revanche certain de ne pas du tout comprendre la seconde…). Il n’y a pour moi que le sujet écrivant, le sujet écrivain, en l’occurrence moi, qui entretienne un rapport avec l’art, lequel à son tour infuse le texte. Je n’ai directement « mis en scène » ce rapport que dans un livre, Les Œuvres de miséricorde (Verdier, 2012), dont le narrateur, fidèle reflet en cela de ma propre attitude, s’appuie sur de nombreuses œuvres d’art, essentiellement venues de la peinture, pour avancer dans sa réflexion, ce qui du même coup fait avancer la narration, le texte lui-même. Mais c’est le seul de mes livres qui délivre ainsi clairement les conditions de sa propre élaboration. Je ne me vois pas du tout inventer un mode de rapport à l’art que je n’aurais pas expérimenté…
Pierre Senges
♠ Le je qui s’exprime ici n’est pas certain d’avoir un point de vue lucide sur la question du sujet, hormis peut-être le sujet narrateur et personnage, seul Je Don Quichotte qu’il se sent à peu près capable d’envisager, et de suivre avec la fidélité de lecteur écuyer, celle de Sancho Pança. Pour reprendre à nouveau une parole de Gadda, les pronoms personnels, et le Je en particulier, sont les poux de l’esprit ; à tout prendre, mieux vaut le débordement de la fiction dans la personnalité de l’auteur que le contraire : de fait, avant d’écrire, avant d’envisager même l’écriture, n’importe quel prétendant doit d’abord créer la fiction dans laquelle il pourra s’inscrire et, devenu fictionnel, se permettre d’écrire un livre.
♠♠ L’artiste contemporain n’a pas attendu, hélas, l’intermédialité pour faire de son moi le sujet principal de ses préoccupations et le produit d’appel reléguant l’œuvre d’art au second rang ; la presse, la publicité et le réseau social y sont pour beaucoup. L’appel de Flaubert à l’effacement de l’auteur, la remarque pertinente de Gombrich4 à propos de l’œuvre d’art (elle existe, contrairement à ces fictions que sont l’art et l’artiste), l’autre remarque d’Emmanuel Krivine (directeur d’orchestre) à propos de Beethoven, rappelant que les symphonies sont préférables au bonhomme, tout cela devrait nous inciter (et inciter l’artiste multiforme) à reléguer son moi, ou pour le moins l’aborder de biais, de travers, après de longs détours qui sont l’essence même de la littérature (et de l’art en général).
Quant au “réel”, décoré de ses guillemets nabokoviens, il est l’os que se disputent les écoles et les genres ; la domination (l’évidente force de persuasion et l’efficacité) du cinématographe aurait de quoi humilier la littérature, disons, les auteurs, dépossédés de leur petit pouvoir de donner une forme à un environnement immédiat. Mais en les dépossédant de ce petit pouvoir et en leur disputant avec un brio étourdissant la mission de raconter, le cinématographe leur permet de s’occuper de choses plus discrètes et intermédiaires : du coup, l’intérêt d’une certaine littérature ne serait plus le spectacle, ni l’épopée mais, avec quelques inventions narratives (Borges n’était pas scénariste de cinéma, ni Philip K. Dick), une pensée approfondie et retorse.
Jean-Philippe Toussaint
Cf. « L’auteur, le narrateur et le pur-sang, enquête littéraire de Pierre Bayard et Jean-Philippe Toussaint » publiée en postface de l’édition de poche de La Vérité sur Marie (Minuit, 2013)
Benoît Vincent
♠ Je ne sais pas répondre à la question. À mon avis on ne peut pas mettre en équivalence ce que vous appelez le sujet narrateur et le sujet lecteur par exemple. Je ne saurais pas même parler du "sujet auteur”. Ce qui compte c’est la forme que prend le texte, ce qui compte en somme, c’est le travail sur le matériau de la littérature, le langage. Auteur, sujet (récit, personnages, bref ce dont il est question), et peut-être même lecteur, ne sont là que pour qu’advienne le texte, une forme parmi d’autres.
Fig. 3 © Benoît Vincent
♠♠ L'intermédialité n'est que l'une de ces nombreuses formes que prend le propos artistique. Elle n'est ni nécessaire, ni une preuve a priori de modernité (il n'y a qu'à voir sa longue histoire) ou de qualité (une œuvre “non intermédiale” n'est pas une œuvre atrophiée; une œuvre intermédiale, n'est pas forcément plus riche).
Cécile Wajsbrot
♠ Le sujet est le point de vue à partir duquel se construit le paysage narratif. Dans ce cycle de romans autour de l’art (L’Île aux musées, Le Tour du Lac, Caspar Friedrich Strasse) il m’a paru essentiel de faire figurer aussi bien des sujets – pour reprendre votre terminologie – créateurs que des sujets récepteurs, en quelque sorte. Ce n’est pas pour faire des considérations d’ordre économique, pour dire que l’art n’existerait pas sans public ou consommateurs ou amateurs, quel que soit le mot qu’on utilise, c’est parce que nous sommes tour à tour l’un et l’autre.
♠♠ Mon domaine est la littérature et dans les autres arts, je suis du côté de la réception et non de la création, je peux être un amateur vaguement éclairé dans tel domaine et totalement profane dans un autre. Peut-être est-ce aussi cette position qui est enrichissante, la faculté de passer de l’autre côté du miroir et d’envisager l’art à la fois d’un point de vue créateur et d’un point de vue « récepteur ». D’ailleurs, ce que je peux dire de la sculpture ou de la vidéo ou de la musique n’est jamais qu’une transposition de mon point de vue littéraire. Portant des plasticiens ou des compositeurs sur la scène du roman, je ne fais que leur donner une existence littéraire – les figures qui les représentent sont toutes fictives et n’ont aucun modèle précis de créateur existant, elles sont plutôt une résultante de tendances, un contour abstrait, la tentative de captation d’un esprit du temps. Mon point de vue, sur quelque objet que ce soit, et donc sur l’art, dans un roman, ne peut être qu’un point de vue d’écrivain. Je n’ai que ces jumelles à ma disposition pour regarder le monde.
Il m’a donc paru indispensable de faire figurer, dans cette ronde de personnages qui ne sont pas tout à fait des personnages, des amateurs ou même pas forcément des amateurs d’art mais des figures qui se trouvent en présence de l’art en l’ayant consciemment voulu ou non : des visiteurs de musée, une femme qui croise un compositeur dans un café, une autre qui rencontre un peintre sur un banc du jardin des Tuileries, un admirateur de l’œuvre d’un vidéaste, une photographe qui écoute des chansons, et se trouve donc dans la double position de créateur et récepteur.
Note
↑ 1 Le concept de « société liquide » est utilisé par le sociologue polonais pour désigner la société contemporaine. À partir de 1998 il décline cette métaphore dans plusieurs ouvrages : L'Amour liquide, De la fragilité des liens entre les hommes, Éditions du Rouergue, 2004 (2003) ; La Vie liquide, Le Rouergue/Chambon, 2006 ; Le présent liquide, Seuil, 2007.
↑ 2 Deleuze en parle à propos de Pasolini dans son cours sur le Cinéma n° 6 du 12/01/1982. Cf. http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=189
↑ 3 L’autre monde, éd. Verdier 2011.
↑ 4 Ernst Gombrich, L'Histoire de l'art (The Story of Art, 1950), Paris Gallimard.