♦ Le dialogue intermédial
Indice
Les quatre questions qui font l’objet de cette deuxième partie entrent dans la relation entre l’écriture et les différentes formes de la création artistique et permettent de pénétrer dans les méandres du laboratoire de la création littéraire des auteur.e.s interpellé.e.s.
Chaque participant.e a dû creuser dans son travail, dans sa pratique d'écriture pour mettre en évidence les liens qui se tissent éventuellement avec d’autres formes artistiques. Tou.te.s partagent le sentiment que leur écriture entretient un rapport très étroit et constant, bien que souvent inconscient, ou involontaire, avec d’autres formes d’art. Les formes les plus évoquées sont le cinéma (Amerio, Game, Garat, Josse, Senges, Vincent), la photo (Amerio, Emmanuel, Game, Garat, Garcin, Josse, Wajsbrot), la peinture (Emmanuel, Game, Garat, Garcin, Goetz, Josse, Raczymow, Riboulet, Wajsbrot), la musique (Emmanuel, Josse, Genève, Senges, Vincent, Wajsbrot); mais aussi la sculpture (Wajsbrot), l’art vidéo (Amerio, Game, Pireyre, Wajsbrot) et la danse (Mréjen, Riboulet) hybrident l’écriture de quelques auteur.e.s.
Néanmoins, la perception de la valeur enrichissante qu’un autre art apporte à leur écriture diffère sensiblement d'un.e écrivain.e à l'autre. Certain.e.s parlent d’un rapport de « compagnonnage », comme si l’autre forme artistique irriguait et fécondait le champ de l’écriture (Josse, Raczymow). D’autres décrivent une compénétration, une « insémination », donc une inscription plus profonde et évoquent la force et la qualité de l’autre médium qui, en touchant et en percutant leur écriture, l’hybride de manière irréversible (Caligaris, Game, Garat, Mréjen). D’autres encore décrivent un « rapport de nourriture » (Riboulet), qui permet de trouver dans l’autre médium des balises et un espace consentant propre à élaborer la pensée et à la restituer sous une forme sensible à travers l’écriture (Emmanuel, Frédérick, Riboulet). Pour d’autres enfin il s'agit moins d'un enrichissement que d'un déplacement : chaque forme d’art possède un univers propre que l’écrivain.e s'approprie en travaillant avec elle (Rosenthal).
Presque unanimement les participant.e.s s’accordent sur le fait que c’est principalement le médium lui-même qui leur a offert des possibilités de novation dans leur écriture littéraire ; moins souvent l'inspiration leur vient de l'artiste lui-même, de son projet artistique, de ses œuvres ou des thématiques abordées. En ce sens les mots de Cécile Wajsbrot pourraient être emblématiques d’une attitude commune et partagée : « l’essentiel est que la liberté qu’on croise chez d’autres créateurs, et en particulier ceux d’autres arts, donne un élan, non pour importer telle recette dans son travail propre, mais pour trouver en soi les ressources de cette liberté si difficile à atteindre ».
QUESTIONS
♦ Quel rapport votre travail d'écriture entretient-il avec les autres arts ?
♦♦ En quoi les arts, selon vous, peuvent-ils enrichir votre écriture et la littérature plus généralement ?
♦♦♦ Si vous devez définir de quelle façon d'autres arts inspirent votre écriture, considérez-vous que l'inspiration vous vient plutôt de l'artiste lui-même (son projet artistique/sa biographie), des thématiques qui l'intéressent, ou des possibilités offertes par le médium en termes de novation dans l'écriture littéraire ?
♦♦♦♦ Privilégiez-vous un art en particulier et pourquoi ?
RÉPONSES
Sandy Amerio
♦ Ce que je perçois dans la vie influence directement mon écriture. Ce que je peux lire aussi dans d’autres champs comme la stratégie, la politique, l’histoire, la sociologie. Si un art pouvait enrichir mon écriture cela serait l’art de la guerre et de la manipulation. L’art de la rhétorique aussi m’intéresse beaucoup. Quand on écrit un scénario de fiction on se rend compte à quel point la hiérarchisation des informations et leur distillation idoine dans le temps du récit peut manipuler le spectateur. Cet aspect m’intéresse beaucoup.
♦♦ Ma pratique artistique a toujours oscillé entre création filmique, vidéo, photographie, performance et écriture. L’écrit et plus particulièrement le récit discursif est le noyau dur de mon travail. Il n’est donc pas étonnant de constater que le cinéma de fiction classique et les séries télévisées soient mes sources premières d’inspiration. J’écris d’ailleurs moi-même en ce moment le scénario d’un long métrage de fiction classique.
♦♦♦ Si je reprends l’exemple de Mark Lombardi, je peux dire que l'inspiration me vient aussi bien de l'artiste lui-même que des thématiques qui l'intéressent, ou des possibilités offertes par le médium qu’il utilise : sa vie, le mystère qui règne autour de sa mort — a t-il été tué par le FBI ? — font partie de son œuvre. Les thématiques qu’il a privilégiées, les interactions complexes des puissances industrielles, financières et politiques m’intéressent également, de même que le médium du dessin et des diagrammes qu’il a utilisés pour créer un langage à part entière et pouvoir consigner ces réseaux.
Dans le travail de Lombardi j’aime l’idée qu’il s’agisse d’une lecture, non pas libre, mais ordonnée et séquencée afin de donner au lecteur l’illusion d’une certaine liberté. Je n’affectionne en général pas les travaux de dénonciation que je trouve souvent trop binaires. Mais les travaux de Lombardi échappent à cet écueil. Il a su trouver un langage, une forme qui porte son discours et en même temps véhicule davantage, comme l’ordonnancement du monde invisible. Une cosmogonie que seul lui pouvait voir. C’est fascinant.
♦♦♦♦ Je ne privilégie pas un art particulier. Je n’ai jamais raisonné en termes de médium. Ce qui fait que je m’intéresse à un artiste c’est sa dimension spirituelle presque mystique. J’ai besoin de quelque chose qui résiste à l’analyse pour m’y intéresser et de voir que je n’ai pas à faire à un faiseur mais à quelqu’un qui est habité par quelque chose qui le dépasse.
Nicole Caligaris
♦♦♦ La musique précède l'écriture, la conduit, lui donne le temps, l'énergie. Chaque texte est aussi un voyage musical, avec son propre répertoire.
♦♦ Des sculpteurs, Rodin, Bernard Pagès, j'apprends à réfléchir sur le mouvement, sur la tension.
Ce qui est passionnant, c'est ce que l'artiste fait de son moyen d'expression, ce qu'il tente, voir dans Le Pays fertile combien Pierre Boulez apprend des recherches de Paul Klee. Il y puise des réflexions sur des formes musicales, non pas sur des thèmes. Les thématiques ne m'intéressent pas, elles ne sont que le terrain où jouer sa confrontation à un problème littéraire. Mais toute tentative est un désordre, et c'est ça, c'est cette vitalité qui redonne l'envie de jouer.
Thomas Clerc
♦ Une certaine forme d’expérimentation est ce que je recherche, notamment en explorant divers genres : l’art contemporain, de ce point de vue, est très libre. Il est le domaine le plus libre que je connaisse.
♦♦ C’est par l’idée simple que la création littéraire n’est pas seulement d’ordre linguistique que l’on peut considérer que les arts enrichissent la littérature.
♦♦♦ La liberté totale de l’art est je le répète décisive : on peut faire art de tout, et je me sers de liberté pour le domaine littéraire : j’écris en ce moment des poèmes qui relèvent de cette absence de thématique préétablie.
♦♦♦♦ Non, je ne privilégie pas un art en particulier. Il se trouve que je suis également performeur, forme suprême du croisement des pratiques.
François Emmanuel
♦♦♦ Il m’est souvent arrivé d’écrire sur des photos, sur des peintures. Tantôt pour rendre hommage à des artistes, tantôt parce qu’une « commande » m’invitait à « légender poétiquement » une image, c’està-dire à tenter de produire un texte qui s’inscrive dans la vibration ou dans le pourtour vibrant de cette image, avec pour effet d’ouvrir la lecture de celle-ci.
Ce travail sur l’ellipse n’est pas aisé mais il peut être passionnant. Car l’image se donne dans l’immédiateté et la totalité alors que le texte se lit, se délie, se déplie linéairement. Dans ce travail je tente de puiser à mon premier regard sur l’œuvre. Je cherche l’accroche instantanée. J’essaie de prolonger sur le plan littéraire une « question » ouverte par l’image sans me laisser prendre au jeu des significations. Il s’agit avant tout d’éveiller le regard, non d’expliciter. Par ailleurs j’ai souvent glissé dans mes livres de fiction des œuvres plastiques connues ou moins connues qui sont comme des balises mystérieuses, élargissant discrètement l’assise mythologique du roman ou de la nouvelle. Pour L’enlacement j’ai fondé tout un roman sur le tableau homonyme d’Egon Schiele (« Die Umarmung »), je me suis nourri de la charge d’énigme du tableau, sa tension, sa part inachevée, pour déployer un dispositif narratif centré sur le personnage de Ana Carla Longhi.
♦♦♦♦ Pour Cheyenn je suis parti d’une séquence filmique et j’ai tenté, tentative en partie vouée à l’échec , de percer le secret de cette image inaugurale, en veillant à ce que le roman épouse la trajectoire du film à faire ou à refaire. C’est là que l’image, fixe ou en mouvement, constitue souvent pour moi une sorte de puits inspirant, un lieu où l’énigme des choses est présente mais enclose et où je viens et reviens cogner avec ma curiosité inquiète, pour déployer le mouvement narratif. Petite parenthèse et sur un plan plus général : je pense qu’il y aurait tout un développement à tenter sur la manière dont le cinéma influence la manière d’écrire aujourd’hui : je pense à la primauté du visuel sur l’explicatif, les effets d’immersion immédiate, l’efficacité des plans et des coupes, le tranchant des dialogues, les jeux de travelling, les effets de cut....
♦♦ La musique est par ailleurs très présente dans mon travail. Elle fonctionne comme inductrice d’abord : j’ai pour habitude de greffer un fragment musical qui va imprégner l’univers du roman et surtout la voix de l’écriture (je pense par exemple au second mouvement de l’avant-dernière sonate de Schubert qui m’a à chaque fois remis dans l’atmosphère d’écriture de La leçon de chant). Je suis en effet très sensible à ce qu’on appelle la musique du texte, sa part rythmique, cette syncope qui soulève la phrase et a pour effet d’emporter, déporter (le lecteur et moi, premier lecteur) dans la direction du cœur noir du roman. Plus anecdotiquement j’ai souvent parsemé mes textes d’allusions musicales qui fonctionnent comme les balises picturales dont j’ai parlé plus haut. Par la grâce du processus romanesque qui entremêle ingénument vérité et fiction, je constate a posteriori que dans mes romans les pianos sont souvent désaccordés, les quatuors disharmonieux, les chanteuses perdent leur voix... C’est là que s’exprime sans doute mon regret de n’avoir pas été musicien.
Hélène Frédérick
♦♦♦♦ Une façon de répondre à la question de savoir si je privilégie un art en particulier serait de raconter la genèse de La poupée de Kokoschka, mon premier roman. Je m’intéressais à la question du double en littérature et dans les arts, à partir d’un angle particulier : les masques et les poupées. Certaines scènes de cinéma, par exemple, où l’on assiste à la mise en mouvement de pantins ou de poupées (le Casanova de Fellini (1976), La double vie de Véronique (Krzysztof Kieslowski, 1991) ou Dans la peau de John Malkovich, Spike Jonze, 1999), me paraissent particulièrement troublantes. En cherchant à comprendre et à identifier l’origine de cette intensité, et puisant pour ce faire dans la littérature – je pense notamment au texte de Kleist sur le théâtre de marionnettes1 –, j’ai pu mesurer l’ampleur de cette étrange faculté que nous avons, humains, de donner vie à des objets, d’animer l’inanimé. C’est ainsi que j’ai découvert cette histoire dans un texte de Mario Praz2 : « La poupée de Kokoschka », histoire « vraie » mais dont la part de vérité fut aussi souvent déformée qu’elle fut rapportée au cours du vingtième siècle, y compris par Kokoschka, qui transforma lui-même ce matériau vécu en matériau littéraire fictionnel. Pour inventer le point de vue d’un personnage oublié de l’histoire (personnage pourtant central : celui d’Hermine Moos, une artiste costumière à qui le peintre demanda de recréer une poupée à l’effigie parfaite de sa maîtresse perdue, la célèbre Alma Mahler), je me suis nourrie des dessins et peintures que Kokoschka réalisa avant 1918, et des lettres pour le moins troublantes qu’il écrivit à la costumière.
C’est ainsi qu’en racontant la fabrication de la poupée à travers le journal fictif d’une artiste munichoise inconnue, j’ai travaillé à la fabrication d’une poupée fictive : Hermine Moos. Suivant les mêmes interrogations – la même obsession ? –, j’ai voulu faire jouer des figures doubles dans le livre suivant (Forêt contraire, Verticales, 2015) ; je me suis demandé comment, dans le roman – sans le recours à la scène ou à l’image –, mettre en scène des masques avec autant d’intensité qu’au théâtre, et s’il était possible d’élargir, comme au théâtre, l’espace de la fiction à l’aide de ce dispositif très ancien. Cela vient de l’idée paradoxale et mystérieuse formulée par Dario Fo : le masque, ce vieil instrument de transgression, en dissimulant, révèle. Le masque ici est une métaphore des formidables possibilités de la fiction que la littérature d’aujourd’hui a peut-être tendance à restreindre ; étant malgré elle sous l’emprise de l’actualité en surabondance, elle se donne pour mission de coller au réel et me paraît limiter ainsi son pouvoir. D’où la nécessité, oui, d’aller se nourrir à d’autres arts, comme la peinture et le théâtre, pour repousser les limites du réel, même si ce dernier, on le sait, relève tout à fait de l’illusion.
Jérôme Game
♦ Je crois que mon écriture entretient un double-rapport aux arts, qui me fait penser à une espèce de pompe ou de membrane plus ou moins perméable, une espèce de moteur à deux temps un peu bizarre. D’une part, il s’agit de travailler avec ces arts, le cas échéant sur leur terrain même, par exemple en créant des formes hybrides, où il pourra se trouver des photographies, des films, de la musique en rapport à mes textes. Ou encore en me rendant dans les lieux habituels de ces pratiques, pour y intervenir comme écrivain : une salle de concert, une salle de cinéma, une galerie ou une école. Le rapport que j’entretiens à l’art se trouve alors extériorisé en une forme inédite, qui n’est pas celle qu’on attend d’ordinaire de la littérature, et qui pourtant y participe aussi, par d’autres moyens, en interstices, à plusieurs : une performance avec vidéo, son, et lecture, ou encore une installation rapportant éléments plastiques et textuels, lus ou lisibles/visibles.
Fig. 1 L'instant T n° 17, Texte : Jérôme Game, Photographie : Naby Avcioglu, Maquette : Vincent Hélye, Production/édition : Centre d’art Le Triangle, Rennes, 2006.
♦♦ Il y a une seconde façon d’être en relation avec les arts, et cette fois c’est sur le terrain littéraire au sens plus habituel du terme que ça a lieu : sur la page, dans le texte, via la manière dont les mots sont organisés. Ici, il s’agit de faire entrer les méthodes ou les procédures de l’art à l’intérieur du projet littéraire au sens strict, c’est-à-dire dans la syntaxe, la grammaire de la langue dans laquelle j’écris, de les y faire jouer sans l’intervention d’un CD, d’un micro, ou d’un écran. Il n’y a que des pages et des mots, instruits de comment les autres arts travaillent et inventent. À la manœuvre dans ce jeu de bricolage peuvent par exemple intervenir l’art vidéo comme art de la surface, l’art cinématographique comme art du cadrage, du plan-séquence ou du hors-champ, la peinture comme art de la touche/vibration, l’installation comme art du peuplement : observées scrupuleusement par l’écrivain que je suis, fantasmées aussi, toutes ces pratiques m’apprennent alors en retour à reprendre mon souffle dans la page et à composer une phrase à nouveaux frais, un paragraphe, un récit d’autant plus littéraire qu’il est allé à l’école ailleurs, au musée, à l’atelier, dans la rue.
♦♦♦ Dans le premier cas, celui des interventions avec l’art dans des formes hybrides, que j’appelle parfois un rapport extro-jecté entre art et littérature, je travaille le corps de l’art concrètement : un écran, un baffle, une scène, des choses sur un mur ou le sol, des images, un volume, sont directement et physiquement au travail avec mon texte, je me les approprie comme écrivain à même la phrase-image que je compose, pour reprendre la belle expression de Jacques Rancière (Le destin des images, Paris, Éd. La Fabrique, 2003). Dans le second cas, celui du texte seul où se joue un rapport intro-jecté, je manipule ce corps tout aussi concrètement, mais cette fois en termes de signes purs : ce sont les problèmes (et les solutions) d’écriture qu’il est parvenu à inventer. Et dans ce second cas, ce que je cherche à produire c’est un tiers-corps, à la fois virtuel et concret : un texte.
♦♦ C’est pour moi là, précisément, que se trouve l’enrichissement que les arts peuvent apporter à la littérature : au niveau de la méthode elle-même, au niveau du faire, de la façon d’œuvrer. Qu’ils nous apprennent, qu’ils nous forcent à faire autrement ce que nous faisons déjà. Qu’ils nous posent les problèmes formels, et parfois aussi plus historiques (du genre : « mince, que va devenir la littérature maintenant qu’il y a les smartphones etc. »), qui nous forcent à devenir, à inventer.
♦♦♦ La manière dont l’œuvre pose des problèmes, les formule, tout en les résolvant, c’est cela qui m’intéresse : c’est-à-dire la méthode de l’artiste (que l’on pourrait tout aussi bien appeler son art). Et je crois que les thématiques sont prises là-dedans : je n’arrive pas à m’y intéresser indépendamment de la façon dont elles informent le travail de l’œuvre ou sont redéfinies par ce dernier. Warhol est un exemple utile ici : le pop art, ce n’est pas tant du thème que de la machinerie (culturelle, industrielle, sociale) reprise dans un travail artistique, c’est-à-dire dans une pensée, dans un style qui recompose les choses. Idem pour les novations littéraires qu’un médium offrirait en tant que tel, comme à lui seul : je ne suis pas sûr d’y croire. Les novations sont produites par des problèmes ; elles ne sont jamais données comme ça, ni par un médium, ni par l’inspiration, ni par quoi que ce soit d’autre du type « l’histoire-des-techniques-faut-vivre-avec-son-temps-etc. ».
♦♦♦♦ Le cinéma, la peinture, la photographie, l’art vidéo ont été les arts qui m’ont, je crois, le plus influencé jusqu’à présent comme écrivain. Ce qu’ils ont en partage, et qui me les rend si chers, c’est un double problème : celui du cadrage d’une part (c’est-à-dire des limites —d’une action, d’un corps, d’un énoncé— et leur porosité, les compositions qu’elles rendent possibles), et celui de la surface d’autre part (c’est-à-dire de la vibration, de l’intensité, du différentiel en soi, du mouvement pur au sein d’une forme). Si leur influence est si prégnante chez moi, je crois que c’est parce que l’art de la tension qui leur est propre —entre poser et lier— reformule très bien les problèmes que je me pose dans mon travail littéraire —entre dire et raconter, entre l’énoncé et le récit. Que ce soit en termes de pixels, de touche, de profondeur de champ, en termes de plan-séquence comme de montage, ces questions plastiques rephrasent ce que j’ai à régler littérairement, le rendent visible, audible. J’ajoute, car il ne s’agirait pas de passer pour un formaliste au sens pauvre du terme, que les questions que j’évoque ici, les problématiques que j’avance pour les traiter, sont à mon sens précisément celles à même de traiter les problèmes de « fond » : de thèmes, de sujets, d’angles, de ce qu’on voudra dans ce registre-là. Je suis profondément godardien de ce point de vue-là (c’est-à-dire sans doute flaubertien, manétien ?) : c’est le regard, c’est la manière, c’est la méthode, qui créent, font apparaître, expriment la densité ou l’urgence de ce dont il est question, qui est insécable (au même titre qu’un problème est insécable, il est juste reformulable, et la consistance, la justesse ou l’importance historique de chaque formulation est à juger sur pièce, ex post).
Plus récemment, je m’intéresse également à l’installation sonore et visuelle, dans les façons qu’elle a de faire tenir un monde comme champ de forces plutôt que comme chromo plus ou moins net cherchant d’abord à signifier (sociologiquement, sentimentalement, formellement, etc.). En spatialisant divers images, objets et sons, le dispositif de l’installation m’attire par ses capacités d’appareiller un studio de montage mental dans lequel (re-)machiner ce que nous donnent nos sens aujourd’hui. Et bien sûr, il s’agit là, par retour, du modèle pour un livre à venir. L’idée n’est pas d’opérer de constants allers-retours entre littérature et pratiques plastiques, comme si l’on savait tout faire (!). Il s’agit au contraire d’être à ce qu’on fait comme écrivain via une pluralité, une porosité de sensations, et de trouver des armes, des outils d’écriture où on peut, de se les approprier, de les adapter à ses fins littéraires. Du bricolage. De la poursuite de la littérature même par d’autres moyens.
Anne-Marie Garat
♦ Tous les autres arts sont visibles, ils peuvent s’exposer, se partager avec le public au spectacle, au concert, au cinéma, sur les cimaises, dans la rue, sur tous les supports collectifs et domestiques, quand la littérature s’adresse à l’intime du monde mental et sensible, au plus secret de la pensée et de l’imaginaire. Sa « spectacularisation » - lectures publiques d’acteurs, performances, théâtralisation scénique – ne pallie pas l’épreuve nécessairement solitaire, profondément solitaire, de la rencontre avec l’écrit, vécue de manière quasi chamanique par chaque lecteur : une poche de résistance que cet acte de langage intériorisé par le sujet, à ses risques et périls, qui défie le monopole de la communication et jusqu’aux visées totalitaires, interroge les modalités de la représentation propres au visuel – tous les arts de l’image – et au son – le vocal et l’instrumental -les intègre et les dépasse.
♦♦ La littérature serait ce lieu immatériel idéal, celui de la langue, de la matière poétique des langues dans leur hétérogénéité paradoxale, c’est pourquoi il me semble naturel qu’écrire puise à toutes ces formes, au gré de la subjectivité de l’écrivain, de son histoire, de sa culture, traversé qu’il est par toutes les langues qu’il ne parle pas, tous les langages qu’il ne connaît pas.
♦♦♦ Pour mon compte, je suis de la génération du milieu du 20e siècle, où la photo et le cinéma se popularisent : j’ai autant été formée par les lectures que par les films et la photo, la peinture et les arts graphiques, par leurs mutations actuelles, passionnément attachée à ce qu’ils induisent de questions quant à la perception, ses leurres illusionnistes, ses distorsions, quant au traitement visionnaire et documentaire du réel, leur puissance d’archive sensible. Pour dire vite, Hitchcock, Murnau, Tarkovski, Pasolini ou Renoir m’importent au même titre ; de même Sander, Sudek, Robert Frank ou Georges Rousse aujourd’hui, Piero della Francesca, George Grosz, Bill Viola ou Giuseppe Penone, tout de leur œuvre et de leur personne, morte ou vivante, à un moment ou un autre réveille la pulsion d’écrire, d’entrer en résonance, d’accueillir ce qu’ils propagent de questions, aux prises avec leur temps, leur existence.
♦♦♦♦ Si la photo m’occupe autant, c’est qu’elle me semble la plus proche de la littérature dans son traitement de l’espace et du temps, de la mémoire ; son inscription lumineuse – argentique ou numérique – aussi problématique que son obscurité, conjuguant apparition et disparition, absence et présence, énigme de la trace et persistance des fantômes liées à son instrumentalité, à la chambre noire, à l’optique et aux chimies, au langage algorithmique, par lesquels se chiffre le monde.
Christian Garcin
♦♦ Outre le cinéma, qui m’importe mais avec quoi mon travail n’entretient a priori que peu de rapports, peinture et photographie sont les deux disciplines artistiques que j’ai le plus côtoyées, par goût personnel, et par la pratique aussi (en ce qui concerne la photographie ‒ quoique très modestement : en amateur disons, même si j’ai par la suite publié un livre de photos : Le minimum visible, Marseille, Éditions Le bec en l'air, 2011).
♦♦♦♦ Et si je devais privilégier une forme artistique, je crois que ce serait la peinture. Je passe beaucoup de temps dans les musées. Le geste du peintre ne me semble pas très éloigné de celui de l’écrivain : il s’agit de s’approcher au plus près du mystère de la réalité en créant du visible, ou du lisible (cf. la phrase de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », in Théorie de l'art moderne, éd. P.-H. Gauthier, Paris, Gallimard, 1998, p. 34), que ce soit par l’intermédiaire d’un pinceau, de lignes et de couleurs, ou par celui des mots et des images qu’ils provoquent. Dans les deux cas il s’agit de creuser le réel afin d’en proposer un état, une interprétation, que le spectateur ou le lecteur valideront (ou pas).
Max Genève
♦♦ Bon, c'est connu, la peinture comme la musique modifie notre façon de percevoir le monde, toutes deux peuvent ouvrir de nouvelles fenêtres, déranger les points de vue trop pratiqués, bref nous désorienter de façon féconde. L'artiste lui-même, comme individu, est rarement inspirateur : il s’agit souvent un pauvre type obsédé par la question de sa reconnaissance publique ou par l'argent, qui rate sa vie pour augmenter ses chances de réussir comme artiste. Mais l'œuvre peut inspirer, si elle est assez forte pour ébranler de nouvelles fibres créatrices dans la complexe machinerie cérébrale de l'écrivain. Voir là-dessus l’ouvrage de Martin Kippenberg, Never give up before it's too late (trad. Daniel Baumann et Christian Bernard, Paris, Les presses du réel, 1997).
♦♦♦♦ Depuis mon plus jeune âge, c'est la musique qui me fait entrevoir ces régions insoupçonnées de l'être, lesquelles sont souvent - selon des mécanismes dont je ne cherche pas à me rendre maître - à l'origine de mes meilleures intuitions littéraires. "L'influence" ne passe donc pas par le langage, mais par des agencements sonores inouïs...
Adrien Goetz
♦ L’écriture n’est pas pour moi un travail, une torture, c’est une joie, un plaisir. Et j’écris souvent en musique, je ne sais pas pourquoi…
Si j’écrivais en cherchant ce qui peut « enrichir mon écriture », je crois que le résultat serait vraiment désastreux. Aucun écrivain, selon moi, ne pense ainsi. Le journaliste, lui, cherche ce qui va enrichir son reportage… Quand je commence un roman, je tente d’oublier ce qui a « enrichi » ma réflexion dans les semaines qui précèdent. Et bien sûr, je n’y arrive jamais, mais ce qui compte c’est cette tension, pour tenter d’oublier tout ce qu’on a lu, vu, vécu, pour raconter autre chose…
J’ai écrit un roman, Webcam (Seuil, 2003), inspiré par ce qu’un nouveau procédé peut apporter à l’écriture. À l'œil balzacien, omniscient et omnipotent, se substitue désormais ces yeux planétaires qui nous permettent de tout voir de tout le monde. La webcam, pour moi, en 2003, c’était l’équivalent de La Canne de M. de Balzac, pour reprendre le titre et le sujet du roman de Delphine de Girardin (La Canne de Monsieur de Balzac, Michel Lévy frères, 1867), qui rend invisible et qui rend voyant.
♦♦♦ Je privilégie la peinture, et mes romans, de La Dormeuse de Naples (Les Passages, 2004), inspiré par Ingres à Intrigue à Giverny (Grasset, 2014), inspiré par Claude Monet ont souvent des tableaux pour personnages. Bien sûr, je ne sais pas trop pourquoi…
Gaëlle Josse
♦♦ Je m’aperçois que c’est en fait un rapport constant, bien que souvent inconscient, ou involontaire, que j’entretiens avec la musique et la peinture. La musique irrigue ce que j’écris de façon continue. C’est un compagnonnage qui remonte à l’enfance, et qui ne me quitte pas. Et je n’oublie pas que je suis arrivée à l’écriture par la poésie, c’est-à-dire par cet univers de la puissance brute des mots, de leurs harmoniques, des images, des sonorités, des ruptures.
Hemingway disait qu’un écrivain sans oreille, c’est comme un boxeur sans main gauche ! J’en suis totalement convaincue, j’ai l’impression d’écrire à l’oreille, la phrase est juste ou elle ne l’est pas, une syllabe en plus ou en moins la rend bancale, une infime modification de la ponctuation la remodèle complètement. Le texte recèle des nuances, piano, forte, pianissimo, fortissimo, crescendo, un phrasé, un rythme, un mouvement, un élan, andante, allegro, presto, cantabile, giocoso, doloroso, on passe de majeur en mineur, chaque livre a sa tonalité, et il faut aussi des dissonances, le texte ne doit pas être lisse, il faut y retrouver le grain de la voix.
En écrivant, j’ai l’impression, justement, de poser ma voix, d’écouter ma voix, de partir à la découverte de ce qu’elle a à me dire. On me fait aussi remarquer que mon écriture est très visuelle. L’important, c’est d‘arriver à capter la bonne couleur, le bon détail, le bon geste qui se montre parlant, nécessaire. Comme la couleur dans certaines toiles, il faut que le texte vibre sur la page, et il faut sentir le geste, le trait, comme un dessin à la plume, ou comme le mouvement inscrit dans le bloc de marbre. Tout cela n’est pas du domaine du vouloir, je crois que c’est quelque chose de profondément inscrit en moi. En revanche, certains de mes livres ont parfois fait appel à la musique et à la peinture, de façon plus explicite.
♦♦♦♦ Les heures silencieuses (2011) a été inspiré d’un tableau flamand du XVIIᵉ siècle, d’Emmanuel de Witte. L’ombre de nos nuits (janvier 2016) fait une large place au « Saint Sébastien soigné par Irène », un tableau de Georges de La Tour, mais dans ces deux cas, il ne s’agissait pas d’un choix esthétique délibéré. Ces deux tableaux sont venus me chercher, au moment même où je les ai découverts, parce qu’ils avaient quelque chose à me dire, à me faire dire, et ils ne m’ont pas lâchée... Ils sont entrés en collision avec des préoccupations personnelles, des événements intimes, des émotions qu’ils ont mis au jour.
♦♦♦ Il m’est difficile de dire de quelle façon je suis inspiré par les arts. C’est là le mystère de l’art, de l’inspiration, et il faut que cela demeure, je crois. Dans Nos vies désaccordées (J’ai lu, 2012), c’est un pianiste qui prend la parole. La musique est au cœur de ce récit et vient nous questionner, dans la relation entre la vie et l’art, et l’univers mental schizophrène de Schumann vient aussi s’y confronter.
♦ Je suis très attentive à ces échanges entre les arts, entre les modes d’expression artistique, entre les pratiques ; ce qui me frappe, c’est qu’ils viennent nous solliciter de façon différente. Purement intuitive, instinctive, émotionnelle, à même la peau pour la musique, peut-être davantage esthétique pour les arts plastiques, en jouant sur les matières, les volumes, les couleurs, le geste, la trace de la main. La lecture emprunte le cheminement du langage, plus cérébral, plus « appris » au départ, il fait appel à la compréhension et je crois que c’est ce que j’essaie de gommer un peu, au profit d’une approche plus ressentie, plus épidermique, que permet la musique des phrases. Il m’est difficile de généraliser pour la littérature, il me semble simplement que les artistes ont beaucoup à voir, à entendre, à apprendre de la pratique des autres, cela ne peut qu’élargir les chemins de la création, d’écriture et d’expression, amener à d’autres propositions. On pourrait parler aussi de la photo, du cinéma, du cadre, du zoom, du travelling, du panoramique, du portrait... C’est d’une richesse infinie.
♦♦ Il me semble que c’est le médium en lui-même qui offre des possibilités élargies à mon écriture, à mon inspiration, ou que la rencontre avec une œuvre va faire surgir une histoire. Il y a combustion, friction, échange créateur. Je n’ai pas l’impression de travailler en fonction de thématiques, c’est a posteriori que les choses se dessinent et non dans une intention, une démonstration, un programme.
♦♦♦♦ Je serais tentée de dire que je privilégie la musique, parce que c’est ce qui est le plus directement en relation avec mon écriture, et que j’ai souvent en tête différents morceaux, différents univers sonores que j’associe à un livre. Ensuite, la peinture, la photo, le cinéma. Je crois que nous mobilisons de nombreuses références inconscientes en écrivant un livre, qui demeure un tissage de ce que nous sommes, de ce que nous connaissons, ressentons, de ce que nous avons vécu, éprouvé, lu, vu, entendu, avec la fiction proprement dite.
Valérie Mréjen
♦♦♦♦ Je me sens proche du spectacle vivant, de la danse, du théâtre. J’aime ce rapport direct entre la scène et le public, qui nous manque quelquefois en tant qu’écrivain ou plasticien.
Fig. 2 Spectateurs, 2013, Théâtre de Gennevilliers, © Valérie Mréjen & Bertrand Schefer
Emmanuelle Pireyre
♦ De manière assez inattendue, mon travail d’écriture proprement dit s’est doublé de lectures publiques ou performances scéniques. J’en ai été la première étonnée, tant je pensais au départ n’avoir à entretenir de rapport qu’avec le texte, la langue et son travail de détail, dont la forme la plus précise est la poésie. Ceci a été engendré par une demande extérieure à mes propres recherches en écriture : la proposition faite couramment aux auteurs de lire leurs textes en public. Mes textes étaient si peu écrits pour l’oral qu’il m’est apparu impossible d’en donner une lecture. Me faisant par ailleurs une montagne de ce passage à l’oral devant un public absolument contraire à ma personnalité plutôt introvertie de littéraire pure préférant ne pas sortir de sa chambre, j’ai déployé une énergie à la mesure de la situation quasi-impossible qui m’était proposée. J’ai produit pour la première lecture (en 1998) une conférence poétique (donc adressée au public, en tant que conférence) liée à une cinquantaine de diapositives projetées. Cette lecture, intitulée Étude sur le psychobricoleur3 à partir d’un exemple vivant, a été le premier essai d’une forme spécifique destinée aux moments en live avec le public, forme combinant des images au texte, que j’ai poursuivie ensuite, aidée par l'arrivée des ordinateurs et des vidéo-projecteurs. Dans une étape ultérieure, j’ai réalisé une vidéo (Mes vêtements ne sont pas des draps de lit, Maurice Nadeau-Lettres Nouvelles, 2000), puis tourné de courts sketchs vidéo avec Olivier Bosson pour les insérer dans les conférences. La dernière étape a été d’adjoindre un musicien, Gilles Weinzaepflen, qui avait fait des chansons à partir de mes textes pour une pièce de théâtre. Mes textes étant plutôt cérébraux, je constate régulièrement à quel point la musique semble adoucir la relation au public ! Autre fait inattendu, les performances ont transformé en retour mon rapport aux livres. Dès le second (Mes vêtements ne sont pas des draps de lit, Maurice Nadeau 2001), la narratrice s’est trouvée être une conférencière prononçant une conférence poétique conçue comme un stage d’entreprise pour un groupe de stagiaires : le rapport au public était entré dans le livre même.
♦♦♦♦ Textes de livres et textes de performances entretiennent un rapport de hiérarchie et d'échange assez alambiqué. Les textes des performances se construisent sur le terreau des recherches faites pour les livres ; ils sont plus simples, plus courts, moins touffus. Ils ne peuvent exister que si les textes des livres sont déjà travaillés, ou au moins en cours. C’est dans cet atelier proprement littéraire que naissent les idées, qu’elles s’étoffent, se complexifient. Les performances en récoltent après coup quelques fruits choisis portés sur scène. Cette sélection de motifs se trouve par le passage sur scène, nourrie d'images, ancrée dans le réel, et y récupère des objets tangibles, de nouvelles associations d'idées qu'elle rend parfois, en de rares occasions à vrai dire, au livre. Je pense souvent au rapport entre livres et performances, comme au rapport entre recherche fondamentale (la littérature, le livre) et recherche appliquée (la lecture scénique).
Henri Raczymow
♦♦ En vous répondant il me revient en mémoire que dans mon premier livre La Saisie (Gallimard, coll. « Le Chemin », 1973), il est question d’images que collectionne le narrateur, qu’il épingle sur ses murs pour les couvrir, de façon un peu obsessionnelle. Ce sont des images qu’il découpe dans des magazines populaires, et qui représentent par exemple des artistes lyriques ou de variétés. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi cette passion des images a saisi mon narrateur, pourquoi il les collectionne, pourquoi il les affiche sur ses murs, pour en recouvrir la nudité pour lui insupportable, en masquant le vide et la blancheur... Car il est aux prises avec le vide et la blancheur. Le vide et la blancheur de sa propre origine, de sa propre identité... Dans ce même livre, je me suis servi d’une représentation d’un tableau d’un popartiste américain, Tom Wesselmann, pour décrire une jeune femme qui prend une douche dans sa salle de bain carrelée et se sèche à l’aide d’une serviette, et que le narrateur observe, comme un voyeur, de sa fenêtre, à son insu. La Saisieétait d’une esthétique proche du Nouveau Roman, et ce n’est pas par hasard qu’une œuvre du Pop art se soit présentée à moi au cours de l’écriture.
♦♦♦ Le Pop art, d’ailleurs, m’a toujours intéressé en ce qu’il est une représentation d’images, des images d’images en quelque sorte, parfois des interprétations (au sens musical) d’autres tableaux, souvent célèbres. Cela joue avec ce qu’on nomme, je crois, en science littéraire, l’intertextualité. La citation, ludique ou non, d’une œuvre antérieure. J’ai tenté à deux reprises cette espèce de mise en abyme, notamment avec Bouvard et Pécuchet de Flaubert dans Bloom & Bloch (Gallimard, 1993) et L’Éducation sentimentale avec Un garçon flou (Gallimard, 2014), reprenant la structure de ces romans célèbres pour les arranger à ma façon. Ce ne sont pas à proprement parler des « influences », mais des citations – parfois explicites – d’œuvres que j’admire.
Un autre exemple où il est question d’un tableau, avec l’écriture d’un autre récit, Ninive (Gallimard, 1991). J’ai écrit ce texte avec devant mes yeux une reproduction d’un « détail » d’un tableau de Vittore Carpaccio, Le départ des ambassadeurs, qu’on peut voir à Venise. Ce « détail », c’est le personnage de l’écrivain public, dont on dit qu’il représente « le peintre- chroniqueur » qui rivalise avec la littérature. Voilà une belle confrontation des arts ! Cet écrivain public au centre de l’œuvre de Carpaccio m’émeut particulièrement. Il est penché sur son texte, il tient une plume avec laquelle il écrit, il porte d’une sorte de béret, il est revêtu d’une chasuble rouge à col noir. Mais surtout, il a des cheveux longs et blonds et son visage semble très féminin. Bref, il me séduit infiniment. En écrivant ce livrelà, Ninive, je le regardais de temps en temps. Je m’identifiais à lui/elle. Un écrivain et un personnage féminin. Ce dont justement il était question dans le récit que j’écrivais. Cette liaison l’écriture/le féminin m’est essentielle. Pour moi, l’écrivain est féminin par essence : il reçoit, il est « visité », il est « fécondé »…
♦♦♦♦ Un autre art m’a influencé (mais « influencé », encore une fois, n’est pas le mot juste) : disons que je m’en suis servi parce que cela m’était utile à ce moment-là. Je veux parler de la chanson. Oui, un art dit mineur (c’est le grand Serge Gainsbourg qui le dit !), mais qui me « parle ». Quand j’écrivais un récit sur mon père qui venait de mourir (Te parler encore, Seuil, 2008), mon père qui avait été un militant communiste dans les années 50, j’ai réécouté en boucle des chants révolutionnaires qu’il connaissait par cœur, du temps de la Révolution bolchévique, mais aussi du temps du Front populaire, des chansons françaises, espagnoles ou italiennes, comme « El ejercito del Ebro » ou « Bella Ciao » ou encore « Avanti popolo... Bandiera rossa trionferà »… Est-ce de l’art ? Peu m’importe. C’est pour moi de l’émotion, car je sais que ces chants étaient chers au cœur de mon père... De même, quand j’écrivais un livre où je tentais de retrouver des traces imaginaires d’une Pologne juive d’avant la Shoah, d’où venaient mes grands-parents et dont je ne savais rien, eh bien j’écoutais des chansons yiddish, celles que chantait alors la chanteuse Talila, et j’imaginais la vie de mes aïeux sur cette terre engloutie.
♦♦ Ainsi, l’art ne m’influence pas, mais j’ai recours à d’autres expressions que la littérature, parfois, pour consolider une émotion que je pressens et que je veux restituer. Cela peut être une image, une chanson, une parole. Quelquefois je regarde n’importe quelle bêtise à la télé, et, par association d’idée, par rêverie dérivante, des phrases me viennent et je m’extrais du canapé où je suis avachi et je m’empresse de les noter. On croit que je ne fais rien, mais non : je travaille ! Enfin, c’est surtout avec Le cygne invisible (Melville/Léo Scheer, 2004) que j’ai eu recours de la façon la plus importante à la peinture, avec le tableau de Léonard de Vinci « La Vierge, l’Enfant Jésus et Sainte Anne » (Musée du Louvre) ainsi que son « carton » préparatoire. Et puis bien sûr la lecture de Freud sur le « Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci »... Le jeu entre sainte Anne, Marie, Jésus et l’Agneau a constitué une image très parlante de ce que je tentais, sur le divan du psychanalyste, de démêler quant à la structure familiale qui m’a constitué. Là encore, ce n’est pas une « influence », mais un recours narratif et « heuristique » qui opérait de façon pertinente et efficace dans le récit que j’écrivais. Quant au « cygne invisible » proprement dit, c’est une référence explicite à un poème de Baudelaire, où le cygne, devant le Louvre (justement devant le Louvre !), en exil, se languit d’une patrie natale, d’un « vieux Souvenir », à l’instar du poète.
Mathieu Riboulet
♦ C’est un rapport de nourriture j’entretiens avec les autres arts. L’art, d’une manière générale, est le seul espace qui me permette d’élaborer un peu de pensée et qui me donne les moyens de la restituer sous forme sensible, par l’écriture.
♦♦♦ C’est parfois la discipline artistique en elle-même qui m’inspire (je peux dire que d’une manière générale la danse m’inspire beaucoup, que j’y puise une bonne part de ce que je parviens à dire sur le corps), parfois un artiste en particulier (Pina Bausch pour rester dans le domaine de la danse, ou Rainer Werner Fassbinder au cinéma), sa trajectoire, l’ensemble de son œuvre. Pour ce qui concerne les thématiques, je vais évidemment d’instinct et d’emblée vers des artistes qui abordent des problématiques qui m’intéressent ou me touchent. De toute façon les temps d’écriture sont des temps de grande porosité, pendant lesquels je me laisse traverser par tout ce qui passe dans mon champ sensible, arts, politique, vie quotidienne.
Olivia Rosenthal
♦ Le travail d'écriture demande beaucoup de temps, il ne peut se faire dans l'urgence. Il y a un moment où écrire, même dans un travail collectif avec d'autres artistes, exige de la solitude. Mais la création d'objets littéraires et artistiques avec d'autres artistes peut par exemple conduire à trouver d'autres rythmes pour la phrase, d'autres types de structures et d'autres types d'adresse. Du coup, l'écriture se déplace, elle intègre aussi les nécessités des arts qui seront mis en jeu avec elle. Par exemple si le texte s'accorde à des images en mouvement, il faut travailler la durée de la phrase, ses montées et ses descentes en fonction de la durée des plans, durées qui, à la différence de la durée d'une phrase, sont absolument incompressibles. De plus, chaque plan de cinéma a ses rythmes propres (travelling lents ou rapides, images fixes) et cela joue un rôle dans la manière de concevoir le texte, de le structurer, de penser ses blancs et ses ellipses.
♦♦ Concernant le type de rapport que mon écriture entretient avec les arts des arts, je dirais qu’il s'agit moins d'un enrichissement que d'un déplacement. Chaque artiste, quel que soit son domaine, a un univers propre que je vais devoir aussi m'approprier en travaillant avec lui. Je découvre donc des obsessions, des sujets, des manières de penser qui ne sont pas les miennes et qui m'obligent à entendre ce que je n'ai pas l'habitude d'entendre (pour la musique), à voir ce que je n'ai pas l'habitude de voir (pour le cinéma), à m'attacher à ce à quoi je n'ai pas l'habitude de m'attacher (le mouvement du corps et son rapport à l'équilibre pour la danse). Je découvre ainsi d'autres manières de s'approprier le monde ou de s'y installer et cela a forcément des effets (parfois difficiles à mesurer) sur la manière dont je pense et écris.
♦♦♦ Ce ne sont pas les arts en tant que tels ou la biographie d'un artiste qui jouent un rôle dans mon travail, c'est la manière dont un artiste en particulier s'en empare et les travaille. Donc cela relève à la fois de l'univers spécifique de l'artiste avec lequel je travaille et du médium qu'il utilise car les deux sont inséparables.
Pierre Senges
♦ La musique, pour la pratique, pour la difficulté, pour la nécessité d’en passer par un apprentissage, l’apprentissage de la grammaire, du répertoire, et de la main ; la musique aussi certainement pour son attention à la forme, la forme détachée apparemment de toute référence, même si la musique a toujours en partie été tentée par la description. Mais cette attention à la forme, parfois exclusive, lui a permis d’inventer prodigieusement (la forme sonate, la forme du quatuor, les danses, les suites, les rhapsodies, jusqu’aux mathématiques de Bach et celles de la musique sérielle – toutes les formes aussi de la musique populaire) : ce qui pourrait inciter, par exemple, n’importe quel écrivain à se donner pour défi de composer un jour son Clavier bien tempéré, en deux volumes.
♦♦ Le cinématographe pour la technique du montage, et grâce au montage, le recours aux ellipses : ainsi, plus besoin d’attendre, comme dans les premiers Fantômas de Feuillade, que tel personnage mette son chapeau, ouvre la porte de son appartement, referme la porte de son appartement, descende les escaliers, pour le retrouver dans la rue. La leçon donnée par le cinéma à l’écriture (mais des découvreurs techniciens comme Arno Schmidt étaient parvenus à cette conclusion en prenant d’autres chemins) c’est qu’il n’est pas toujours utile de narrer pour raconter.
Jean-Philippe Toussaint
♦ On peut dire que, tout à fait inconsciemment, cela faisait trente ans que je préparais l’exposition que j’ai présentée au Louvre en 2012. Finalement, il s'agit d'une sorte d’aboutissement, parce que, dans cette exposition, sera réuni tout ce que je fais depuis des années, c’est-à-dire à la fois le livre, l'image, la photographie, les arts plastiques, le cinéma. Ce que je voulais faire, je le dis explicitement en présentation de l'exposition, c'est un hommage visuel aux livres : je voulais rendre hommage aux livres sans passer par l’écrit. Ce qui ne m’empêche pas d'ailleurs de continuer à écrire (parallèlement à cette exposition, j’ai sorti un recueil sur la littérature, L’Urgence et la patience, aux Éditions de Minuit). Mais, ce livre-ci, La Main et le regard, je l'ai imaginé comme un prolongement de l’exposition, je l’ai conçu presque exclusivement d'un point de vue visuel. Évidemment, cela n’exclut pas qu’il y ait des textes, une préface, un avant- propos, un entretien, des notes, etc. Tout cela est nécessaire, mais l'essentiel est visuel, chaque page doit pouvoir être appréhendée d'un seul regard. Pour moi, il est important de rechercher toujours la spécificité du médium. Cela me plaisait de donner un livre purement littéraire à Minuit, sans image et sans illustration sur la couverture, et de concevoir un livre purement visuel pour accompagner l'exposition.
Fig 3 © Jean-Philippe Toussaint
Benoît Vincent
♦ Toute forme “honnête” peut changer notre regard et influer sur la production de formes nouvelles — quelle que soit cette forme. Cela a toujours été et cela sera toujours. Le cinéma ou la photographie m’aident à organiser l’agencement du texte (aussi bizarre que cela puisse paraître), et la musique (ou même la radio, une radio étrangère par exemple) m’accompagne dans l’écriture.
♦♦♦ Ce qui prévaut dans la façon dont les arts viennent inspirer ou enrichir mon écriture c'est la recherche d’une forme comme conjonction d’une singularité et de son propos artistique ; il n'y a pas de distinction pour moi entre le projet et la thématique — ce qui est certain c'est que la biographie d’un artiste peut intéresser mais ne peut être le point de départ, sauf si l'on veut créer autour d'une biographie particulièrement intéressante, mais du coup on déplace son propre propos. La seule issue possible me semble être la forme, en tant qu'expression singulière (voir ici ce que j’ai tenté d’en dire avec l’ami Gilles Amiel de Ménard : http://www.amboilati.org/chantier/les-ressorts-objectifs-de-la-creation/). Je songe d’ailleurs au récit que je publie ces temps-ci chez publie.net, Local héros (Publie.net, 2016). Si je traite d’un musicien en particulier (MK pour les intimes4) c’est moins la biographie, que son débordement qui est en jeu.
Fig. 4 Ambo i lati, expression italienne qui signifie ‘les deux côtés’ a inspiré à Benoît Vincent le nom de son site personnel. © Benoît Vincent
♦ Si une forme requiert l'aide de formes préexistantes dans ou hors du champ de la littérature, alors elle peut les convoquer. Nous ne sommes pas égaux devant l'accès aux arts : les habitudes, les origines sociales, les disponibilités, la culture et l'éducation, les biographies font que l'on devient plus familier de certains arts, et même de certaines périodes, que d'autres. Je suis plus familier de la musique et du cinéma, c'est probablement le fait de ma génération.
Cécile Wajsbrot
♦ Depuis une dizaine d’années je travaille à un cycle de romans autour de l’œuvre d’art sous l’aspect de la création et de la réception. Ce cycle, intitulé Haute Mer, comporte quatre romans à ce jour et devrait en compter un cinquième. Il s’agit, dans chaque volume, d’un art différent. Conversations avec le maître (Denoël, 2007) aborde la musique, L’Île aux musées (Bourgois, 2008), la sculpture et aussi la peinture, Sentinelles (Bourgois, 2013), la vidéo, Totale éclipse (Bourgois, 2014), la chanson et la photographie. Je travaille actuellement au dernier qui tournera autour de la littérature et de l’architecture. Ce travail est le fruit d’une décision mais on peut aussi dire que l’idée s’est imposée.
Dans des romans antérieurs, j’ai beaucoup travaillé l’après coup des catastrophes du XXᵉ siècle, leur résonance, leur écho dans les vies et les pays de l’après. Je voulais en finir, en quelque sorte, avec cette thématique, passer à autre chose, passer, pour le dire un peu vite, du XXᵉ au XXIᵉ siècle.
♦ Pourquoi matérialiser ce passage à travers une exploration de l’art ? Parce que sa place est de plus en plus importante dans nos vies – le succès des grandes expositions, l’explosion du nombre de festivals en tous domaines, l’omniprésence d’un discours sur l’art, même s’il n’est pas forcément bien inspiré, l’art – plastique – devenu, comme l’immobilier, un placement privilégié, le nombre grandissant de ceux qui se déclarent artistes, toutes ces raisons en font un prisme idéal à travers lequel tenter de lire quelque chose de notre temps.
♦♦ Mais il y a aussi des considérations d’un autre ordre. La réflexion sur d’autres d’arts, les exemples donnés par d’autres arts, peuvent susciter un éclairage différent, renouvelé, sur la littérature. Par exemple, les écrits de Beckmann ou de Kandinsky, leurs réflexions sur la peinture peuvent amener à réfléchir sur la littérature. Par exemple savoir que Chostakovitch a composé un quatuor constitué uniquement de mouvements lents ouvre des perspectives sur la façon de concevoir un roman. Mais je pourrais aussi citer la musique spectrale de Gérard Grisey, le Coro de Berio, et de toutes les façons dont la musique contemporaine intègre ou traite la voix. Le travail de Bill Viola, dans ses vidéos, sur le temps, peut inspirer une réflexion sur le temps romanesque.
♦♦ Comme s’il était fructueux de faire un détour par d’autres arts pour revenir à la littérature, ma découverte relativement récente – il y a une quinzaine d’années – de la musique contemporaine, l’écoute de la radio et le travail sur des textes radiophoniques ont convergé vers une forte présence des voix, dans ce que j’écris, sous des formes diverses. Par exemple dans Mémorial (Zulma, 2005), qui est antérieur au cycle, un rapport entre narration et dialogue – dans la mesure où on peut parler de dialogue – qui s’apparente au récitatif et au chant dans l’opéra, ou aux parties instrumentales et aux parties chantées.
♦♦♦ Dans L’Île aux musées, la prise de parole des statues, au « nous », a quelque chose de choral, aussi bien au sens musical qu’en référence au chœur tragique antique, même si l’usage en est très différent. Et pour répondre plus précisément à la question de l’inspiration, je dirais qu’elle ne vient pas tant de tel ou tel artiste que d’une réflexion sur les possibilités de tel art – musique et vidéo, en l’occurrence, qui sont ceux qui m’apportent le plus, sur ce plan – sur la façon de se renouveler. Il peut y avoir rencontre aussi sur le plan thématique – la façon dont la musique traite la catastrophe, la façon dont la vidéo traite la migration. Mais l’essentiel est que la liberté qu’on croise chez d’autres créateurs, et en particulier ceux d’autres arts, donne un élan, non pour importer telle recette dans son travail propre, mais pour trouver en soi les ressources de cette liberté si difficile à atteindre.
Note
↑ 1 Heinrich von Kleist, Essai sur le théâtre des marionnettes (Uber das Marionettentheater), 1810. Disponible en ligne, URL : https://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article1194. Dernière consultation septembre 2019.
↑ 2 Praz Mario, Le pacte avec le serpent t.2, trad. Constance Thompson-Pasquali, Paris, Christian Bourgois « Les derniers mots », 1990 (1972).
↑ 3 Les premiers livres publiés par Emmanuelle Pireyre étaient inspirés par des manuels de bricolage.
↑ 4 Mark Knopfler fondateur des Dire Straits en 1977.